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Décisions

CA Poitiers, 2e ch., 11 mars 2025, n° 24/00333

POITIERS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Défendeur :

CJL (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Pascot

Vice-président :

Mme Marquer

Conseiller :

M. Lecler

Avocats :

Me Verluise, Me Antoine, Cabinet Maet Avocats

T. com. La Rochelle, du 15 déc. 2023

15 décembre 2023

EXPOSÉ DU LITIGE :

Le 7 mars 1962, [N] [M] a donné à bail à l'A.S.P.T.T. de [Localité 6], une parcelle située dans l'île de Ré, [Adresse 2] à [Localité 5], en vue de l'exploiter en terrain de camping.

Un bail commercial de 9 ans a été conclu entre [N] [M] et l'A.S.P.T.T. de [Localité 6] avec un terme au 30 avril 2011, renouvelable par tacite reconduction, par période d'un an.

Le 11 septembre 2003, [N] [M] est décédé, laissant pour lui succéder sa veuve, Madame [O] [M] et ses deux enfants, Monsieur [G] [M] et Madame [P] [M] .

L'indivision [M] est devenue la nouvelle bailleresse de l'A.S.P.T.T. de [Localité 6], à qui congé a été donné pour le 30 avril 2012. La résiliation anticipée de la location a été consentie par l'A.S.P.T.T. de [Localité 6] avec restitution des lieux au 31 octobre 2011.

Le 3 février 2012, Madame [O] [M] et ses deux enfants ont créé la société CJL afin de gérer le terrain de camping faisant l'objet du précédent bail. Madame [O] [M] était alors la gérante de la société CJL et ses enfants détenaient chacun 50% des parts sociales.

Le 5 mars 2013, Monsieur [G] [M] est devenu le gérant de la société CJL.

Par acte signé le 20 septembre 2013, Madame [P] [M] a cédé une part à son frère, Monsieur [G] [M], les 100 parts sociales se répartissant alors comme suit :

- Monsieur [G] [M] : 51 parts,

- Madame [P] [M] : 49 parts.

Au 31 mars 2021, le résultat bénéficiaire après rémunération du gérant et prise en charge des charges sociales par la société est de 29.056 euros, le compte des fonds propres était de 136.239 euros et le compte réserve de 106.083 euros.

Au 31 mars 2022, le résultat bénéficiaire après rémunération du gérant et prise en charge des charges sociales par la société est de 70.207 euros, le compte des fonds propres était de 206.446 euros et le compte 'autres réserves' de 135.139 euros.

Lors de l'assemblée générale d'approbation des comptes de l'exercice clos au 31 mars 2022 du 26 septembre 2022, Madame [P] [M] a sollicité une distribution des dividendes, refusée par Monsieur [G] [M] lui opposant la nécessité de réaliser des travaux dans le camping. Le compte 'autres réserves' s'élevait à 205.345,68 euros.

Au 31 mars 2023, le résultat bénéficiaire après rémunération du gérant et prise en charge des charges sociales par la société est de 76.948,37 euros, le compte des fonds propres était de 283.394 euros et le compte 'autres réserves' de 205.345,68 euros.

Lors de l'assemblée générale d'approbation des comptes de l'exercice clos au 31 mars 2023 du 28 septembre 2023, Madame [P] [M] a sollicité à nouveau la distribution de dividendes et Monsieur [G] [M] a refusé à nouveau. Les bénéfices ont été affectés au compte 'autres réserves' s'élevant à 282.294 euros.

Entre temps, et par jugement en date du 20 décembre 2022, le tribunal judiciaire de La Rochelle a dit que la société CJL bénéficiait d'un bail soumis au statut des baux commerciaux prévu aux articles L 145-1 et suivants du code de commerce, à compter du 1er janvier 2014.

***

Le 30 septembre 2022, Madame [P] [M] a attrait Monsieur [G] [M] et la société CJL devant le tribunal de commerce de La Rochelle.

Dans le dernier état de ses demandes, Madame [P] [M] a demandé de:

- recevoir l'intégralité des moyens et prétentions du demandeur ;

- ordonner l'annulation des résolutions n°2 prises lors des assemblées générales des 26 septembre 2022 et 28 septembre 2023 ;

- ordonner qu'il lui soit versé une provision de 34.401 euros (soit 49% de 70.207 euros - le résultat bénéficiaire de l'exercice clos au 31 mars 2022), ainsi qu'une provision de 37.705 euros (soit 49% de 76.948 euros - le résultat de l'exercice clos au 31 mars 2023).

Dans le dernier état de ses demandes, la société CJL et son gérant Monsieur [G] [M] ont demandé de :

- rejeter l'intégralité des demandes de Madame [M] en ce qu'elle sollicite l'annulation des résolutions n°2 prises lors des assemblées générales du 26 septembre 2022 et du 28 septembre 2023 ;

- rejeter en conséquence le versement des provisions d'un montant de 34.401 euros et de 37.705 euros au titre des exercices clos en 2022 et en 2023.

Par jugement en date du 15 décembre 2023, le tribunal de commerce de La Rochelle a statué ainsi :

- reçoit, dit mal fondée et déboute Madame [M] de ses demandes ;

- condamne Madame [M] au paiement de la somme de 1.500 euros à partager de manière égalitaire entre la société CJL et son gérant au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- constate l'exécution provisoire ;

- condamne Madame [M] au paiement des entiers dépens de l'instance.

Pour statuer ainsi, le premier juge a relevé que :

- Madame [M] n'apporte pas la preuve qu'elle subit un préjudice financier en raison de l'absence de distribution de dividendes de la société, que ces décisions sont contraires à l'objet social de cette dernière ou procède d'une mauvaise gestion,

- Madame [M], étant avocate et donc avertie, connaissait les répercussions de sa décision de céder sa part sociale à Monsieur [M] qui est devenu par ce fait associé majoritaire lui permettant de prendre les décisions dans l'optique d'une gestion plus simple de l'entreprise.

Par déclaration en date du 12 février 2024, Madame [M] a relevé appel de cette décision en visant les chefs expressément critiqués en intimant la société CJL et son gérant, Monsieur [M].

Madame [M] a, par dernières conclusions transmises le 10 janvier 2025, demandé à la cour de :

- infirmer le jugement rendu le 15 décembre 2023 par le tribunal de commerce de La Rochelle en ce qu'il :

- l'a dit mal fondée et par la suite débouté de toutes des demandes à l'encontre de la société CJL et de Monsieur [G] [M] ;

- l'a condamnée au paiement de la somme de 1.500 euros, à partager de façon égalitaire entre la société CJL et Monsieur [M], en vertu de l'article 700 du code de procédure civile ;

- l'a condamné à payer les entiers dépens de l'instance comprenant les frais de greffe s'élevant à 60,22 euros.

- accueillir ses demandes ;

- ordonner l'annulation des deux résolutions n°2 prises lors des assemblées générales ordinaires du 26 septembre 2022 et du 28 septembre 2023 ;

- ordonner qu'il lui soit versé une provision de 34.401 euros ( 49% de 70.207 euros) à valoir sur la participation aux bénéfices de l'exercice clos au 31 mars 2022, ainsi qu'une provision de 37.705 euros (49% de 76.948 euros) à valoir sur la participation aux bénéfices ;

- condamner in solidum la société CJL et Monsieur [M] à lui verser la somme de 4.500 euros au titre des frais irrépétibles par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Monsieur [M] ainsi que la société CJL ont, par dernières conclusions transmises le 9 janvier, demandé à la cour de :

- confirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 15 décembre 2023;

- rejeter l'intégralité des demandes de Madame [M] en ce qu'elle souhaite voir annuler les résolutions n°2 prises lors des assemblées générales ordinaires du 26 septembre 2022 et 28 septembre 2023 ;

- rejeter comme conséquence qu'il soit versé à titre provisionnel les sommes de 34. 401 euros et 37.705 euros à valoir sur sa participation au bénéfice des exercices clos les 31 mars 2022 et 31 mars 2023 ;

- condamner Madame [M] à verser à Monsieur [M] 2.250 euros et à la société CJL 2.250 euros au titre des frais irrépétibles par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner la même aux entiers dépens de l'instance.

Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie expressément aux dernières conclusions précitées pour plus ample exposé des prétentions et moyens des parties.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 13 janvier 2025.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

Madame [P] [M] fait valoir, au soutien de sa demande d'infirmation du jugement déféré :

- que la chambre commerciale de la Cour de cassation a estimé que le fait que 'les bénéfices d'exploitation de l'entreprise sont venus systématiquement accroître le montant des capitaux propres, (...) sans que cette mise en réserve n'ait eu aucun effet sur la politique d'investissement de l'entreprise' constituait un abus de majorité, (Cass Com 1er juillet 2003, n° 99-19328),

- que l'affectation en réserve d'une somme est contraire à l'intérêt social lorsqu'elle ne se trouve justifiée ni pour faire face à une dette ou à un risque d'endettement, ni pour réaliser un investissement profitable à la société,

- que depuis que la société est constituée, il n'a jamais été procédé à la moindre distribution de dividende, si bien qu'entre 2015 et 2023, les réserves sont passées de 138.389 euros à 282.294 euros, alors même qu'il n'y a pas lieu de prévenir un endettement futur,

- que si Monsieur [G] [M] prétend que des investissements sont à faire, il n'en justifie pas, en dépit des demandes réitérées de sa soeur sur ce point, si ce n'est pour produire devant la cour des devis obsolètes,

- que contrairement à ce qu'affirme l'intimé, l'attrait touristique de l'île de Ré ne cesse d'augmenter,

- que Monsieur [G] [M] fait une présentation succincte des comptes clos au 31 mars 2024, ce qui occulte le chiffre d'affaires réalisé lors de la saison estivale 2024,

- que l'intimé s'est octroyé une rémunération confortable augmentée de 25% en septembre 2017, passant de 46.000 à 66.600 euros annuels,

- que si le tribunal a souligné le gain de l'appelante au travers de la valorisation de ses parts sociales, cette considération est sans intérêt au regard de son âge (74 ans).

La société CJL et Monsieur [G] [M], au soutien de leur demande de confirmation, font valoir :

- que la thésaurisation n'est pas systématiquement contraire à l'intérêt social,

- que l'abus de majorité est constitué s'il est établi que la mise en réserve a été décidée dans l'unique dessein de favoriser un ou des membres de la majorité, au détriment de la minorité,

- que la mise en réserve des résultats valorise le patrimoine de l'ensemble des associés,

- que la rémunération de Monsieur [G] [M] est justifiée par le travail qu'il accomplit sur le site tout au long de l'année,

- que la capitalisation est le seul moyen pour la société de traverser les périodes de l'année sans revenus, et que les aléas tenant à la conjoncture économique et aux conditions météorologiques obligent à une gestion prudente,

- que le camping est vieillissant et nécessite des investissements en termes notamment de mise aux normes, d'autant qu'il est envisagé de solliciter une étoile supplémentaire.

La cour constate que les parties ont développé d'autres arguments qui ne seront pas repris en ce qu'ils concernent des points totalement étrangers à la solution du présent litige et demeurent inopérants : conditions dans lesquelles Monsieur [G] [M] a pris la gérance et a acquis une part sociale supplémentaire, profession de l'appelante, difficultés rencontrées dans la gestion de l'indivision successorale [M].

Les moyens échangés par les parties appellent les observations suivantes.

La notion d'abus de majorité, dégagée par la jurisprudence, se définit comme une résolution prise contrairement à l'intérêt social et dans l'unique dessein de favoriser des membres de la majorité au détriment de membres de la minorité. L'abus de majorité suppose donc la réunion de ces deux conditions cumulatives.

L'appelante se prévaut de l'arrêt de la chambre commerciale en date du 1er juillet 2003 (n° 99-19328), selon lequel, constitue un abus de majorité, le fait que 'les bénéfices d'exploitation de l'entreprise sont venus systématiquement accroître le montant des capitaux propres, (...) sans que cette mise en réserve n'ait eu aucun effet sur la politique d'investissement de l'entreprise'. Ce faisant, elle procède à une lecture tronquée de ladite décision. En effet, l'arrêt en question a approuvé la cour d'appel ayant retenu un abus de majorité en ce que 'l'affectation systématique des bénéfices aux réserves n'a répondu ni à l'objet ni aux intérêts de la société et que ces décisions ont favorisé les associés majoritaires au détriment de l'associé minoritaire.' (La cour souligne). En l'occurrence, les associés majoritaires avaient voté des résolutions octroyant au gérant une prime de bilan correspondant à deux fois le montant du bénéfice de l'exercice 1991 et à quatre fois le montant du bénéfice de l'exercice 1992.

Cet arrêt s'inscrit dans une jurisprudence devenue constante selon laquelle la mise en réserve des résultats comptables :

- doit être contraire à l'intérêt social d'une part,

- doit être faite dans l'objectif de favoriser les associés majoritaires d'autre part.

Il appartient donc à Madame [P] [M], débitrice de la charge de la preuve, de démontrer ces deux éléments.

Le premier point peut être débattu en ce que la société CJL est dans une situation particulièrement saine, et dispose de réserves importantes.

Sur le second point en revanche, Madame [P] [M] est indiscutablement défaillante à démontrer en quoi la mise en réserve des résultats aurait pour objectif de favoriser l'intimé, majoritaire, à son détriment. Certes, la rémunération de Monsieur [G] [M] en sa qualité de gérant, a été augmentée en 2017, mais cette circonstance ne suffit pas à caractériser un avantage de la majorité au préjudice de la minorité. Aucun élément en effet n'est versé aux débats permettant d'établir que la mise en réserve des résultats sur les deux années discutées (exercices clos au 31 mars 2022 et au 31 mars 2023), aurait pour objet de favoriser Monsieur [G] [M] au détriment de Madame [P] [M] : c'est à la personne morale que la thésaurisation profite, et non à l'intimé personnellement.

Pour l'ensemble de ces raisons, la cour confirmera le jugement déféré au principal. La décision entreprise sera en outre confirmée en ses dispositions relatives aux dépens et frais irrepétibles.

En cause d'appel, Madame [P] [M] qui succombe sera déboutée de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et condamnée aux dépens d'appel ainsi qu'au paiement de la somme de 1.500 euros pour frais irrepétibles au profit de la société CJL Monsieur [G] [M], pris comme une seule et même partie.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Statuant publiquement, par arrêt contradictoire après en avoir délibéré conformément à la loi,

Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions,

Y ajoutant,

Déboute Madame [P] [M] de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamne Madame [P] [M] à payer en cause d'appel la somme complémentaire de 1.500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, au profit de la société CJL et de Monsieur [G] [M] pris comme une seule et même partie,

Condamne Madame [P] [M] aux dépens d'appel,

Rejette toute demande plus ample ou contraire.

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