CA Douai, 3e ch., 27 mars 2025, n° 23/04033
DOUAI
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Oniam
Défendeur :
Beazley Furlongue Limited (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Salomon
Conseillers :
Mme Belkaid, Mme Joubert
Avocats :
Me Delegove, Me Welsch, Me Blanc, Me Le Roy, Me Boizard, Me Guillemot
EXPOSE DU LITIGE
1. Les faits et la procédure antérieure :
Le 3 février 2011, Mme [U] [W], né le [Date naissance 1] 1960, a consulté un chirurgien de la Fondation Hopale, qui a diagnostiqué une nécrose idiopathique de la hanche droite et a indiqué la nécessité de lui implanter une prothèse totale de hanche droite.
Le 16 mars 2011, l'intervention chirurgicale a été réalisée au sein de la Fondation Hopale par le docteur [M], salarié de cet établissement de santé.
En avril, puis en septembre 2015, Mme [W] a été admise au centre hospitalier de [Localité 4] en raison de la réapparition de douleurs. Le 18 septembre 2015, une fracture de la prothèse a été diagnostiquée et a nécessité une réintervention chirurgicale.
Aucune analyse de la prothèse n'est intervenue.
Mme [W] a saisi la commission de conciliation et d'indemnisation des accidents médicaux de la région Nord-Pas de Calais (la Crci). Sur la base du rapport des experts [B] et [L], la Crci a conclu que la réparation des préjudices subis par Mme [W] incombait à l'assureur de la Fondation Hopale.
La société AGSM, représentante de la Beazley Furnongue limited, société d'assurance de droit anglais, a refusé de présenter une offre d'indemnisation dans un avis motivé.
L'Office national d'indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (l'Oniam) s'est substitué à l'assureur et a indemnisé Mme [W] de ses préjudices à hauteur de 29 034,25 euros.
L'Oniam a ensuite émis un titre exécutoire aux fins de recouvrement pour ce montant, outre celle de 1 500 euros au titre des frais d'expertise.
Par acte du 28 décembre 2021, la société Beazley Furlongue limited a fait assigner l'Oniam aux fins d'annulation de l'ordre de recouvrement exécutoire n° 2021-1050.
2. Le jugement dont appel :
Par jugement rendu le 23 mai 2023, le tribunal judiciaire de Boulogne-Sur-Mer a :
1- annulé le titre 2021-1050 du 20 août 2021 émis par l'Oniam à l'encontre de la fondation Hopale';
2- débouté l'Oniam de ses demandes de condamnation à l'encontre de l'Agsm représentant la société d'assurance de la fondation Hopale, la société Beazley Furlongue limited, au titre des préjudices subis par Mme [U] [W]';
3- débouté l'Oniam de ses demandes au titre des frais d'expertise et des pénalités';
4- condamné l'Oniam aux dépens';
5- débouté les parties de leurs demandes sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Le tribunal a essentiellement estimé qu'en l'absence de preuve d'un lien de causalité direct et «'exclusif'» entre la faute du docteur [M] et la casse de la prothèse, l'Oniam n'était pas fondé à émettre un titre exécutoire au titre de l'indemnisation en substitution de Mme [W].
3. La déclaration d'appel :
Par déclaration du 4 septembre 2023, l'Oniam a formé appel de l'intégralité du dispositif de ce jugement.
4. Les prétentions et moyens des parties :
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées le 24 juin 2024, l'Oniam demande à la cour, au visa des articles L. 1142-1 et L. 1142-15 du code de la santé publique, de':
- le déclarer recevable et bien fondé en son appel du jugement rendu le 27 septembre 2022 par le tribunal judiciaire de Bobigny (sic),
En conséquence
1- infirmer le jugement rendu le 23 mai 2023 par le tribunal judiciaire de Boulogne-sur-mer en ses dispositions visées par la déclaration d'appel';
2- statuant à nouveau':
- déclarer bien fondée sa créance subrogatoire, objet du titre n°2021-1050,
- débouter AGSM de l'ensemble de ses demandes d'annulation du titre n°2021-1050 ainsi qu'aux fins de décharge,
- condamner à titre reconventionnel AGSM à payer les intérêts au taux légal sur la somme de 30 515,42 euros à compter du 28 décembre 2021 qui seront capitalisés le 29 décembre 2022 ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date pour produire eux-mêmes intérêts,
- condamner à titre reconventionnel AGSM à payer la somme de 4 577,31 euros correspondant à 15% de la somme de 30 515,42 euros.
3- en tout état de cause':
- débouter AGSM de toute autre demande
- condamner AGSM à lui régler 3 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
- condamner AGSM aux entiers dépens.
A l'appui de ses prétentions, l'Oniam fait valoir que :
- la faute de la fondation Hopale résulte de l'utilisation d'une prothèse qui était contre-indiquée à l'égard d'une patiente en surcharge pondérale, étant observé que Mme [W] présente un IMC de 36 correspondant à une obésité morbide, ainsi que l'ont jugé les premiers juges.
- alors que la reprise chirurgicale postérieure à la fracture de la prothèse a nécessité une fémorotomie, le lien de causalité entre le choix fautif d'une prothèse contre-indiquée et les préjudices subis par Mme [W] est établi, dès lors que l'expert estime que la persistance de sa raideur de hanche (entraînant une difficulté à la marche et une boiterie) est liée à cette nouvelle intervention chirurgicale et à la consolidation de la fémorotomie. Les premiers juges ont estimé à tort qu'en l'absence d'analyse sur le matériel prothétique, il n'était pas établi que l'obésité de la patiente soit à l'origine de la casse de la prothèse. La rupture de la prothèse à un endroit inhabituel résulte en réalité de la circonstance que cette prothèse n'aurait pas dû être posée chez cette patiente. S'il existe par ailleurs un défaut affectant la prothèse, il appartiendra à la fondation Hopale d'exercer un recours contributif à l'encontre du fabricant ou de son assureur.
- la preuve que l'accident résulte d'un aléa thérapeutique n'est pas établie par l'assureur de la fondation Hopale.
Aux termes de ses conclusions notifiées le 16 septembre 2024, la société Beazley Furlongue limited, intimée, demande à la cour de confirmer, au besoin par substitution de motifs, le jugement rendu le 23 mai 2023 en ses dispositions critiquées et en tout état de cause de condamner l'Oniam à lui verser la somme de 3 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile et condamner l'Oniam aux entiers dépens.
A l'appui de ses prétentions, elle fait valoir que :
- la fondation Hopale n'a commis aucune faute, dès lors qu'un professionnel de santé n'est tenu qu'à une obligation de moyens lorsqu'il pose du matériel prothétique, alors que la responsabilité du fabricant est par ailleurs acquise si les conditions des articles 1245 et suivants sont réunies. Le rapport d'expertise est lapidaire, contradictoire et confus. La faute retenue par l'expert dans le choix de la prothèse repose sur une notice du fabricant, qui ne définit pas la notion de «'surcharge pondérale'». A l'inverse, le choix de la prothèse est conditionné par la taille du fémur, et non par le surpoids du patient. La littérature médicale ne confirme aucune illicéité de poser une prothèse totale de hanche sur la simple constatation d'un indice d'IMC, alors que les 2/3 des patients opérés présentent un poids excessif.
- la preuve d'un lien de causalité entre l'obésité de Mme [W] et la rupture de la prothèse n'est pas établie par l'expertise. A l'inverse, son médecin-conseil a retenu qu'outre un défaut de fabrication du produit, la casse peut résulter d'un mécanisme biomécanique connu, causé par un défaut d'ostéo-intégration de la métaphyse.
- la cause de la rupture de la prothèse demeure ainsi inconnue.
- subsidiairement, la demande par l'Oniam aux fins de condamnation à lui rembourser le montant de l'indemnisation versée à Mme [W] en substitution ne peut être cumulativement présentée, alors qu'il a émis un titre exécutoire, le choix entre ces voies de recouvrement étant exclusif l'un de l'autre.
- la demande de condamnation à payer une indemnité de 15 % n'est pas fondée, alors qu'il existait un intérêt légitime à contester l'avis rendu par la Crci et à refuser de présenter une offre d'indemnisation.
Pour un plus ample exposé des moyens des parties, il y a lieu de se référer à leurs dernières conclusions visées ci-dessus, en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS DE LA DÉCISION':
Sur la responsabilité de la fondation Hopale':
Dans le cadre de son recours subrogatoire à l'encontre de l'assureur de l'établissement de santé, il appartient à l'Oniam d'établir l'existence d'une faute commise par le docteur [M] en qualité de préposé de la fondation Hopale et ayant causé un préjudice à son subrogeant, Mme [W], en lien de causalité avec ce préjudice, en application combinée des articles L. 1142-1 et L. 1142-15 du code de la santé publique.
Les moyens soutenus par les parties ne font que réitérer, sans justification complémentaire utile, ceux dont les premiers juges ont connu et auxquels ils ont répondu par des motifs pertinents et exacts que la cour adopte, sous réserve d'une référence erronée à un partage de responsabilité entre le praticien et le fabriquant de la prothèse qu'aucune pièce ne révèle, sans qu'il soit nécessaire de suivre les parties dans le détail d'une discussion se situant au niveau d'une simple argumentation.
Il convient seulement de souligner et d'ajouter les points suivants :
Sur la faute':
D'une part, le fabriquant du matériel prothétique dispose des informations sur la structure et la résistance de son propre produit, qui lui permettent de connaître son degré de résistance et ses modalités d'utilisation par les praticiens, au-delà d'une appréciation abstraite et générale reposant sur des statistiques médicales issues de l'ensemble des implantations de prothèses, quelle que soit leur marque.
Dès lors que la notice du produit établie par le fabriquant comporte une contre-indication à son utilisation, il n'appartient pas au praticien de se substituer à une telle appréciation technique et de procéder de sa propre initiative à l'implantation de la prothèse en dépit d'une telle mention, étant observé qu'il appartient à ce praticien de consulter cette notice dont il est précisément l'un des destinataires pour lui permettre précisément de connaître l'utilisation adaptée et conforme du produit.
D'autre part, il est constant que la notice ne précise pas la notion d'«'obésité'» qu'elle vise, alors que la définition médicale de ce terme par l'Organisation mondiale de la santé n'est intervenue que postérieurement à l'implantation de la prothèse litigieuse.
Pour autant, la référence par les experts à un indice de masse corporelle de 36 implique, sur l'échelle ultérieurement établie, que Mme [W] était objectivement en situation d'obésité grave lors de l'implantation de la prothèse, de sorte que le chirurgien ne pouvait se méprendre sur l'applicabilité à cette dernière de la contre-indication figurant sur la notice.
La faute du docteur [M] est par conséquent établie
Sur le lien de causalité':
La faute étant constituée par l'absence de prise en considération par le chirurgien de la contre-indication à la pose de la prothèse en cas d'obésité, la fracture de la prothèse ayant généré les préjudices corporels invoqués par Mme [W] doit être causée par un tel manquement pour engager la responsabilité de la fondation Hopale et déterminer l'application des garanties de son contrat d'assurance de responsabilité.
Pour autant, seule l'absence pure et simple de tout lien de causalité entre cette faute et les préjudices est d'une part de nature à exclure la responsabilité de la fondation Hopale à l'égard de l'Oniam, subrogé dans les droits de Mme [W].
Si l'hypothèse d'un défaut de fabrication de la prothèse implantée a notamment été énoncée par les experts nommés par la Cci, une telle circonstance est en effet indifférente au stade de l'obligation à la dette, dès lors qu'il suffit que la faute imputable à la fondation Hopale ait concouru à la réalisation des préjudices subis par la patiente pour que cet établissement de santé soit tenu pour le tout à réparer ces préjudices.
D'autre part, alors que la preuve d'un tel lien de causalité à la fois direct et certain incombe à l'Oniam, aucune responsabilité ne peut être retenue à l'encontre de l'établissement de santé si les circonstances du bris de prothèse restent indéterminées.
En l'espèce, il est manifeste que l'expertise ayant fondé l'avis de la Cci ne permet pas d'identifier de façon certaine la ou les causes ayant provoqué ce bris':
- l'hypothèse d'un défaut de fabrication de la prothèse est ainsi avancée, alors qu'il ressort toutefois du rapport des experts qu'aucune analyse de la prothèse implantée n'a été effectuée pour confirmer ou infirmer une telle cause de rupture';
- rédigée en termes très généraux, l'expertise n'apporte en réalité aucune démonstration technique du mécanisme ayant conduit au bris de la prothèse, induisant exclusivement l'existence d'une telle causalité de la contre-indication figurant sur la notice.
- pour autant, la notice elle-même du fabriquant ne précise pas le risque qui s'attache à la contre-indication de l'utilisation de cette prothèse en cas d'obésité, n'établissant notamment aucun lien de causalité exprès avec la survenance d'une fracture prothétique.
- le seul constat du niveau auquel s'est produit la fracture, qualifié d' «'inhabituel'» par les experts sans éclairer pour autant une telle appréciation, ne suffit pas à démontrer son imputabilité, même partielle, à la situation d'obésité de la patiente.
Au surplus,'outre qu'en l'espèce, le renversement de la charge de la preuve en application de l'article 1353 alinéa 2 du code civil n'est pas intervenu en l'absence de démonstration préalable d'un tel lien de causalité par l'Oniam, l'assureur de la fondation Hopale produit des éléments émanant du fabriquant lui-même au titre de son obligation de matériovigilance, qui indiquent la possibilité d'une fragilité de son produit en cas de combinaison avec certains cols modulaires. Il évoque en outre d'autres hypothèses de causes ayant pu provoquer une telle fracture de la prothèse, qui n'ont pas été explorées par les experts désignés par la Cci.
En définitive, l'Oniam n'offre pas à la cour un faisceau d'indices, qui permettrait de valider l'hypothèse que le non-respect de la contre-indication a rempli un rôle causal, même minime, dans la survenance du fait dommageable ayant entraîné les préjudices de Mme [W].
Le titre exécutoire critiqué n'est ainsi pas fondé, de sorte qu'il convient de confirmer son annulation prononcée par les premiers juges.
Enfin, dans un avis du 28 juin 2023, (Civ. 1ère n° 15009, avis, P+B), la Cour de cassation a estimé que l'Oniam n'est pas recevable à former une demande reconventionnelle pour obtenir la condamnation du débiteur à lui payer le montant du titre exécutoire correspondant à l'indemnisation versée à la patiente, dans le cadre du recours exercé contre ce dernier. Seule une demande subsidiaire peut être formulée par l'Oniam à ce titre, dans l'hypothèse d'une annulation du titre exécutoire prononcée par la juridiction pour une irrégularité formelle.
En l'espèce, alors que l'annulation est motivée par l'absence de bien-fondé de la créance, les parties n'ont pas soulevé une telle fin de non-recevoir, qui n'est pas d'ordre public.
Dans ces conditions, la cour confirme le jugement en ce qu'il a débouté l'Oniam de ses demandes indemnitaires, à défaut d'avoir prouvé que le fait dommageable a été causé par la faute du praticien.
Sur les dépens et les frais irrépétibles de l'article 700 du code de procédure civile :
Le sens du présent arrêt conduit :
- d'une part à confirmer le jugement attaqué sur ses dispositions relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile,
- d'autre part, à condamner l'Oniam aux entiers dépens d'appel,
- enfin, à débouter les parties de leurs demandes respectives au titre des frais irrépétibles exposés en appel, l'équité et la situation économique des parties n'impliquant pas d'indemnisation sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS':
Confirme le jugement rendu le 23 mai 2023 par le tribunal judiciaire de Boulogne-Sur-Mer dans toutes ses dispositions ;
Y ajoutant,
Condamne l'Oniam aux dépens d'appel ;
Déboute les parties de leurs demandes au titre des frais irrépétibles qu'elles ont exposés en appel, fondées sur l'article 700 du code de procédure civile.