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Décisions

CA Versailles, ch. com. 3-2, 4 mars 2025, n° 23/04906

VERSAILLES

Arrêt

Infirmation partielle

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Guerlot

Vice-président :

M. Roth

Conseiller :

Mme Muller

Avocats :

Me Ferchaux-Lallement, Me Prompsaud, Me Borlieu, SCP Avocatsliberte Glon-Gobbe-Brouillet-Aubry-Tessier, SCP GLP Associes

T. com. Versailles, 4e ch., du 16 juin 2…

16 juin 2023

EXPOSE DU LITIGE

M. [R], exploitant agricole, a créé en 1994 la société civile agricole [4] (société [4], exploitant [Adresse 10] située à [Localité 8]) dans laquelle il disposait de 94,5 % du capital social, M. [F] disposant pour sa part de 5,5 % du capital.

Le 19 juin 2015, M. [R] et la société civile immobilière [14] (détenue par M. et Mme [O], exploitants agricoles d'une ferme voisine de [Adresse 10]) ont créé entre eux la société civile immobilière [11], dont le capital est divisé en 17 100 parts, dont 16 975 parts attribuées à M. [R] et 125 parts attribuées à la société civile [14].

En janvier 2016, les époux [O] ont acquis les parts de M. [F] dans la société [4].

En octobre 2016, M. [R] d'une part (50 % des parts), et les époux [O] d'autre part (chacun détenant 25 % des parts) ont constitué entre eux une SARL dénommée [13]. M. [R] a été nommé gérant. Cette société a pour activité la commercialisation de produits de la ferme, dans une boutique située sur le site de la [Adresse 10].

Au moment de la clôture du premier exercice social de la société [13], les époux [O] ont reproché à M. [R] sa gestion opaque, outre des détournements de fonds au profit de la société [4], ce qui a généré des tensions entre les associés. Ces derniers ont refusé de signer le procès-verbal de l'assemblée générale réunie le 7 août 2018.

Par acte du 1er octobre 2018, la société [4], représentée par M. [R], a consenti un bail commercial à la société [13] (en cours de constitution). Ce bail portait sur le local commercial qui servait antérieurement de boutique à la société [13].

Le 15 octobre 2018, M. [M], ami de M. [R], a constitué la SASU dénommée [13], dont le siège est situé à [Adresse 10].

La société [13], exerçant sous le nom commercial [13], a ensuite repris l'exploitation de la boutique à son compte.

Par ordonnance de référé du 21 décembre 2018, le président du tribunal de commerce de Versailles, saisi par les époux [O], a désigné Maître Lavoir en qualité de mandataire ad hoc afin de réunir l'assemblée générale de la société [13], et de délibérer notamment sur les comptes sociaux et l'affectation du résultat.

Dénonçant la concurrence déloyale pratiquée par la société [13] - présidée par M. [M], mais dont M. [R] serait le gérant de fait - les époux [O] ont fait assigner les sociétés [4] et [13], ainsi que MM. [R] et [M] en référé devant le président du tribunal de commerce de Versailles, afin de faire cesser le trouble illicite caractérisé par cette concurrence.

Par ordonnance du 6 mars 2019, le président du tribunal de commerce a, pour l'essentiel, ordonné à la société [13], sous astreinte, de cesser toute activité à la [Adresse 10] et dans un rayon de 30 km, et interdit à la société [4] de faire concurrence à la société [13].

Les 16 avril et 13 juin 2019, les sociétés [4] et [13] ont été placées en liquidation judiciaire, la SELAFA [15] étant nommée en qualité de liquidateur.

Par arrêt du 14 novembre 2019, statuant en référé, la présente cour a infirmé l'ordonnance du 6 mars 2019 des chefs précités (cessation d'activité de la société [13] et interdiction de concurrence adressée à la société [4]), déclarant les époux [O] irrecevables en leurs demandes à l'encontre des sociétés [13] et [4] (pour absence de préjudice propre et personnel, distinct de celui causé à la société [13], qui n'était en outre pas partie à l'instance). La cour a toutefois retenu l'existence d'agissements fautifs de M. [R], du fait de la substitution opérée entre la société [13] et la société [13] privant la première de son fonds de commerce. La cour a dès lors condamné M. [R] à payer aux époux [O] une provision de 10 000 euros chacun, à valoir sur leur préjudice moral.

Les 14 et 15 février 2022, les époux [O] et la société [14] ont assigné M. [R] et la société [13], ainsi que la société [15] en sa qualité de liquidateur des sociétés [13] et [4] devant le tribunal de commerce de Versailles.

Le 16 juin 2023, par jugement réputé contradictoire, le tribunal de commerce de Versailles a :

- constaté l'absence de la société [15], en sa qualité de liquidateur judiciaire des sociétés [13] et [4] ;

- dit M. et Mme [O] recevables en leur action à l'encontre de M. [R] pris en sa qualité de gérant de la société [13] ;

- dit la société [14] recevable en son action à l'encontre de M. [R] pris en qualité de gérant de la société [4] ;

- dit M. et Mme [O] et la société [14] irrecevables en leurs demandes à l'encontre de la société [13] pour défaut de qualité à agir ;

- débouté M. et Mme [O] et la société [14] de l'ensemble de leurs demandes ;

- dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné in solidum M. et Mme [O] et la société [14] aux dépens.

Le 18 juillet 2023, les époux [O] et la société [14] ont interjeté appel de ce jugement en ce qu'il a :

- dit M. et Mme [O] et la société [14] irrecevables en leurs demandes à l'encontre de la société [13] pour défaut de qualité à agir ;

- débouté M. et Mme [O] et la société [14] de l'ensemble de leurs demandes ;

- condamné in solidum M. et Mme [O] et la société [14] aux dépens.

Par dernières conclusions du 29 mai 2024, ils demandent à la cour de :

- déclarer l'appel recevable et réformer le jugement entrepris ;

Statuant à nouveau,

- déclarer recevable l'action ut singuli engagée par M. et Mme [O] à l'encontre de M. [R] et de la société [13] dont il est président et actionnaire ;

- déclarer recevable l'intervention ut singuli de la société [14] en tant qu'associé de la société [4] ;

En tout état de cause,

- déclarer recevable l'action engagée par M. et Mme [O] à l'encontre de M. [R] et de la société [13] en nullité de la cession des biens des sociétés [13] dont le fonds de commerce et société [4] et ce au visa de l'article L. 642-3 du code de commerce ;

- déclarer que M. [R] a commis des fautes de nature à caractériser une concurrence déloyale à l'égard de la société [13] dont il était pourtant le gérant et l'actionnaire majoritaire en procédant à l'éviction de fait et de droit de cette société de son lieu d'activité commerciale [Adresse 12] à [Localité 8] ;

au moyen de l'établissement d'un faux procès-verbal daté du 12 octobre 2018 décidant du changement de siège social ;

en permettant l'installation d'une société concurrente, la société [13], en ses lieux et place sans l'autorisation des associés et au moyen de la signature d'un bail commercial au profit de la société [13] au nom de la société [4] et alors même que la société [4] n'est pas propriétaire du local commercial et n'est titulaire, ni de droit ni de titre, sur le local commercial objet du bail ;

en s'abstenant d'établir la moindre comptabilité ni rapport de gérance de la société [13] après l'exercice 2017 ;

en faisant littéralement disparaître le fonds de commerce de la société [13] et en acceptant le transfert du nom commercial sans contrepartie financière au profit d'une société [13] exerçant à l'enseigne " [13] " présidée de droit par l'un de ses amis M. [M] mais dont il est le gérant de fait en étant l'animateur de la boutique commerciale notamment ;

puis en prenant la présidence et l'actionnariat avec sa mère de cette société [13] ;

- déclarer que la société [13] a commis des actes de concurrence déloyale et de parasitisme solidairement avec M. [R] au détriment de la société [13] dont elle connaissait parfaitement l'existence pour avoir pris sa suite dans les lieux sans aucune contrepartie financière ;

- déclarer illicite, au visa de l'article L. 642-3 du code de commerce, la reprise de l'exploitation du fonds de commerce de la société [13] et de la société [4], des biens et des matériels d'exploitation appartenant à l'une ou l'autre des deux sociétés en liquidation judiciaire au profit de M. [R] de la société [13] dont il est actionnaire et président ;

- prononcer la nullité du bail commercial signé par M. [R] au profit de la société [13] ;

- ordonner une expertise judiciaire et désigner tel expert qu'il plaira au tribunal afin d'établir l'ampleur du préjudice subi par la société [13] et ce à partir de la comptabilité de M. [R] et de la société [13] de novembre 2018 au jour du jugement à intervenir et plus particulièrement :

se rendre sur le site de [Adresse 12] à [Localité 8] en présence des parties préalablement convoquées et visiter la boutique commerciale et les locaux annexes attenants (terrasses, réserves etc.) et entendre tous sachants et salariés de la société [13] compris ;

se faire communiquer tous documents utiles à l'accomplissement de mission bilans et compte de résultats des parties au litige, déclarations de TVA, liasse fiscale, relevés bancaires, ticket Z, état de caisse factures sur la période considérée ;

déterminer les chiffres d'affaires et résultats réalisés par M. [R] directement et celui de la société [13] dans le cadre de son activité commerciale accomplie depuis [Adresse 12] à [Localité 8] ;

déterminer le préjudice subi par la société [13] au titre de sa perte de clientèle à compter de novembre 2018 ;

- enjoindre M. [R] et la société [13] ou toute personne de leur chef de stopper toute activité commerciale sur le site de [Adresse 12] à [Localité 8] et de fermer l'accès au public du local commercial correspondant, et ce sous astreinte de 10 000 euros par infraction constatée ;

- condamner solidairement, à titre de provision en attente du rapport d'expertise judiciaire, M. [R] et la société [13] à payer à M. et Mme [O] la somme de 20 000 euros à valoir sur leur préjudice financier lié à la perte de leurs droits sociaux au capital de la société [13] ;

- autoriser la publication de cette fermeture et les motifs du jugement (sic) sur les réseaux ;

- condamner solidairement M. [R] et la société [13] au paiement d'une somme de 15 000 euros au titre des frais irrépétibles aux entiers dépens dont les frais d'expertise judiciaire au visa de l'article 700 du code de procédure civile.

Par dernières conclusions du 29 février 2024, la société [13] demande à la cour de :

- confirmer le jugement en toutes ses dispositions ;

Y ajoutant,

- condamner solidairement la société [14] ainsi que M. et Mme [O] à lui payer la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner solidairement la société [14] ainsi que M. et Mme [O] aux entiers dépens.

Par dernières conclusions du 25 mars 2024, M. [R] demande à la cour de :

- le recevoir en ses écritures ;

Ce faisant,

- débouter M. et Mme [O] ainsi que la société [14] de leur appel pour y être mal fondés ;

En conséquence,

- confirmer purement et simplement le jugement du 16 juin 2023 en l'ensemble de son dispositif ;

En tout état de cause,

- condamner solidairement M. et Mme [O] ainsi que la société [14] à lui verser la somme de 7 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner solidairement M. et Mme [O] ainsi que la société [14] aux entiers dépens dont distraction au profit de Maître Prompsaud, avocat, en application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

La déclaration d'appel et les conclusions ont été signifiées le 25 septembre 2023 à la société [9] (venant aux droits de la société [15]), en sa qualité de liquidateur des sociétés [13] et [4], par remise à remise à personne habilitée. Celle-ci n'a pas constitué avocat. La décision sera rendue par arrêt réputé contradictoire.

La clôture de l'instruction a été prononcée le 5 décembre 2024.

Pour plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux conclusions susvisées.

MOTIFS

Le tribunal a déclaré les époux [O] recevables en leur action à l'encontre de M. [R], pris en sa qualité de gérant de la société [13]. Il a également déclaré la société [14] recevable en son action à l'encontre de M. [R] en qualité de gérant de la société [4]. Aucune des parties ne sollicitant l'infirmation du jugement sur ces points, celui-ci sera nécessairement confirmé de ces chefs.

Les demandes formées par les époux [O] et la société [14] portent d'une part sur l'annulation d'un bail commercial, d'autre part sur l'illicéité de l'exploitation du fonds de commerce de la société [13] au profit de M. [R] et de la société [13], enfin sur des actes de concurrence déloyale commis par M. [R] et la société [13] au préjudice de la société [13]. Il convient d'examiner successivement ces demandes et les questions de recevabilité qui s'y rattachent.

1 - sur la demande d'annulation du bail commercial consenti par la société [4] au profit de la société [13]

Les époux [O] et la société [14] sollicitent le prononcé de la nullité du bail consenti le 1er octobre 2018 par la société [4] au profit de la société [13], portant sur la boutique située à [Adresse 10] à [Localité 8]. Ils font valoir que la société [4] n'est pas propriétaire de ce bien, qui a simplement été mis à sa disposition par son propriétaire, la société [11], de sorte qu'elle ne pouvait transmettre aucun droit à la société [13], d'autant que le local était exploité par la société [13]. Ils indiquent qu'en signant ce bail en qualité de gérant de la société [4], M. [R] a privé la société [13] de toute possibilité de poursuivre son activité, ce qui a entraîné sa liquidation judiciaire. Ils soutiennent que M. [R] a ainsi commis une faute de gestion justifiant leur demande de nullité " au titre de l'action ut singuli ", soutenant qu'une telle action n'a pas seulement pour objet la recherche de responsabilité du gérant, mais qu'elle permet également d'obtenir la nullité d'un acte social. Ils ajoutent que la signature du bail est en outre contraire aux délibérations prises en assemblée générale de la société [13] le 7 août 2018 (signature d'un bail au profit de cette dernière société). Ils affirment, contrairement à ce qu'a estimé le premier juge, que leur action contre la société [13] est recevable dès lors qu'ils justifient d'un préjudice direct. Ils fondent également leur demande sur l'article L.642-3 du code de commerce.

M. [R] soutient que la signature du bail n'est pas contraire aux délibérations de l'assemblée réunie le 7 août 2018, dès lors que le procès-verbal de ces délibérations n'a pas été signé par les associés. Il observe que la société [11], propriétaire du local donné en location, n'est pas partie à l'instance.

La société [13] relève que l'action des appelants est engagée à son encontre dans un cadre imprécis. Elle rappelle que l'action ut singuli est limitée au domaine des actions en responsabilité contre les dirigeants sociaux, rappelant qu'elle n'a pas cette qualité. Elle soutient que l'action exercée par les époux [O] à son encontre est irrecevable.

Réponse de la cour

Sur la recevabilité de l'action en annulation du bail commercial

Il résulte des articles 31 et 32 du code de procédure civile que l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé. Est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir.

Les époux [O] fondent leur demande de nullité du bail sur l'article L. 642-3 du code de commerce et sur l'action ut singuli.

L'article L.642-3 du code de commerce invoqué par les époux [O], en ce qu'il vise à interdire certaines cessions dans le cadre d'une liquidation judiciaire, n'est pas applicable au bail litigieux, d'une part car celui-ci ne correspond pas à une cession, d'autre part car il a été régularisé en octobre 2018, antérieurement à la liquidation de la société [4] prononcée en avril 2019.

Il résulte de l'article 1843-5 du code civil qu'outre l'action en réparation du préjudice subi personnellement, un ou plusieurs associés peuvent intenter l'action sociale en responsabilité contre les gérants.

En l'espèce, bien qu'invoquant l'exercice d'une action ut singuli, et l'existence d'une faute de gestion commise par M. [R], les époux [O] ne sollicitent pas réparation de l'éventuel préjudice qui résulterait de cette faute, concluant uniquement à la nullité du bail consenti à la société [13].

Contrairement à ce que soutiennent les époux [O], l'éventuelle faute commise par M. [R], en sa qualité de gérant des sociétés [4] et [13], ne peut aboutir qu'à la réparation d'un éventuel préjudice, et non pas à l'annulation d'un acte passé au préjudice de la société, la décision de la Cour de cassation citée par les époux [O] (cass.com. 16.10.1972 - n°70-13.691) étant en ce sens, contrairement à ce qui est soutenu.

Les époux [O] sont en tout état de cause des tiers au contrat de bail passé entre les sociétés [4] et [13], de sorte qu'ils ne justifient d'aucun intérêt à agir en nullité de cet acte.

Le jugement ayant prononcé une irrecevabilité globale de l'action formée à l'encontre de la société [13], par les époux [O] et la société [14], sans distinguer les différentes actions exercées (à savoir : annulation du bail, annulation du transfert du fonds de commerce, action en concurrence déloyale), il sera infirmé en cette irrecevabilité globale. La cour déclarera irrecevable la demande d'annulation du bail.

2 - sur la demande visant à " déclarer illicite, au visa de l'article L. 642-3 du code de commerce, la reprise de l'exploitation du fonds de commerce des sociétés [13] et [4] au profit de M. [R] et de la société [13] "

Les époux [O] soutiennent que la société [13] s'est emparée du fonds de commerce de la société [13] en violation des dispositions d'ordre public régissant les procédures collectives qui interdisent les cessions au profit du dirigeant de la société en liquidation, y compris par interposition d'une société tierce, ajoutant que tout intéressé est en droit de s'en plaindre. Ils soutiennent que cette cession de fonds de commerce est illicite, et demandent que la société [13] et M. [R] soient interdits d'exercer dans la boutique initialement exploitée par la société [13]. Ils estiment que leur intérêt à agir est parfaitement établi sur le fondement de l'article L. 642-3 précité.

M. [R] répond uniquement sur la demande de cessation de son activité, soutenant que les époux [O] n'ont pas qualité à agir sur le fondement de l'article 1843-5 du code civil, indiquant qu'en tout état de cause, il n'exploite pas le fonds en son nom propre sur le site de la ferme située à [Adresse 12] ([Adresse 10]).

La société [13] sollicite la confirmation du jugement en ce qu'il a déclaré irrecevables les demandes formées à son encontre par les époux [O] pour défaut de qualité à agir sur le fondement de l'article 1843-5 du code civil, rappelant que cet article est limité à l'action en responsabilité à l'encontre des seuls dirigeants sociaux.

Réponse de la cour

Il résulte de l'article L. 642-1 du code de commerce que la cession de l'entreprise a pour but d'assurer le maintien d'activités susceptibles d'exploitation autonome, de tout ou partie des emplois qui y sont attachés et d'apurer le passif. Elle peut être totale ou partielle.

L'article L. 642-3 du même code dispose que ni le débiteur ni les dirigeants de droit ou de fait de la personne morale en liquidation judiciaire (') ne sont admis, directement ou par personne interposée, à présenter une offre. (') Tout acte passé en violation du présent article est annulé à la demande de tout intéressé ou du ministère public.

La demande formée par M. et Mme [O] - sur le fondement de ces textes, mais visant à " l'illiciéité de la reprise du fonds de commerce " - doit être analysée en une demande d'annulation de la cession des fonds de commerce des sociétés [13] et [4] au profit de M. [R] et de la société [13]

Cette action n'étant pas ut singuli au sens de l'article 1843-5 du code civil, elle est recevable.

Mais il n'est établi l'existence d'aucune cession des fonds de commerce en cause, de sorte que les dispositions précitées sont inapplicables.

Le jugement entrepris ne peut en conséquence qu'être confirmé en ce qu'il a écarté la demande des époux [O] tendant à l'annulation de cessions inexistantes.

3 - sur les actions en responsabilité pour concurrence déloyale exercées par les époux [O] et la société [14] à l'encontre, d'une part de M. [R], d'autre part de la société [13]

Les époux [O] et la société [14] font valoir qu'en transférant frauduleusement, à compter d'octobre 2018, le fonds de commerce de la société [13] au profit de la société [13] (exerçant sous le nom commercial [13]), M. [R] et la société [13] ont commis des actes de concurrence déloyale au détriment de la société [13], dont ils sont associés à hauteur de 50%.

La recevabilité de l'action des appelants à l'encontre de M. [R] est acquise ainsi qu'exposé supra.

3-1 - sur la recevabilité de l'action en concurrence déloyale exercée à l'encontre de la société [13]

Les époux [O] et la société [14] critiquent le jugement en ce qu'il les a déclarés irrecevables en leur action contre la société [13] pour défaut de qualité à agir. Ils demandent - dans le dispositif de leurs conclusions - à être déclarés recevables en leur " action ut singuli " à l'encontre de la société [13]. Ils soutiennent, dans les motifs de leurs conclusions, que la société [13] leur a causé un préjudice direct.

La société [13] fait valoir que l'action des appelants est engagée à son encontre dans un cadre imprécis, soit sur le fondement de l'action ut singuli, soit sur le fondement de la responsabilité de droit commun. Elle rappelle en premier lieu que l'action ut singuli est limitée au domaine des actions en responsabilité exercées contre les dirigeants sociaux, rappelant qu'elle n'a pas cette qualité. Elle indique en second lieu que l'action exercée sur le fondement de la responsabilité d'un associé à l'encontre d'un tiers est subordonnée à l'existence d'un préjudice personnel et distinct de celui causé à la société qui ne soit pas le corollaire du préjudice de la société. Elle fait valoir que les époux [O] n'invoquent aucun préjudice distinct de celui qu'aurait subi la société [13], indiquant qu'une éventuelle baisse de valeur de titres sociaux en raison de l'amoindrissement de l'actif social ne constitue pas un tel préjudice distinct, de sorte que l'action exercée par les époux [O] à son encontre est irrecevable.

Réponse de la cour

L'article 954, alinéa 3, du code de procédure civile, dans sa rédaction issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017, qui consacre un principe de structuration des écritures des parties et tend à un objectif de bonne administration de la justice, délimite l'étendue des prétentions sur lesquelles la cour d'appel est tenue de statuer et les moyens qu'elle doit prendre en considération. Le juge d'appel n'a à examiner que les moyens invoqués dans la partie discussion de conclusions à l'appui des prétentions énoncées au dispositif (3e Civ., 9 janvier 2025, n°22-13.911, publié).

Il résulte de l'article 1843-5 du code civil qu'outre l'action en réparation du préjudice subi personnellement, un ou plusieurs associés peuvent intenter l'action sociale en responsabilité contre les gérants. Les demandeurs sont habilités à poursuivre la réparation du préjudice subi par la société ; en cas de condamnation, les dommages-intérêts sont alloués à la société.

Les articles 1240 et 1241 du code civil disposent que tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. Chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence.

Les articles 31 et 32 du code de procédure civile disposent enfin que l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé. Est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir.

L'action individuelle en responsabilité dont disposent les associés, lorsqu'elle est exercée contre un tiers, ne peut tendre qu'à la réparation d'un préjudice personnel distinct de celui causé à la personne morale. Pour délimiter le domaine de l'action sociale, qui tend à la réparation du préjudice subi par la société elle-même et qui appartient en conséquence à celle-ci, et celui de l'action individuelle, qui tend à la réparation d'un préjudice personnellement et directement subi par l'associé, il faut déterminer si le préjudice invoqué par ce dernier n'est en réalité qu'un préjudice par ricochet prenant sa source dans le préjudice social résultant lui-même de l'amoindrissement du patrimoine social ou s'il est distinct du préjudice social.

La réponse à cette question conditionne la recevabilité de l'action engagée par l'associé pour son propre compte, puisqu'en l'absence de préjudice individuel, le demandeur est considéré comme ne satisfaisant pas à la condition posée par l'article 31 du code de procédure civile.

En l'espèce, l'article 1843-5 précité ne permet pas aux appelants d'agir à l'encontre de la société [13] dès lorsqu'ils n'ont pas la qualité d'associés de cette société. Les appelants sont dès lors irrecevables à agir à l'encontre de la société [13] sur ce fondement.

Sur le fondement de la responsabilité de droit commun, les époux [O] ne précisent pas quel serait le préjudice financier, personnel et distinct de celui causé à la société [13], qu'ils subiraient. S'ils invoquent également un préjudice moral, ils ne précisent pas en quoi il consisterait, et surtout en quoi il serait distinct de celui causé à la société.

Faute pour les époux [O] et la société [14] de justifier d'un préjudice financier ou moral distinct de celui causé à la personne morale, ils ne justifient pas de l'existence d'un intérêt à agir. Le jugement a déjà été infirmé en ce qu'il prononçait une irrecevabilité globale. Il convient, statuant à nouveau, de déclarer les appelants irrecevables en leur action en concurrence déloyale à l'encontre de la société [13].

3- 2 - sur le bien-fondé de l'action en concurrence déloyale exercée à l'encontre de M. [R]

Les époux [O] et la société [14] reprochent à M. [R] d'avoir récupéré, au profit de la société [13] (dans laquelle il dispose de 40% des titres, les autres titres étant détenus par sa mère) et par le biais d'un bail commercial " frauduleux ", les locaux utilisés par la société [13], d'avoir transféré les contrats de travail conclus par cette dernière au profit de la société [13], et enfin d'exploiter le fonds de commerce aux lieu et place de la société [13]. Ils indiquent que l'usurpation du nom est flagrante et que la situation se poursuit actuellement. Ils ajoutent que M. [R] a " officiellement annoncé " le détournement de l'activité de la société [13] au profit de la société [13] en écrivant à l'un des prestataires que les commandes et règlements seraient désormais effectués par cette dernière société.

M. [R] soutient que les éléments constitutifs de sa responsabilité ne sont pas établis, notamment quant au transfert illicite du siège social de la société [13], et à l'existence d'un bail frauduleusement souscrit par la société [13]. Il soutient en tout état de cause que les époux [O] ne rapportent pas la preuve d'un quelconque préjudice, et qu'ils ne sont donc pas fondés à solliciter une mesure d'expertise afin d'évaluer ce préjudice.

Réponse de la cour

La concurrence déloyale peut être admise toutes les fois qu'il apparaît qu'une entreprise a cherché à profiter de manière illégitime de la réputation d'autrui, notamment en créant un risque de confusion avec une entreprise, en détournant sa clientèle ou en débauchant son personnel. Le risque de confusion est à la fois nécessaire et suffisant (notamment Cass. com., 10 févr. 2015, n° 13-24.979).

Maître Lavoir, mandataire ad hoc désigné en décembre 2018 afin de réunir l'assemblée générale annuelle de la société [13] a déposé, le 11 avril 2019, un rapport de carence, dans lequel elle précise que :

- [13] n'ont plus d'activité depuis la fin du mois de novembre 2018, la société [13] (exerçant sous le nom [13]) lui ayant été substituée à l'initiative de M. [R],

- Cette nouvelle société [13] s'est installée dans la boutique, a repris les salariés, les comptes fournisseurs et la maîtrise des flux entrants.

Maître Lavoir ajoute : " j'ai attiré l'attention de M. [R] sur le fait qu'en opérant cette substitution, il avait agi à l'encontre des intérêts de la société [13], alors même qu'il en est le gérant. Je lui ai adressé, le 30 janvier 2019, une mise en demeure de reprendre l'exploitation de la boutique via la SARL d'origine. J'ai réitéré cette demande lors d'un rendez-vous sur place le 25 mars 2019. M. [R] a purement et simplement refusé de restituer à la société [13] le fonds de commerce dont elle a ainsi été abusivement privée. J'ai, en dernier recours, attiré son attention dans mon rapport (') sur l'évidente fictivité de la personne morale [13], laquelle n'a été constituée que dans le but de transformer la précédente société en une coquille vide dépourvue d'activité (') ".

Le 28 novembre 2018, M. [R] a adressé un courriel à l'un des anciens fournisseurs de la société [13] en ces termes : " c'est désormais la SAS [13], [Adresse 10], [Adresse 12] à [Localité 8], qui va vous commander et vous régler les commandes. Merci de bien vouloir clôturer le compte dès à présent et m'envoyer la dernière facture au nom des Fermiers gourmands (') ". A compter de cette date, ce fournisseur a donc clôturé le compte de la société [13], livrant les commandes à la nouvelle société [13] qui a, de fait, opéré le transfert du fonds de commerce à son profit.

Il est en outre justifié de nombreuses publicités, à en-tête de la société " [13]', pour attirer la clientèle dans la boutique antérieurement exploitée par la société [13].

Le rapport du mandataire ad hoc, et les documents produits, qui ne sont pas discutés par M. [R], suffisent à caractériser ses agissements fautifs, et notamment la création d'une société utilisant un nom commercial quasiment identique à celui de la société concurrencée, le détournement de la clientèle et le débauchage du personnel, à tel point que la société [13] est devenue une coquille vide, abusivement privée de son fonds de commerce qui a de fait été transféré au profit de la société [13] créée par M. [R].

La cour dira ainsi que M. [R] est responsable d'actes de concurrence déloyale commis au détriment, tant de la société [13], dont les époux [O] sont associés, que de la société [11], propriétaire du local commercial, et dont la société [14] est associée. Il convient d'ajouter au jugement de ce chef.

3-3 - sur la réparation du préjudice subi par les époux [O]

Les époux [O] soutiennent que la société [13] a subi un important préjudice du fait de la perte totale de sa clientèle qui a été transférée à la société [13]. Ils sollicitent, d'une part une expertise judiciaire afin de mesurer l'ampleur de cette perte de clientèle pour la société [13], d'autre part une provision - en attente du rapport d'expertise - à valoir sur la réparation de leur préjudice personnel financier à hauteur de 20 000 euros, rappelant enfin que cette cour leur a déjà alloué, en référé, une provision à valoir sur leur préjudice moral. Ils demandent en outre que la cour enjoigne à M. [R], et à la société [13], de stopper toute activité commerciale sur [Adresse 12] à [Localité 8], incluant la fermeture du local commercial sous astreinte de 10 000 euros par infraction constatée. Ils sollicitent enfin la publication de la fermeture du local et des motifs de l'arrêt.

M. [R] s'oppose à ces demandes, faisant valoir que les appelants ne rapportent pas la preuve du préjudice qu'ils allèguent. Il soutient en outre qu'il n'exerce pas en son nom propre, de sorte qu'aucune interdiction d'exploiter ne peut prospérer à son encontre.

Réponse de la cour

Les demandes formées par les époux [O], en réparation du préjudice subi du fait des actes de concurrence déloyale commis par M. [R], sont formées, d'une part au profit de la société [13], d'autre part à leur profit.

La demande d'expertise judiciaire formée par les époux [O] vise à l'établissement de " l'ampleur du préjudice subi par la société [13] au titre de sa perte de clientèle ". Force est toutefois de constater que la société [13] est défaillante dans la présente instance. Les époux [O] n'ont pas qualité pour la représenter, de sorte qu'ils ne sont pas recevables à former des demandes à son profit. La cour constatera ainsi l'irrecevabilité de la demande d'expertise visant à établir le préjudice de la société [13]. Le jugement sera infirmé en ce qu'il a débouté les époux [O] de cette demande alors qu'il s'agit d'une irrecevabilité.

S'agissant de la demande de provision au titre du préjudice financier subi par les époux [O], il s'agit ici encore de l'action individuelle en responsabilité exercée par un associé, qui ne peut tendre qu'à la réparation d'un préjudice personnel distinct de celui causé à la personne morale. Si les époux [O] évoquent la perte des sommes qu'ils ont investi dans la société - notamment les sommes investies en compte courant d'associé qu'ils ne pourront récupérer du fait de la liquidation de la société - ils ne donnent aucun élément permettant de justifier qu'ils sont effectivement titulaires d'un compte-courant, et du montant de ce compte.

En tout état de cause, la demande d'expertise ayant été déclarée irrecevable, il ne peut être alloué aucune somme à titre de provision en attente de cette expertise.

Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a débouté les époux [O] de leur demande de provision.

S'agissant de la demande d'interdiction d'exploiter le local commercial, la cour rappelle que les demandes formées contre la société [13] ont été déclarées irrecevables. La demande d'interdiction d'exploiter formée à l'encontre de M. [R] ne peut en outre être accueillie dès lors que ce dernier n'exploite pas le commerce en son nom propre. Les époux [O] seront donc déboutés de leur demande à ce titre, ainsi que de la demande visant à la publication de la fermeture demandée, le jugement étant confirmé de ces chefs.

4 - sur les demandes accessoires

Le jugement sera infirmé en ce qu'il a condamné les époux [O] et la société [14] aux dépens, mais confirmé en ce qu'il a dit n'y avoir lieu à paiement de frais irrépétibles.

M. [R] qui succombe principalement, sera condamné aux dépens de première instance et d'appel. Il sera en outre condamné à payer aux époux [O] une somme de 6 000 euros au titre des frais irrépétibles.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt réputé contradictoire,

Confirme le jugement du tribunal de commerce de Versailles du 16 juin 2023 en ce qu'il a :

- dit M. [Z] et Mme [C] [O] recevables en leur action à l'encontre de M. [B] [N] [R] pris en sa qualité de gérant de la société [13] ;

- dit la société [14] recevable en son action à l'encontre de M. [B] [N] [R] pris en sa qualité de gérant de la société [4] ;

- débouté M. [Z] et Mme [C] [O] de leurs demandes :

* visant à l'illicéité, ou plus exactement à l'annulation des cessions des fonds de commerce des sociétés [13] et [4],

* en paiement d'une provision au titre du préjudice financier subi,

* d'interdiction d'exploiter le local commercial de la [Adresse 10] en ce qu'elle est dirigée contre M. [B] [N] [R],

* de publication de la fermeture de la boutique,

- dit n'y avoir lieu à paiement de frais irrépétibles,

Y ajoutant

Dit que M. [B] [N] [R] est responsable d'actes de concurrence déloyale commis au détriment de la société [13],

Infirme le jugement pour le surplus,

Statuant à nouveau des chefs infirmés,

Déclare M. [Z] et Mme [C] [O] irrecevables en leurs demandes dirigées contre la société [13] en annulation du bail et au titre de la concurrence déloyale,

Déclare M. [Z] et Mme [C] [O] irrecevables en leur demande d'expertise aux fins d'établir le préjudice subi par la société [13],

Condamne M. [B] [N] [R] à payer à M. [Z] et Mme [C] [O] la somme de 6 000 euros au titre des frais irrépétibles,

Condamne M. [B] [N] [R] aux dépens de première instance et d'appel.

- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Monsieur Ronan GUERLOT, Président, et par Madame Françoise DUCAMIN, Greffière, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

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