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Décisions

CA Paris, Pôle 1 - ch. 2, 3 avril 2025, n° 24/05397

PARIS

Arrêt

Autre

CA Paris n° 24/05397

3 avril 2025

Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 1 - Chambre 2

ARRÊT DU 03 AVRIL 2025

(n° , 11 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 24/05397 - N° Portalis 35L7-V-B7I-CJD37

Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 21 Février 2024 -Président du TC de PARIS - RG n° 2023060803

APPELANTE

Mme [Z] [N] épouse [U]

[Adresse 1]

[Localité 4]

Représentée par Me Florence GUERRE de la SELARL SELARL PELLERIN - DE MARIA - GUERRE, avocat au barreau de PARIS, toque : L0018

Ayant pour avocats plaidants Maîtres Alexandre MERVEILLE, du barreau de PARIS et Eric DELATTRE, avocat au barreau de VERSAILLES

INTIMÉS

M. [E], [L], [D] [U]

[Adresse 2]

[Adresse 2]

[Localité 3]

Représenté par Me Belgin PELIT-JUMEL de la SELEURL BELGIN PELIT-JUMEL AVOCAT, avocat au barreau de PARIS, toque : D1119

Ayant pour avocat plaidant Me Corinne GABBAY, avocat au barreau de PARIS

M. [X] [R]

[Adresse 19]

[Localité 5]

S.A. [12], RCS de [Localité 21] sous le n°[N° SIREN/SIRET 6], agissant poursuites et diligences en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

[Adresse 8]

[Localité 7]

Représentés par Me Audrey SCHWAB de la SELARL SELARL 2H Avocats à la cour, avocat au barreau de PARIS, toque : L0056

Ayant pour avocat plaidant Me Antoine CAMUS, avocat au barreau de PARIS

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 20 Février 2025 en audience publique, devant Marie-Hélène MASSERON, Présidente de chambre et Laurent NAJEM, Conseiller, conformément aux articles 804, 805 et 905 du code de procédure civile, les avocats ne s'y étant pas opposés.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Marie-Hélène MASSERON, Présidente de chambre,

Michèle CHOPIN, Conseillère,

Laurent NAJEM, Conseiller,

Qui en ont délibéré,

Greffier, lors des débats : Saveria MAUREL

ARRÊT :

- CONTRADICTOIRE

- rendu publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Marie-Hélène MASSERON, Présidente de chambre et par Saveria MAUREL, Greffière, présente lors de la mise à disposition.

*****

EXPOSE DU LITIGE

M. [U] et Mme [N] se sont mariés en 1998 sous le régime de la séparation des biens.

Au cours de l'année 2004, ils ont créé ensemble la société [15], société holding détenue à 50 % par chacun des époux [U], dont l'objet social est la prise de participation dans toutes sociétés, ainsi que la prestation de services pour le compte des entreprises qui lui sont liées, notamment dans les domaines administratif, financier, commercial et informatique. M. [U] en assurait les fonctions de président et Mme [U], celles de directrice générale.

Au mois de décembre 2009, les époux ont créé la société [13] (devenue la société [12]), filiale à 68,43 % de la société [15], avec, pour objet social, l'activité de gestion de portefeuille de sociétés civiles de placement immobilier (SCPI) et d'organismes professionnels de placements collectifs immobiliers (OPCI). M. [U] occupait les fonctions de président du conseil d'administration de cette société, M. [X] [R], qui détenait à titre personnel 10% de la société, celles de directeur général, Mme [U] détenant pour sa part 1 action.

En décembre 2013, la société [12] a obtenu l'agrément de l'Autorité des Marchés Financiers pour la création de la SCPI [22] ayant pour objet l'acquisition et la gestion d'un patrimoine de biens immobiliers lié au secteur de la santé.

En octobre 2013, le groupe [17] est entrée dans le capital de la société [12] par le biais d'une de ses filiales, la société [20] ([20]), à hauteur de 25 % puis de 21,5 % à la suite d'opérations sur le capital. Jusqu'en 2021, la société [18], filiale du groupe [17], a été en charge de la commercialisation de la SCPI [22].

Le capital de la société [12] était alors détenu ainsi :

- Groupe [11] : 68,43%

- Groupe [17] : 21,50%

- M. [R] : 10%

- Autres associés : 0,07%.

En 2019, M. [U] a cédé l'intégralité de sa participation dans la société [15] à la société [16] dont il détient 100% du capital et qui est unique actionnaire de la société [14].

En janvier 2021, les époux [U] se sont séparés et la société [14], filiale de la société [16], a racheté les 21,5 % de parts détenues par la société [20] dans la société [12].

Au titre d'un protocole d'accord régularisé le 26 mai 2021, approuvé par l'Autorité des Marchés Financiers le 19 juillet 2021, la société [14] a repris à son compte les activités de commercialisation de la SCPI [22] par la société [18]. Une convention de distribution a été signée le 30 décembre 2021.

Le 29 juillet 2021, Mme [U] a été révoquée de ses fonctions de directrice générale de la société [12] et remplacée à ce poste par M. [R].

En novembre 2021, la société [12] a lancé un nouveau véhicule financier, le fonds d'investissement alternatif (FIA) « Trajectoire santé » dont la commercialisation et l'animation de ce produit ont été confiés à la société [14].

Le 1er mars 2023, saisi par citation directe à l'initiative de Mme [U], le tribunal correctionnel de Paris a relaxé M. [U] et M. [R] des chefs d'abus de pouvoir sociaux et de complicité. Cette décision est définitive sur l'action pénale en l'absence d'appel du ministère public, mais un appel est actuellement pendant devant la cour d'appel de Paris sur intérêts civils.

Mme [U] a également introduit une requête en dissolution de la société [15] pour perte d'affectio societatis devant le tribunal de commerce de Toulouse, cette affaire étant également pendante.

Alléguant l'existence de transferts de charges injustifiés de la société [14] vers la société [12], Mme [U] a, par exploits des 26, 30 octobre et 2 novembre 2023, fait assigner M. [U], M. [R] et la société [12] devant le juge des référés du tribunal de commerce de Paris aux fins de voir :

ordonner sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile une mesure d'expertise destinée à :

se faire remettre par les parties ou tout tiers les documents utiles à sa mission et notamment, se faire remettre par la société [12] et en particulier par M. [U] ou M. [R] :

le détail des frais de fonctionnement de la société [12] au titre des années 2021, 2022 et 2023 (jusqu'à la date de l'ordonnance à intervenir),

les contrats en vigueur au cours de ces années entre les sociétés [12] et [14] ;

l'ensemble des contrats conclus ou exécutés en 2021, 2022 ou 2023 entre la société [12] et des tiers, en ce compris les contrats de travail des salariés de la société [12] ;

analyser si les frais de fonctionnement de toute nature (notamment les frais de personnel, de sous-traitance, de prestations de services, les frais généraux, etc.) supportés par la société [12] au titre des années 2022 et 2023 incombaient à celle-ci en sa qualité de société de gestion de la SCPI [22] et de la SC [23], compte tenu des obligations mises à la charge de la société [14] par les contrats conclus avec celle-ci ;

dire si les contrats conclus ou exécutés entre les sociétés [12] et [14] présentent un caractère normal au regard des pratiques commerciales ;

apprécier la pertinence et l'équilibre de l'ensemble contractuel mis en place à l'occasion du lancement par [12] de la SC [23] et des contributions respectives des parties à ces contrats ;

se faire communiquer tous éléments relatifs aux sommes versées par la société [12] à la société [14] au titre de la convention dite de commercialisation directe par la société [12], en apprécier la contrepartie et de prononcer sur leur équilibre économique ;

dire que l'expert pourra entendre tous sachants et recueillir auprès de tous tiers tout élément d'information sur tout support ;

dire que l'expert devra mettre son rapport au greffe dans les six mois de la consignation de la provision à ordonner ; et

fixer le montant de la provision.

Par ordonnance contradictoire du 21 février 2024, le juge des référés du tribunal de commerce de Paris a :

débouté Mme [U] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;

condamné Mme [U] à payer à la société [12] la somme de 2.500 euros, à M. [R] celle de 2.500 euros et à M. [U] celle de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ; et

débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires,

laissé à la partie demanderesse la charge des dépens.

Par déclaration du 13 mars 2024, Mme [U] a relevé appel de cette décision.

Dans ses dernières conclusions remises et notifiées le 20 janvier 2025, Mme [U] demande à la cour, sur le fondement des articles 145 et 905 du code de procédure civile, de :

la recevoir en son appel et l'y dire bien fondée,

infirmer l'ordonnance rendue le 24 février 2024 en ce qu'elle :

l'a déboutée de toutes ses demandes, fins et prétentions,

l'a condamnée à payer à la société [12] la somme de 2.500 euros, à M. [R] la somme de 2.500 euros et à M. [U] la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens de l'instance,

Statuant à nouveau,

désigner tel expert qu'il lui plaira inscrit sur la liste nationale, avec pour mission de :

réunir et entendre les parties ;

se faire remettre par la société [12] et en particulier par M. [U] ou M. [R] :

le détail des frais de fonctionnement d'[12] au titre des années 2021, 2022 et 2023 (et jusqu'à la date de l'arrêt à intervenir, les faits se poursuivant dans le temps),

Les contrats en vigueur au cours de ces mêmes années, en ce compris l'année 2024, entre les sociétés [12] et [14],

l'ensemble des contrats conclus ou exécutés au cours de ces mêmes années, en ce compris 2024, entre la société [12] et des tiers, en ce compris les contrats de travail et fiches de postes des salariés de la société [12] ;

analyser si les frais de fonctionnement de toute nature (frais de personnel, sous-traitance, prestations de services, frais généraux, factures, devis, refacturation etc.) supportés par la société [12] au titre des années 2021, 2022, 2023 et 2024 incombaient à celle-ci en sa qualité de société de gestion de la SCPI [22] et de la SC [23], compte tenu des obligations mises à la charge de la société [14] par les contrats conclus avec celle-ci ;

donner son avis, s'agissant des contrats conclus ou exécutés entre les sociétés [12] et [14], sur le caractère normal ou anormal de ceux-ci au regard des pratiques commerciales ;

donner son avis sur la pertinence et l'équilibre de l'ensemble contractuel mis en place à l'occasion du lancement par la société [12] de la SC [23] et des contributions respectives des parties à ces contrats ;

se faire communiquer tous éléments relatifs aux sommes versées par la société [12] à [14] au titre de la convention dite de commercialisation directe par la société [12], en apprécier la contrepartie et donner son avis sur leur équilibre économique ;

dire que l'expert pourra entendre tous sachants et recueillir auprès de tous tiers tout élément d'information sur tout support ;

dire que l'expert devra remettre son rapport au greffe dans les six mois de la consignation de la provision à ordonner ;

fixer le montant de la provision ;

réserver les dépens ;

et en tout état de cause,

rejeter les demandes reconventionnelles présentées par M. [U] et par la société [12] et M. [R] au titre de l'abus du droit d'interjeter appel et au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Dans ses dernières conclusions remises et notifiées le 31 décembre 2024, M. [U] demande à la cour, sur le fondement des articles 145 et 559 du code de procédure civile, de :

confirmer l'ordonnance de référé du 24 février 2024 ;

débouter Mme [U] de toutes ses demandes, fins et conclusions ;

juger que l'appel interjeté par Mme [U] caractérise un abus de droit manifeste ;

Ajoutant à l'ordonnance déférée,

condamner Mme [U] à lui payer la somme provisionnelle de 20.000 euros à valoir sur la réparation du préjudice occasionné par l'abus manifeste du droit d'ester en justice ;

condamner Mme [U] à lui payer la somme de 10.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ; et

condamner Mme [U] aux entiers dépens.

Dans leurs dernières conclusions remises et notifiées le 3 janvier 2025, la société [12] et M. [R], demandent à la cour, sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, de :

confirmer l'ordonnance déférée ;

juger que l'appel interjeté caractérise un abus de droit manifeste ;

condamner Mme [U] à payer la somme provisionnelle de 20.000 euros à la société [12] en réparation du préjudice occasionné ;

condamner Mme [U] à payer la même somme provisionnelle de 20.000 euros à M. [R], à valoir à titre de réparation du préjudice résultant du même abus du droit d'interjeter appel ;

condamner Mme [U] à leur payer la somme de 15.000 euros chacun sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ; et

condamner Mme [U] aux entiers dépens dont le recouvrement sera poursuivi par la selarl 2H avocats, en la personne de Me Schwab, en application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions des parties susvisées pour un plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 4 février 2025.

SUR CE,

Aux termes de l'article 145 du code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé.

L'article 145 suppose l'existence d'un motif légitime c'est-à-dire un fait crédible et plausible, ne relevant pas de la simple hypothèse, qui présente un lien utile avec un litige potentiel futur dont l'objet et le fondement juridique sont suffisamment déterminés et dont la solution peut dépendre de la mesure d'instruction sollicitée, à condition que cette mesure ne porte pas une atteinte illégitime aux droits d'autrui. Elle doit être pertinente et utile.

Ainsi, si le demandeur à la mesure d'instruction n'a pas à démontrer l'existence des faits qu'il invoque puisque cette mesure in futurum est justement destinée à les établir, il doit néanmoins justifier d'éléments rendant crédibles ses suppositions et justifier que le litige potentiel n'est pas manifestement voué à l'échec et que la mesure est de nature à améliorer la situation probatoire du demandeur.

De plus, si la partie demanderesse dispose d'ores et déjà de moyens de preuves suffisants pour conserver ou établir la preuve des faits litigieux, la mesure d'instruction demandée est dépourvue de toute utilité et doit être rejetée.

Mme [U] soutient que sa demande repose sur un motif légitime et invoque l'existence d'un procès futur. Sur ce point spécifiquement, elle fait valoir qu'elle est actionnaire de la société [12] dont elle détient, depuis sa création, une action, ce, à titre personnel et qu'elle a, par conséquent, qualité pour agir ut singuli au nom de cette société aux fins d'engager la responsabilité de la direction générale et celle du président du conseil d'administration du fait d'actes de gestion contraires à l'intérêt social. Elle précise que la citation directe initiée par le groupe [11] considère comme constitutive d'une faute civile la signature le 26 mai 2021 du protocole opérant résiliation sans contrepartie du pacte d'associés du 28 octobre 2023, que la mesure d'expertise sollicitée oppose certes les mêmes défendeurs à Mme [U] qui agit dans la présente instance, non pas ut singuli pour le groupe [11], mais en qualité d'actionnaire de la société [12], poursuivant des actes de gestion postérieurs à la décision rendue par le tribunal correctionnel, les faits ayant été découverts plus d'une année après l'introduction de l'action pénale. S'agissant de la mesure d'expertise en elle-même, elle indique que le juge peut fixer librement l'étendue de la mission de l'expert, s'agissant de déterminer si les opérations ont été réalisées dans le respect de l'intérêt social et des dispositions comptables. Elle précise que son appel n'est pas abusif puisqu'elle fonde sa demande sur le constat objectif d'une progression inquiétante des frais de la société [12] telle qu'elle ressort de la documentation financière de la société qui lui est accessible et des pièces produites par les intimés.

M. [U] expose pour sa part que de nombreuses procédures ont déjà opposé les parties, exclusivement à l'initiative de Mme [U]. Il relève que les faits reprochés dans la présente instance sont identiques à ceux qui fondaient la procédure pénale et qui ont abouti à une décision de relaxe. Il soutient que la demande d'expertise ainsi formulée est irrecevable puisqu'elle n'est pas présentée avant tout procès, alors que Mme [U] a imaginé de solliciter une mesure in futurum pour élargir ses demandes au plan des intérêts civils, le jugement de relaxe étant définitif en l'absence d'appel du ministère public. Il souligne que les faits invoqués en l'espèce sont indissociables de ceux jugés par le tribunal correctionnel, que l'action au fond invoquée par l'appelante repose in fine sur un abus de pouvoir au profit de la société [14] et au détriment de la société [12], ce qui fonde également l'action pénale, alors que les conditions de la distribution confiée à la société [14] des produits sous gestion de la société [12] ne peuvent être dissociées du partenariat global et capitalistique du 26 mai 2021. Il ajoute que l'action individuelle en responsabilité dont disposent les associés à l'encontre des dirigeants sociaux ne peut tendre qu'à la réparation d'un préjudice personnel distinct de celui causé à la personne morale, alors que Mme [U] ne cherche pas à justifier d'un intérêt personnel et distinct de celui de la société [12], de sorte que sa demande d'expertise n'est qu'un subterfuge destiné à affaiblir artificiellement le lien pourtant indissociable entre les deux instances pendantes. Il fait valoir par ailleurs que la mesure demandée est inutile, puisque les conventions liant les sociétés [14] et [12] ont été produites, qu'elles sont réglementées et récemment contrôlées par l'AMF dans le cadre d'un contrôle particulièrement étendu. Il entend préciser que Mme [U] a reformulé sa demande en appel mais se livre à une analyse précise des conventions et des frais de fonctionnement de la société [12], et le détail des éléments chiffrés figure déjà dans les documents sociaux. A titre subsidiaire, il prétend que la demande d'expertise ne repose sur aucun motif légitime en ce que les comptes des sociétés [12] et [14] sont contrôlés chacun par un commissaire aux comptes et aussi par les deux autres commissaires aux comptes du groupe [11] dans le cadre de la consolidation, de sorte que ces professionnels auraient nécessairement relevé les anomalies dont se prévaut Mme [U], et en ce que la société [12] est sous le contrôle de l'AMF, ce qui implique l'existence de plusieurs niveaux de contrôle interne exercés notamment par un responsable de la conformité et du contrôle interne, des mandataires sociaux (directeurs généraux délégués), des membres du conseil d'administration notamment. Il soutient en outre qu'une telle mesure serait illégale dans la mesure où l'expert ne peut fournir qu'un avis technique, ce qui exclut toute appréciation en droit, et dans la mesure où la mission proposée est d'ordre général et imprécis.

Il conclut enfin que la juridiction est instrumentalisée par l'appelante qui n'a jamais été privée de ses droits et que l'action ainsi menée est destinée à jeter le discrédit sur une société et d'en paralyser le fonctionnement, ce qui constitue un abus du droit d'agir.

La société [12] et M. [R] exposent que la demande d'expertise n'est pas formulée avant tout procès puisqu'un litige indissociablement lié oppose les mêmes parties devant la cour d'appel de Paris et que Mme [U], dans les deux instances, reproche à son époux un abus de pouvoir dont M. [R] se serait rendu complice et consistant à privilégier la société [14] dans le cadre de la reprise du partenariat commercial et capitalistique qui a existé avec le groupe [17]. Ils observent que les faits rapportés à l'appui de la demande de mesure in futurum sont identiques à ceux allégués dans le cadre de la procédure pénale, que les personnes visées par la mesure in futurum sont toutes visées par la procédure correctionnelle, que le fondement de ces actions consiste en une faute de gestion prêtée aux dirigeants d'[12], ce qui correspond au plan civil à un abus de pouvoir, que les conclusions de Mme [U] devant la chambre correctionnelle reprennent sans surprise ses suspicions, de sorte que le dévoiement des dispositions de l'article 145 est grossier. Ils soulignent ensuite que la mesure sollicitée est inutile, alors que Mme [U] n'a jamais été privée de ses droits d'actionnaire au sein de la société [12] et aurait pu demander à ce titre copie des conventions litigieuses, ce qu'elle n'a pas fait, que lesdites conventions qui ont d'ailleurs été communiquées en première instance ont été approuvées par le conseil d'administration ou validées en aval par l'assemblée générale de la société [12], que les liens contractuels entre les sociétés [12] et [14] font au surplus l'objet d'un contrôle étendu de l'AMF qui n'a identifié aucune difficulté, de sorte que l'appelante sollicite de véritables investigations qui ne relèvent pas d'une mesure d'expertise. Ils exposent encore qu'une telle mesure n'est pas justifiée, aucun des éléments argués par Mme [U] n'étant avéré comme devant établir ses suspicions de fautes ou d'actes anormaux de gestion et qu'elle est illégale puisqu'elle revient à donner à l'expert une mission d'appréciation de nature juridique. Ils estiment enfin que la quérulence dont Mme [U] fait preuve doit désormais cesser et qu'elle a détourné son droit d'agir.

L'action ut singuli est une action légale, intentée uniquement par un ou des associés selon les dispositions des articles 1843-5, alinéa 1 du code civil, et L 225-252 du code de commerce.

Il s'agit d'une action sociale par un principe de subsidiarité, ne pouvant être intentée que s'il existe une inertie des représentants légaux de la société dans un but pour les associés, de réparer les préjudices qu'ils ont subis personnellement, tout en agissant aussi pour le compte de la société, mais elle doit être exercée uniquement contre les dirigeants de la société, compte tenu de son caractère dérogatoire, n'étant intentée qu'afin d'engager la responsabilité des dirigeants sociaux, toute autre action étant irrecevable.

Au cas présent, Mme [U] argue d'une action ut singuli qu'elle entend exercer en sa qualité d'actionnaire de la société [12] à l'encontre de ses dirigeants, estimant que des actes de gestion contraires à l'intérêt social de cette société ont été commis et sollicite afin de pouvoir l'exercer une mesure d'expertise.

L'action pénale engagée par l'appelante, au nom et pour le compte de la société [15] visait pour sa part à poursuivre des faits commis en mai 2021 à [Localité 21] de :

abus de pouvoirs à des fins personnelles reprochés à M. [U],

recel de biens provenant d'un abus de biens ou de crédit d'une SARL par un gérant à des fins personnelles reprochés à la société [14],

complicité d'abus par un dirigeant de société par actions, de ses pouvoirs ou de ses voix à des fins personnelles reprochés à M. [R], à la société [12] et au groupe [17].

Ainsi, étant rappelé que le tribunal correctionnel a relaxé l'ensemble des personnes physiques et morales visées par la citation directe du chef des infractions poursuivies, le jugement rendu étant définitif au plan pénal, force est de constater que, s'ils procèdent incontestablement de faits semblables, et se fondent notamment sur la signature d'un protocole d'accord régularisé le 26 mai 2021 consacrant la reprise par la société [14] des activités de commercialisation de la SCPI [22] par la société [18] et d'une convention de distribution signée le 30 décembre 2021, ce procès pénal et l'action ut singuli invoquée à l'appui de la demande d'expertise ne sont pas identiques puisque Mme [U] a agi d'une part au nom et pour le compte de la société [15] et d'autre part en qualité d'actionnaire de la société [12], elle-même poursuivie au départ au pénal. De la sorte, c'est à tort que les intimés soutiennent que son action aux fins de voir ordonner une mesure d'expertise fondée sur les dispositions de l'article 145 du code de procédure civile ne pourrait prospérer puisqu'elle n'aurait pas été introduite avant tout procès.

Néanmoins, il doit être relevé que :

en premier lieu, sont considérés par Mme [U] comme constitutifs d'un détournement de pouvoirs au détriment de la société [12] la cession des titres détenus par le groupe [17] à hauteur de 21, 5% dans le capital de la société [12], la signature d'un protocole d'accord le 26 mai 2021entre les sociétés [15], [12], [14], le groupe [17], [18] et M. [R], celle d'une convention de distribution le 30 décembre 2021 entre les sociétés [12] et [14] et celle d'un contrat de prestations de services spécifiques entre les sociétés [12] et [14] dans le cadre du lancement fin 2021 du nouveau véhicule dénommé Trajectoire santé,

il est incontestable que l'ensemble de ces éléments sont déjà connus de Mme [U], qui cherche à démontrer en réalité que les frais de fonctionnement supportés par la société [12] en conséquence de ces opérations seraient excessifs et suspects, comme procédant de manipulations opérées à son détriment,

cependant, étant précisé qu'il ne résulte d'aucune pièce que Mme [U] aurait été entravée dans l'exercice de ses droits d'actionnaire de la société [12], il n'est pas discuté que lesdites pièces ont été approuvées en conseil d'administration et en assemblée générale, alors que par ailleurs, il s'agit de conventions réglementées soumises à l'Autorité des Marchés Financiers, celle-ci ayant exercé son contrôle ainsi qu'il ressort de l'attestation de M. [G], gérant de la société [10] (pièce n°4 de la M. [R] et de la société [12] ) qui indique que : « ce contrôle (de l'AMF) a été large et complet, il a porté sur l'ensemble de l'activité d'[12] exercée depuis 2019 en analysant de très nombreux documents dont les comptes sociaux et les relations contractuelles pouvant lier [12] aux autres sociétés de M. [U]. Ce contrôle s'est notamment intéressé à l'organisation générale des sociétés du groupe afin de vérifier qu'il n'y ait pas de conflits d'intérêt avec les clients de la société de gestion. Le contrôle s'est en outre attaché à revoir très précisément l'organisation de la distribution des produits financiers et la conformité des contrats de commercialisation ainsi qu'aux relations d'affaires entre les différents intervenants (') l'AMF n'ayant rien relevé quant à l'équilibre des contrats et concernant les relations avec les distributeurs. Le contrôle a donné lieu in fine à un courrier de l'autorité dit lettre de suite », cette information ayant figuré dans le rapport de gestion du conseil d'administration à l'assemblée générale du 19 juin 2023,

sur ce point, Mme [U] excipe à tort de ce que les investigations de l'AMF auraient eu trait en réalité au statut de conseil en investissement financier (CIF) de la société [14], alors qu'après avoir exercé un contrôle étendu généré par les actes litigieux, l'AMF a exercé postérieurement son contrôle sur ladite activité de CIF, selon la procédure dite « contrôle de masse » et clôturé ses investigations sur ce point par un renvoi de la société [14] vers l'[9]-CIF, association professionnelle chargée d'examiner le bien-fondé du statut CIF( pièce n°21 de M. [U]),

ensuite, il est constant que les comptes de la société [12] font l'objet d'un contrôle par son commissaire aux comptes, dont Mme [U] affirme sans le démontrer que ce dernier serait incompétent,

force est de constater en outre, que Mme [U] elle-même procède aux termes de ses écritures à une analyse des éléments comptables communiqués tout en indiquant qu'ils n'apporteraient aucun éclaircissement sur l'augmentation des frais de fonctionnement de la société [12], sans toutefois expliquer quelles pièces ou éléments précis permettraient d'établir les griefs dont elle fait état ni pourquoi ces éléments ne pourraient être obtenus que par une mesure d'expertise,

ainsi, une mesure d'instruction ne serait pas de nature à améliorer sa situation probatoire, alors que l'appelante dispose d'éléments suffisants pour demander judiciairement la réparation des préjudices qu'elle allègue,

En second lieu, la cour rappelle que la mesure d'expertise vise à recueillir l'avis de l'expert sur des points techniques,

Or, force est de constater que Mme [U] envisage de demander à l'expert de d' « analyser si les frais de fonctionnement de toute nature (frais de personnel, sous-traitance, prestations de services, frais généraux, factures, devis, refacturation etc.) supportés par la société [12] au titre des années 2021, 2022, 2023 et 2024 incombaient à celle-ci en sa qualité de société de gestion de la SCPI [22] et de la SC [23], compte tenu des obligations mises à la charge de la société [14] par les contrats conclus avec celle-ci ; donner son avis, s'agissant des contrats conclus ou exécutés entre les sociétés [12] et [14], sur le caractère normal ou anormal de ceux-ci au regard des pratiques commerciales ; donner son avis sur la pertinence et l'équilibre de l'ensemble contractuel mis en place à l'occasion du lancement par la société [12] de la SC [23] et des contributions respectives des parties à ces contrats » ;

il sera rappelé par la cour, au sens de l'article 238 du code de procédure civile, que le technicien commis ne doit pas porter d'appréciation juridique, force étant de constater que les appelants tentent de conférer à l'expert une mission d'appréciation d'éventuels manquements contractuels, voire des « comportements » de leurs cocontractants qui ne ressortent pas de toute évidence des compétences exclusivement techniques de l'expert,

ainsi, la mesure d'instruction sollicitée ne parait pas présenter une utilité certaine.

De la sorte, il y a donc lieu de confirmer l'ordonnance rendue en ce qu'elle a rejeté la demande d'expertise, laquelle n'est pas de nature à améliorer la situation probatoire de l'appelante et ne se présente pas comme étant utile et pertinente.

Sur les demandes de dommages intérêts formées par les intimés, l'exercice d'une action en justice, de même que la défense à une telle action, constituent, en principe, un droit et ne dégénèrent en abus pouvant donner naissance à une dette de dommages et intérêts qu'en cas de faute caractérisée.

Au cas présent, l'appel de Mme [U] n'a pas dégénéré en abus, l'abus du droit de relever appel n'étant pas caractérisé par l'appréciation inexacte qu'une partie fait de ses droits.

La demande de dommages et intérêts pour procédure et appel abusifs formée par les intimés doit être en conséquence rejetée et l'ordonnance entreprise confirmée en ce qu'elle a rejeté ces demandes.

L'appelante, partie perdante, supportera la charge des entiers dépens d'appel, l'ordonnance déférée étant aussi confirmée s'agissant des dépens et des frais irrépétibles. Il sera fait application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en appel dans les termes du dispositif.

PAR CES MOTIFS

Confirme l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions,

Y ajoutant,

Dit que Mme [U] supportera la charge des entiers dépens de la présente instance en appel, dont distraction conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile,

Condamne Mme [U] à payer à chacun des intimés, M. [R] et la société [12] étant considérés comme un seul intimé, la somme de 10.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel.

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE

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