CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 12 mars 2025, n° 24/08847
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Dekora Innova (Sté)
Défendeur :
Presticap (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Brun-Lallemand
Conseillers :
Mme Depelley, M. Richaud
Avocats :
Me Boccon Gibod, Me Sayag, Me Laverdet, Me Dufag
FAITS ET PROCEDURE
La société de droit espagnol Dekora Innova a pour activité la commercialisation de produits destinés à la pâtisserie, alimentaires ou non, à destination des professionnels et des particuliers.
La société Presticap exerce l'activité d'intermédiaire du commerce en produits divers.
A partir de 2015, la société Presticap a passé, sans contrat cadre, des commandes de produits auprès de la société Dekora Innova, via son portail internet dédié, pour les revendre à des enseignes de la grande distribution localisées en régions Ile de France et Rhône Alpes.
Par courriel du 17 mars 2022, la société Dekora, qui en parallèle développait directement son activité auprès des centrales d'achat de la grande distribution, a demandé à la société Presticap de ne plus fournir ses produits dans certains secteurs géographiques, notamment en Rhône-Alpes.
La relation commerciale s'est par la suite dégradée, puis par courriel du 22 juin 2022, la société Dekora Innova a informé la société Presticap qu'elle cessait la commercialisation de ses produits avec cette dernière sur tout le territoire européen.
C'est dans ces circonstances que, par acte d'huissier du 25 octobre 2022, la société Presticap a assigné la société Dekora Innova devant le tribunal de commerce de Marseille pour obtenir le paiement de diverses sommes à titre de dommages-intérêts en compensation de la perte de marge subie du fait des agissements de la société Dekora Innova antérieurement à la rupture des relations commerciales, en réparation des actions de dénigrement et d'allégations mensongères, du détournement des fichiers clients, du manquement au devoir de loyauté, ainsi qu'en réparation de la rupture des relations commerciales établies et au titre des indemnités compensatrices de rupture dues aux agences commerciales.
Devant le tribunal, la société Dekora Innova a soulevé l'incompétence du tribunal de commerce de Marseille au profit du tribunal d'Alicante (Espagne) ainsi que l'application de la loi espagnole au litige.
Par jugement du 16 avril 2024, le tribunal de commerce de Marseille a :
- Déclaré la loi française applicable au présent litige
- S'est déclaré territorialement compétent
- Réservé l'application de l'article 700 du code de procédure civile
- Précisé, au visa des articles 16, 84, 85, 444, 643 et 899 du code de procédure civile, qu'en cas de recours à l'encontre du présent jugement, celui-ci devra être exercé auprès de la cour d'appel de Paris, dans le délai de 15 jours à compter de la date de réception de la notification faite par le greffe du tribunal de commerce, et indiqué qu'à défaut d'appel, ordonne la réouverture des débats et renvoie l'affaire à la plus prochaine date utile afin que les parties s'expliquent contradictoirement sur le litige qui les oppose
- Laissé à la charge de la société Dekora Innova les dépens.
La société Dekora Innova a interjeté appel de ce jugement par déclaration reçue au greffe de la Cour le 22 mai 2024.
Par ordonnance du 18 septembre 2024 la Cour a autorisé la société Dekora Innova à assigner à jour fixe la société Presticap pour l'audience du 5 février 2025.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 27 janvier 2025, la société Dekora Innova demande à la Cour de :
Vu les articles 25 et 7 1) du règlement UE n° 1215/2012 du 12 décembre 2012,
Vu les articles 3 et 4 1 a) du règlement européen n° 593/2008 du 17 juin 2008,
Vu les pièces versées aux débats,
Réformer le jugement rendu le 16 avril 2024 par le Tribunal de commerce de Marseille, en ce qu'il a statué par les chefs suivants :
- Déclare la loi française applicable au présent litige,
- Se déclare territorialement compétent,
- Réserve l'application de l'article 700 du code de procédure civile,
- Laisse à la charge de la société Dekora Innova les dépens toutes taxes comprises de la présente instance tels qu'énoncés par l'article 695 du code de procédure civile, étant précisé que les droits, taxes et émoluments perçus par le secrétariat-greffe de la présente juridiction sont liquidés à la somme de 70,55 € TTC.
Statuant à nouveau,
Se déclarer incompétent au profit des juridictions d'Alicante (Espagne),
Renvoyer les parties à mieux se pourvoir.
Constater que la loi applicable au litige est la loi espagnole,
Condamner la société Presticap à verser à la société Dekora Innova la somme de 5 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
Condamner la société Presticap aux entiers dépens.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 27 novembre 2024, la société Presticap demande à la Cour de :
Vu l'article 7 §1 et § 2 du Règlement de l'Union Européenne n°1215/2012 du 12 décembre 2012,
Vu l'article 4, § 1, f) du Règlement (CE) n°593/2008 du 17 juin 2008,
Vus les articles L. 134-12, L. 420-2, L. 442-1, L.442-4, et annexe 4-2-1du Code de Commerce,
Vus les articles 1240 du code civil et 29 de la loi du 29 Juillet 1881 sur la Liberté de la presse,
Vus les articles 4, 9, 48, 695, 696 et 700 du Code de Procédure Civile
Vues les pièces jointes
Vus les moyens susvisés,
Débouter la société Dekora de toutes ses demandes, fins et conclusions ;
Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Marseille, objet de l'appel interjeté, en ce qu'il a statué par les chefs suivants :
- Déclare la loi française applicable au présent litige,
- Se déclare territorialement compétent,
- Réserve l'application de l'article 700 du code de procédure civile,
- Laisse à la charge de la société Dekora Innova les dépens toutes taxes comprises de la présente instance tels qu'énoncés par l'article 695 du code de procédure civile, étant précisé que les droits, taxes et émoluments perçus par le secrétariat-greffe de la présente juridiction sont liquidés à la somme de 70,55 € TTC.
Condamner la société Dekora à payer à la société Presticap la somme de 5 000 € H.T. en application des dispositions de l'article 700 du Code de Procédure Civile,
Condamner la société Dekora à supporter les entiers frais et dépens de la présente procédure.
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La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIVATION
I- Sur l'exception d'incompétence et la loi applicable
Moyens des parties,
Au soutien de son appel, la société Dekora Innova fait d'abord valoir, au titre de son exception d'incompétence au profit de la juridiction d'Alicante en Espagne, que la responsabilité en matière de rupture brutale des relations commerciales établies est de nature contractuelle et non délictuelle conformément à l'arrêt Granarolo de la CJUE du 14 juillet 2016 et qu'il importe d'appliquer les dispositions du règlement Bruxelles I bis pour déterminer la juridiction compétente, le litige impliquant des sociétés de deux Etats membres distincts. D'abord, elle entend se prévaloir de l'article 25 du règlement Bruxelles I bis et de l'article 12 de ses conditions générales de vente (ci-après « CGV ») stipulant une clause attributive de compétence au profit des tribunaux de la ville d'[Localité 1] (Espagne) et désignant la loi espagnole comme droit applicable. Dans l'hypothèse où ses conditions générales de vente n'auraient pas existé, la société Dekova relève que les marchandises vendues à la société Presticap l'ont été franco de port/port payé correspondant à l'incoterm CPT en application duquel le transfert des risques à l'acquéreur et, partant, la livraison, intervient lors de la remise de la marchandise au transporteur, à savoir en Espagne dans ses entrepôts. Elle en déduit qu'en application de l'article 7, § 1 du règlement Bruxelles I bis, les juridictions espagnoles sont compétentes.
Ensuite, concernant la loi applicable, la société Dekora expose que les parties n'ont pas signé de contrat de distribution mais ont conclu des contrats de ventes successifs et distincts et que le vendeur, la société Dekora Innova a son siège social en Espagne. Elle en déduit que, selon l'article 4 1 a) du règlement Rome I, la loi applicable est le droit espagnol.
Pour répondre aux arguments de la société Presticap, la société Dekora soutient que la relation entre les parties ne réunit pas les critères nécessaires pour être qualifiée de contrat de concession, tels que dégagés par la CJUE dans son arrêt 1ère Ch., 19 décembre 2013, aff. C-9/12 ' Cormann-Collins SA c/ La Maison du Whisky. Elle relève que les relations entre les parties se sont limitées à des commandes ponctuelles, sans engagement préalable ou coordination structurelle prévus par un contrat cadre. Elle précise que la société Prestica n'a pas fait l'objet d'une sélection stratégique de sa part ni n'a bénéficié d'une exclusivité territoriale. Elle ajoute qu'elle n'a octroyé à la société Presticap aucune rémunération pour une activité déterminée, ni avantage concurrentiel ou statut particulier. Elle en conclut que la relation entre les parties doit s'analyser en un contrat de vente et qu'en conséquence la loi française est inapplicable au litige opposant les parties au profit de la loi espagnole.
En réponse, la société Presticap fait d'abord valoir sur l'exception d'incompétence relative à sa demande fondée sur la rupture brutale de la relation commerciale établie que les CGV invoquées lui sont inopposables pour ne pas avoir été communiquées préalablement à la conclusion des différentes commandes et qu'elle ne les a jamais acceptées .En tout état de cause, elle soutient que ces CGV portent uniquement sur l'exécution des commandes et non sur les relations commerciales établies et qu'elles sont inapplicables s'agissant de la rupture brutale des relations commerciales car la clause se limite exclusivement aux litiges portant sur l'exécution et l'interprétation de chaque commande.
Elle soutient ensuite qu'en application de l'article 7, §1 du règlement Bruxelles I Bis, la qualification de contrat de vente est non pertinente mais emporterait quand même la compétence des tribunaux français car les livraisons intervenaient en France dans les magasins visés sur les factures, et ce avec un transfert de responsabilité des marchandises au client une fois celles-ci réceptionnées. Selon elle, la qualification pertinente suivant les critères dégagés par la CJUE dans l'arrêt précité, est celle de concession de vente de marchandises, laquelle relève de la catégorie des contrats de fourniture de services et conduit à la compétence de la juridiction du lieu où les services ont ou auraient dû être fournis, soit les juridictions françaises. A cet effet, elle explique notamment qu'eu égard à la durée de la relation commerciale et à la garantie d'approvisionnement dont elle bénéficiait de la part de la société Dekora qui, en sa qualité de concédant devait s'abstenir de tout acte de concurrence illicite envers son concessionnaire, elle était en mesure de conquérir une plus grande part de marché local au profit des produits Dekora. Elle fait état de son savoir-faire, sa connaissance des spécificités du marché local et des exigences de sa clientèle ainsi que ses prestations de réassortiment et de mise en avant des produits. Elle en déduit que dans ces conditions, le tribunal de commerce de Marseille est le seul compétent pour statuer sur le litige en application de l'article 7 précité.
La société Presticap ajoute que ses demandes ne se limitent pas à la rupture brutale des relations commerciales mais portent aussi sur des actes de concurrence déloyale et que le fait dommageable s'étant produit à Servian (Hérault), où se trouve son siège social, le règlement Bruxelles I bis en son article 7§ 2 impose la compétence du tribunal de commerce de Marseille ;
Concernant la loi applicable, la société Presticap entend se prévaloir de l'article 4, §1, f du règlement Rome I qui dispose que le contrat de distribution est régi par la loi du pays dans lequel le distributeur a sa résidence habituelle. Elle prétend que la relation d'affaires l'ayant liée à la société Dekora pendant plus de 7 années s'inscrivait dans une relation commerciale fournisseur/concédant à distributeur/concessionnaire, dans la mesure où les marchandises objets des commandes passées à la société Dekora n'étaient pas destinées à la satisfaction des besoins propres de la société Presticap, mais à être revendues aux enseignes d'hypermarchés et supermarchés clientes exclusivement situées en France. Elle en déduit que la loi française est bien applicable au litige l'opposant à la société Dekora.
Réponse de la Cour,
1- Sur l'exception d'incompétence
La Cour observe à la lecture des écritures de la société Presticap et des énonciations du jugement relatives à l'acte introductif d'instance, que l'action de cette dernière à l'encontre de la société Dekora porte sur plusieurs demandes susceptibles de relever de fondements juridiques distincts, à savoir :
- des demandes de 153 904 euros et 26 276 euros en réparation de préjudices découlant de la rupture brutale de la relation commerciale,
- une demande de 14 916 euros en réparation d'agissements antérieurs à la rupture,
- une demande de 20 000 euros en réparation de préjudices découlant de faits de dénigrement,
- des demandes liées à de la concurrence déloyale, à savoir 15 000 euros en réparation d'un préjudice découlant d'un détournement de fichiers clients et 20 000 euros en réparation d'un préjudice découlant d'un manque de loyauté,
Or le règlement Bruxelles I bis mobilise des règles différentes suivant que l'action relève de la matière contractuelle ou délictuelle.
Avant d'examiner les règles pour chacune des demandes, la Cour entend vérifier si les clauses générales de ventes exhibées par la société Dekora sont opposables à la société Presticap.
a) Sur l'opposabilité des conditions générales de vente prévoyant une clause attributive de compétence
La société Dekora entend se prévaloir de ses conditions générales de vente qui stipulent à l'article 12 que :
« Le présent contrat, tant pour son application que pour son interprétation, sera régi par la loi espagnole. Il sera rédigé en langue Espagnole.
Les parties s'engagement à régler à l'amiable tout différend éventuel concernant le présent contrat. Si aucune solution à l'amiable n'est possible, les deux parties conviennent, ne renonçant expressément à tout autre privilège qui pourrait leur correspondre, à se soumettre à la juridiction et la compétence des tribunaux de la cille d'Alicante. »
L'article 2 de ces conditions générales de vente précise qu'elles « ont été communiquées au CLIENT à partir du moment où ce dernier a connaissance du site Web sur lequel elles sont publiées, étant considérées, dans tous les cas, comme acceptées par le CLIENT, à toutes fins, en passant commande (') ».
A cet effet, la société Dekora se borne à produire des conditions générales de vente (pièce n°5) qui ne sont pas datées et une page de présentation de la société extrait de son site internet (pièce n°1) sur laquelle ne figure aucun lien vers des conditions générales de vente.
Aussi, comme l'a justement relevé le tribunal, la société Dekora n'apporte aucun élément de preuve que la société Presticap ait eu connaissance des conditions générales de vente alléguées puisqu'aucun contrat n'a été signé entre les parties, moins encore que la société Presticap les ait acceptées, ni même que la clause apparaisse clairement sur le site internet.
Dans ces conditions, la clause d'attribution de compétence dont entend se prévaloir la société Dekora est inopposable à la société Presticap.
b) Sur les demandes liées à la rupture brutale de la relation commerciale
Les demandes de la société Presticap dirigées à l'encontre de la société de droit espagnol Dekora sont formulées en réparation de préjudices découlant de la rupture brutale de la relation commerciale entretenue de longue date entre les parties.
Dans son arrêt Granarolo du 14 juillet 2016 C-196/1, la CJUE a dit pour droit que l'article 5, point 3, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens qu'une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies de longue date, telle que celle en cause dans l'affaire au principal, ne relève pas de la matière délictuelle ou quasi délictuelle au sens de ce règlement s'il existait, entre les parties, une relation contractuelle tacite, ce qu'il revient à la juridiction de renvoi de vérifier. La démonstration visant à établir l'existence d'une telle relation contractuelle tacite doit reposer sur un faisceau d'éléments concordants, parmi lesquels sont susceptibles de figurer notamment l'existence de relations commerciales établies de longue date, la bonne foi entre les parties, la régularité des transactions et leur évolution dans le temps exprimée en quantité et en valeur, les éventuels accords sur les prix facturés et/ou sur les rabais accordés, ainsi que la correspondance échangée.
En l'espèce, il n'est pas contesté par les parties que celles-ci ont entretenu une relation commerciale entre 2015 et 2022, non formalisée par un contrat écrit, au cours de laquelle la société Presticap a commercialisé les produits de la société Dekora auprès des enseignes de la grande distribution en France, notamment dans les régions Auvergne-Rhône-Alpes et Ile de France. Le volume des achats Dekora de la société Presticap est passé de 6236 euros fin 2015 à 139 915 euros sur l'année 2021, et a été de 55 315 euros sur les 6 premiers mois de l'année 2022. La société Presticap bénéficiait de taux de remise évolutifs et de délais de paiement à 45 jours. La relation commerciale était donc stable, régulière et de longue date.
Aussi, comme le souligne la société Dekora, l'action indemnitaire fondée sur la rupture de leur relation commerciale entretenue de longue date, relève bien de la matière contractuelle au sens du règlement Bruxelles 1 Bis.
***
L'article 7, point 1, du règlement Bruxelles I bis prévoit, en matière contractuelle, les compétences spéciales suivantes :
« Une personne domiciliée sur le territoire d'un État membre peut être attraite dans un autre État membre :
1) a) en matière contractuelle, devant la juridiction du lieu d'exécution de l'obligation qui sert de base à la demande ;
b) aux fins de l'application de la présente disposition, et sauf convention contraire, le lieu d'exécution de l'obligation qui sert de base à la demande est :
- pour la vente de marchandises, le lieu d'un État membre où, en vertu du contrat, les marchandises ont été ou auraient dû être livrées,
- pour la fourniture de services, le lieu d'un État membre où, en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis ;
c) le point a) s'applique si le point b) ne s'applique pas »
Pour l'application de ce texte la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a déjà jugé que, aux fins de la détermination de la compétence judiciaire, un contrat de concession exclusive ou quasi-exclusive relève, en principe, de la notion de « contrat de fourniture de services » (en ce sens arrêt du 19 décembre 2013, Corman-Collins, C-9/12, points 27, 28 et 41 ; arrêt du 8 mars 2018, Saey Home & Garden NV/SA, C-64/17, point 41).
La CJUE dans son arrêt du 19 décembre 2013 Corman-Collins précité (points 27 et 28) a d'abord précisé la notion de contrat de concession :
« Quelle que soit la variété des contrats de concession dans la pratique commerciale, les obligations qu'ils prévoient s'articulent autour de la finalité de ce type de contrats, qui est d'assurer la distribution des produits du concédant. À cet effet, le concédant s'engage à vendre au concessionnaire, qu'il a sélectionné à cet effet, les marchandises dont ce dernier passera commande pour satisfaire la demande de sa clientèle, tandis que le concessionnaire s'engage à acheter au concédant les marchandises dont il aura besoin.
Selon une analyse largement admise dans le droit des États membres, le contrat de concession se présente sous la forme d'un accord-cadre, qui établit les règles générales applicables à l'avenir aux rapports entre le concédant et le concessionnaire quant à leurs obligations de fourniture et/ou d'approvisionnement et prépare les contrats de vente subséquents. Comme l'a relevé M. l'avocat général au point 41 de ses conclusions, il est fréquent que les parties prévoient également des stipulations particulières concernant la distribution par le concessionnaire des marchandises vendues par le concédant. »
Ensuite, pour rechercher si un contrat de concession entre dans l'une ou l'autre des catégories prévues par l'article 7, point 1, précité, il convient selon la CJUE (arrêt du 19 décembre 2013, Corman-Collins, C-9/12, points 35 et suivants ; arrêt du 8 mars 2018, Saey Home & Garden NV/SA, C-64/17, points 37 à 40) de se fonder sur l'obligation caractéristique du contrat en cause, de la manière suivante :
« Ainsi, un contrat dont l'obligation caractéristique est la livraison d'un bien doit être qualifié de 'vente de marchandises', au sens de l'article 7, point 1, sous b), premier tiret, du règlement no 1215/2012 (voir, en ce sens, arrêt du 14 juillet 2016, Granarolo, C-196/15, EU :C :2016 :559, point 34 et jurisprudence citée).
Une telle qualification peut trouver à s'appliquer à une relation commerciale durable entre deux opérateurs économiques, lorsque cette relation se limite à des accords successifs ayant chacun pour objet la livraison et l'enlèvement de marchandises. En revanche, elle ne correspond pas à l'économie d'un contrat de concession typique, caractérisé par un accord-cadre ayant pour objet un engagement de fourniture et d'approvisionnement conclu pour l'avenir par deux opérateurs économiques, comportant des stipulations contractuelles spécifiques quant à la distribution par le concessionnaire des marchandises vendues par le concédant.
Quant au point de savoir si un contrat peut être qualifié de « contrat de fourniture de services », au sens de l'article 7, point 1, sous b), second tiret, du règlement no 1215/2012, il y a lieu de rappeler que la notion de « services » implique, pour le moins, que la partie qui les fournit effectue une activité déterminée en contrepartie d'une rémunération (voir, en ce sens, arrêt du 15 juin 2017, Kareda, C-249/16, EU :C :2017 :472, point 35 et jurisprudence citée).
Concernant le critère relatif à l'existence d'une activité, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu'il requiert l'accomplissement d'actes positifs, à l'exclusion de simples abstentions. Ce critère correspond, dans le cas d'un contrat de concession, à la prestation caractéristique fournie par le concessionnaire qui, en assurant la distribution des produits du concédant, participe au développement de leur diffusion. Grâce à la garantie d'approvisionnement dont il bénéficie en vertu du contrat de concession et, le cas échéant, à sa participation à la stratégie commerciale du concédant, notamment aux opérations promotionnelles, éléments dont la constatation relève de la compétence du juge national, le concessionnaire est en mesure d'offrir aux clients des services et des avantages que ne peut offrir un simple revendeur et, ainsi, de conquérir, au profit des produits du concédant, une plus grande part du marché local (voir, en ce sens, arrêt du 19 décembre 2013, Corman-Collins, C-9/12, EU :C :2013 :860, point 38 et jurisprudence citée).
S'agissant du critère de la rémunération accordée en contrepartie d'une activité, il convient de souligner qu'il ne saurait être entendu au sens strict du versement d'une somme d'argent. Il y a lieu de tenir compte, d'une part, de l'avantage concurrentiel conféré au concessionnaire par le bénéfice, en raison du contrat conclu entre les parties, d'une exclusivité ou quasi-exclusivité de vendre les produits du concédant sur un marché donné et, d'autre part, d'une aide éventuelle octroyée au concessionnaire en matière d'accès aux supports de publicité, de transmission d'un savoir-faire au moyen d'actions de formation, ou encore de facilités de paiement, l'ensemble de ces avantages pouvant être considéré comme étant constitutif d'une rémunération du concessionnaire (voir, en ce sens, arrêt du 19 décembre 2013, Corman-Collins, C-9/12, EU :C :2013 :860, points 39 et 40). »
En l'espèce, les parties s'opposent sur la qualification de leur relation commerciale entretenue de longue date, la société Dekora estime que celle-ci doit être qualifiée de « vente de marchandise » alors que la société Presticap considère leur relation comme étant un contrat de concession de vente de marchandises relevant de la catégorie de « fourniture de services ».
Il est constant que la relation commerciale entretenue entre les parties depuis 2015 n'était pas formalisée par un contrat-cadre écrit. Certes la société Presticap justifie de l'augmentation croissante du volume de ses achats de produits Dekora. Cependant, la Cour ne dispose pas d'autres éléments de comparaison pour apprécier la part que représente l'activité de la société Presticap dans la diffusion globale des produits Dekora en France sur la période considérée. De fait, la société Presticap avait des canaux de distribution en Rhône-Alpes et région parisienne pour les produits Dekora auprès des enseignes de la grande distribution, mais la société Dekora développait son propre réseau de commercialisation concurrent notamment dans la région Rhône-Alpes et centre, ne faisant pas de la société Presticap son distributeur exclusif ou du moins « sélectionné » en France. La société Presticap allègue de son savoir-faire et de sa connaissance des spécificités du marché local et prétend réaliser des activités de mise en avant des produits et de réassortiments en fonction des besoins de la clientèle, mais sans apporter d'éléments concrets pour mesurer le caractère déterminé de cette activité au regard des produits Dekora. Il n'est pas non plus sérieusement démontré que la société Presticap était spécifiquement rémunérée pour l'activité qu'elle prétend avoir déployée pour la distribution des produits Dekora.
Aussi, la relation entre les parties ne relevait pas de la catégorie de contrat de concession pouvant être qualifié de fourniture de service, mais de la catégorie de vente de marchandises pouvant s'appliquer à une relation commerciale durable entre deux opérateurs économiques.
En application de l'article 7, point 1, sous b), premier tiret, la juridiction compétente est donc celle du lieu de l'État membre où, en vertu du contrat, les marchandises ont été ou auraient dû être livrées.
Pour l'application de ce texte, la CJUE (aff C-87/10 du 9 juin 2011 Electrosteel ) a dit pour droit que, en cas de vente à distance, le lieu où les marchandises ont été ou auraient dû être livrées en vertu du contrat doit être déterminé sur la base des dispositions de ce contrat. Afin de vérifier si le lieu de livraison est déterminé "en vertu du contrat", la juridiction nationale saisie doit prendre en compte tous les termes et toutes les clauses pertinentes de ce contrat qui sont de nature à désigner de manière claire ce lieu, y compris les termes et les clauses généralement reconnus et consacrés par les usages du commerce international, tels que les Incoterms élaborés par la Chambre de commerce internationale, dans leur version publiée en 2000. S'il est impossible de déterminer le lieu de livraison sur cette base, sans se référer au droit matériel applicable au contrat, ce lieu est celui de la remise matérielle des marchandises par laquelle l'acheteur a acquis ou aurait dû acquérir le pouvoir de disposer effectivement de ces marchandises à la destination finale de l'opération de vente.
En l'espèce, les seules pièces versées aux débats pour déterminer le lieu de livraison effective des marchandises, sont les factures Dekora produites par la société Presticap (pièces n° 2 et 3), sur lesquelles figurent comme adresse de livraison les enseignes de la grande distribution en France, clientes de la société Presticap, et ce avec la mention « Portes Pagados », soit « fret payé ». Ces éléments correspondent avec l'incoterm CPT invoqué par la société Dekora, signifiant que le transport est payé par le vendeur et compris dans le prix de vente des marchandises (vente franco de port) et que celui-ci remet les marchandises au transporteur, à la différence de l'incoterm EXW Ex works (à l'usine) pour lequel le vendeur se borne à mettre les marchandises à disposition de l'acheteur dans ses propres locaux. Aussi, il ne peut être déduit de ces éléments que la livraison matérielle au sens du règlement a lieu au sortir de l'entrepôt de la société Dekora en Espagne, mais plutôt au lieu de destination finale des marchandises, à savoir en France chez les clients de la société Presticap, dont le siège social est situé à [Adresse 5].
Dès lors, les juridictions françaises sont bien compétentes pour statuer sur les demandes de la société Presticap en réparation d'un préjudice lié à la rupture brutale de la relation commerciale.
c) Sur les autres demandes en matière délictuelle
Les autres demandes formulées par la société Presticap à l'encontre de la société Dekora visent la réparation de préjudices liés à des actes de concurrence déloyale, de dénigrement et de manquement à l'obligation de loyauté pouvant relever de la matière délictuelle au sens de l'article 7, point 2 désignant la juridiction du lieu où le fait dommageable s'est produit, à savoir en l'espèce au lieu du siège social de la société Presticap.
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Les juridictions françaises sont donc bien compétentes pour statuer sur l'ensemble des demandes de la société Presticap, dont le siège relève de la cour d'appel de Montpellier pour le ressort duquel le tribunal de commerce de Marseille est compétent pour les affaires de rupture brutale de relation commerciale.
Dès lors, le jugement sera confirmé en ce qu'il a rejeté l'exception d'incompétence de la société Dekora au profit des juridictions espagnoles, et s'est déclaré territorialement compétent.
2- Sur la loi applicable
Alors que le tribunal a entendu statuer in limine litis sur l'exception d'incompétence, « sans aller au fond du litige » a néanmoins statué sur la loi applicable au litige. Dans le cadre de la procédure d'appel sur compétence prévue par les articles 83 à 89 du code de procédure civile, la Cour ne peut statuer sur le fond du litige pour déterminer la loi applicable sans évoquer l'affaire sur le fond.
La Cour observe par ailleurs que le tribunal a déterminé la loi applicable au litige sur la seule base de l'article 4 1 f) du règlement Rome 1, alors que les différentes demandes ont trait à des obligations tant contractuelles que non contractuelles relevant pour la détermination du conflit de loi des conventions dites Rome I et Rome II.
Dans ces conditions, il y a lieu d'infirmer le jugement en ce qu'il a déterminé la loi applicable au fond du litige dans le cadre de l'exception d'incompétence, et de renvoyer devant le tribunal de commerce de Marseille l'entier litige sur le fond.
II- Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile
Le jugement sera confirmé en ce qu'il a laissé les dépens de l'incident à la charge de la société Dekora.
La société Dekora, succombant en son appel, sera condamnée aux dépens d'appel.
En application de l'article 700 du code de procédure civile, la société Dekora sera déboutée de sa demande et condamnée à verser à la société Presticap la somme de 5 000 euros.
PAR CES MOTIFS
La Cour,
Infirme le jugement en ce qu'il a déclaré la loi française applicable au litige ;
Confirme le jugement pour le surplus et notamment en ce qu'il a déclaré le tribunal de commerce de Marseille territorialement compétent pour connaître de l'entier litige opposant les parties ;
Renvoi la cause et les parties devant ce tribunal pour qu'il soit statué sur l'entier litige sur le fond ;
Y ajoutant,
Condamne la société Dekora Innova aux dépens de l'appel ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la société Dekora Innova et la condamne à verser à la société Presticap la somme de 5000 euros.