Livv
Décisions

CA Paris, Pôle 6 - ch. 8, 6 mars 2025, n° 23/03142

PARIS

Arrêt

Autre

CA Paris n° 23/03142

6 mars 2025

Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 6 - Chambre 8

ARRET DU 06 MARS 2025

(n° , 2 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 23/03142 - N° Portalis 35L7-V-B7H-CHTNP

Décision déférée à la Cour : Jugement du 13 Mars 2023 -Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de PARIS - RG n° F21 00326

APPELANT

Monsieur [Z] [K]

[Adresse 4]

[Localité 5]

Représenté par Me Anne-Marie MAUPAS OUDINOT, avocat au barreau de PARIS, toque : B0653

INTIMÉS

Maître [F] [D] ès qualités de mandataire ad hoc de la société BOOK DISTRIBUTORS

[Adresse 3]

[Localité 7]

Représenté par Me Antoine PASQUET, avocat au barreau de PARIS, toque : K0117

S.A. ENCYCLOPAEDIA BRITANNICA HOLDING

[Adresse 2]

[Localité 10] (LUXEMBOURG)

Représentée par Me Aurélie FOURNIER, avocat au barreau de PARIS, toque : L0099

S.A.S. ENCYCLOPAEDIA UNIVERSALIS FRANCE

[Adresse 6]

[Localité 8]

Représentée par Me Audrey HINOUX, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477

Association UNÉDIC DÉLÉGATION AGS - CGEA D'ÎLE DE FRANCE OUEST

[Adresse 1]

[Localité 9]

Représentée par Me Hélène NEGRO-DUVAL, avocat au barreau de PARIS, toque : L0197

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 13 Janvier 2025, en audience publique, les avocats ne s'étant pas opposés à la composition non collégiale de la formation, devant Madame Isabelle MONTAGNE, présidente de chambre, chargée du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, entendu en son rapport, composée de :

Madame Isabelle MONTAGNE, présidente de chambre, rédactrice

Madame Nathalie FRENOY, présidente de chambre

Madame Sandrine MOISAN, conseillère

Greffier, lors des débats : Mme Nolwenn CADIOU

ARRÊT :

- CONTRADICTOIRE

- mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,

- signé par Madame Isabelle MONTAGNE, présidente et par Madame Nolwenn CADIOU, greffier à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

EXPOSÉ DU LITIGE

La société de droit luxembourgeois Encyclopaedia Britannica Holding (EBH) détient la totalité des parts sociales notamment de :

- la société de droit français Encyclopaedia Universalis France (EUF), ayant pour activité notamment la conception, la production et la commercialisation d'ouvrages encyclopédiques ou de référence sur support papier, DVD et en ligne en langue française,

- la société de droit étranger Book Distributors France Ltd (Book), anciennement Encyclopaedia Britannica France Ltd (EBF), ayant pour activité la distribution des ouvrages et contenus conçus par la société EUF, facturant le prix des produits au client final et versant à la société EUF une commission, appelée prix de transfert.

M. [Z] [K] a été engagé par la société EBF, devenue la société Book, suivant un contrat de travail à durée indéterminée à compter du 10 novembre 1981 en qualité de VRP.

Il y exerçait en dernier lieu les fonctions de directeur commercial et vice-président France, Belgique et Suisse et percevait un salaire mensuel brut de 20 325 euros.

Le 22 février 2011, il a été licencié pour faute grave.

Par ailleurs, M. [K] a exercé un mandat social de directeur général délégué de la société EUF à compter du 1er août 2005 jusqu'à sa démission actée le 13 décembre 2010.

Après avoir introduit une demande en justice en contestation de la rupture de son contrat de travail, il a obtenu, par arrêt de la cour d'appel de Paris (chambre 6-5) du 11 juin 2015, confirmant et ajoutant au jugement de départage du conseil de prud'hommes de Paris du 5 février 2014 dont appel, la nullité du licenciement, sa réintégration dans un emploi identique ou équivalent à celui qu'il occupait et le paiement des salaires dont il avait été privé entre le licenciement et sa réintégration, étant précisé que par arrêt du 13 septembre 2017, la Cour de cassation a cassé cet arrêt sur ces dispositions et a renvoyé les parties devant la cour d'appel de Paris autrement composée, mais qu'aucune cour d'appel de renvoi n'a été saisie postérieurement à la signification de cet arrêt, de sorte qu'en application de l'article 1034 du code de procédure civile, le jugement du 5 février 2014 a acquis force de chose jugée.

Le 25 juin 2015, M. [K] a été réintégré dans ses fonctions au sein de la société Book.

Le 3 août 2015, il a été licencié pour motif économique.

Le 29 juillet 2016, il a saisi le conseil de prud'hommes de Paris afin d'obtenir la reconnaissance d'une situation de coemploi notamment des sociétés Book, EUF et EBH et de faire juger que le licenciement est dénué de cause réelle et sérieuse.

La société Book a fait l'objet d'une mesure de redressement judiciaire le 5 août 2015, puis d'une liquidation judiciaire le 26 juillet 2016 et enfin d'un jugement de clôture pour insuffisance d'actif le 29 juillet 2021.

Après une radiation de l'affaire le 18 décembre 2018 suivie d'une demande de réinscription au rôle le 21 décembre 2020, les premiers juges ont, par jugement du 13 mars 2023, débouté M. [K] de l'intégralité de ses demandes, ainsi que les autres parties de leurs demandes et ont condamné M. [K] aux dépens.

Le 11 mai 2023, M. [K] a interjeté appel à l'encontre de ce jugement.

Par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par la voie électronique le 6 mai 2024, l'appelant demande à la cour d'infirmer le jugement en toutes ses dispositions, statuant à nouveau, de juger le licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse et :

- sur le licenciement, à titre principal, condamner la société Book, représentée par son mandataire ad hoc, à lui verser 144 817 euros au titre des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, à titre subsidiaire, fixer au passif de cette société sa créance de 144 817 euros au titre du même chef,

- juger que la société Book représentée par son mandataire ad hoc, la société EUF et la société EBH étaient ses trois coemployeurs et les condamner en conséquence in solidum au paiement de :

* 1 284 399,48 euros correspondant à son solde de tout compte,

* 144 817 euros pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

et si le statut de coemployeur n'est pas reconnu à la société EBH, reconnaître la responsabilité délictuelle de cette société pour avoir pris directement et 'par l'intermédiaire des sociétés du groupe' des décisions préjudiciables à sa filiale Book et condamner en conséquence cette société à lui régler 1 284 399,48 euros au titre de dommages et intérêts pour préjudices subis,

- en tout état de cause, condamner in solidum les sociétés EUF et EBH ainsi que M. [D] en qualité de mandataire ad hoc de la société Book à lui régler 25 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et aux entiers dépens, avec le bénéfice de l'article 699 du même code.

Par conclusions remises au greffe et notifiées par la voie électronique le 15 janvier 2024, M. [F] [D] en qualité de mandataire ad hoc de la société Book demande à la cour de confirmer le jugement en toutes ses dispositions, de débouter M. [K] des demandes formées à son encontre et de le condamner aux entiers dépens.

Par conclusions remises au greffe et notifiées par la voie électronique le 19 octobre 2023, la société EUF demande à la cour de confirmer le jugement en toutes ses dispositions, de prononcer sa mise hors de cause, de débouter M. [K] de ses demandes à son encontre et de le condamner à lui verser la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et aux entiers dépens.

Par conclusions remises au greffe et notifiées par la voie électronique le 2 décembre 2024, la société EBH demande à la cour de confirmer le jugement en ce qu'il a débouté M. [K] de l'ensemble de ses demandes et de le condamner à lui payer la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et aux entiers dépens.

Par conclusions remises au greffe et notifiées par la voie électronique le 22 septembre 2023, l'Unedic Délégation AGS CGEA Ile de France Ouest demande à la cour de confirmer le jugement et en tout état de cause, de :

- lui donner acte de son versement d'une avance totale de 76 080 euros entre les mains du liquidateur au profit de M. [K] et de l'atteinte du plafond de garantie 6 applicable,

- en cas de reconnaissance de la qualité de coemployeur de la société in bonis EBH, ordonner le remboursement à l'AGS, dont la garantie est subsidiaire, des avances faites par elle, à hauteur de 76 080 euros dans le cadre de la liquidation judiciaire de la société Book,

- lui donner acte des conditions d'intervention dans le cadre des dispositions du code de commerce et des conditions, limites et plafonds de sa garantie prévus notamment par les articles L. 3253-6 à L. 3253-17 et L. 3253-19 à L. 3253-20 du code du travail, une fixation de créances ne pouvant lui être déclarée opposable que dans les conditions, limites et plafonds de sa garantie légale,

- rejeter toute demande contraire dirigée à son encontre.

Une ordonnance de clôture de la procédure a été rendue le 7 janvier 2025.

Il convient de se reporter aux énonciations de la décision déférée pour un plus ample exposé des faits et de la procédure antérieure et aux conclusions susvisées pour l'exposé des moyens des parties devant la cour.

MOTIVATION

Sur la situation de coemploi

Au-delà de sa qualité de salarié de la société Book, M. [K] soutient :

- qu'il se trouvait placé sous un lien de subordination avec la société EUF, son seul supérieur hiérarchique étant M. [V] [O], président de cette société, qui n'était ni salarié, ni mandataire social de la société Book ;

- que les sociétés Book et EUF se confondaient totalement au plan fonctionnel et ne pouvaient fonctionner l'une sans l'autre, dans la mesure où, sans le fichier de clients de la première, la seconde n'aurait pas pu vendre ses produits et sans les produits édités par la seconde, la première n'aurait pas eu d'activité ;

- que les salariés des sociétés Book et EUF travaillaient indifféremment pour l'une ou l'autre société, sans aucune convention formalisant cette situation ;

- que des relations financières anormales existaient entre les sociétés Book et EUF ;

- qu'entre 2012 et 2015, la société Book n'a disposé d'aucune autonomie en raison de l'immixtion de la société EUF, qui fixait le prix de vente des produits au consommateur final et donc déterminait sa marge brute correspondant au prix de transfert, étant précisé que ces deux sociétés avaient les mêmes dirigeants pendant cette période ; que la perte d'autonomie de la société Book s'est traduite par une augmentation 'outrancière' des prix de transfert au profit de la société EUF et le transfert d'activités lucratives, comme la distribution des produits numériques, vers cette même société, ce qui a contribué à son appauvrissement au profit de la société EUF et in fine à sa liquidation ;

- la société EBH a imposé à sa filiale, la société Book, une ingérence abusive, comme en témoignent selon lui le règlement de frais de justice de plus de 950 000 euros cumulés depuis 2001 de la société mère par sa filiale pourtant en situation déficitaire sans remboursement de cette dette et l'ordre de 'remonter le cash' à hauteur de 560 000 euros dont elle disposait pour reconstituer les capitaux propres de son autre filiale EUF ;

- le prix de transfert était imposé à la société Book par la société EBH par l'intermédiaire de son autre filiale EUF de même que le démantèlement de son activité principale de vente aux institutionnels d'une activité numérique pour la transférer au sein de la société EUF.

M. [K] conclut à une situation de coemploi entre les trois sociétés en cause et demande la fixation de ses créances au passif de la société Book à hauteur des sommes de :

- 1 284 399,48 euros correspondant à l'addition des sommes de 324 789 euros bruts mentionnés sur la fiche de paie reçue à la fin de son préavis le 5 novembre 2015 et 1 116 970,12 euros résultant de l'exécution du jugement de départage du conseil de prud'hommes de Paris du 15 février 2019 devenu définitif (fixant sa créance au titre de l'indemnité d'éviction et d'un rappel de rémunération variable au titre de l'année 2015 et des congés payés afférents), déduction faite des sommes qu'il a d'ores et déjà perçues de 38 160,86 euros brut (saisie attribution et 560 euros net perçus au titre du solde de tout compte) et 119 198,78 euros (suite à la clôture de la procédure de liquidation judiciaire),

- 114 817 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse (l'analyse de cette demande sera effectuée plus avant dans cet arrêt),

et la condamnation in solidum des sociétés EUF et EBH au paiement de ces sommes.

Le mandataire ad hoc de la société Book s'en rapporte à justice sur la demande au titre du coemploi.

Les autres sociétés intimées concluent au débouté de ces demandes en faisant valoir que les critères exigés pour caractériser une situation de coemploi, à savoir l'immixtion permanente d'une des sociétés conduisant à la perte totale d'autonomie et d'action de la société Book, ne sont pas réunis.

Hors l'existence d'un lien de subordination, une société faisant partie d'un groupe ne peut être qualifiée de coemployeur du personnel employé par une autre que s'il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l'état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d'autonomie d'action de cette dernière.

Il appartient à M. [K] de démontrer sa situation de coemploi par les sociétés Book, EUF et EBH qu'il invoque.

Comme indiqué dans l'exposé du litige, le groupe de sociétés en cause est notamment constitué d'une société mère (EBH) et des sociétés soeurs, EBF devenue Book et EUF, étant rappelé que M. [K] a exercé un mandat social de directeur général délégué de la société EUF à compter du 1er août 2005 dont il a démissionné en décembre 2010.

S'agissant tout d'abord de la subordination hiérarchique qu'il allègue à l'égard de la société EUF, force est de constater que :

- M. [K], qui est sorti des effectifs de la société Book le 23 février 2011 à la suite de son licenciement pour faute grave, n'a pas effectivement travaillé pour cette société jusqu'à sa réintégration intervenue le 25 juin 2015 à la suite des contentieux judiciaires engagés puis a été licencié pour motif économique un peu plus d'un mois plus tard, le 3 août 2015, de sorte que l'invocation d'un lien de subordination hiérarchique avec la société EUF entre février 2011 et août 2015 est inopérant en l'absence de toute démonstration fondée sur des agissements concrets et précis de la relation de subordination qu'il allègue, celui-ci n'énonçant strictement aucun fait ;

- s'agissant de la période antérieure au 23 février 2011, alors qu'il appartient à M. [K] de démontrer qu'il se trouvait placé sous un lien de subordination de la société EUF, c'est-à-dire d'établir qu'il exécutait des prestations de travail sous l'autorité de la société EUF qui lui donnait des ordres et directives, en contrôlait leur exécution et avait la possibilité de sanctionner ses manquements, celui-ci se borne à invoquer de manière générale avoir été soumis à l'autorité hiérarchique de M. [V] [O], président de cette société, sans cependant citer aucun fait concret, précis et daté illustrant le lien de subordination allégué, sa référence à la teneur de conclusions de la société Book dans un précédent contentieux (qui ne fait d'ailleurs que rappeler ses propres allégations), étant totalement insuffisant à apporter cette démonstration, étant de surcroît encore rappelé, à l'instar de la société EUF, que M. [K] a détenu un mandat social de directeur général délégué de cette société entre 2005 et jusqu'en décembre 2010.

S'agissant des relations entre les sociétés Book et EUF, la cour constate l'existence de deux sociétés, dotées chacune d'une personnalité juridique et de moyens propres, avec des activités certes complémentaires mais distinctes et que M. [K], au soutien de ses différentes allégations, cite des extraits de courriels épars et de rapports, pour certains remontant à 2005 et 2006, soit plus de dix ans avant l'introduction de sa demande, sans explicitation de l'entier contexte économique dans lequel ceux-ci s'inscrivaient, ce qui ne permet pas à la cour d'avoir une connaissance objective et certaine de la situation économique que connaissaient alors les différentes sociétés du groupe dont les deux sociétés filiales en cause et de l'ensemble des interactions notamment commerciales, financières et sociales entre ces sociétés, et en tous les cas ne lui permet pas de conclure à une immixtion permanente de la société UEF dans l'activité de la société Book au point de la priver de toute autonomie dans sa gestion économique et sociale.

A cet égard, pour répondre aux points développés par M. [K] :

- ni le fait que les sociétés EUF et Book aient présenté une gestion commerciale et financière 'étroitement imbriquée' au regard de leurs activités respectives,

- ni le fait que des salariés aient pu être amenés à travailler pour l'une ou l'autre des sociétés,

- ni le fait que M. [Y] [S] a pu à une époque exercer des fonctions de directeur général de chacune des sociétés,

- ni le fait que la société EUF ait augmenté les prix de transfert des produits vendus à la société Book, la société EBH expliquant et justifiant de manière détaillée à cet égard (p. 18 à 20 de ses écritures) que :

. ces prix de transfert avaient été fixés à des niveaux anormalement bas lorsque M. [K] exerçait un mandat social au sein de la société EUF, afin de favoriser indûment la société Book à des fins personnelles,

. si la société EUF a augmenté à compter de 2012 ces prix de transfert, c'était pour répondre :

* à l'alerte de son commissaire aux comptes du 5 janvier 2010 (à une époque où M. [K] exerçait un mandat social au sein de la société EUF), celui-ci ayant constaté des retards de règlements à hauteur de 1 247 000 euros dont 250 000 euros pour les seuls fournisseurs, hors droits d'auteur, URSSAF et organismes de retraite et une perte de 900 233 euros, ainsi qu'une baisse des prix de transfert vis-à-vis de la société soeur, EBF à l'époque, en 2008/2009 au détriment de la société EUF 'ce qui a diminué le résultat de' la société EBF 'd'environ 800 000 euros, alors qu'elle était déjà en difficultés', les problèmes de trésorerie ayant été aggravés 'du fait que l'essentiel des prix de transferts ne sont facturés' par la société EBF 'qu'au 30 septembre 2009, alors que les livraisons sont effectuées tout au long de l'année, ce qui porte les sommes dues par' EBF 'à environ 3 000 000 euros au 30 septembre 2009", le commissaire aux comptes indiquant que compte tenu de la situation, les faits exposés étaient de nature à compromettre la continuité de l'exploitation de la société (cf pièce n° 15 de la société EBH constituée par le courrier de procédure d'alerte de Mme [X] [T] du 5 janvier 2010),

* et aussi à l'analyse de Mme [J] [I], administrateur provisoire nommée par décision du tribunal de commerce de Paris du 17 décembre 2010 (quelques jours après la démission de M. [K] de son mandat social de la société EUF), estimant, s'agissant des perspectives 2011-2012, que du fait notamment du maintien des prix de transfert de 2011, le résultat net devrait rester négatif à hauteur de 100 000 euros environ (cf pièce n° 17 constituée par le rapport de gestion de celle-ci du 5 mars 2012 sur l'exercice clos au 30 septembre 2010),

* ces augmentations devant permettre d'annuler les effets néfastes du déséquilibre injustifié instauré par M. [K] (pour, selon la société EBH, justifier son niveau de salaire versé par la société Book), la société EBH justifiant en outre au travers des rapports de gestion de la société EUF entre 2012 et 2014 (cf pièces n° 12 à 14), de dettes très conséquentes de cette société envers ses fournisseurs,

- ni le fait que la gestion de la commercialisation du site internet ait été reprise par la société EUF ou que la société Book ait cédé un fichier client à la société EUF moyennant une somme de 300 000 euros,

- ni le fait que l'administrateur judiciaire de la société EUF aurait mis du temps pour recouvrer une créance auprès de la société Book en 2014,

- ni le fait que la société Book aurait déclaré tardivement, selon l'appelant, des sommes dues à la société EUF,

ne sont suffisants pour caractériser une immixtion permanente de la société EUF dans la gestion économique et sociale de la société Book conduisant à une perte totale d'autonomie d'action de cette dernière dans sa gestion économique et sociale.

S'agissant des relations entre les sociétés Book et EBH :

- alors que cette dernière société explique avoir prêté 2 713 000 euros au cours des exercices clos en septembre 2005 et septembre 2006, en précisant qu'une partie des fonds a transité par la société Encyclopaedia Britannica Inc., et avoir demandé en 2007 à la société Book de lui rembourser la somme de 560 000 euros afin que cette somme puisse être apportée à la société EUF pour reconstituer ses capitaux propres, à la demande de Me [A], administrateur provisoire de la société EUF, il ne peut qu'être constaté que ce remboursement de fonds ne caractérise pas la preuve d'une immixtion permanente de la société EBH dans la gestion de la société Book, cette action étant expliquée par la nécessaire coordination des actions entre des sociétés appartenant au même groupe en matière de gestion de trésorerie par la société mère ;

- le fait que la société EBH ait imposé, dans le cadre de l'application d'une politique de groupe, le prix des produits achetés à la société EUF ne suffit pas à retenir une perte totale d'autonomie d'action de la société Book, notamment en matière sociale ;

- la prise en charge ponctuelle de frais de justice de la société EBH par la société Book ne caractérise pas une immixtion permanente de la société mère dans les activités économiques et sociales de sa filiale ;

- des mouvements de fonds entre les sociétés Book, EBH et EUF et la politique menée sur les prix de transfert au sein du groupe, au regard des explications sus-développées à ce sujet, ne suffisent pas à caractériser une situation de coemploi.

Il résulte de tout ce qui précède que M. [K] n'apporte pas la démonstration de la situation de coemploi à son égard des sociétés Book, EUF et EBH.

Il sera par conséquent débouté de ses demandes en paiement de la somme de 1 284 399,48 euros formées à titre principal à l'encontre des sociétés EBH et EUF, sans qu'il y ait lieu de mettre celles-ci hors de cause.

Au vu des explications fournies par M. [K], il est ici constaté que sa créance actualisée au passif de la société Book s'élève à la somme de 1 284 399,48 euros, comprenant les sommes de 1 116 970,12 euros (correspondant aux sommes déjà fixées par le jugement de départage du conseil de prud'hommes de Paris du 15 février 2019 devenu définitif) et de 324 789 euros bruts (mentionnés sur la fiche de paie reçue à la fin de son préavis le 5 novembre 2015), dont ont été déduites les sommes déjà versées de 38 160,86 euros bruts en exécution d'une saisie-attribution, de 560 euros nets perçus au titre du solde de tout compte et de 119 198,78 euros versés suite à la clôture de la procédure de liquidation judiciaire.

Sur la responsabilité délictuelle de la société EBH

M. [K] sollicite à titre subsidiaire la condamnation de la société EBH à lui payer la somme de 1 284 399,48 euros à titre de dommages et intérêts pour préjudices subis sur le fondement de sa responsabilité délictuelle en faisant valoir que la mise en liquidation judiciaire de la société Book est consécutive aux agissements fautifs et intentionnels de la société mère EBH.

La société EBH réplique qu'aucune faute intentionnelle grave ne peut lui être reprochée, M. [K] procédant selon elle par un raisonnement simpliste, alors que l'augmentation des prix de transfert d'EUF à compter de 2012 est justifiée par des raisons objectives, celle-ci répondant en particulier à l'alerte du commissaire aux comptes de la société EUF qui considérait que les prix de transfert n'étaient pas assez élevés.

Selon l'article 1240 du code civil, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

Une société tierce ayant, par sa faute et sa légèreté blâmable, concouru à la déconfiture de l'employeur et à la disparition de ses emplois engage sa responsabilité extracontractuelle et peut être condamnée à indemniser les salariés licenciés.

Au soutien de son argumentation, M. [K] invoque :

- le paiement de la créance de frais de justice de la société EBH par la société Book, ce qui a réduit ses fonds propres,

- l'ordre donné par la société EBH à la société Book de lui transférer 560 000 euros pour ensuite les retourner à la société EUF alors que la société Book rencontrait également des problèmes de trésorerie,

- une ingérence fautive à partir de 2012 de la société EBH, par l'intermédiaire de l'autre filiale, EUF, dans la gestion de la société Book par l'instauration de prix de transferts 'outranciers' au profit de la société EUF ayant conduit à la déconfiture de la société Book.

Il produit en particulier dans ses écritures des tableaux établis à partir de rapports de gestion des exercices 2012 à 2015 pour démontrer l'évolution exponentielle des prix de transfert, représentant, selon lui, un manque à gagner cumulé pour la société Book de 3 562 477 euros, ce dont il déduit que si les prix de transfert appliqués en 2011 avaient été maintenus, les exercices allant de 2012 à 2015 auraient été bénéficiaires.

La société EBH considère que M. [K] échoue à démontrer une faute intentionnelle d'une particulière gravité de sa part de nature à engager sa responsabilité, en ce que, comme déjà exposé plus haut :

- les prix de transfert avaient été fixés par M. [K], lorsqu'il détenait un mandat social au sein de la société EUF, à des niveaux anormalement bas afin de favoriser indûment la société Book à des fins personnelles ;

- la décision d'augmenter les prix de transfert a été une décision appelée des v'ux du commissaire aux comptes de la société EUF et de l'administrateur provisoire nommé par le tribunal de commerce de Nanterre afin de résoudre le déséquilibre créé par M. [K] à des fins personnelles ;

- la décision d'augmenter les prix de transfert a été prise par le directeur général de la société EUF et non par elle, s'étant contentée d'approuver le rapport de gestion présenté une fois l'exercice clos lors de l'assemblée générale des actionnaires.

Il est certain que, comme déjà constaté, les divers faits relevés par M. [K] à l'encontre de la société mère EBH, identiques à ceux précédemment analysés au titre du coemploi, sont justifiés par cette dernière par des considérations objectives tenant à la nécessité pour la société mère de coordonner les actions nécessaires à la préservation des intérêts économiques des sociétés filiales Book et EUF, tenant compte de leurs situations financières dégradées et des moyens dont elle disposait alors pour rééquilibrer leurs comptes respectifs, qui se sont traduits par une modification de la politique des prix de transfert, sous la forte recommandation d'ailleurs du commissaire aux comptes de la société EUF et de son administrateur provisoire.

En outre, la décision d'augmentation des prix de transfert a été prise par le directeur général de la société EUF et non par la société EBH, qui a approuvé a posteriori les comptes présentés et commentés dans le rapport de gestion du conseil d'administration de la société EUF (cf pièce n° 18 de la société EBH).

Par ailleurs, la société EBH apporte la démonstration que les montants évoqués par M. [K] au titre d'un manque à gagner de la société Book sont sans commune mesure avec le passif de la société Book, constaté par le jugement du tribunal de commerce de Nanterre ayant prononcé sa liquidation judiciaire le 26 juillet 2016, à hauteur de 19 583 854,10 euros (cf pièce 7 de la société EBH), et le paiement ponctuel de frais de justice stigmatisé par l'intéressé ne pouvant constituer même en partie la cause de la faillite de la société Book.

Enfin, outre que les fautes relevées par M. [K] ne sont pas établies, il n'est en tout état de cause pas plus établi l'intention de la société EBH de 'démanteler sans la moindre contrepartie l'activité principale de Book Distributors France Ltd' en prenant des décisions de gestion dans le seul intérêt de la société EUF.

Dans ces conditions, il convient de débouter l'appelant de sa demande de dommages et intérêts formée à l'encontre de la société EBH sur le fondement de la responsabilité délictuelle et de confirmer le jugement sur ce point.

Sur le bien-fondé du licenciement pour motif économique

M. [K] soutient que la société Book a manqué à son obligation de recherche de reclassement et réclame une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse de 144 817 euros, représentant 6 mois de salaires.

Le mandataire ad hoc de la société Book conclut au débouté de la demande

Aux termes de l'article L. 1233-4 du code du travail dans sa rédaction applicable au litige :

'Le licenciement pour motif économique d'un salarié ne peut intervenir que lorsque tous les efforts de formation et d'adaptation ont été réalisés et que le reclassement de l'intéressé ne peut être opéré sur les emplois disponibles, situés sur le territoire national dans l'entreprise ou les autres entreprises du groupe dont l'entreprise fait partie.

Le reclassement du salarié s'effectue sur un emploi relevant de la même catégorie que celui qu'il occupe ou sur un emploi équivalent assorti d'une rémunération équivalente. A défaut, et sous réserve de l'accord exprès du salarié, le reclassement s'effectue sur un emploi d'une catégorie inférieure.

Les offres de reclassement proposées au salarié sont écrites et précises'.

La lettre de licenciement pour motif économique notifiée à M. [K] le 3 août 2015 indique qu'aucune solution de reclassement n'a été trouvée malgré des recherches en interne comme en externe.

Alors que M. [K] n'a été destinataire d'aucune proposition de poste, force est de constater que le mandataire ad hoc de la société Book ne produit aucune pièce, ni élément justifiant d'une recherche sérieuse, complète et loyale de reclassement de M. [K] tant au sein de la société Book que d'une des sociétés du groupe auquel elle appartient, le seul renvoi au compte-rendu de l'entretien préalable établi par M. [E] [W] en qualité de conseiller du salarié, mentionnant que M. [S], représentant l'employeur, avait indiqué qu'il n'y avait 'pas de poste à pourvoir chez Universalis ni aux US' n'étant à cet égard pas suffisant pour considérer que l'employeur a satisfait à l'obligation de recherche de reclassement qui pèse sur lui.

Dans ces conditions, il convient de constater que le licenciement ne repose pas sur une cause réelle et sérieuse, ce qui ouvre droit à M. [K], en application des dispositions de l'article L. 1235-5 du code du travail dans sa rédaction applicable au litige eu égard à l'effectif habituel de moins de onze salariés de la société Book ainsi qu'il ressort du jugement définitif de départage du conseil de prud'hommes de Paris du 15 février 2019 sus-mentionné, à une indemnité correspondant au préjudice subi du fait du licenciement abusif.

M. [K] était âgé de 60 ans au moment de la notification de son licenciement. Il ne fournit strictement aucune information, ni ne produit aucune pièce sur sa situation au regard de l'emploi postérieurement au licenciement.

Il lui sera alloué une indemnité pour licenciement abusif de 20 325 euros qui sera fixée au passif de la procédure collective de la société Book.

Le jugement sera infirmé sur ce point.

Sur la garantie de l'AGS

Il y a lieu de déclarer le présent arrêt opposable à l'AGS qui ne devra procéder à l'avance des créances visées aux articles L. 3253-6, L. 3253-8 et suivants du code du travail que dans les termes et conditions résultant des dispositions des articles L. 3253-15, L. 3253-17 et L. 3253-19 à 21 du code du travail.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

Le jugement sera infirmé en ce qu'il statue sur les dépens et confirmé en ce qu'il statue sur les frais irrépétibles.

Le mandataire ad hoc de la société Book qui succombe en ses prétentions sera condamné aux dépens de première instance et d'appel.

Les dispositions de l'article 699 du code de procédure civile relatives à la distraction des dépens concernent les procédures dans lesquelles le ministère d'avocat est obligatoire. Or, dans le cadre de la procédure d'appel devant la chambre sociale, le ministère d'avocat n'est pas obligatoire en ce que les parties peuvent également être représentées par un défenseur syndical. La demande doit donc être rejetée.

Pour des raisons tirées de la situation économique des parties, M. [K] sera débouté de sa demande au titre des frais irrépétibles formée à l'encontre du mandataire ad hoc de la société Book dont la clôture de la liquidation pour insuffisance d'actif est intervenue et les demandes des sociétés intimées au titre de l'article 700 du code de procédure civile seront rejetées.

PAR CES MOTIFS

La cour,

INFIRME le jugement en ce qu'il déboute M. [Z] [K] de sa demande formée à l'encontre de la société Book Distributors France Ltd au titre du licenciement sans cause réelle et sérieuse et en ce qu'il statue sur les dépens,

CONFIRME le jugement en toutes ses autres dispositions,

Statuant à nouveau sur les chefs infirmés et y ajoutant,

DIT que le licenciement notifié le 3 août 2015 par la société Encyclopaedia Britannica France Ltd, devenue la société Book Distributors France Ltd, ne repose pas sur une cause réelle et sérieuse,

FIXE la créance de M. [Z] [K] au passif de la procédure collective de la société Book Distributors France Ltd, représentée par M. [F] [D] en qualité de mandataire ad hoc de ladite société, à la somme de 20 325 euros à titre d'indemnité pour licenciement abusif,

DÉCLARE le présent arrêt opposable à l'AGS qui ne devra procéder à l'avance des créances visées aux articles L. 3253-6, L. 3253-8 et suivants du code du travail que dans les termes et conditions résultant des dispositions des articles L. 3253-15, L. 3253-17 et L. 3253-19 à 21 du code du travail,

Y ajoutant,

CONDAMNE M. [F] [D] en qualité de mandataire ad hoc de la société Book Distributors France Ltd aux entiers dépens,

DÉBOUTE les parties des autres demandes.

LE GREFFIER LA PRÉSIDENTE

© LIVV - 2025

 

[email protected]

CGUCGVMentions légalesPlan du site