CA Paris, Pôle 4 ch. 13, 1 avril 2025, n° 22/01396
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Valay-Briere
Vice-président :
Mme d'Ardailhon Miramon
Conseiller :
Mme Moreau
Avocats :
Me Hubert, Me Ingold, Me Achache, SELARL Ingold & Thomas, AARPI Kadran Avocats
***
Mme [R] [A] a été embauchée en qualité de vendeuse, selon contrat de travail à durée indéterminée par M. [U] [O] exploitant en nom propre, sous l'enseigne 'Jeff de Bruges', un commerce de vente de chocolats à [Localité 5], selon contrat à durée indéterminée du 27 août 2008 prenant effet à compter du 8 septembre 2008.
Le 3 février 2012, Mme [A] a saisi le conseil de prud'hommes de Boulogne-Billancourt pour revendiquer la qualité de vendeuse principale et l'octroi du coefficient conventionnel 190 ainsi qu'un rappel de salaire correspondant.
L'audience devant le bureau de conciliation s'est tenue le 14 mars 2012, à laquelle la demanderesse était assistée par un défenseur syndical [4].
Le 2 juin 2012, Mme [A] a été licenciée pour inaptitude physique et impossibilité de reclassement.
A l'audience du 26 février 2014, Mme [A] a comparu, assistée par Mme [Y] [C], avocate au barreau de Paris, collaboratrice de Mme [X] [E].
Par jugement du 14 mai 2014, le conseil de prud'hommes de Boulogne-Billancourt a notamment :
- constaté que le licenciement pour inaptitude de Mme [A] était nul,
- condamné M. [O] à verser à Mme [A] les sommes de 11 124 euros au titre de la nullité du licenciement et 895 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté Mme [A] de sa demande de modification du coefficient conventionnel et de rappel de salaire, de dommages et intérêts pour versement tardif de l'indemnité de licenciement et de dommages et intérêts pour harcèlement moral.
Le 26 juin 2014, M. [O] a interjeté appel du jugement.
Par lettre datée du 27 avril 2015 et reçue le 12 mai 2015, Mme [A] a demandé à Mme [C] de reprendre ses demandes de première instance en appel et de former une demande de dommages et intérêts pour 'négligence' de l'employeur.
Le 30 mai 2015, les parties ont été convoquées à l'audience du 16 novembre 2015 devant la cour d'appel de Versailles.
Par courriel du 29 juillet 2015, Mme [C], désignée en qualité de suppléante de Mme [X] [E] par décision du bâtonnier du 31 mars 2015, a indiqué à Mme [A] avoir été informée que M. [O] s'était désisté de son appel et que sa demande de dommages et intérêts au titre du harcèlement ne pouvait plus être soutenue, du fait de ce désistement qui mettait fin à la procédure d'appel.
C'est dans ces circonstances que, par acte du 28 juillet 2017, Mme [A] a assigné Mme [C] en responsabilité civile professionnelle, lui reprochant de ne pas avoir interjeté appel à titre incident du jugement conformément à ses instructions.
Par jugement du 24 novembre 2021, le tribunal judiciaire de Paris a :
- rejeté la demande de Mme [A] à l'encontre de Mme [C],
- condamné Mme [A] aux dépens,
- débouté les parties du surplus de leurs demandes, en ce compris les demandes formées au titre des frais irrépétibles.
Par déclaration du 14 janvier 2022, Mme [A] a interjeté appel de cette décision.
Dans ses dernières conclusions, notifiées et déposées le 18 septembre 2023, Mme [R] [A] demande à la cour de :
- la déclarer recevable en son appel,
- confirmer le jugement en ce qu'il a retenu le manquement de Mme [C] à son devoir de prudence et ainsi l'engagement de sa responsabilité,
- infirmer le jugement en ce qu'il a :
rejeté la demande de Mme [A] à l'encontre de Mme [C],
condamné Mme [A] aux dépens,
débouté Mme [A] du surplus de ses demandes en ce compris la demande formée au titre des frais irrépétibles,
statuant à nouveau,
- condamner Mme [C] à lui verser les sommes de :
25 000 euros à titre de dommages et intérêts pour la perte de chance d'obtenir la condamnation de M. [O] pour manquement à ses obligations en matière de santé et de sécurité et en matière de prévention du harcèlement sexuel,
4 431,26 euros à titre de dommages et intérêts pour la perte de chance d'obtenir la condamnation de M. [O] pour rappel de salaires,
- condamner Mme [C] aux entiers dépens de l'instance dont distraction au profit de Me Denis Hubert ainsi qu'à lui verser la somme de 3 600 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
Dans ses dernières conclusions, notifiées et déposées le 25 avril 2023, Mme [Y] [C] demande à la cour de :
- débouter Mme [A] de son appel,
- la recevoir en son appel incident et ce faisant,
- infirmer le jugement en ce qu'il a retenu une faute dans l'exercice de son mandat,
statuant à nouveau,
- juger qu'elle n'avait reçu aucun mandat valable pour interjeter appel à titre incident,
- débouter en conséquence Mme [A] de toutes ses demandes,
en tout état de cause,
- confirmer le jugement déféré en ce qu'il a :
rejeté la demande de Mme [A] à son encontre,
condamné Mme [A] aux dépens,
débouté Mme [A] du surplus de ses demandes en ce compris la demande formée au titre des frais irrépétibles,
- débouter Mme [A] de l'intégralité de ses demandes,
- infirmer le jugement en ce qu'il l'a déboutée de sa demande reconventionnelle et statuant à nouveau,
- condamner Mme [A] au paiement d'une somme de 5 000 euros à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens, dont distraction au profit de Me Ingold.
La clôture de l'instruction a été prononcée le 3 décembre 2024.
SUR CE,
Sur la responsabilité de l'avocat
Sur la faute
Le tribunal a jugé que l'avocat a manqué à son devoir de prudence et exposé sa responsabilité sur le fondement de l'article 1231-1 du code civil en ce que, chargé d'un mandat de représentation en justice, il aurait dû interjeter un appel incident au regard du courrier du 27 avril 2015, reçu le 12 mai 2015, dans lequel Mme [A] lui demandait de former devant la cour d'appel de nouvelles demandes.
Mme [A] soutient que Mme [C] a commis une faute engageant sa responsabilité professionnelle en ce que :
- dans sa lettre recommandée reçue le 12 mai 2015, elle a manifesté le souhait non seulement d'interjeter appel à titre incident du jugement mais également de former en cause d'appel une demande nouvelle, comme cela était permis sans être tenu par aucun délai avant l'entrée en vigueur du décret du 20 mai 2016 qui a supprimé le principe d'unicité de procédure dans le cadre d'une instance en matière prud'homale, fondées sur de nouvelles pièces,
- en n'interjetant pas appel incident, elle a laissé la possibilité à l'appelant principal de se désister, la privant ainsi de soutenir un appel à titre incident et de formuler dans ce cadre une demande nouvelle,
- contrairement à ce que laisse entendre Mme [C], il n'a jamais été convenu de n'interjeter appel à titre incident que si la partie adverse maintenait son appel à titre principal, et si elle doutait de ses intentions, il lui revenait de la contacter afin de l'interroger,
- l'affirmation de Mme [C] selon laquelle l'appel du jugement ne pouvait être réalisé que dans le mois suivant la notification du jugement, est infondée, tant sur le plan juridique que sur le plan factuel,
- Mme [C] n'a jamais refusé de l'assister en appel au motif du non paiement de 'frais de défense' à la [4] contrairement à ce qu'elle affirme, d'autant plus qu'elle l'a bien représentée devant la cour d'appel de Versailles.
Mme [C], appelante à titre incident de ce chef, réplique ne pas avoir commis une faute engageant sa responsabilité professionnelle en ce que :
- l'existence d'un mandat qui lui aurait été valablement confié par Mme [A] n'est pas démontrée, dans la mesure où la représentation et l'assistance devant la cour d'appel par un avocat mandaté par la [4] étaient conditionnées au règlement des frais de défense de 660 euros ou au dépôt d'une demande d'aide juridictionnelle la désignant comme avocate, ce qui a été expressément rappelé à plusieurs reprises par lettres à Mme [A],
- dans sa lettre du 5 juin 2014, Mme [A] a accepté le jugement et a donné instruction de ne pas former appel à titre principal sauf à repliquer à M. [O] s'il formait lui-même appel,
- Mme [A] ne pouvait ignorer qu'elle ne disposait que d'un mois pour interjeter appel à titre principal du jugement comme cela lui a été rappelé par courrier du 28 mai 2014,
- l'appel incident, que Mme [A] lui reproche de ne pas avoir effectué, était de nature à fragiliser le résultat obtenu en première instance en risquant une réformation intégrale mais également à empêcher l'appelant de se désister, ce qui était contraire aux intérêts de Mme [A].
L'avocat agissant et représentant son client en justice doit bénéficier d'un mandat ad litem, lequel doit être écrit, sauf dans les cas où la loi ou le règlement en présume l'existence, en application de l'article 8 du décret n°2005-790 du 12 juillet 2005 relatif aux règles de déontologie de la profession d'avocat dans sa version applicable au litige.
Le mandat de représentation en justice fait peser sur l'avocat une obligation de diligence, l'avocat étant tenu d'accomplir les actes de procédure nécessaires à la défense de son client, dans les délais et formes prescrits.
L'article 3 du décret du 12 juillet 2005 devenu article 3 du décret n° 2023-552 du 30 juin 2023 portant code de déontologie des avocats dispose que l'avocat doit faire preuve de compétence, de dévouement, de diligence et de prudence à l'égard de son client.
Il appartient à Mme [A], recherchant la responsabilité civile professionnelle de Mme [C] pour manquement dans l'exécution d'un tel mandat, de rapporter préalablement la preuve de son existence.
Il ressort des éléments produits aux débats que Mme [C] entendait poursuivre en appel la mission d'assistance et de représentation en justice de Mme [A] comme en témoigne l'ensemble des échanges intervenus entre cette dernière, le service juridique de la [4] et Mme [C], notamment d'une part, le courrier du 29 juillet 2014 adressé par le service juridique de la [4] à Mme [A] dans lequel il l'informait de l'appel interjeté par M. [O] et des diligences à mettre en oeuvre avant l'audience devant la cour d'appel et qui était accompagné d'une attestation d'acceptation d'assistance au titre de l'aide juridictionnelle signée par le Cabinet [E] dans lequel Mme [C] exerçait et d'autre part du courrier du 21 mai 2015 adressé par Mme [C] à l'assureur de Mme [A] dans lequel elle se présentait comme son conseil et l'informait de l'appel interjeté par M. [O].
Le fait que Mme [A] n'ait pas versé la somme de 660 euros réclamée par la [4] pour que Mme [C] la représente est indifférent puisque celle-ci avait jusqu'à la date de l'audience de plaidoirie devant la cour d'appel fixée au 16 novembre 2015 pour la régler.
Mme [C] produit par ailleurs elle-même l'avis de la cour d'appel de Versailles daté du 30 mars 2015 adressé à son cabinet, mentionnant la date de l'audience de plaidoirie, et l'invitant à déposer ses conclusions et pièces, ce dont il se déduit qu'elle s'est constituée dans les intérêts de Mme [I].
Ces différents éléments démontrent l'existence du mandat allégué.
Concernant l'étendue de ce mandat, il résulte de la lettre du 27 avril 2015 reçue le 12 mai 2015 que Mme [A] a écrit à Mme [C], en réponse à l'appel à titre principal de M. [O], en ces termes : 'Chère Maître [C], Je vous demande donc de changer mes prétentions suite à tous ces nouveaux éléments apportés supplémentaires, pour ma défense en appel maintenu contre Messieurs [O]', et lui a demandé de reprendre ses réclamations de première instance et d'ajouter des demandes de dommages et intérêts pour négligence de l'employeur à l'égard du harcèlement sexuel commis par le père de ce dernier.
Si en matière de procédure orale, un appel incident peut être formé à l'audience, Mme [A] ayant demandé à son avocate de former des demandes incidentes, celle-ci a manqué à son obligation de diligence et de prudence en ne formant pas au plus tôt un appel incident par conclusions dont elle aurait saisi la cour puis qu'elle aurait développées oralement à l'audience afin d'éviter que par un désistement postérieur, l'appelant la prive de la possibilité de former des demandes incidentes.Le jugement est confirmé sur ce chef.
Sur le lien de causalité et le préjudice
Pour rejeter la demande indemnitaire, le tribunal a considéré que, si le manquement de l'avocat a privé Mme [A] d'un examen de son recours par la cour d'appel de Versailles, cette dernière ne démontrait pas qu'elle disposait d'une chance quelconque d'obtenir gain de cause en appel, faute de produire les conclusions et l'intégralité des pièces versées aux débats dans l'instance prud'homale qui auraient permis l'évaluation d'une éventuelle perte de chance.
Mme [A] soutient que :
- la faute de Mme [C] lui a fait perdre une chance très sérieuse d'obtenir un rappel de salaire sollicité en première instance à hauteur de 4 028,42 euros et les congés payés afférents pour un montant de 402,84 euros, car en sa qualité de seule salariée de la boutique chargée notamment de former les apprentis et stagiaires, elle était parfaitement fondée à solliciter la réévaluation de sa classification en vendeuse principale, classe IV B, coefficient 190, en lieu et place de la classification de vendeuse, classe II, coefficient 150,
- cette faute lui a également fait perdre une chance très sérieuse d'obtenir la condamnation de son ancien employeur à des dommages et intérêts pour manquements à ses obligations de santé et de sécurité et de prévention des agissements de harcèlement sexuel,
- la question du harcèlement sexuel n'a pas été débattue devant le conseil des prud'hommes car elle ignorait totalement qu'une telle demande de dommages et intérêts pouvait être formulée devant cette juridiction,
- la prétendue prescription de la demande de réparation du harcèlement sexuel est infondée, en ce que la saisine du conseil de prud'hommes le 3 février 2012, soit à une date antérieure au décret n°2016-660 du 20 mai 2016 ayant supprimé le principe d'unité de la procédure, a interrompu la prescription à l'égard de toutes les demandes, même présentées en cause d'appel, dès lors qu'elles concernaient le même contrat de travail,
- comme le démontrent les photographies des sms à connotation sexuelle qu'il lui a adressés du 11 septembre 2008 au 14 janvier 2009, elle a été victime d'agissements caractéristiques d'un harcèlement sexuel par le père de son employeur, M. [G] [O], tiers à l'entreprise exerçant alors une autorité de fait sur elle, dont M. [U] [O] est responsable en sa qualité d'employeur,
- son employeur aurait dès lors dû, conformément à son obligation de moyen renforcée de protection de la santé et de la sécurité de ses employés, justifier avoir mis en oeuvre des mesures de prévention du risque pour la santé des salariés que constitue le harcèlement sexuel sur le lieu de travail, peu important qu'il ait été informé ou non des faits de harcèlement sexuel,
- M. [U] [O] n'aurait pas pu justifier de la mise en oeuvre de mesures de prévention de ce risque car, d'une part, M. [G] [O] se rendait régulièrement sur son lieu de travail sans être soumis à aucun contrôle et sans avoir à justifier de sa présence, et d'autre part, elle ne pouvait signaler les faits à personne d'autre que son employeur, ce dernier étant le fils de la personne à qui elle reprochait les faits de harcèlement et auprès duquel M. [G] [O] avait menacé d'intervenir afin de la faire licencier,
- son préjudice justifie l'octroi de la somme de 25 000 euros à titre de dommages et intérêts, ce qui correspond à peine à plus d'un an de salaire.
Mme [C] réplique que :
- la demande de rappel de salaire fondée sur la requalification de Mme [A] avait très peu de chance d'aboutir en appel, au regard de la motivation particulièrement développée et précise du conseil de prud'hommes qui a refusé cette requalification au motif que Mme [A] ne remplissait pas les conditions requises par la convention collective afin de bénéficier de la classification de vendeuse principale, Mme [A] n'apportant aucune pièce contredisant sérieusement cette analyse, - l'intervention de l'inspection du travail du 6 avril 2011 a simplement consisté en une demande d'explications sur le coefficient appliqué, à laquelle M. [O] a répondu sans aucune nouvelle intervention de cette administration,
- le quantum de 4 028,42 euros réclamé n'est pas justifié,
- les derniers faits allégués de harcèlement sexuel datant d'un texto du 14 janvier 2009, à la date du 12 mai 2015 à laquelle Mme [A] prétend lui avoir donné instruction de former un appel incident, le délai de prescription quinquennale était intégralement consommé de sorte que la demande était irrecevable,
- la demande nouvelle à hauteur d'appel de dommages et intérêts au titre d'un harcèlement sexuel n'avait aucune chance d'aboutir car l'auteur du harcèlement allégué n'était pas l'employeur ou un salarié de l'entreprise mais le père de l'employeur, c'est à dire un tiers,
- M. [O] ne disposait d'aucun pouvoir disciplinaire sur l'auteur du harcèlement et ne pouvait mettre un terme aux faits allégués qui ont d'ailleurs cessé moins de six mois après l'embauche de Mme [A], cette dernière ne démontrant pas que les faits qu'elle reproche à M. [G] [O] aient été portés à la connaissance de son employeur,
- les sms non datés et non authentifiés par commissaire de justice communiqués par Mme [A] ne permettaient nullement de caractériser des faits de harcèlement sexuel, lesquels étaient difficiles à soutenir en appel plus de cinq ans après leur date présumée dans la mesure où cette dernière n'en a jamais parlé, y compris à l'inspection du travail ou au médecin du travail, et ce alors même qu'elle n'hésitait pas, dans le cadre de son contrat de travail, à écrire à son employeur pour réclamer des dommages et intérêts pour harcèlement moral,
- l'explication de la peur des représailles n'est pas sérieuse, Mme [A] n'ayant pas craint de saisir le conseil des prud'hommes de ses demandes,
- en tardant à la saisir de nouvelles pièces en mai 2015, Mme [A] a contribué à son propre préjudice,
- très subsidiairement, le montant réclamé de 25 000 euros, qui correspond à seize mois de salaire, est infondé et non justifié.
Lorsqu'est démontré par une partie un manquement de diligence et de prudence de son avocat dans l'accomplissement de sa mission, le préjudice en lien de causalité avec le manquement commis doit être réparé.
En outre, lorsque le manquement a eu pour conséquence de priver une partie d'une voie d'accès au juge, il revient à celle-ci de démontrer la réalité de la perte de chance subie, laquelle doit résulter de la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable.
Il convient d'évaluer les chances de succès de la voie de droit manquée en reconstituant le procès comme il aurait dû avoir lieu, ce à l'aune des motivations de la décision qui a été rendue, des dispositions légales qui avaient vocation à s'appliquer et au regard des prétentions et demandes respectives des parties ainsi que des pièces en débat.
Il appartient à l'appelante d'apporter la preuve que la perte de chance est réelle et sérieuse et si une perte de chance même faible est indemnisable, la perte de chance doit être raisonnable et avoir un minimum de consistance. La réparation de la perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée.
Il est précisé que Mme [A] ne produit toujours pas, en cause d'appel, les conclusions qu'elle avait déposées devant le conseil de prud'hommes.
- sur les rappels de salaire au titre de la classification professionnelle
La classification professionnelle d'un salarié dépend des fonctions réellement exercées. Le salarié sous-classé doit être replacé de manière rétroactive au niveau auquel son poste correspond et il peut alors prétendre à un rappel de salaire. Il incombe au salarié d'établir que sa classification n'est pas en adéquation avec les fonctions qu'il occupe.
Selon son contrat de travail, Mme [A] a été recrutée en qualité de vendeuse, la convention collective applicable à l'entreprise étant la convention 'chocolaterie pâtisserie'.
Bien que non produite par l'appelante, il ressort notamment du jugement du 14 mai 2014 et des conclusions de M. [O] devant le conseil de prud'hommes, que la convention collective en cause prévoyait une distinction précise entre les emplois de vendeuse classique coefficient 150 et de vendeuse principale coefficient 190.
Le conseil de prud'hommes a retenu dans son jugement que la classification 190 supposait des responsabilités de 'mise en oeuvre des techniques de vente' et de 'coordination des moyens de vente', la vendeuse principale disposant de 'larges directives' et choisissant 'les techniques de vente, les moyens de vente les plus adaptés à la commande', alors qu'au coefficient 150, la responsabilité de la vendeuse se limitait à 'faire préciser la commande' selon des 'instructions' qui ne visaient qu'à 'adapter des procédés classiques acquis par démonstration', et qu'au regard de ces définitions respectives, le travail demandé à Mme [A] correspondait à la classification retenue par l'employeur dans la mesure où 'l'examen des books établis par le franchiseur démontre que les procédés de vente, aussi bien que les arguments de vente, la valorisation de certains produits, la rotation des vitrines et l'ensemble des présentations à retenir sont prédéfinis' et qu'elle ne disposait 'd'autres choix que d'appliquer les instructions écrites et précises qui lui sont données'.
Mme [C] relève à juste titre qu'au vu des explications données sur l'application du coefficient 150, l'inspection du travail ne s'est plus manifestée auprès de l'employeur.
Mme [A] n'apporte aucune preuve que la réalité de ses fonctions au sein de l'entreprise correspondrait au coefficient 190, car le fait de travailler seule en boutique ou d'être ponctuellement responsable de stagiaires ou d'apprentis, à supposer que cette fonction soit réelle, ce que la production d'une seule convention de stage de 4 jours d'une collégienne échoue à démontrer, ne suffit pas à caractériser des fonctions de vendeuse principale au sens de la convention collective, de sorte qu'au vu de la motivation pertinente des conseillers prud'homaux, la décision avait toutes les chances d'être confirmée et qu'elle n'établit pas avoir perdu une chance d'obtenir gain de cause en appel s'agissant de ces demandes.
- sur le manquement à l'obligation de sécurité et de protection de la santé du salarié
Mme [A] se prévaut d'une perte de chance d'obtenir des dommages et intérêts en réparation non pas du harcèlement sexuel subi mais du manquement de l'employeur à son obligation de prévenir les agissements de harcèlement sexuel.
Selon l'article L.1153-1 du code du travail, dans sa version en vigueur du 1er mai 2008 au 8 août 2012, les agissements de harcèlement de toute personne dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle à son profit ou au profit d'un tiers sont interdits.
L'article L.1153-5 du même code dispose, dans sa version en vigueur aux mêmes dates, que l'employeur prend toutes les dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements de harcèlement sexuel.
Aux termes de l'article L. 121-1 du code du travail, dans sa version en vigueur du 1er mai 2008 au 8 août 2012, l'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent :
1° Des actions de prévention des risques professionnels ;
2° Des actions d'information et de formation ;
3° La mise en place d'une organisation et de moyens adaptés.
L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes.
Selon l'article L.4121-2 du même code, dans sa version en vigueur aux mêmes dates, l'employeur met en oeuvre les mesures prévues à l'article L.4121-1 sur le fondement des principes généraux de prévention suivants :
1° Eviter les risques ;
2° Evaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ;
3° Combattre les risques à la source ;
4° Adapter le travail à l'homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ;
5° Tenir compte de l'état d'évolution de la technique ;
6° Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n'est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ;
7° Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral, tel qu'il est défini à l'article L.1152-1 ;
8° Prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle ;
9° Donner les instructions appropriées aux travailleurs.
L'obligation de prévention des risques professionnels, qui résulte de ces articles, est distincte de la prohibition des agissements de harcèlement sexuel instituée par l'article L.1153-1 du code du travail et ne se confond pas avec elle.
- sur la perte de chance de voir l'action déclarée recevable
Le conseil de prud'hommes a, dans l'exposé de l'argumentation de Mme [A], repris les éléments suivants :
- Mme [A] désormais seule au magasin, se trouve alors confrontée à des difficultés du fait du comportement du père de M. [O], dont l'intervention avait permis son embauche, lequel, constatant l'absence de son fils, prend l'habitude de venir dans l'arrière boutique, de la presser de multiples façons, de la suivre jusqu'à son domicile afin de la poursuivre d'assiduités dont elle ne sait comment les repousser, craignant de perdre son emploi, ces agressions s'étant rapidement terminées lorsque le père de M. [O] a trouvé une compagne,
- elle établit que M. [O] n'assure pas son obligation de sécurité de résultat, ne prenant aucune mesure contre le harcèlement sexuel dont elle a fait l'objet au début de son embauche et exerçant lui-même un harcèlement moral à son encontre, dégradant son état de santé.
Il a également noté que M. [O] répondait qu'elle ne rapportait pas la preuve d'un harcèlement sexuel ou moral.
Dans le paragraphe intitulé 'sur le harcèlement moral' de la motivation de son jugement, le conseil de prud'hommes a indiqué, notamment :
'Attendu que, d'une part, Mme [A] signale avoir été victime de harcèlement sexuel de la part du père de M. [O] lors de son embauche et jusqu'à la fin de l'année 2008 ;
Attendu qu'une série de copies de textos émanant de '[G]' sont produits ;
Attendu que le conseil ne peut retenir ces textos dont l'auteur reste imprécis et dont certains sont antérieurs à l'embauche, comme étant de nature à les relier à la relation de travail ;
Attendu ainsi que le conseil ne peut retenir l'existence d'un harcèlement sexuel'.
Le tribunal, s'il a débouté Mme [A] de sa demande de dommages et intérêts pour 'harcèlement moral' a statué également sur l'existence d'un harcèlement sexuel.
La demande de dommages et intérêts au titre d'un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité quant à des agissements constitutifs d'un harcèlement sexuel qu'elle entendait formuler en appel procède d'une même relation contractuelle que celle formée au titre du harcèlement sexuel en première instance de sorte que le délai de prescription a été valablement interrompu pour cette seconde demande par l'introduction de l'instance le 3 février 2012, soit à une date antérieure au décret n°2016-660 du 20 mai 2016 ayant supprimé le principe d'unité de la procédure.
La demande de Mme [A] était donc recevable et cette dernière a perdu une chance certaine de voir statuer la cour d'appel sur sa demande de dommages et intérêts du fait d'un manquement de M. [O] à son obligation de sécurité.
- sur la perte de chance de voir l'action déclarée bien fondée
Il appartient à l'employeur de justifier qu'il a pris toutes les mesures de prévention nécessaires pour éviter toute forme de harcèlement prévues par les articles précités et de ce que, informé de l'existence de faits susceptibles de constituer un harcèlement sexuel, il a pris les mesures immédiates propres à le faire cesser.
En l'espèce, Mme [A] soutient avoir perdu une chance d'obtenir la condamnation de son employeur pour avoir manqué à son obligation de protection de sa santé et de sécurité au seul motif qu'il n'a pas prévenu le risque de harcèlement sexuel de la part de son père qui, bien que tiers, avait autorité sur elle, M. [G] [O] se rendant régulièrement sur son lieu de travail sans être soumis à aucun contrôle et sans avoir à justifier les raisons de sa présence.
Aucun élément produit aux débats ne permet de constater que M. [U] [O] avait pris des mesures de prévention des faits de harcèlement sexuel au sein du magasin dans lequel travaillait Mme [A], de sorte que cette dernière démontre bien qu'elle disposait d'une chance certaine d'obtenir gain de cause en appel au titre de sa demande, laquelle peut être évaluée à hauteur de 90%.
L'appelante n'apportant pas d'élément permettant de mesurer la consistance du préjudice qu'elle allègue du fait du manquement de son employeur, son indemnisation sera limitée à la somme de 900 euros (1 000 x 90%) de dommages et intérêts que Mme [C] sera condamnée à lui payer, en infirmation du jugement.
Sur la demande reconventionnelle de dommages et intérêts pour procédure abusive
Une faute engageant sa responsabilité contractuelle ayant été retenue à l'encontre de Mme [C], cette dernière ne justifie d'aucun abus de son droit d'agir en justice de la part de Mme [A] et la demande est rejetée en confirmation du jugement.
Sur les dépens et les frais irrépétibles
L'intimée, partie perdante, est condamnée aux dépens de première instance et d'appel et à payer à l'appelante une somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS :
La cour,
Confirme le jugement en ce qu'il a :
- rejeté la demande de dommages et intérêts de Mme [A] à l'encontre de Mme [C] au titre de la perte de chance d'obtenir un rappel de salaire fondé sur la modification de la classification conventionnelle,
- rejeté la demande reconventionnelle de Mme [C] au titre des dommages et intérêts pour procédure abusive,
Infirme le jugement pour le surplus,
Statuant à nouveau des chefs infirmés,
Condamne Mme [Y] [C] à payer à Mme [R] [A] la somme de 900 euros au titre de la perte de chance d'obtenir la condamnation de son employeur pour manquement à son obligation de sécurité et plus particulièrement son obligation de prévention du harcèlement sexuel,
Condamne Mme [Y] [C] aux dépens d'appel, dont distraction au profit de Maître Denis Hubert,
Condamne Mme [Y] [C] à payer à Mme [R] [A] la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.