CA Orléans, ch. civ., 11 mars 2025, n° 22/01537
ORLÉANS
Arrêt
Infirmation partielle
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Avocats :
SELARL LX Poitiers-Orleans, SELARL Inter Barreaux Lavillat-Bourgon, SCP Merle-Pion-Rougelin
ARRÊT :
Prononcé publiquement le 11 mars 2025 par mise à la disposition des parties au Greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile.
***
FAITS ET PROCEDURE :
Le 24 octobre 2017, [AF] [LU] a été admis aux urgences en raison de violentes douleurs à l'abdomen. Il a subi une intervention chirurgicale en urgence. Il en est résulté qu'il souffrait d'une péritonite, consécutive à la perforation de l'intestin causée par un corps étranger dans l'intestin grêle, identifié par le chirurgien comme étant une étiquette en plastique sur laquelle était écrit 'L'Excellence à la française'.
[AF] [LU] est décédé à l'hôpital d'un arrêt cardiaque, le [Date décès 62] 2017. Il a laissé pour lui succéder son conjoint survivant, Mme [A] [FP], veuve [LU], ses enfants, petits-enfants et arrières petits-enfants.
L'étiquette en cause provenait de bouchées à la reine préparées par la société Groupe Bigard, commercialisées par le service traiteur de la SAS Adis qui exploite le centre commercial E. Leclerc situé à [Localité 87].
Par actes d'huissier en date des 2, 3 et 4 juin 2020, les ayants-droits de [AF] [LU], y compris Mme [FP], veuve [LU] ont fait assigner la SAS Adis et son assureur, la SA Allianz Iard, la SA Groupe Bigard et son assureur, la société HDI Global SE devant le tribunal judiciaire de Montargis en réparation de leurs préjudices à la fois en qualité d'héritiers de [AF] [LU] et à titre personnel.
[A] [FP], veuve [LU], est décédée le [Date décès 39] 2020.
Par jugement en date du 28 avril 2022, le tribunal judiciaire de Montargis a :
- déclaré irrecevable l'exception de nullité de l'assignation soulevée par la SAS Adis et par la SA Allianz iard,
- déclaré irrecevable la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir des demandeurs, soulevée par la SA Groupe Bigard, la Compagnie HDI Global SE et la SA Allianz Iard,
- déclaré irrecevable l'action en responsabilité des demandeurs contre la SAS Adis,
- rejeté en conséquence les demandes indemnitaires formées par les demandeurs contre la SAS Adis et la SA Allianz Iard,
- mis hors de cause la SAS Adis et la SA Allianz Iard pour la suite de l'instance,
- dit que la SA Groupe Bigard et la Compagnie HDI Global SE sont tenues solidairement à réparatio des conséquences dommageables du fait du produit défectueux dont [AF] [LU] a été victime,
- débouté M. [Y] [LU], M. [TE] [LU], M. [H] [LU], Mlle [W] [LU], Mlle [WA] [C], Mlle [P] [C], M. [OW] [C], M. [M] [WD], M. [OT] [WD], Mlle [Z] [WD], Mlle [E] [WD], M. [PF] [WD], Mlle [R] [FJ], M. [FM] [FJ], Mlle [S] [FJ], Mlle [CK] [LU], de leur demande d'indemnisation au titre du préjudice d'affection,
Avant dire droit sur le préjudice personnel de [AF] [LU] et sur celui de ses héritiers et de ses petits-enfants,
- ordonné une expertise médicale sur dossier et désigné le docteur [CN] en qualité d'expert pour y procéder,
- débouté la SAS Adis et la SA Allianz Iard de leur demande d'indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- sursis à statuer sur la demande d'indemnisation au titre des frais funéraires,
- sursis à statuer sur la demande d'indemnisation au titre du préjudice d'affection des héritiers et des petits-enfants de [AF] [LU],
- sursis à statuer sur la demande d'indemnisation des demandeurs et de la SA Groupe Bigard et de la Compagnie HDI Global SE au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- réservé les dépens.
Par déclaration en date du 23 juin 2022, la SA Groupe Bigard et la Compagnie d'assurance HDI Global SE ont relevé appel de l'intégralité des chefs de ce jugement sauf en ce qu'il a débouté M. [Y] [LU], M. [TE] [LU], M. [H] [LU], Mlle [W] [LU], Mlle [WA] [C], Mlle [P] [C], M. [OW] [C], M. [M] [WD], M. [OT] [WD], Mlle [Z] [WD], Mlle [E] [WD], M. [PF] [WD], Mlle [R] [FJ], M. [FM] [FJ], Mlle [S] [FJ], Mlle [CK] [LU], de leur demande d'indemnisation au titre du préjudice d'affection.
Les parties ont constitué avocat et ont conclu.
Mme [LX] [LU] épouse [FJ] est décédée le [Date décès 49] 2022, laissant pour lui succéder Mme [T] [FJ] épouse [C], Mme [X] [FJ] épouse [WD] et M. [FG] [FJ] ainsi que son conjoint survivant, M. [V] [FJ].
M. [V] [FJ] est intervenu volontairement à l'instance.
Par ordonnance d'incident du 6 novembre 2023, le conseiller de la mise en état a :
- déclaré recevable l'appel interjeté le 23 juin 2022 par la société HDI Global SE,
- rejeté les demandes fondées sur les dispositions de l'article 700 du code de procédure
civile,
- condamné la société Allianz iard aux dépens de l'incident.
Suivant conclusions récapitulatives notifiées par voie électronique le 20 mars 2023, la SA Groupe Bigard et la Compagnie d'assurance HDI Global SE demandent à la cour de:
- déclarer la société Bigard et la Compagnie HDI Global SE bien fondées en leur appels principaux et incident,
A titre principal :
- infirmer le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Montargis en date du 28 avril 2022 en ce qu'il a retenu la responsabilité de la société Bigard sur le fondement de la responsabilité des produits défectueux et qu'elle était donc tenue solidairement avec son assureur, la Compagnie HDI Global SE à réparation des conséquences dommageables du produit défectueux dont a été victime M. [AF] [LU],
Statuant à nouveau :
- juger que les consorts [LU], [WD] et [FJ] ne démontrent pas le défaut de sécurité du produit, en l'espèce des bouchées à la reine composées d'une étiquette « excellence à la française »,
- juger que la responsabilité de la société Bigard ne peut en aucun cas être engagée sur le fondement de la responsabilité des produits défectueux,
En conséquence,
- débouter purement et simplement les consorts [LU], [WD] et [FJ] de l'ensemble de leurs demandes à l'encontre de la société Bigard et de la Compagnie HDI Global SE en toutes fins qu'elles comportent, en ce compris la demande d'expertise judiciaire,
- condamner les consorts [LU], [WD] et [FJ], ou tout succombant, à la somme de 15.000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance.
En tout état de cause :
- confirmer le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Montargis en date du 28 avril 2022 en ce qu'il débouté M. [Y] [LU], M. [TE] [LU], M. [H] [LU], Mme [W] [LU], Mme [WA] [C], Mme [P] [C], M. [OW] [C], M. [M] [WD], M.
[OT] [WD], Mme [Z] [WD], Mme [E] [WD], M. [PF] [WD], Mme [R] [FJ], M. [FM] [FJ], Mme [S] [FJ] et Mme [CK] [LU] de leurs demandes d'indemnisation,
En conséquence,
- débouter M. [Y] [LU], M. [TE] [LU], M. [H] [LU], Mme [W] [LU], Mme [WA] [C], Mme [P] [C], M. [OW] [C], M. [M] [WD], M. [OT] [WD], Mme [Z] [WD], Mme [E] [WD], M. [PF] [WD], Mme [R] [FJ], M. [FM] [FJ], Mme [S] [FJ] et Mme [CK] [LU] de leurs demandes d'indemnisation au titre du préjudice d'affection de leurs demandes d'indemnisation.
Suivant conclusions récapitulatives notifiées par voie électronique le 20 décembre 2022, les consorts [LU] demandent à la cour de :
A titre principal,
- débouter les appelantes en toutes leurs demandes, fins et conclusions ;
- confirmer en conséquence le jugement entrepris en ce qu'il a dit que les sociétés Groupe Bigard et HDI Global SE sont tenues solidairement à réparation des conséquences dommageables du produit défectueux dont [AF] [LU] a été victime ;
A titre subsidiaire,
- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré irrecevable l'action en responsabilité engagé contre la société Adis, rejeté les demandes indemnitaires formées contre les Sociétés Adis et Allianz et mis hors de cause ces deux sociétés ;
- juger que la société Adis a commis une faute en procédant à la vente du produit litigieux ;
- condamner en conséquence in solidum les sociétés Adis et Allianz à indemniser les victimes des conséquences dommageables liées à l'ingestion par [AF] [LU] du produit litigieux ;
A titre reconventionnel,
- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté M. [Y] [LU], M. [TE] [LU], M. [H] [LU], Mlle [W] [LU], Mlle [WA] [C], Mlle [P] [C], M. [OW] [C], M. [M] [WD], M. [OT] [WD], Mlle [Z] [WD], Mlle [E] [WD], M. [PF] [WD], Mlle [R] [FJ], M. [FM] [FJ], Mlle [S] [FJ], et Mlle [CK] [LU] de leur demande d'indemnisation au titre du préjudice d'affection lié au décès de
[AF] [LU] ;
- surseoir à statuer sur le quantum de leur indemnisation ;
- renvoyer les parties devant la juridiction de première instance pour qu'il soit statué sur le quantum des préjudices ;
- condamner solidairement les sociétés Groupe Bigard et HDI Global SE à payer la somme de 10.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner solidairement les Sociétés Groupe Bigard et HDI Global SE aux entiers dépens.
Suivant conclusions récapitulatives notifiées par voie électronique le 14 novembre 2024, la SAS Adis demande à la cour de :
- juger définitifs les chefs du jugement du tribunal judiciaire de Montargis du 28 avril 2022 ayant :
- déclaré irrecevable l'action en responsabilité des demandeurs contre la SAS Adis,
- rejeté en conséquence les demandes indemnitaires formées par les demandeurs contre la SAS Adis et la SA Allianz Iard,
- mis hors de cause la SAS Adis et la SA Allianz Iard pour la suite de l'instance,
- juger que la société Bigard et la compagnie HDI Global SE ne formule aucune demande à l'encontre de la société Adis.
- confirmer le jugement du tribunal judiciaire de Montargis du 28 avril 2022 en ce qu'il a :
- déclaré irrecevable l'action en responsabilité des demandeurs contre la SAS Adis,
- rejeté en conséquence les demandes indemnitaires formées par les demandeurs contre la SAS Adis et la SA Allianz Iard,
- mis hors de cause la SAS Adis et la SA Allianz Iard pour la suite de l'instance,
- dit que la SA Groupe Bigard et la Compagnie HDI Global SE sont tenues solidairement à réparation des conséquences dommageables du fait du produit défectueux dont [AF] [LU] a été victime,
- débouté M. [Y] [LU], M. [TE] [LU], M. [H] [LU], Mlle [W] [LU], Mlle [WA] [C], Mlle [P] [C], M. [OW] [C], M. [M] [WD], M. [OT] [WD], [MA] [Z] [WD], [MA] [E] [WD], M. [PF] [WD], Mlle [R] [FJ], M. [FM] [FJ], Mlle [S] [FJ], Mlle [CK] [LU], de leur demande d'indemnisation au titre du préjudice d'affection,
- avant dire droit sur le préjudice personnel de [AF] [LU] et sur celui de ses héritiers et de ses petits-enfants, ordonné une expertise médicale sur dossier et désigné le docteur [CN] en qualité d'expert, avec mission de :
1) Prendre connaissance du dossier et de tous documents médicaux utiles recueillis tant auprès des héritiers de la victime que de tous tiers détenteurs,
2) Examiner le dossier médical de [AF] [LU], décrire les lésions causées par les faits d'ingestion de l'étiquette du produit alimentaire «Bouchée à la reine » fabriquée par la SA Groupe Bigard, indiquer les traitements appliqués, leur évolution, leur état à la date du décès le [Date décès 62] 2017 et un éventuel état antérieur en précisant son incidence,
3) Décrire les souffrances endurées par [AF] [LU] entre l'ingestion de l'étiquette présente de la Bouchée à la reine et son décès et les évaluer sur une échelle de 1 à 7, en distinguant, le cas échéant, différentes périodes (entre l'ingestion et l'opération, puis entre l'opération et le
décès),
4) Dire si le fait dommageable, à savoir l'ingestion de l'étiquette du produit, a été la cause du décès de [AF] [LU] par arrêt cardiaque à la suite de son opération, ou si ce décès se serait, en tout état de cause, spontanément manifesté à la date du [Date décès 62] 2017 compte tenu de
ses antécédents médicaux;
5) Donner son avis sur le lien entre l'arrêt cardiaque de [AF] [LU] le [Date décès 62] 2017 et les motifs de son hospitalisation le 25 octobre 2017.
- débouter purement et simplement les consorts [LU] de l'ensemble de leurs demandes à l'encontre de la société Adis.
- condamner tout succombant à verser à la société Adis la somme de 5.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Suivant conclusions récapitulatives notifiées par voie électronique le 26 décembre 2022, la SA Allianz Iard demande à la cour de :
- confirmer en tout point le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Montargis le 28 avril 2022,
- juger que la société Bigard ne formule aucune demande contre la société Allianz Iard ou son assurée, la société Adis,
- juger que la société HDI Global SE ne formule aucune demande contre la société Allianz Iard, ou son assurée, la société Adis,
Et en conséquence :
- juger que la société Adis n'est pas responsable du décès de M. [AF] [LU],
- débouter les consorts [LU] de leurs demandes formulées à l'encontre de la société Allianz Iard,
- mettre hors de cause la société Allianz Iard,
- juger que M. [IO] [LU], M. [F] [LU], M. [M] [LU], M. [D] [LU], Mme [ZL] [LU], M. [Y] [LU] et M. [TE] [LU] ne justifient pas de leur préjudice d'affection, en conséquence, les débouter de leur demande au titre du préjudice d'affection,
- condamner tout succombant à payer à la société Allianz Iard la somme de 2.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- rejeter le surplus des demandes qui pourraient être formulées contre la société Allianz
Iard.
Pour un plus ample exposé des faits et des moyens des parties, il convient de se reporter à leurs dernières conclusions.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 18 novembre 2024.
Le 9 janvier 2025, le message suivant a été adressé par le conseiller de la mise en état aux consorts [LU] :
'Un certain nombre d'enfants mineurs, qui figurent dans la procédure comme étant représentés par leur représentant légal, sont devenus majeurs (ceux nés avant 2007). L'instance se trouve donc interrompue, sauf à ce qu'ils interviennent volontairement à la procédure.
L'article 783 du code de procédure civile autorisant les demandes d'intervention volontaire après l'ordonnance de clôture, je vous propose, si cela vous est possible, de régulariser la procédure en signifiant des conclusions d'intervention volontaire pour les personnes concernées avant l'audience de plaidoirie du 20 janvier prochain'.
Le 16 janvier 2025, les consorts [LU] ont déposé et notifié de nouvelles conclusions, portant intervention volontaire de :
- [TE] [LU], né le [Date naissance 42] 2006 ;
- [FM] [FJ], né le [Date naissance 83] 2006 ;
- [N] [LU], née le [Date naissance 19] 2003.
MOTIFS
Sur la responsabilité de la société Groupe Bigard
Moyens des parties
La société Groupe Bigard sollicite l'infirmation du jugement qui a retenu sa responsabilité sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux. Elle fait valoir que les consorts [LU] ne démontrent pas le défaut de sécurité du produit. Elle estime que le tribunal a retenu à tort que l'étiquette s'enfoncerait dans la garniture ce qui pourrait permettre son ingestion, ce qui est faux. Elle soutient qu'il résulte en effet des différentes photographies produites que l'étiquette, sur laquelle il est inscrit 'L'excellence à la française', est parfaitement visible et décelable même après les manipulations que le distributeur ou le consommateur final ont pu faire. Elle ajoute qu'elle produit en appel un constat d'huissier, auquel a été envoyé un carton de dix bouchées à la reine, qui tend à démontrer que la chauffe du produit n'a pas pour effet de masquer l'étiquette, que la garniture se maintient parfaitement et que l'étiquette reste parfaitement visible dans tous les cas, même après leur mise en chauffe au four à 180 degrés.
Elle fait encore valoir qu'à supposer que l'étiquette n'ait été que très peu visible, il est impossible, pour un consommateur moyen, d'ingérer ce type d'étiquette, en plastique et de dimension 3,6 X 3,8 cm, sans s'en apercevoir, quand bien même il serait porteur d'un appareil dentaire complet.
Les consorts [LU] sollicitent la confirmation du jugement qui a retenu la responsabilité de la société Groupe Bigard, sur le fondement des articles 1245 et suivants du code civil, relatifs à la responsabilité de plein droit des producteurs du fait des produits défectueux. Ils font valoir que l'utilisation d'étiquettes en plastique rigide et tranchant conduisait à l'existence d'un risque pour le consommateur et constituait donc un défaut du produit au sens de l'article 1245-3 du code civil, ces étiquettes ayant tendance à s'enliser
lorsqu'elles sont plantées dans la sauce. Le dommage est constitué par la perforation intestinale, l'hospitalisation puis le décès de [AF] [LU]. Ils contestent les allégations de la société Groupe Bigard, qui soutient que l'étiquette était parfaitement visible, les photographies versées aux débats montrant au contraire que les étiquettes ont une tendance très marquée à s'enfoncer dans la sauce, d'autant plus lorsqu'elles se réchauffent. Ils estiment que le constat d'huissier produit en appel est à prendre avec précaution, les produits ayant été soigneusement sélectionnés par la société Groupe Bigard, sont arrivés directement en sortie de préparation sans intermédiaire, que l'huissier est averti de la présence des étiquettes, que [AF] [LU] avait 92 ans et la vue déclinante, qu'il a mis la bouchée à réchauffer seul, et a ingéré l'étiquette sans s'en rendre compte. En tout état de cause, ils soulignent que l'huissier a constaté que sur l'une des bouchées, l'étiquette était légèrement plus enfoncée, ne laissant apparaître que la première ligne des inscriptions sur l'étiquette, ce qui démontre que la submersion des étiquettes est donc possible.
Réponse de la cour
En application de l'article 1245 du code civil :
'Le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime'.
Les articles 1245 et suivants du code civil instaurent un régime d'indemnisation spécifique, résultant de la directive 85/374 CEE du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux. Cette directive a été transposée en droit interne par la loi n° 98-389 du 19 mai 1998, qui a institué une responsabilité de plein droit des producteurs pour les dommages causés par un défaut de leurs produits, dite responsabilité du fait des produits défectueux.
Le demandeur à l'indemnisation doit démontrer le dommage, le défaut du produit et le lien de causalité entre dommage et défaut.
En l'espèce, la société Groupe Bigard soutient qu'il n'est pas établi que son produit est affecté d'un défaut.
Toutefois, c'est par de justes et pertinents motifs que la cour adopte que le premier juge a retenu que le produit en cause, une bouchée à la reine, était affecté d'un défaut tenant à la présence d'une étiquette en plastique rigide, pointue et tranchante, d'une taille en permettant l'ingestion, plantée directement sur le produit.
En effet, il résulte des photographies produites que ces étiquettes sont plantées directement sur l'aliment, lequel est constitué en son centre d'une garniture non rigide et sont donc susceptibles, en fonction des manipulations effectuées tant au stade du transport, que de leur commercialisation ou encore par le consommateur après leur acquisition, de s'incliner plus ou moins dans l'aliment et/ou de s'y enfoncer de façon plus ou moins importante.
Ainsi, les photographies produites démontrent, contrairement à ce que soutient la société Groupe Bigard, que les étiquettes, dont la pointe est intégralement imergée dans le produit, sont plus ou moins inclinées et plus ou moins enfoncées dans la garniture, les deux lignes d'écriture n'étant pas apparentes sur l'ensemble des bouchées présentées, notamment sur les bouchées présentes sur l'étalage du magasin Leclerc (pièce 3, cinquième photographie) où les étiquettes sont, au moins pour les bouchées du fond, partiellement enfoncées.
Il résulte du procès-verbal établi par huissier le 15 juin 2022 que l'enfoncement de cette étiquette est parfaitement possible, même sans manipulation particulière du produit, puisque :
- sur les dix bouchées à la reine reçues, l'une d'entre elle avait une étiquette 'légèrement enfoncée', ne laissant apparaître que la première ligne des inscriptions de l'étiquette, ne dépassant que de 1,3 cm de la préparation au lieu de 2,1 cm pour les autres.
- après la cuisson, la bouchée dont l'étiquette était partiellement enfoncée ne laissait toujours apparaître que la première ligne d'inscription, sans évolution avec la cuisson.
Il en résulte qu'il est donc possible que les étiquettes s'enfoncent, au moins partiellement, dans la préparation, quand bien même ce cas n'affecte qu'une bouchée sur dix dans l'échantillon considéré.
Si l'enfoncement constaté par l'huissier ou constaté sur les photographies n'est que partiel et ne dissimule pas entièrement l'étiquette, force est de constater que les photographies portent sur des produits encore présents sur les étalages des magasins et que l'échantillon confié à l'huissier, s'il a été conditionné dans les mêmes conditions d'emballage que celui effectué dans un magasin Leclerc, n'a pas subi les mêmes manipulations que celles, mulitples, résultant de leur transport par un transporteur, de leur mise en rayon dans une grande surface, après le cas échéant déconditionnement ou défilmage par un opérateur du magasin, voire reconditionnement, au regard des explications de la société Groupe Bigard, de leur mise en rayon au rayon traiteur ou en libre-service, de leurs manipulations éventuelles par les clients, de leur achat dans un sac ou caddy plus ou moins plein, puis passage en caisse, transport avec le reste des courses dans des conditions ignorées, rangement à la maison...
Le risque d'enfoncement plus ou moins important des étiquettes dans la préparation est donc avéré. Quant à leur couleur noire, relevée par la société Groupe Bigard pour souligner leur caractère particulièrement visible, il résulte des éléments produits qu'elle n'est présente que sur un côté des étiquettes, l'autre côté étant de couleur blanche ou claire, lequel est donc plus susceptible d'être confondu avec la préparation alimentaire.
Il ne peut dès lors être soutenu que les étiquettes sont, de façon systématique, parfaitement visibles par le consommateur au moment où de la consommation du produit, puisqu'un enfoncement au moins partiel dans la préparation culinaire est parfaitement possible.
Le premier juge a retenu à bon droit que le format et la taille de l'étiquette ne font pas obstacle à son ingestion, ce que démontre d'ailleurs le fait que [AF] [LU] ait pu en ingérer une, retrouvée dans son intestin.
Or la présence sur un produit alimentaire d'une étiquette non comestible en plastique, tranchante et comportant un bout pointu, d'une taille en permettant l'ingestion, plantée directement dans la préparation culinaire dans laquelle elle est susceptible de s'enfoncer de façon plus ou moins importante et donc d'être plus ou moins visible, constitue un défaut du produit puisqu'elle crée un risque pour le consommateur susceptible de ne pas la voir et de l'ingérer.
Il est établi par les pièces produites que la perforation de l'intestin de [AF] [LU] a été causée par l'ingestion de cette étiquette, et est donc directement imputable au défaut du produit.
Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a retenu que la responsabilité de la société Groupe Bigard est engagée sur le fondement de la responsabilité des produits défectueux et a dit qu'elle était, soliciairement avec son assureur la société HDI Global SE, tenue à réparation des conséquences dommageables en résultant pour [AF] [LU] et ses ayants-droit, et en ce qu'il ordonne une mesure d'expertise afin d'évaluer l'étendue du préjudice.
La demande subsidiaire des consorts [LU] tendant à voir infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré irrecevable leur action en responsabilité contre la société Adis et rejeté leurs demandes indemnitaires contre la société Adis et la société Allianz, est donc sans objet, le jugement étant confirmé en ce qu'il a déclaré irrecevable leur action contre la société ADIS, et a mis hors de cause la socité ADIS et la société ALLIANZ son assureur pour la suite de l'instance.
Sur le rejet de la demande d'indemnisation du préjudice d'affection des petits-enfants
Moyens des parties
Les consorts [LU] sollicitent l'infirmation du jugement qui a débouté les arrière-petits-enfants de [AF] [LU] de leur préjudice d'affection. Ils font valoir que [AF] [LU] s'impliquait énormément dans sa vie familiale et entretenait des liens étroits avec ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, ainsi qu'il résulte des nombreuses photographies qui montrent sa présence régulière aux fêtes de famille. Ils soutiennent que le référentiel de Mornet ne fait pas mention des arrière-petits-enfants, qui ne sont pas assimilables aux 'autres parents ou proches', que la jurisprudence a toujours considéré que les descendants en ligne directe étaient légitimes à invoquer un préjudice d'affection sans avoir à démontrer un lien affectif ou des relations spécifiques avec le défunt. Ils précisent que ses arrières-petits-enfants sont nés pour la plupart entre 2002 et 2012 et ont donc eu largement le temps de tisser des liens avec lui.
La société Groupe Bigard sollicite la confirmation du jugement de ce chef. Elle estime qu'il n'est pas démontré de lien étroit entre [AF] [LU] et ses arrière-petits-enfants, que les photographies produites ne démontrent pas. Elle soutient que les arrière-petits-enfants font partie de la catégorie 'autres parents ou proches' du référentiel de Mornet, de sorte qu'il faut démontrer des liens étroits pour justifier d'une indemnisation.
Réponse de la cour
Les arrières-petits-enfants de [AF] [LU], qui sont ses descendants en ligne directe, ont ainsi perdu leur aïeul.
Il est soutenu, et justifié par des photographies versées aux débats, que [AF] [LU] entretenait des relations avec l'ensemble des membres de sa famille, en ce compris avec les jeunes enfants.
Il ne saurait dès lors être considéré que les arrières-petits-enfants de [AF] [LU], qui ont connu leur arrière-grand-père, durant de nombreuses années pour les plus âgés d'entre eux, n'ont subi aucun préjudice d'affection du fait de la disparition de ce dernier.
Le jugement sera infirmé en ce qu'il a débouté les arrières-petits-enfants de [AF] [LU] de leur demande d'indemnisation.
Sur les demandes accessoires
La société Groupe Bigard et la société HDI Global SE seront tenues aux dépens de la procédure d'appel.
Les circonstances de la cause justifient de les condamner à verser, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile :
- aux consorts [LU] une somme de 2500 euros
- à la société Allianz IARD une somme de 1000 euros,
- à la société ADIS une somme de 1000 euros.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en dernier ressort,
CONFIRME en ses dispositions critiquées le jugement entrepris, sauf en ce qu'il déboute M. [Y] [LU], M. [TE] [LU], M. [H] [LU], Mlle [W] [LU], Mlle [WA] [C], Mlle [P] [C], M. [OW] [C], M. [M] [WD], M. [OT] [WD], Mlle [Z] [WD], Mlle [E] [WD], M. [PF] [WD], Mlle [R] [FJ], M. [FM] [FJ], Mlle [S] [FJ], Mlle [CK] [LU], de leur demande d'indemnisation au titre du préjudice d'affection ;
L'INFIRME de ce chef ;
Statuant à nouveau du chef infirmé et y ajoutant,
DIT que M. [Y] [LU], M. [TE] [LU], M. [H] [LU], Mlle [W] [LU], Mlle [WA] [C], Mlle [P] [C], M. [OW] [C], M. [M] [WD], M. [OT] [WD], Mlle [Z] [WD], Mlle [E] [WD], M. [PF] [WD], Mlle [R] [FJ], M. [FM] [FJ], Mlle [S] [FJ], Mlle [CK] [LU] , arrières-petits-enfants de [AF] [LU], sont fondés à solliciter l'indemnisation de leur préjudice d'affection ,
DIT qu'il sera statué sur le quantum de leur indemnisation par le tribunal judiciaire de Montargis, qui reste saisi de l'indemnisation du préjudice en ce qu'il a sursis à statuer de ce chef ;
CONDAMNE in solidum la société Groupe Bigard et la société HDI Global SE à payer, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile :
- une somme de 2500 euros aux consorts [LU],
- une somme de 1000 euros à la société Allianz Iard ;
- une somme de 1000 euros à la société ADIS ;
CONDAMNE in solidum la société Groupe Bigard et la société HDI Global SE aux dépens de la procédure d'appel.
Arrêt signé par Mme Anne-Lise COLLOMP, Présidente de Chambre et Mme Karine DUPONT, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.