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Décisions

CA Paris, Pôle 4 ch. 10, 27 mars 2025, n° 24/01746

PARIS

Arrêt

Autre

PARTIES

Défendeur :

Les Laboratoires Servier (SAS), La Mutualité Sociale Agricole Du Puy De Dome

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Présidente :

Mme Devillers

Conseillers :

Mme Morlet, Mme Zysman

Avocats :

Me Havet, Me Joseph-Oudin, Me Guizard, Me Carrere, Me Auvergnas

TJ Nanterre, du 4 juin 2020, n° 18/00141

4 juin 2020

Faits, procédure et prétentions

Mme [K] [E], divorcée [O], née en 1963, a été traitée avec du « Mediator », médicament contenant un principe actif: le benfluorex, de janvier 2006 à octobre 2009. Elle a, le 3 septembre 2014, consulté un cardiologue en raison de troubles et dès juin 2015 il était constaté une insuffisance de la valve aortique et un épaississement de celle-ci.

A sa demande, un arrêt du 21 septembre 2016 de la Cour d'appel de Riom a désigné le Professeur [S] en qualité d'expert. Il a déposé son rapport le 31 mars 2017.

Il a conclu ainsi sur les préjudices en lien avec la valvulopathie :

Préjudices avant consolidation, du 3 septembre 2014 au 19 janvier 2017

' Perte de gains professionnels actuels : Aucun

' DFT : 5%

' Souffrances endurées : 2/7

Préjudice après consolidation

' Dépenses de santé futures : surveillance cardiologique et échographique annuelle, aucun traitement à visée cardiaque

' préjudice fonctionnel permanent : 5%

Aucun autre préjudice n'est envisagé par l'expert

Le 20 novembre 2017, soutenant que sa pathologie était imputable au Mediator, Mme [E] a assigné son producteur, la société Les Laboratoires Servier, en responsabilité et indemnisation et a mis en cause la Mutualité sociale agricole (MSA) du Puy de Dôme.

Par jugement du 4 juin 2020, le tribunal judiciaire de Nanterre a :

- dit que la preuve que les conditions de la responsabilité de la société Les laboratoires Servier sont réunies en application des articles 1245 et suivants du code civil est rapportée ;

- dit que la société les Laboratoires Servier rapporte la preuve d'une cause d'exonération pour risque de développement sur le fondement de l'article 1245-10 du code civil ;

- débouté en conséquence Mme [E] de l'ensemble de ses demandes formées à l'encontre de la société les Laboratoires Servier ;

- déclaré le jugement commun à la MSA ;

- condamné Mme [E] aux entiers dépens ;

- dit n'y avoir lieu à ordonner l'exécution provisoire de la décision ;

- rejeté le surplus des demandes.

Par arrêt du 27 janvier 2022, la cour d'appel de Versailles a confirmé ce jugement et y ajoutant, a rejeté la demande faite par Mme [E] en application de l'article 700 du code de procédure civile et l'a condamnée aux dépens d'appel.

Mme [E] a fait un pourvoi sur cet arrêt et la cour de cassation, dans un arrêt du 6 décembre 2023, a cassé et annulé l'arrêt de la cour de Versailles 27 janvier 2022 mais seulement en ce qu'il dit que la société Les Laboratoires Servier rapporte la preuve d'une cause d'exonération pour risque de développement sur le fondement de l'article 1245-10 du code civil et déboute en conséquence Mme [E] de l'ensemble de ses demandes formées à l'encontre de la société Les Laboratoires Servier, dit n'y avoir lieu à ordonner l'exécution provisoire de la décision et statue sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile et elle a renvoyé l'affaire devant la cour d'appel de Paris, condamné la société Les Laboratoires Servier aux dépens et à payer à Mme [E] la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Mme [E] a saisi la cour d'appel de Paris le 9 janvier 2024.

Dans ses dernières conclusions déposées le 15 octobre 2024, Mme [E] demande à la cour de :

- juger qu'il existe un lien de causalité direct et certain entre la prise de Mediator et les valvulopathies développées par Mme [E], ainsi que ses préjudices en découlant ;

- juger que le Mediator commercialisé par les Laboratoires Servier était un produit défectueux

- rejeter la demande d'exonération pour risque de développement invoquée par les Laboratoires Servier ;

- constater que la responsabilité des Laboratoires Servier est engagée à l'égard de Mme [E];

- En conséquence condamner les Laboratoires Servier à indemniser intégralement les préjudices de Mme [E] en lien avec sa consommation de Mediator, tels que, et sauf à parfaire :

' 3 847,50 euros au titre de son déficit fonctionnel temporaire ;

' 14 000 euros au titre de ses souffrances endurées ;

' Réserver les dépenses de santé futures ;

' 10 920 euros au titre de son déficit fonctionnel permanent ;

' 40 000 euros au titre de son préjudice permanent exceptionnel lié à la tromperie des Laboratoires Servier ;

' 50 000 euros au titre de son préjudice extrapatrimonial évolutif ;

' 17 000 euros au titre de son préjudice moral lié à l'attitude du laboratoire à son égard.

- condamner les Laboratoires Servier aux entiers dépens de l'ensemble des procédures les ayant opposés à Mme [E] depuis la saisine du juge des référés en juillet 2015 jusqu'à la présente procédure de renvoi après cassation ;

- condamner les Laboratoires Servier à verser à Madame [K] [E] la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Les Laboratoires Servier, dans leurs dernières conclusions du 18 octobre 2024, demandent à la Cour de :

- confirmer le jugement dont appel en ce qu'il a retenu l'existence d'une cause d'exonération pour risque de développement au bénéfice de la société Les Laboratoires Servier ;

- débouter Mme [E] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;

- laisser à sa charge les entiers dépens ;

A titre subsidiaire,

- dire et juger irrecevables sur le fondement de l'article 564 du Code de procédure civile les demandes nouvelles présentées pour la première fois en cause d'appel, à savoir les demandes de

réparation du préjudice esthétique temporaire, du préjudice permanent exceptionnel résultant de la tromperie et du préjudice moral lié à l'attitude de la société Les Laboratoires Servier dans le cadre de la présente procédure ;

- fixer comme suit les préjudices :

- DFT : 1.085,00 '

- Souffrances endurées : 3.000,00 '

- DFP : 7.000,00 '

- débouter Mme [O] de ses demandes plus amples ou contraire et, singulièrement,

de ses demandes au titre du préjudice esthétique temporaire, du préjudice permanent exceptionnel lié à la tromperie des Laboratoires Servier, du préjudice extrapatrimonial évolutif et du préjudice moral lié à l'attitude du laboratoire à son égard ;

- ramener la demande formulée en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile à de plus justes proportions ;

- débouter Mme [O] de sa demande tendant à la condamnation de la société Les Laboratoires Servier aux entiers dépens de l'ensemble des procédures les ayant opposés depuis la saisine du juge des référés en juillet 2015 jusqu'à la présente procédure de renvoi après cassation.

SUR CE

Sur la responsabilité des Laboratoires Servier

La directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985, transposée en France par les articles 1386-1 et suivants, devenus 1245 et suivants du code civil, issus de la loi 98-389 du 18 mai 1998, a instauré un régime de responsabilité de plein droit du producteur du fait des dommages causés par un défaut de sécurité des produits qu'il a mis en circulation. Ce régime s'applique à toutes les victimes, qu'elles soient cocontractantes du producteur ou non.

La victime doit prouver le défaut du produit, le dommage subi et le lien de causalité entre le défaut et le dommage et le producteur ne peut s'exonérer de sa responsabilité que dans des cas limités, énumérés par l'article 1386-11, devenu 1245-10, du code civil.

Notamment, le producteur peut s'exonérer de sa responsabilité s'il prouve que « l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n'a pas permis de déceler l'existence du défaut » (4° de l'art.1386-11, devenu 1245-10 du code civil). Cette cause d'exonération est communément appelée « risque de développement » et transpose l'article 7, e) de la directive rédigée dans des termes quasi identiques.

Mme [E] fait de longs développements dans ses conclusions sur le défaut du produit et le lien avec sa pathologie. Cependant la cour de cassation n'a pas cassé les dispositions relatives à la responsabilité du Mediator à l'origine des préjudices de Mme [E] et la société Laboratoires Servier n'a pas conclu sur ce point, reconnaissant ainsi sa responsabilité.

Il convient, en revanche, d'examiner si la société Laboratoires Servier peut, comme l'a affirmé le tribunal, bénéficier de l'exonération prévue l'article 1245-10 du code civil.

Sur l'exonération de responsabilité pour « risque de développement »

Le tribunal de Nanterre s'était fondé essentiellement sur le rapport d'expertise pour retenir cette exonération. Il avait notamment relevé, après avoir examiné les différentes études sur le Mediator et les retraits du marché français, que l'expert « ne donne aucune précision quant à la période où un risque lié à l'utilisation du Mediator a pu être identifié. Il sera noté qu'il ne fait pas une analyse exhaustive de la littérature médicale, et notamment celles publiées avant 2006 » et le tribunal en avait conclu qu'en janvier 2006, quand le médicament avait été prescrit à Mme [E], les Laboratoires Servier pouvaient ignorer le danger du Mediator.

Les Laboratoires Servier soutiennent, en se fondant sur les pièces qu'ils produisent, que les données de pharmacovigilance et les études scientifiques n'ont pas permis d'identifier un risque avant 2009 en raison notamment des très rares cas isolés et rapportés de valvulopathies sous benfluorex. Selon eux, les autorités de santé, tout comme la communauté scientifique, ont considéré à plusieurs reprises jusqu'en 2009, et même postérieurement, qu'il n'existait pas de signal d'alerte significatif en pharmacovigilance permettant d'identifier un risque lié à l'utilisation du benfluorex alors même qu'une surveillance avait été mise en place.

Les Laboratoires Servier prétendent que Mme [E] ne se fonde que sur des décisions de justice, et notamment sur les arrêts en matière pénale, dans des hypothèses différentes et non sur des pièces de fond. Ils font valoir que la décision de la cour d'appel de Paris qui les a condamnés en estimant notamment qu'ils avaient continué à commercialiser le produit malgré leur connaissance du danger, est frappé d'un pourvoi.

Ils critiquent le rapport de l'IGAS, commandé le 29 novembre 2010 par le Ministre du travail, de l'emploi et de la santé et établi en 6 semaines, qui n'est pas contradictoire, visiblement orienté, auquel ne saurait être conféré la portée d'un travail scientifique, et qu'en outre ont été relevés des liens d'intérêts entretenus par son principal auteur, M. [Z] , avec certains laboratoires pharmaceutiques.

Les Laboratoires Servier rappellent que la mise en place d'une pharmacovigilance ne suffit pas à établir la conscience du danger surtout que jusqu'en 2009, celui-ci ne paraissait pas établi ; qu'en 2005, la Commission Nationale de Pharmacovigilance a considéré que « le nombre de cas d'HTAP idiopathiques rapportés dans l'enquête ne constitue pas un signal significatif de toxicité du Mediator dans la classe organe cardio-vasculaire ».

Mme [E] rappelle que le principe actif du Mediator est le benfluorex ; que, dès 1993, les Laboratoires Servier avaient connaissance de la métabolisation du benfluorex en Norfenfluramine (étude GORDON) ; que dès 1995, la cardiotoxicité de la norfenfluramine était suspectée sans que les mécanismes sur les valves cardiaques ne soient explicités ; qu'en 1997, les autres amphétamines des laboratoires Servier (Isoméride et Pondéral) ont été retirées du marché précisément en raison d'une forte suspicion quant à la propension de la norfenfluramine à provoquer des valvulopathies ; que c'est d'ailleurs à cette date que la présence de norfenfluramine dans le Mediator a justifié la mise sous surveillance du médicament par l'AFSSAPS.

Elle fait valoir que les graves dangers, connus, n'étaient pas mentionnés sur la notice d'utilisation.

Elle prétend que de nombreuses études avant 2009, qui permettaient au laboratoire d'agir afin de préserver la santé de ses patients existaient, que ces études ont d'ailleurs été reprises par de nombreux experts judiciaires tant dans des affaires civiles que pénales.

Position de la Cour :

Le laboratoire Servier ne peut s'exonérer de sa responsabilité que s'il établit que « l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n'a pas permis de déceler l'existence du défaut ».

La Cour de justice des communautés européennes, devenue Cour de justice de l'Union européenne, interprétant la directive, a retenu une conception restrictive du risque de développement, en jugeant que le producteur devait établir que l'état objectif des connaissances techniques et scientifiques, en ce compris son niveau le plus avancé, au moment de la mise en circulation du produit en cause, ne permettait pas de déceler le défaut de celui-ci et la cour de cassation a repris cette conception (voir notamment 1ère civile 20 septembre 2017)

La connaissance personnelle qu'ont pu avoir, ou non, les Laboratoires Servier du défaut lors de la mise en circulation du médicament est un élément indifférent. Il doit seulement être recherché si les données scientifiques disponibles entre 2004 et 2009, période d'exposition de la patiente, permettaient au laboratoire de déceler le défaut.

La mise en place d'une pharmacovigilance ne suffit pas à établir le danger à elle-seule mais permet quand même à tout le moins de retenir un danger potentiel et aurait dû justifier une vigilance accrue et au moins un avertissement aux patients et prescripteurs. Le suivi mis en place permet de tirer des déductions mais tardives et ce n'est pas parce que trois cas seulement avaient été clairement été signalés entre 2006 et 2009 qu'il n'existait aucun risque.

Les Laboratoires Servier font certes valoir des études qui ne démontraient pas la nocivité du Mediator, mais ils ne pouvaient ignorer celles de la même période qui alertaient sur les dangers et ne peuvent prétendre comme ils le font que le risque était, jusqu'alors, non identifié.

Ils rappellent d'ailleurs aux-même qu'au printemps 2009, l'Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé (AFSSAPS), devenue en 2011 l'Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des Produits de Santé, a décidé d'examiner les données issues des quelques cas de valvulopathie diagnostiqués chez des patients exposés au Mediator, dont les Laboratoires Servier avaient été nécessairement informés.

Il apparaît en réalité en effet que Les Laboratoires Servier savaient, au moins depuis 1993 (étude Pharmacokinetics of the metabolites of benfluorex (8 septembre 1993), que le benfluorex se métabolise en norfenfluramine. Or, dès 1995, la cardiotoxicité de la norfenfluramine était suspectée sans que les mécanismes de la norfenfluramine sur les valves cardiaques ne soient explicités, et l'usage du benfluorex dans les préparations magistrales a été interdit en France dès 1995 en tant qu'anorexigène. Les autres médicaments également produits par le laboratoire, et contenant ce même métabolite, l'isoméride et le pondéral, médicaments anorexigènes, ont été retirés du marché français en 1997 à la suite de la démonstration, en 1995 (rapport IGAS), d'une augmentation du risque d'hypertension artérielle. La présence du métabolite commun avec le benfluorex (la norfenfluramine) ne permettait ainsi pas d'exclure, même à l'époque, que cette molécule, malgré les différences de classe thérapeutique et de mécanisme d'action principal, pût être à l'origine de risques de lésions cardio-vasculaires analogues à celles détectées pour les anorexigènes en 1997.

En outre, en 1998, le retrait du médicament, commercialisé en Suisse sous le nom de mediaxal, décidé à l'initiative du laboratoire Servier, est intervenu peu après que l'autorité de contrôle du médicament dans ce pays a mis l'accent sur le fait que le principe actif de cette molécule était incriminé dans les hypertensions artérielles et le développement des valvulopathies induites par les anorexigènes.

Cette suspicion a conduit à la mise sous surveillance du Mediator dans d'autres pays européens et, à la suite d'alertes en Espagne et en Italie en 2003 pour sa possible implication dans le développement de valvulopathies cardiaques, les Laboratoires Servier ont retiré du marché dans ces pays le benfluorex, commercialisé en Espagne sous le nom de Modulator.

Ce retrait de la commercialisation du Mediator dans plusieurs pays intervenu chronologiquement à la suite de plusieurs publications scientifiques et parfois à l'initiative des Laboratoires Servier, l'état des connaissances scientifiques et techniques au moment de la mise en circulation des produits administrés à Mme [E] et, en particulier, la publication de plusieurs études internationales alarmantes mettant en évidence la possible implication du benfluorex dans le développement de valvulopathies cardiaques, permettaient à la société Les Laboratoires Servier de déceler l'existence d'un défaut affectant le Mediator et d'en suspendre la commercialisation dans l'attente de nouvelles études, ou à tout le moins d'informer précisément les patients et les professionnels de santé des risques existants en les mentionnant dans la notice d'utilisation.

Aucune précaution, ne serait-ce que la plus minimale qui soit, n'a été prise par la société Les Laboratoires Servier, et elle est mal fondée à invoquer l'état des connaissances scientifiques et techniques, qui n'aurait pas permis entre 2006 et 2009 de déceler l'existence du défaut.

Le jugement de Nanterre doit donc être infirmé et la société les Laboratoires Servier sera reconnue responsable de l'intégralité du dommage subi par Mme [E] des suites de la pathologie cardiaque dont elle est atteinte en raison de la prise prolongée de Mediator.

Sur le préjudice de Mme [E]

Mme [E] à qui le Mediator a causé une double valvulopathie demande des sommes importantes « à la hauteur de la surface financière du laboratoire ». Il convient toutefois de rappeler que doit être indemnisé le préjudice, c'est à dire tout le préjudice mais seulement le préjudice: « l'auteur d'un dommage est tenu à la réparation intégrale du préjudice, de telle sorte qu'il ne puisse y avoir pour la victime ni perte ni profit ».

Sur le déficit fonctionnel temporaire (DFT)

Dans son rapport d'expertise définitif du 31 mars 2017 le Professeur [S] retient un DFT de 5% du 3 septembre 2014 au 19 janvier 2017, soit 869 jours.

Mme [E] estime qu'il doit être tenu compte de la durée de du DFTet demande la somme de 30 euros par jour, elle sollicite donc 869 x 5% x 30 euros soit d'après elle 3 847,50 euros.

Les Laboratoires Servier font valoir que le référentiel [U] publié en 2022 retient un montant compris entre 750 et 1.000,00 euros par mois pour un DFT total, soit entre 25 et 30 euros par mois en fonction du degré de handicap de la victime, que Mme [E] avait juste 5% d'incapacité en raison de la lourdeur des examens subis et du choc psychologique.

Le préjudice fonctionnel temporaire a pour objet d'indemniser la gêne dans les actes de la vie courante, la perte de qualité de vie de la victime et des joies usuelles de la vie quotidienne que rencontre la victime pendant la maladie traumatique avant consolidation.

En l'espèce le choc psychologique relevé par l'expert, les craintes relativement à une éventuelle opération, les nombreux rendez-vous médicaux ont privé Mme [E] de pouvoir faire certaines choses de la vie de tous les jours mais de façon très modérée et le taux de 5% en dehors de toute invalidité paraît raisonnable.

Compte tenu de ce faible taux et du peu d'incapacité, il convient de le fixer à 25 euros par jour comme proposé par les Laboratoires Servier.

Il sera donc accordé à Mme [E] la somme de 1086,25 euros au titre du DFT.

Sur les souffrances endurées

Les souffrances endurées ont été évaluées par l'expert à hauteur de 2 sur 7 au motif « des souffrances morales consécutives à la découverte des lésions valvulaires et à la déstabilisation de l'état psychique fragile ».

Mme [E] soutient que ce poste de préjudice a été sous-évalué, que l'expert n'a pas tenu compte des nombreux examens nécessaires, de ses souffrances psychologiques après le choc de la découverte, que les souffrances doivent être évaluées à 3,5 sur 7 et elle demande 14.000 euros de ce chef.

Les Laboratoires Servier font valoir que Mme [E] avait déjà invoqué son préjudice psychologique et sa dépression, mais que l'expert n'a pas retenu un lien total avec la découverte de la valvulopathie, puisqu'elle avait déjà été dépressive et qu'elle n'a recommencé un traitement qu'en septembre 2016. Ils proposent pour un préjudice de souffrances léger l'allocation de la somme de 3.000'.

La cardiopathie de Mme [E] et le lien avec le Mediator ont été découverts à la fin de l'année 2014 et au début de 2015, et la mise en place d'un traitement antidépresseur en septembre 2016 ne permet pas d'exclure totalement un lien entre les souffrances psychologiques et la maladie chez une femme fragile et qui craint les opérations, la mise en place d'un traitement médicamenteux pouvant ne pas être faite dès l'origine des troubles. Celle-ci n'impute d'ailleurs pas elle-même la totalité de sa dépression à la découverte de valvulopathies. Mme [E], déjà fragile, a certainement souffert psychologiquement de ces faits, mais ne peut imputer ces souffrances que pour une part minime à la découverte de la pathologie.

Compte tenu des souffrances psychologiques relevés par l'expert et prises en compte dans l'évaluation des souffrances qui restent très légères physiquement, il convient d'accorder à Mme [E] la somme de 5000' en réparation des souffrances.

Sur le déficit fonctionnel permanent (DFP)

Le déficit fonctionnel permanent de Mme [E] a été évalué par l'expert à 5% au motif de l'absence de contrainte thérapeutique et de la simple exigence d'une surveillance cardiologique annuelle.

Mme [E] soutient qu'il devrait être augmenté à 7% au motif de son état mental et de ses idées suicidaires à l'idée d'une opération cardiaque. Elle demande 10 920 euros de ce chef, soit 7 x 1560 (montant du point pour une femme de 54 ans avec ce taux).

Les Laboratoires Servier rappellent que l'expert a écarté le lien entre dépression et découverte de la valvulopathie et que le taux à 5% a été parfaitement évalué. Ils proposent la somme de 7.000 euros sur ce fondement avec un point à 1400 euros.

L'expert a répondu aux dires de Mme [E] et, ainsi que vu plus haut, a conclu que sa dépression profonde était sans rapport direct avec la découverte de la pathologie.

Il n'existe pas actuellement de handicap suite à la prise de Mediator par Mme [E] et la seule contrainte pour elle est celle d'un suivi cardiologique annuel. L'expert a évalué ce préjudice à 5% ce qui paraît suffisant même s'il existe un impact psychologique de crainte d'opération.

Le préjudice résultant du prejudice fonctionnel permanent sera donc évalué à 7.000 euros, sur la base d'un point d'incapacité de 1400 euros.

Les autres préjudices

Mme [E] invoque ensuite trois préjudices non chiffrés par l'expert :

- un « préjudice permanent exceptionnel issu de la tromperie du laboratoire » :

Elle soutient que ce préjudice résulte de la condamnation pénale puisqu'avant celle-ci, la tromperie n'était pas établie, que le tribunal correctionnel a reconnu ce préjudice ainsi qu'un préjudice d'angoisse. Elle demande donc 40.000 euros au titre du préjudice résultant de la tromperie soit la somme de 10.000 euros au titre du dol contractuel et 30.000 euros au titre de son préjudice moral au regard de sa durée de consommation.

La société Les Laboratoires Servier soutient que cette demande n'est pas recevable comme étant nouvelle en appel alors qu'elle ne résulte pas de l'évolution du litige. Elle fait valoir que Mme [E] se fonde sur le jugement correctionnel pour établir ce préjudice mais que celui-ci est frappé d'appel.

Enfin, elle estime que le préjudice moral résultant pour Mme [E] de la tromperie du laboratoire n'est pas lié à son handicap permanent.

La demande de Mme [E] est nouvelle en appel, l'élément nouveau qu'elle invoque pour la justifier est le jugement correctionnel. Même si celui-ci est frappé d'appel, les éléments qu'il contient ont confirmé l'existence d'éléments connus par les laboratoires, même si la tromperie au sens pénal n'est pas établie définitivement.

M. [U], spécialiste de l'évaluation du préjudice corporel, définit « le préjudice permanent exceptionnel » comme « le préjudice extra-patrimonial atypique, directement lié au handicap permanent qui prend une résonance particulière pour certaines victimes en raison soit de leur personne, soit des circonstances et de la nature du fait dommageable, notamment de son caractère collectif pouvant exister lors de catastrophes naturelles ou industrielles ou d'attentats ». Ce préjudice, pour pouvoir être indemnisé, doit donc découler du handicap et avoir un lien avec lui, ce qui n'est pas établi en l'espèce, en rappelant une fois de plus que ses souffrances psychologiques modérées sont sans lien avec la pathologie cardiaque.

En effet, même si l'attitude des Laboratoires Servier peut choquer Mme [E], elle n'aggrave en rien les conséquences de l'accident elle n'aggrave en rien les conséquences de l'accident et les dommages et intérêts ont en droit français un caractère strictement indemnitaire et jamais punitif.

Elle sera donc déboutée de cette demande.

- un « préjudice extrapatrimonial évolutif » :

M. [U] décrit ce type de préjudice comme celui résultant « pour une victime de la connaissance de sa contamination par un agent exogène, quelle que soit sa nature (biologique, physique ou chimique), qui comporte le risque d'apparition, à plus ou moins brève échéance, d'une pathologie mettant en jeu le caractère vital ».

Mme [E] soutient que l'expert a bien relevé que « la possibilité d'une évolutivité après consolidation paraît improbable, mais ne peut être exclue », et qu'ainsi elle est bien dans l'hypothèse de l'inquiétude d'une aggravation, qu'en toutes hypothèses sa valvulopathie est incurable et ne peut que s'aggraver. Elle demande 50.000 euros à ce titre.

La société Laboratoires Servier fait valoir que l'expert a estimé que l'atteinte valvulaire était stable, qu'elle reste modérée et sans conséquence sur le fonctionnement cardiaque, qu'ainsi il n'y a pas lieu d'indemniser un préjudice d'anxiété déjà inclus dans les souffrances psychiques.

Il est constant que Mme [E] a bien souffert de conséquences de la prise de Mediator, que sa pathologie est incurable et que comme toute maladie notamment cardiaque, elle peut s'aggraver et devenir létale, ce qu'elle n'est pas en l'état.

La crainte d'une d'une aggravation, même avec un risque modéré, concrétisée par la visite annuelle, toujours source de stress, doit être indemnisée et la somme de 10.000 euros sera accordée à Mme [E] pour ce préjudice lié au caractère évolutif possible de sa maladie.

- un « préjudice moral lié à l'attitude des Laboratoires Servier dans la présente procédure » :

C'est à dire le préjudice né du refus des Laboratoires Servier de transiger et de ses dénégations persistantes. Elle demande 10.000 euros à ce titre.

La société Les Laboratoires Servier soutient que la demande est nouvelle en appel et qu'il est faux de l'accuser de refus de transiger alors qu'elle a déjà transigé négocié et accordé plus de 230 millions d'indemnisation à de nombreuses vicitimes amiablement. Elle conteste avoir eu un comportement fautif.

Le refus de transiger est continu et existe à tout stade la procédure et le préjudice en résultant peut donc être invoqué pour la première fois en appel.

Le fait que les Laboratoires Servier aient négocié avec d'autres victimes ne les dispensait pas de transiger éventuellement avec Madame [E], mais le caractère fautif du refus des discussions n'est pas établi, et, au vu des prétentions très importantes de Mme [E], celui-ci peut même être compréhensible, et celle-ci est mal fondée à invoquer un préjudice de ce fait.

Les dénégations des Laboratoires Servier et le refus de reconnaître leur responsabilité sont peut-être difficilement compréhensibles pour les victimes, mais le droit de se défendre, même contre l'évidence est un droit fondamental au civil comme au pénal et n'a aucun caractère fautif susceptible de justifier une indemnisation.

Cette demande sera aussi rejetée

Sur les autres demandes

Les Laboratoires Servier partie perdante seront condamnés aux dépens.

Mme [E] a dû exposer des frais d'avocats importants pour voir reconnaître la responsabilité des Laboratoires Servier et son préjudice, et il apparaît équitable de lui accorder la somme de 8.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La Cour statuant sur renvoi après arrêt de la cour de cassation du 6 décembre 2023

Infime le jugement du tribunal judiciaire de Nanterre en ce qu'il a dit que la société Les Laboratoires Servier rapporte la preuve d'une cause d'exonération pour risque de développement sur le fondement de l'article 1245-10 du code civil et débouté en conséquence Mme [E] de l'ensemble de ses demandes,

Statuant à nouveau et y ajoutant

Dit que la société les Laboratoires Servier ne rapporte pas la preuve d'une cause d'exonération pour risque de développement et doit être condamnée à réparer le préjudice de Mme [E],

Fixe le préjudice de Mme [E] ainsi :

- DFT : 1086,25 euros

- souffrances endurées : 5000 euros

- DFP: 7000 euros

- préjudice d'anxiété pour possibilité d'évolution défavorable de sa pathologie : 10.000 euros

Condamne la société les Laboratoires Servier à payer à Mme [E] la somme de 23 086,25 euros en réparation de ses préjudices,

Déboute les parties de leurs autres demandes,

Condamne la société les Laboratoires Servier aux dépens qui comprendront les dépens relatifs à la procédure de référé expertise, au fond devant le tribunal de Nanterre et la cour d'appel de Versailles, les frais d'expertise et les dépens d'appel,

Condamne la société Les Laboratoires Servier à payer à Mme [E] la somme de 8.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

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