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Décisions

CA Douai, ch. 1 sect. 1, 6 mars 2025, n° 24/00389

DOUAI

Arrêt

Autre

CA Douai n° 24/00389

6 mars 2025

République Française

Au nom du Peuple Français

COUR D'APPEL DE DOUAI

CHAMBRE 1 SECTION 1

ARRÊT DU 06/03/2025

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JOUR FIXE

N° de MINUTE :

N° RG 24/00389 - N° Portalis DBVT-V-B7I-VKMO

Jugement (N° 23/02102)

rendu le 07 décembre 2023 par le tribunal judiciaire de Douai

APPELANTE

La SCI les Maisons Guislain

prise en la personne de sa gérante Madame [Z] [J]

ayant son siège social [Adresse 21]

[Localité 17]

représentée par Me David Lacroix, avocat au barreau de Douai, avocat constitué

INTIMÉE

La SCI Vitamine T

prise en la personne de son représentant légal

ayant son siège social [Adresse 1]

[Localité 18]

représentée par Me Thierry Lorthois, avocat au barreau de Lille, avocat constitué

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ

Samuel Vitse, président de chambre

Céline Miller, conseiller

Carole Van Goetsenhoven, conseiller

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GREFFIER LORS DES DÉBATS : Delphine Verhaeghe

DÉBATS à l'audience publique du 02 décembre 2024. Les parties ont été avisées à l'issue des débats que l'arrêt serait prononcé par sa mise à disposition au greffe.

ARRÊT CONTRADICTOIRE prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 06 mars 2025 après prorogation du délibéré en date du 23 janvier 2025 (date indiquée à l'issue des débats) et signé par Samuel Vitse, président, et Delphine Verhaeghe, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

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Par lettre du 20 décembre 2022, la SCI Vitamine T a adressé à la SCI Les Maisons Guislain, propriétaire d'un ensemble immobilier situé [Adresse 16] à [Localité 22] (Nord), une offre d'achat dudit ensemble au prix de 440 000 euros.

Par lettre du même jour, la SCI Les Maisons Guislain a accepté cette offre.

Par lettre du 22 mai 2023, la SCI Vitamine T a annulé son offre d'achat au motif que la SCI Les Maisons Guislain ne justifiait pas d'un droit de propriété sur les parcelles AM [Cadastre 2] et [Cadastre 3] dépendant de l'ensemble immobilier précité.

Soutenant être propriétaire de ces parcelles par l'effet de la prescription acquisitive, la SCI Les Maisons Guislain a, par acte du 6 octobre 2023, assigné à jour fixe la SCI Vitamine T devant le tribunal judiciaire de Douai afin principalement d'obtenir l'exécution forcée de la vente.

Par jugement du 7 décembre 2023, le tribunal judiciaire de Douai a :

- constaté que la vente litigieuse était parfaite ;

- prononcé l'annulation de cette vente pour erreur de l'acquéreur sur la qualité substantielle de la chose ;

- condamné la SCI Les Maisons Guislain aux dépens et à payer à la SCI Vitamine T la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La SCI Les Maisons Guislain a interjeté appel de cette décision, sauf en ce qu'elle a constaté que la vente était parfaite.

Dans ses conclusions remises le 23 avril 2024, elle demande à la cour de :

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé que la vente litigieuse était parfaite ;

- l'infirmer en ce qu'il a prononcé l'annulation de la vente pour erreur de l'acquéreur sur la qualité substantielle de la chose vendue ;

- enjoindre à la SCI Vitamine T de régulariser la promesse de vente portant sur l'ensemble immobilier litigieux cadastré section AM n° [Cadastre 14] pour 18 a 99 ca, n° [Cadastre 15] pour 19 a 80 ca, n° [Cadastre 2] pour 5 ares 17 ca, n° [Cadastre 3] pour 5 a 17 ca, n° [Cadastre 4] pour 6 a 42 ca, n° [Cadastre 5] pour 1 a 42 ca, n° [Cadastre 6] pour 55 ca, n° [Cadastre 7] pour 1 a 67 ca, n° [Cadastre 8] pour 1 a 60 ca, n° [Cadastre 9] pour 26 ca, n° [Cadastre 10] pour 26 ca, n° [Cadastre 11] pour 1 a 68 ca, n° [Cadastre 12] pour 1 a 67 ca, n° [Cadastre 13] pour 26 ca, n° [Cadastre 19] pour 3 a 08 ca et n° [Cadastre 20] pour 66 ca, au prix de 440 000 euros, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard à compter de la date à laquelle elle aura été convoquée par acte extrajudiciaire pour cette signature à l'initiative du notaire de la SCI Les Maisons Guislain ;

- condamner la SCI Vitamine T aux entiers dépens et au paiement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- débouter la SCI Vitamine T de toute demande contraire.

Dans ses conclusions remises le 16 juillet 2024, la SCI Vitamine T demande à la cour de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté la SCI Les Maisons Guislain de l'ensemble de ses demandes, mais de l'infirmer en ce qu'il a considéré la vente parfaite ;

Statuant à nouveau,

- juger que la vente portant sur les parcelles AM [Cadastre 2], AM [Cadastre 3], AM [Cadastre 4], AM [Cadastre 5], AM [Cadastre 6], AM [Cadastre 7], AM [Cadastre 8], AM [Cadastre 9], AM [Cadastre 10], AM [Cadastre 11], AM [Cadastre 12], AM [Cadastre 13], AM [Cadastre 14], AM [Cadastre 15], AM [Cadastre 19] et AM [Cadastre 20] n'est pas intervenue ;

A titre subsidiaire :

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé que la vente était nulle aux torts et griefs de la SCI Les Maisons Guislain ;

- débouter celle-ci de l'ensemble de ses demandes ;

- confirmer les condamnations prononcées au titre des frais irrépétibles de première instance ;

- condamner la SCI Les Maisons Guislain à lui payer la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, les dépens restant à sa charge et Maître Thierry Lorthiois étant autorisé à recouvrer directement ceux des dépens dont il aurait fait l'avance sans avoir reçu provision.

Autorisée à cette fin par ordonnance du 10 octobre 2024, la SCI Les Maisons Guislain a, par acte du 30 octobre 2024, assigné à jour fixe la SCI Vitamine T pour l'audience du 5 décembre 2024.

En application de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions précitées des parties pour le détail de leurs prétentions et moyens.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la formation de la vente

Aux termes de l'article 1113 du code civil, le contrat est formé par la rencontre d'une offre et d'une acceptation par lesquelles les parties manifestent leur volonté de s'engager.

L'article 1114 du même code énonce que l'offre, faite à personne déterminée ou indéterminée, comprend les éléments essentiels du contrat envisagé et exprime la volonté de son auteur d'être lié en cas d'acceptation. A défaut, il y a seulement invitation à entrer en négociation.

L'article 1118 du même code dispose que l'acceptation est la manifestation de volonté de son auteur d'être lié dans les termes de l'offre.

Selon l'article 1121 du même code, le contrat est conclu dès que l'acceptation parvient à l'offrant.

Enfin, il résulte de l'article 1583 du code civil que la vente est parfaite entre les parties, et la propriété est acquise de droit à l'acheteur à l'égard du vendeur, dès qu'on est convenu de la chose et du prix, quoique la chose n'ait pas encore été livrée ni le prix payé.

En l'espèce, la SCI Vitamine T a, par lettre du 20 décembre 2022, fait une offre d'achat à la SCI Les Maisons Guislain, rédigée comme suit :

Objet : offre d'achat ensemble immobilier sis [Adresse 16]

Chère Madame, cher Monsieur,

Nous souhaitons par la présente vous confirmer de façon formelle notre intérêt et notre volonté d'acquérir l'ensemble immobilier sis à l'adresse référencée en objet, aux conditions suivantes :

PRIX D'ACQUISITION : QUATRE CENT QUARANTE MILLE EUROS (440 000 EUROS)

En cas d'acceptation de votre part, ce prix sera payable en totalité au plus tard au jour de la vente.

La présente offre est valable jusqu'au 31 décembre 2022 inclus.

Elle deviendra caduque au-delà de cette date faute d'acceptation. En cas d'acceptation du propriétaire, nous vous remercions de bien vouloir nous en adresser la confirmation par écrit et souhaiterions signer la promesse de vente dans les plus brefs délais. [...]

Par lettre du 20 décembre 2022, la SCI Les Maisons Guislain a répondu à cette offre de la manière suivante :

OBJET : ensemble immobilier situé à [Localité 22]

Cher Monsieur,

Nous accusons bonne réception de votre offre et vous confirmons notre accord sur cette somme de 440 000 euros / quatre cent quarante mille nette vendeur, comme nous l'avions évoqué.

Nous avons tenu une assemblée générale extraordinaire ce jour afin d'obtenir l'accord écrit de tous les membres de la SCI.

Nous vous rejoignons sur ce souhait de signer au plus vite cette promesse de vente. [...]

Il ressort nettement des écrits précités que les parties ont entendu s'engager immédiatement.

Aussi est-ce de manière inexacte que la SCI Vitamine T soutient qu'elle aurait uniquement validé une offre de prix, son offre mentionnant clairement et sans équivoque sa volonté d'acquérir l'ensemble immobilier. Si, par ailleurs, elle y affirme son souhait de signer la promesse de vente dans les plus brefs délais, elle n'érige pas pour autant une telle signature en condition de perfection de la vente. De même est-ce à tort qu'elle prétend que la SCI Les Maisons Guislain aurait à son tour subordonné la formation de la vente à la signature de la promesse de vente, le souhait exprimé par cette dernière de signer au plus vite cette promesse de vente ne signifiant pas qu'elle ait fait dépendre la vente d'une telle signature.

Il se déduit par ailleurs suffisamment des écrits précités que les parties sont convenues de la chose (ensemble immobilier situé [Adresse 16] à [Localité 22], une telle individualisation étant implicitement mais nécessairement reprise dans l'objet de la lettre d'acceptation) et du prix (440 000 euros), de sorte que la vente a été conclue dès que l'acceptation est parvenue à l'offrant, conformément à l'article 1121 précité du code civil, la SCI Vitamine T ne contestant pas une telle réception.

Enfin, il importe peu que le droit de préemption urbain n'ait pas été purgé et que l'état des inscriptions hypothécaires n'ait pas été connu, aucune de ces circonstances n'étant de nature à remettre en cause la formation de la vente, en ce compris l'absence de purge du droit de préemption urbain, dès lors que le non-exercice de ce droit n'a pas été érigé en condition suspensive.

Il y a donc lieu de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a constaté que la vente était parfaite.

Sur la nullité de la vente

Aux termes de l'article 1130 du code civil, l'erreur, le dol et la violence vicient le consentement lorsqu'ils sont de telle nature que, sans eux, l'une des parties n'aurait pas contracté ou aurait contracté à des conditions substantiellement différentes. Leur caractère déterminant s'apprécie eu égard aux personnes et aux circonstances dans lesquelles le consentement a été donné.

Selon l'article 1131 du même code, les vices du consentement sont une cause de nullité relative du contrat.

L'article 1132 du même code dispose que l'erreur de droit ou de fait, à moins qu'elle ne soit inexcusable, est une cause de nullité du contrat lorsqu'elle porte sur les qualités essentielles de la prestation due ou sur celles du cocontractant.

Enfin, l'article 1133 du même code énonce que les qualités essentielles de la prestation sont celles qui ont été expressément ou tacitement convenues et en considération desquelles les parties ont contracté.

En l'espèce, la SCI Vitamine T invoque la nullité du contrat de vente pour erreur sur une qualité substantielle de la chose vendue, motif pris que la SCI Les Maisons Guislain n'établirait pas être propriétaire des parcelles AM [Cadastre 2] et [Cadastre 3], dont il est acquis aux débats qu'elles figurent dans l'assiette de la chose vendue.

La SCI Les Maisons Guislain lui oppose être devenue propriétaire de ces parcelles par l'effet de la prescription acquisitive.

A cet égard, il convient de rappeler qu'aux termes de l'article 2258 du code civil, la prescription acquisitive est un moyen d'acquérir un bien ou un droit par l'effet de la possession sans que celui qui l'allègue soit obligé d'en rapporter un titre ou qu'on puisse lui opposer l'exception déduite de la mauvaise foi.

Selon l'article 2261 du même code, pour pouvoir prescrire, il faut une possession continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque, et à titre de propriétaire.

Enfin, l'article 2272 du même code dispose que le délai de prescription requis pour acquérir la propriété immobilière est de trente ans.

Il est constant que la prescription acquisitive immobilière suppose des actes matériels de possession (3e Civ., 15 mars 1978, pourvoi n° 76-14.029, publié ; 3e Civ., 4 mai 2011, pourvoi n° 09-10.831, publié ; 3e Civ., 10 octobre 2024, pourvoi n° 23-14.228), c'est-à-dire l'exercice sur la chose de prérogatives réservées au propriétaire. C'est l'exercice de telles prérogatives de manière publique, paisible et non équivoque pendant une longue période, sans réaction des tiers, qui justifie l'usucapion.

Et c'est à celui qui soutient avoir acquis la propriété d'un bien immobilier par la prescription d'en apporter la preuve (3e Civ. 4 janvier 2011, pourvoi n° 09-72.872).

Aussi appartient-il à la SCI Les Maisons Guislain de prouver qu'elle est devenue propriétaire des parcelles AM [Cadastre 2] et [Cadastre 3] par l'effet de la prescription acquisitive, l'acte de vente des 29 juillet et 16 août 1988, qui vaut titre de propriété à son profit de l'ensemble immobilier situé [Adresse 16] à [Localité 22], ne visant pas ces parcelles, mais uniquement celles cadastrées AM [Cadastre 4], [Cadastre 5], [Cadastre 6], [Cadastre 7] à [Cadastre 13], [Cadastre 19] et [Cadastre 20].

Pour établir la prescription acquisitive sur les parcelles AM [Cadastre 2] et [Cadastre 3], la SCI Les Maisons Guislain produit :

- deux contrats de bail commercial des 5 juillet 1988 et 24 décembre 2006 ;

- une attestation de notoriété acquisitive du 8 janvier 2020 et ses annexes ;

- un relevé cadastral ;

- diverses photographies de l'ensemble immobilier.

A supposer que ces photographies, dont la force probante est incertaine en l'absence de constatations opérées par un commissaire de justice, témoignent de l'insertion des parcelles AM [Cadastre 2] et [Cadastre 3] dans l'ensemble immobilier objet de la vente, une telle circonstance ne suffit toutefois pas à caractériser l'existence d'actes matériels sur ces parcelles.

S'agissant ensuite des contrats de bail précités, ils ne visent pas les parcelles litigieuses, étant observé que leur location n'est pas davantage établie par les recoupements approximatifs de surface entre actes, tels qu'opérés par l'appelante dans ses écritures. A supposer même, pour les seuls besoins de la discussion, que les parcelles litigieuses aient été données à bail, il n'est pas démontré l'existence d'actes matériels manifestant l'exercice d'une possession réelle par le bailleur ou le preneur, seule susceptible de fonder la prescription acquisitive (3e Civ., 3 octobre 1990, pourvoi n° 88-14.069, publié). A cet égard, les travaux attribués au preneur sur la parcelle AM [Cadastre 3] ne sont pas établis, les documents produits (pièces 23 et 24 de l'appelant) ne visant pas cette parcelle et les mentions manuscrites y apposées n'y suffisant pas, faute d'en connaître l'auteur et la date. En toute hypothèse, à les supposer même réels, ces travaux ne concerneraient que la parcelle AM [Cadastre 3], de sorte qu'aucun acte matériel ne serait caractérisé au titre de la parcelle AM [Cadastre 2].

Il est enfin constant que la simple représentation cadastrale et le paiement des impôts fonciers ne constituent pas des actes matériels de possession (3e Civ., 30 octobre 2012, pourvoi n° 11-24.325), tandis que l'acte de notoriété acquisitive du 8 janvier 2020 ne suffit pas à lui seul à établir l'usucapion, faute de relater des actes matériels de possession caractérisés sur les parcelles litigieuses.

Il résulte de tout ce qui précède que la SCI Les Maisons Guislain n'apporte pas la preuve qu'elle dispose d'un droit de propriété sur les parcelles AM [Cadastre 2] et [Cadastre 3].

La SCI Vitamine T a donc commis une erreur sur une qualité essentielle de la chose vendue, en ce qu'elle a acquis un ensemble immobilier en ignorant que sa contenance risquait d'être remise en cause, l'assiette du bien constituant nécessairement une condition déterminante du consentement de l'acquéreur, d'autant plus sûrement lorsque le risque de perte représente, comme en l'espèce, plus de 15 % de la surface acquise.

En conséquence, le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a prononcé la nullité du contrat de vente.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

L'issue du litige justifie que soient confirmés les chefs du jugement relatifs aux dépens et frais irrépétibles et que la SCI Les Maisons Guislain soit condamnée aux dépens d'appel, dont distraction au profit de Maître Thierry Lorthiois, ainsi qu'à payer à la SCI Vitamine T la somme de 3 000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel, sa propre demande formée au même titre étant rejetée.

PAR CES MOTIFS

Confirme le jugement entrepris ;

Y ajoutant,

Condamne la SCI Les Maisons Guislain à payer à la SCI Vitamine T la somme de 3 000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel ;

La déboute de sa propre demande formée au même titre ;

La condamne aux dépens d'appel, Maître Thierry Lorthiois étant autorisé à recouvrer directement ceux des dépens dont il aurait fait l'avance sans avoir reçu provision.

Le greffier

Delphine Verhaeghe

Le président

Samuel Vitse

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