CA Paris, Pôle 5 ch. 1, 19 mars 2025, n° 24/03156
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Bifratex (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Douillet
Conseillers :
Mme Barutel, Mme Bohee
Avocats :
Me Boccon Gibod, Me Mergui, Me Fromantin, Me Arbant, Me Bocqueraz
EXPOSÉ DU LITIGE
La société de droit suisse [L] Sports SA se présente comme ayant pour activité la conception, le développement et la commercialisation d'équipements, vêtements et accessoires pour l'exercice d'activités sportives outdoor tels que le vélo, les sports d'hiver, la moto, le trail ou le running, ainsi que des vêtements « lifestyle » pour les activités de la vie ordinaire.
Elle est titulaire de la marque internationale [L] désignant la France enregistrée le 13 avril 1995 sous le numéro 634897 et renouvelée le 30 avril 2015 pour désigner en classe 25 les chaussures de sport, bonnets et casquettes de sports, gants et vêtements de sport.
Cette marque a été déposée initialement par la société SSG avant de devenir la propriété de la société [L] Sports le 8 février 2002, puis transférée au profit de la société [L] USA Ltd selon acte du 19 mars 2008, avant de lui être à nouveau transférée selon acte de cession daté du 6 décembre 2017, prenant effet rétroactivement le 1er octobre 2016, l'ensemble de ces sociétés appartenant au groupe [L].
La société Bifratex se présente comme étant spécialisée dans le commerce en gros de vêtements de mode pour hommes. Elle est titulaire de :
la marque française semi-figurative [L] déposée le 16 février1989, enregistrée sous le numéro 1731734 et renouvelée le 3 janvier 2017 pour désigner des produits et services des classes 26 et 35 ;
la marque française semi-figurative [L], déposée le 20 mars 1997, enregistrée sous le numéro 97670103 et renouvelée le 3 janvier 2017 pour désigner en classe 25 les vêtements, chaussures et chapellerie ;
la marque semi figurative de l'Union européenne [L] numéro 013499851 déposée le 26 novembre 2014 pour désigner des produits et services des classes 26 et 35:
la marque française semi-figurative déposée le 21 mars 2017 et enregistrée sous le numéro 4347843 pour désigner des produits des classes 16, 18, 24 et 28 :
Elle est propriétaire des noms de domaine [06].fr réservé le 28 avril 2006 et [L].fr réservé le 10 juillet 2007.
Autorisée par ordonnance sur requête du 19 novembre 2021 du président du tribunal judiciaire de Paris, la société [L] Sports a fait pratiquer une saisie-contrefaçon au siège de la société Bifratex le 30 novembre 2021.
Cette ordonnance a fait l'objet d'une rétractation par ordonnance du 3 juin 2022, au motif que : "en passant sous silence les contentieux passés ayant opposé les sociétés [L] USA et BIFRATEX, ainsi que le contexte historique ayant émaillé la reprise du portefeuille de marques " [L] " par la société [L] SPORTS, cette dernière n'a pas mis le juge des requêtes en mesure d'apprécier notamment si l'exploitation alléguée contrefaisante de ses marques par la société BIFRATEX pouvait avoir été antérieurement tolérée par la requérante ou la société [L] USA dont elle a acquis les marques ".
Par acte du 23 décembre 2021, la société [L] Sports a fait assigner la société Bifratex devant le tribunal judiciaire de Paris pour des faits de contrefaçon de sa marque [L] n°634897.
La société Bifratex a soulevé devant le juge de la mise en état deux fins de non-recevoir tirées de la forclusion par tolérance et de l'autorité de chose jugée.
Par ordonnance du 31 janvier 2024, dont appel, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris :
écarte les fins de non-recevoir présentées par la société Bifratex et tirées de la forclusion par tolérance et de l'autorité de chose jugée,
dit n'y avoir lieu à statuer sur la demande de la société Bifratex en réparation pour procédure abusive,
réserve les dépens de l'incident,
déboute les parties de leurs demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile.
La société Bifratex a interjeté appel de cette ordonnance le 6 février 2024.
Dans ses dernières conclusions numérotées 2, transmises le 2 juillet 2024, la société Bifratex, appelante, demande à la cour de :
infirmer l'ordonnance du 31 janvier 2024 rendue par le Juge de la Mise en Etat du Tribunal judiciaire de Paris, en toutes ses dispositions, et notamment les suivantes:
écarte les fins de non-recevoir présentées par la société BIFRATEX et tirées de la forclusion par tolérance et de l'autorité de chose jugée
dit n'y avoir lieu à statuer sur la demande de la société BIFRATEX en réparation pour procédure abusive
réserve les dépens de l'incident
déboute les parties de leurs demandes fondées sur l'article 700 du code de procédure civile.
recevoir la société BIFRATEX et la dire bien fondée en ses demandes, fins et conclusions
débouter la société [L] SPORTS SA de toutes ses demandes, fins et conclusions
déclarer la société [L] SPORTS SA irrecevable à agir en contrefaçon de marque à l'encontre de la société BIFRATEX sur le fondement de l'article L.716-4-4 1° (L. 716-5 dans sa version applicable à l'espèce) du Code de la propriété intellectuelle en raison de la forclusion par tolérance
déclarer la société [L] SPORTS SA irrecevable à agir en contrefaçon de marque à l'encontre de la société BIFRATEX sur le fondement de l'article 1355 du code civil en raison de l'autorité de la chose jugée.
En tout état de cause,
condamner la société [L] SPORTS SA à verser à la société BIFRATEX la somme de 30.000 euros au titre de la procédure abusive.
condamner la société [L] SPORTS SA à verser à la société BIFRATEX la somme de 20.000 euros au titre des frais irrépétibles de l'article 700 du code de procédure civile
réserver les dépens dont distraction au profit de la Maître Michèle MERGUI Avocat et ce conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Dans ses conclusions transmises le 4 juin 2024, la société [L] Sports, intimée, demande à la cour de :
déclarer recevable et bien fondée la société [L] SPORTS SA en ses demandes, fins et conclusions ;
confirmer l'ordonnance du 31 janvier 2024 du juge de la mise en état du Tribunal judiciaire de Paris pour avoir :
écarté les fins de non-recevoir présentées par la société Bifratex et tirées de la forclusion par tolérance et de l'autorité de la chose jugée
dit n'y avoir lieu à statuer sur la demande de la société Bifratex en réparation de procédure abusive
réservé les dépens
déclarer la société BIFRATEX mal fondée en son appel et en toutes ses demandes;
infirmer l'Ordonnance du 31 janvier 2024 de Madame la Juge de la mise en état du Tribunal judiciaire de Paris pour avoir :
débouté la société [L] SPORTS SA de sa demande fondée sur l'article 700 du Code de procédure civile
Et statuant à nouveau de,
condamner la société BIFRATEX à verser à la société [L] SPORTS SA la somme de 30.000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile;
condamner la société BIFRATEX aux dépens, dont distraction au profit de Maître Edmond Fromantin.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 3 décembre 2024.
MOTIFS DE LA DÉCISION
En application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est expressément renvoyé, pour un exposé exhaustif des prétentions et moyens des parties, aux conclusions écrites qu'elles ont transmises, telles que susvisées.
Sur la fin de non-recevoir tirée de la forclusion par tolérance
La société Bifratex soutient être bien fondée à opposer à l'action en contrefaçon de la société [L] Sports la forclusion tirée de la tolérance de l'usage de sa marque numéro 97670103 au regard de l'exploitation de ses marques sous une forme modifiée qui n'en altère pas le caractère distinctif et qui ont été déposées de bonne foi. S'agissant de la connaissance de cette exploitation par son adversaire, elle rappelle que la jurisprudence ne requiert pas la preuve d'une connaissance « effective » comme le soutient la société [L] Sports, mais la preuve de la simple connaissance qui peut ressortir, selon chaque cas d'espèce, d'un faisceau d'indices permettant d'établir avec un degré de certitude suffisant que celle-ci avait connaissance de l'usage de cette marque antérieurement.
A cet égard, elle expose que la société [L] Sports a été titulaire de la marque internationale opposée [L] 634897 de 2002 à 2008, date à laquelle elle a cédé celle-ci à la société [L] USA, qui en a été titulaire de 2008 à 2016, avant de la lui céder à nouveau dans le cadre d'un acte daté du 6 décembre 2017, prenant effet rétroactivement au 1er octobre 2016 ; que cette marque a toujours été citée dans les procédures intentées tant par la société [L] Sports que par la société [L] USA ; que la société [L] USA, société du même groupe [L], titulaire de deux autres marques verbale et semi-figurative [L] USA (n°1 316 915 et 3 087 866) a déjà intenté contre elle une action en contrefaçon devant le tribunal de grande instance de Paris en 2003 qui l'a déboutée de ses demandes, jugement confirmé par un arrêt de la cour d'appel de Paris de 2007 ; que la société [L] USA a également introduit devant l'EUIPO en 2016, une opposition à l'enregistrement d'une de ses marques ainsi que devant l'INPI en 2017 ; que les deux sociétés [L] Sports et [L] USA font partie du même groupe et présentent des liens évidents, publics et revendiqués; que la société [L] Sports a donc eu nécessairement connaissance de ces procédures à des dates proches de celle où elle a cédé ses marques ou les a à nouveau acquises ; que l'absence d'action directe de la part de la société [L] Sports contre elle ne doit pas conduire à exclure le principe de la connaissance de sa marque et de ses usages et ressort d'un arbitrage effectué entre les sociétés du groupe [L] auquel elle appartient ; que l'ensemble des pièces qu'elle verse permet d'établir que la société [L] Sports a eu connaissance de l'usage de sa marque et ce alors qu'elle a recours depuis 2008 aux plateformes de ventes privées en ligne et que les exploitations des signes contestés sont les mêmes que celles qui avaient déjà été contestées par la société [L] USA en 2003; que l'usage de sa marque a ainsi été toléré par la société [L] Sports de 2002 à 2008, puis par la société [L] USA de 2008 à 2016, et à nouveau par la société [L] Sport de 2016 à 2021. Elle estime que la tolérance de la société [L] Sports découle de celle de la société [L] USA, qui est son ayant droit puisqu'elle lui a cédé l'intégralité de son patrimoine, et notamment ses droits de propriété intellectuelle et ses marques avant d'opérer sa liquidation volontaire. Elle ajoute que la société [L] Sports n'a pas agi entre 2002 et 2008 car elle croyait en l'action de la société [L] USA. Elle en conclut que la société [L] Sports ne peut introduire une nouvelle instance, 15 ans après les premières tentatives de la société [L] USA dont elle est l'ayant droit sur le fondement d'une marque dont elle était déjà titulaire depuis de nombreuses années et qu'elle a choisi de ne pas lui opposer.
La société [L] Sports soutient que les conditions de la forclusion par tolérance ne sont pas réunies, faisant valoir que son action en contrefaçon est fondée sur l'usage du signe verbal '[L]', que la société Bifratex n'est titulaire d'aucune marque verbale [L] et que l'usage de ce seul signe verbal ne peut être assimilé à l'usage de la marque française semi-figurative « [L] » n°97670103 car il en altère le caractère distinctif ; que l'usage de la dénomination [L] seule manifeste la mauvaise foi de la société Bifratex qui connaît ses droits sur le signe ; qu'elle ignorait tout, avant 2021 de l'usage par la société Bifratex de la dénomination [L] ainsi que de ses marques et de ses noms de domaine et que celle-ci ne démontre nullement qu'elle avait une connaissance effective de l'usage de cette marque et de ces signes, sa seule appartenance au même groupe que la société [L] USA étant insuffisante sur ce point, chaque société étant dotée d'une personnalité morale propre ; qu'elle n'a jamais eu connaissance des procédures menées par la société [L] USA contre la société Bifratex dont les marques et le conseil étaient distincts des siens et qui concernaient d'autres marques que celle concernée par le présent litige, le contrat de cession de marques du 6 décembre 2017 signé avec la société [L] Sports stipulant en son article 4.3 l'absence de procédure judiciaire ou administrative en cours relativement aux droits cédés ; que la société [L] USA n'a fait l'objet d'aucune absorption ni transfert de patrimoine à son profit; qu'il n'est pas établi qu'elle aurait eu connaissance des procédures d'opposition engagées par la société [L] USA contre des demandes de dépôt de marques semi-figuratives de la société Bifratex, ces procédures ne concernant pas la marque française semi-figurative n°97670103, objet du présent litige; qu'ayant été propriétaire de la marque à compter du 6 décembre 2017, le délai de forclusion n'était pas acquis au jour de l'introduction de la présente procédure par acte du 23 décembre 2021.
Enfin, elle considère que la société [L] USA n'a pas toléré l'usage par la société Bifratex de la dénomination seule ou de la marque semi-figurative et qu'en tout état de cause, la forclusion par tolérance est une exception d'interprétation stricte qui limite uniquement l'action du titulaire de la marque qui n'a pas agi en connaissance d'un usage contrefaisant.
En vertu de l'article 122 du code de procédure civile, « Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée. »
L'article L. 716-4-5 du code de la propriété intellectuelle dans sa rédaction issue de l'ordonnance du n°2019-1169 du 13 novembre 2019, applicable à la présente instance, dispose que : ' Est irrecevable toute action en contrefaçon introduite par le titulaire d'une marque antérieure à l'encontre d'une marque postérieure :
1° Lorsque le titulaire de la marque antérieure a toléré pendant une période de cinq années consécutives l'usage de la marque postérieure en connaissance de cet usage et pour les produits ou les services pour lesquels l'usage a été toléré, à moins que son dépôt n'ait été effectué de mauvaise foi (')»
La cour rappelle que quatre conditions doivent être réunies pour faire courir le délai de forclusion par tolérance qu'il incombe au juge national de vérifier : la marque postérieure doit être enregistrée, son dépôt doit avoir été fait de bonne foi, le titulaire de la marque postérieure doit faire usage de sa marque dans l'État membre où elle a été enregistrée et le titulaire de la marque antérieure doit avoir connaissance de l'enregistrement et de l'usage de cette marque postérieure après son enregistrement (arrêt de la CJUE du 22 septembre 2011, C-482/09, Budejovický Budvar, národní podnik c/ Anheuser-Busch Inc.).
La date pertinente permettant de calculer le point de départ du délai de forclusion est celle de la connaissance de l'usage de la marque postérieure, la simple publication de l'enregistrement étant insuffisante à caractériser la tolérance en connaissance de cause (Com 15 juin 2010 n°08-18.279)
La preuve de la connaissance par le titulaire de la marque antérieure de l'usage de la marque postérieure après son enregistrement peut résulter d'une connaissance générale, dans le secteur économique concerné, d'une telle utilisation, cette connaissance pouvant être déduite, notamment, de la durée de l'utilisation (Com., 5 juin 2024, pourvoi n° 23-15.380, 23-17.571).
En l'espèce, la société [L] Sports fait grief à la société Bifratex d'avoir commis des actes de contrefaçon de sa marque internationale n°63489 enregistrée le 13 avril 1995, régulièrement renouvelée pour désigner en classe 25 les chaussures de sport, bonnets et casquettes de sports, gants et vêtements de sport notamment, en commercialisant des vêtements sous le signe [L].
La société Bifratex lui oppose la tolérance de l'usage de sa marque semi-figurative [L] n°97670103 déposée le 20 mars 1997 et renouvelée le 3 janvier 2017 visant en classe 25 les vêtements, chaussures et chapellerie dont elle a fait l'acquisition en 2001, qui constitue donc bien une marque postérieure enregistrée.
Comme l'a justement rappelé le premier juge, une marque internationale désignant la France peut se voir opposer la forclusion par tolérance dans les mêmes conditions qu'une marque française en application des articles 4 de l'Arrangement et du Protocole de Madrid.
Si la société [L] Sports dénonce un usage de mauvaise foi du signe [L] par la société Bifratex, il n'est nullement démontré que le dépôt de la marque postérieure [L] ait été fait de mauvaise foi. En effet, en vertu de l'article 2274 du code civil, la bonne foi est toujours présumée et que c'est à celui qui allègue la mauvaise foi de la prouver, la cour rappelant que la mauvaise foi du titulaire de la marque seconde ne peut résulter de la simple connaissance de la marque antérieure (Com 6 janvier 2015, n°13621.940).
Il convient donc de retenir que le dépôt de cette marque a été effectué de bonne foi et que l'éventuel usage de mauvaise foi du signe [L] est sans emport sur l'examen de la fin de non-recevoir tirée de la forclusion par tolérance.
Par ailleurs, c'est à juste titre que le premier juge a retenu que, s'agissant de l'usage par la société Bifratex de la marque seconde, la circonstance que seule la mention du signe [L] figure sur certains produits vendus par la société appelante, sans la reprise des éléments figuratifs de la marque, constitue un usage modifié de la marque mais qui n'en affecte pas le caractère distinctif au regard des produits visés.
A cet égard, comme l'a retenu la chambre des recours de l'EUIPO dans sa décision du 21 novembre 2016, dans le cadre du recours formé par la société Bifratex concernant la procédure d'opposition introduite par la société [L] USA s'agissant de sa demande de marque semi-figurative européenne n° 13 499 851, le terme [L] constitue l'élément central et le plus distinctif de la marque contestée, l'élément figuratif sous forme de blason constitué de deux lions entourant un bouclier surmonté d'une couronne étant banal notamment pour distinguer les produits visés à l'enregistrement, de nombreux vêtements étant décorés de ce type de blason, étant rappelé, en outre, que l'élément verbal d'une marque complexe est généralement considéré comme plus dominant et distinctif que l'élément figuratif, dès lors que le public pertinent gardera en mémoire cet élément verbal, le seul à pouvoir être lu et prononcé, l'élément figuratif étant davantage perçu comme un élément décoratif.
Ainsi, l'usage du signe [L] par la société Bifratex constitue bien un acte d'usage de sa marque semi-figurative, outre qu'il n'est pas contesté que la société Bifratex exploite également sa marque telle que déposée, de sorte que l'usage de la marque postérieure est établi.
Il convient, enfin, d'examiner si le titulaire de la marque antérieure a eu connaissance de l'enregistrement et de l'usage de cette marque postérieure après son enregistrement.
Sur ce point, il convient de procéder aux rappels factuels suivants :
- la marque opposée dans la présente instance, qui s'inscrit dans un portefeuille de marques, a été déposée le 13 avril 1995 par la société SSG, puis a fait l'objet d'une cession le 5 février 2002 à la société [L] Sports, qui l'a ensuite cédée à la société [L] USA Ltd le 17 mars 2008, qui l'a, elle-même, à nouveau cédée à la société [L] Sports selon un acte de cession daté du 6 décembre 2017, prenant effet au 1er octobre 2016 et publié le 21 février 2018, l'ensemble de ces sociétés appartenant au groupe [L], selon l'organigramme fourni par l'intimée (pièce 33),
- il est également constant que ce groupe a été à l'origine fondé par [W] [L] en 1958 aux Etats-Unis au travers de la création de la société [L] USA,
- la société [L] USA Ltd a fait assigner le 30 décembre 2003 la société Bifratex pour contrefaçon de ses marques françaises verbales et semi-figuratives [L] USA s'agissant du même usage du signe [L], devant le tribunal de grande instance de Paris qui, selon jugement du 7 septembre 2005, l'a déboutée de ses demandes, jugement confirmé par la cour d'appel de Paris par arrêt du 28 septembre 2007,
- il est constant que la société [L] Sports a, de son côté, également introduit, suivant assignation du 15 mai 2006, une action en contrefaçon de sa marque internationale [L] n°634897 devant le tribunal de grande instance de Paris, contre une société tierce,
- la société [L] USA Ltd a formé opposition le 25 février 2015 devant l'EUIPO contre le dépôt le 26 novembre 2014 par la société Bifratex de la marque semi-figurative [L] sur la base de sa marque internationale [L] semi-figurative n° 1 036 134 déposée et enregistrée le 17 mars 2010 , qui a été partiellement accueillie selon une décision du 4 février 2016, ayant donné lieu à un recours de la société Bifratex le 30 mars 2016, rejeté par la chambre des recours de l'EUIPO par une décision du 21 novembre 2016,
- la société [L] USA Ltd a également formé opposition le 7 juin 2017 à l'enregistrement de la marque [L] déposée le 21 mars 2017 par la société Bifratex sur la base de sa marque de l'UE [L] déposée le 23 juin 2005 et enregistrée sous le n°004508461 ayant donné lieu à une décision de l'INPI le 21 novembre 2017 reconnaissant l'opposition partiellement justifiée pour certains produits,
- le même cabinet d'avocat a représenté la société [L] Sports en 2006 devant le tribunal de grande instance de Paris puis la société [L] USA Ltd devant l'EUIPO en 2016 et l'INPI en 2017,
- la société [L] Sports fait figurer sur son site internet, dans sa rubrique retraçant son histoire, l'historique des marques du groupe depuis 1958 parmi lesquelles figurent également les marques semi-figuratives [L] USA opposées à la société Bifratex en 2003,
- dans le cadre d'une démarche de cessions de marque, la société [L] USA s'est fait représenter par la société [L] Sports, le 3 avril 2014,
- les différentes sociétés du groupe [L] ont des dirigeants communs.
Il n'est pas davantage contesté que la société Bifratex exploite sa marque n°97670103 de manière publique et continue depuis l'année 2000 pour la commercialisation de vêtements, soit des produits de la classe 25, tel que cela ressort notamment du jugement rendu par le tribunal grande instance de Paris le 7 septembre 2005 communiqué par les deux parties, ayant débuté son activité le 1er octobre 1990, en commercialisant divers vêtements en France et dans l'ensemble de l'Europe à travers un réseau de grossistes, de multi-détaillants ainsi que sur internet par l'intermédiaire de son site [L].fr, créé le 10 juillet 2007, disposant par ailleurs d'un autre site internet www.[06].com enregistré le 28 avril 2006 (pièces 6 à 9 de la société [L]) et qu'elle a recours, depuis 2008, aux plateformes de ventes privées en ligne telle que « veepee » ou « showroomprive ».
Cette exploitation de la société Bifratex s'opère sur le même secteur concurrent de la société [L] Sports qui indique commercialiser également les mêmes produits, soit des vêtements de sport mais aussi sportswear ou lifestyle dans le monde et, notamment, en France par l'intermédiaire d'une succursale située à [Localité 5], de distributeurs indépendants spécialisés ou généralistes depuis plusieurs années, mentionnant sur son site internet commercialiser des vêtements depuis 1997.
Par ailleurs, si les deux sociétés [L] Sports et [L] USA Ltd ne peuvent être confondues, s'agissant de deux personnes morales distinctes, il n'est cependant pas contesté qu'elles ont appartenu toutes deux au même groupe [L], la société [L] USA ayant en 2018 fait l'objet d'une liquidation amiable, que l'organigramme produit, qui n'explicite ni ne détaille les rôles de chacune des sociétés, permet cependant de constater qu'elles sont toutes deux filiales de la société [L] Corporation SA, que ces deux sociétés ont eu en charge le portefeuille de marques du groupe, et notamment la gestion de la même marque [L] opposée dans la présente instance à la société Bifratex, une des marques historiques du groupe reprenant le nom patronymique de son fondateur, qu'elles se sont cédées mutuellement à trois reprises dans le cadre d'actes de cession précédés nécessairement d'audit de celles-ci, qu'elles ont chacune été vigilante s'agissant de la défense de leur portefeuille de marques, engageant des procédures judiciaires notamment en France, durant la même période 2003-2006, et des procédures administratives, parfois avec le même conseil et se faisant représenter l'une par l'autre, au besoin, dans le cadre de la cession d'une marque.
En conséquence, la cour considère que si la procédure initiée en 2003 contre la société Bifratex relative au même usage du signe [L] l'a été à la requête de la société [L] USA Ltd sur la base de deux autres marques [L] USA, il n'en demeure pas moins, au regard de l'ensemble des circonstances spécifiques rappelées et notamment de l'exploitation ancienne du signe par la société Bifratex, sur le même marché et pour les mêmes produits que la société [L] Sports, et des liens existant entre ces sociétés s'agissant notamment de la gestion du portefeuille des marques du groupe et alors qu'il n'est pas contesté que la société [L] Sports, titulaire alors de la marque [L] aujourd'hui opposée, exploitait elle-même une partie du portefeuille des marques [L] entre 2003 et 2007, à une époque où la société Bifratex exploitait déjà largement le signe [L] comme il a été vu, outre que ce signe reproduit une partie de sa dénomination sociale, que c'est à cette époque qu'elle a eu connaissance de cet usage pour la commercialisation de vêtements.
En outre, pour suivre la thèse de la société [L] Sports qui allègue l'absence totale de communication avec la société [L] USA s'agissant de la procédure intentée en 2003, il est établi que la marque opposée dans le présent litige lui a, à nouveau, été cédée par la société [L] USA Ltd selon un acte daté du 6 décembre 2017, dans lequel il est mentionné que le transfert et les termes des conditions applicables ont été « déterminés oralement en septembre 2016 », avec une entrée en vigueur au 1er octobre 2016, l'acte mentionnant selon la traduction suivante non contestée que « les avantages et risques relatifs aux droits de propriété intellectuelle sont transférés à l'acheteur à la date d'entrée en vigueur du présent contrat », et donc à la même époque où la société [L] USA agissait devant l'EUIPO contre une marque [L] déposée par la société Bifratex puis, postérieurement, devant l'INPI.
Ainsi, si l'acte mentionne singulièrement, dans la partie « litige », qu'aucune action ou procédure n'est en cours « en rapport avec les droits de propriété intellectuel dans lesquels le vendeur est impliqué », il n'en demeure pas moins et au regard des relations étroites déjà rappelées entre ces deux sociétés du groupe [L] en charge de la gestion successive du même portefeuille de marques et de l'exploitation publique ancienne et continue de la marque [L] par la société Bifratex, que la société [L] Sports a eu connaissance nécessairement au plus tard, en septembre 2016, à la fois de l'enregistrement et de l'existence de la marque n° 97670103 et de son exploitation par la société Bifratex.
Aussi, en raison de la tolérance par la société [L] Sports pendant une période de cinq années consécutives de l'usage de la marque postérieure en connaissance de cet usage et pour les produits pour lesquels l'usage a été toléré, l'action en contrefaçon introduite par cette dernière contre la société Bifratex par assignation du 23 décembre 2021 doit être déclarée irrecevable et l'ordonnance déférée infirmée de ce chef.
Sur la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée des décisions de 2005 et 2007
La société Bifratex oppose également à la société [L] Sports la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée attachée au jugement du tribunal de grande instance de Paris du 7 septembre 2005, confirmé par l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 28 septembre 2007 rendu à l'encontre de la société [L] USA. Elle met ainsi en avant l'identité des demandes, s'agissant des mêmes usages de la dénomination [L] pour des vêtements de type sportswear, ainsi que sur l'exploitation des noms de domaine litigieux, l'identité des parties, la société [L] Sports étant, selon elle, l'ayant-cause universel de la société [L] USA, Sports, partie dans le premier litige, aujourd'hui dissoute ; l'identité de la cause de la demande, c'est-à-dire les mêmes éléments de fait et de droit que le premier litige. Elle ajoute que l'absence de nouveaux faits ou de circonstances distinctes rend irrecevable toute nouvelle action portant sur le même objet.
La société [L] Sport conteste l'autorité de la chose jugée des décisions antérieures en soutenant que les parties en cause ne sont pas les mêmes car elle-même n'était pas partie aux précédents litiges, qui opposaient la société Bifratex à la société [L] USA, société juridiquement distincte dont seuls les droits de propriété intellectuelle ont été acquis par elle. Elle ajoute que l'objet des litiges antérieurs était différent, puisqu'il portait sur des marques verbales et semi-figuratives [L] USA n°1316915 et n°3087866, alors que la présente action repose sur la marque internationale [L] n°634 897. Enfin, elle soutient que la cession de droits intervenue en 2017 n'incluait pas les obligations ou les litiges passés, conformément à l'article 4.3 du contrat de cession.
En vertu de l'article 1355 du code civil, « l'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité. »
En l'espèce, la cour retient, comme le premier juge, qu'entre le présent litige et l'instance ayant donné lieu à l'arrêt de la cour d'appel de Paris le 28 septembre 2007, il n'existe ni identité de parties, ce litige opposant la société [L] USA, personne morale distincte de la société [L] Sports, et la société Bifratex ne démontrant nullement que [L] Sports serait l'ayant-cause universel de [L] USA, ni identité de cause, la demande en contrefaçon étant formulée sur la base d'une marque distincte, de sorte que c'est à juste titre que cette fin de non-recevoir a été rejetée.
L'ordonnance déférée est donc confirmée de ce chef.
Sur la demande de dommages et intérêts de la société Bifratex pour procédure abusive
La société Bifratex reproche à la société [L] Sports d'avoir abusé de son droit d'agir en justice. Elle rappelle que la société [L] Sports a d'abord dissimulé aux juges des éléments factuels essentiels, notamment les décisions antérieures de 2005 et 2007, lors de sa requête aux fins de saisie-contrefaçon en 2021. Elle affirme que l'action en contrefaçon constitue une tentative de contrecarrer son activité commerciale de manière déloyale, après quatorze ans de coexistence paisible des marques et que son adversaire cherche ainsi à l'évincer du secteur de l'habillement. Elle rappelle subir ainsi depuis 2004 l'introduction de procédures successives qui ont toutes échoué mais qui ont nui à son équilibre économique et s'estime bien fondée à solliciter la condamnation de la société [L] Sports à lui verser des dommages-intérêts pour procédure abusive.
En réponse, la société [L] Sports fait valoir qu'elle n'a commis aucun abus du droit d'agir en justice dès lors que son action est recevable, qu'elle n'avait pas connaissance de la société Bifratex ni de sa marque française semi-figurative n°97670103, ni de l'usage du signe " [L] " seul et que toutes les procédures mentionnées par la société Bifratex ont été engagées par la société [L] USA et non par elle. En conséquence, la société [L] Sports considère que son action en justice est justifiée par les atteintes portées à sa marque internationale [L] n°634 897.
La cour rappelle que l'accès au juge étant un droit fondamental et un principe général garantissant le respect du droit, ce n'est que dans des circonstances exceptionnelles que le fait d'agir en justice ou d'exercer une voie de recours légalement ouverte est susceptible de constituer un abus.
Or, la société Bifratex ne démontre pas la faute commise par la société [L] Sports qui aurait fait dégénérer en abus son droit d'agir en justice, l'intéressée ayant pu légitimement se méprendre sur l'étendue de ses droits alors qu'elle a effectivement introduit son action sur la base d'une marque antérieure exploitée et valable.
Elle ne justifie pas, en outre, de l'existence d'un préjudice distinct de celui causé par la nécessité de se défendre en justice qui sera réparé par l'allocation d'une indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Elle doit en conséquence être déboutée de cette demande.
Sur les frais irrépétibles et les dépens
La société [L] Sports, partie perdante, sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel qui pourront être recouvrés par Maître Michèle Mergui, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile, et gardera à sa charge les frais non compris dans les dépens qu'elle a exposés à l'occasion de la présente instance, les dispositions prises sur les dépens et frais irrépétibles de première instance étant infirmées.
Enfin, l'équité et la situation des parties commandent de condamner la société [L] Sports à verser à la société Bifratex une somme de 15.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
Infirme l'ordonnance déférée sauf en ce qu'elle écarté la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée,
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Déclare la société [L] Sports irrecevable à agir en contrefaçon de sa marque [L] n°634897 à l'encontre de la société Bifratex en raison de la forclusion par tolérance,
Déboute la société Bifratex de sa demande reconventionnelle de dommages et intérêts,
Condamne la société [L] Sports aux dépens d'appel, qui pourront être recouvrés par Maître Michèle Mergui, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile,
Condamne la société [L] Sports à verser à la société Bifratex une somme de 15.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.