CA Paris, Pôle 5 ch. 9, 3 avril 2025, n° 22/05095
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Themis Immo (SCI), Optima (SARL), Jurisystem (SAS)
Défendeur :
Singtime (SAS), Khunjerab (SARL), Incotech (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mollat
Conseillers :
Pelier-Tetreau, Tabourot
Avocats :
Buthiau, Boccon Gibod, Benichou
Exposé des faits et de la procédure
La SAS Singtime, constituée en 2013 par M. [V], a pour activité l'exploitation de salles de karaoké. Elle est représentée par son président, la SARL Khunjerab, dont le gérant est M. [V].
Les sociétés Themis, Optima et Jurisystem sont entrées au capital de la société Singtime en 2013, détenant respectivement 14,90%, 9,59% et 4,27% du capital.
Au mois d'octobre 2016, les sociétés Themis, Optima et Jurisystem d'une part et M. [V] d'autre part se sont rapprochés afin d'envisager leur sortie du capital de la société Singtime.
Ainsi, le 1er décembre 2016, les sociétés Themis, Optima et Jurisystem ont accepté unilatéralement de vendre leurs titres à un tiers que devait leur présenter M. [V] sur la base d'une valorisation des actions de la société Singtime de 2 267 000 euros, sous condition de réalisation avant le 1er mars 2017.
L'investisseur pressenti ayant fait défaut, les sociétés Themis, Optima et Jurisystem ont conclu, le 4 mai 2017, un protocole d'accord avec notamment la société Singtime, son président la SARL Khunjerab et M. [V], arrêtant les conditions de la cession des actions sur la base d'une valeur équivalente et l'annulation subséquente desdites actions dans le cadre d'opérations de réduction de capital.
Le protocole prévoyait que les cessions d'actions s'opèreraient en deux temps, une première tranche en septembre 2017 et une seconde en novembre 2017, dans les proportions suivantes :
- au plus tard le 10 septembre 2017, cession de 359 998 actions pour un montant global de 456 117,46 euros ;
- au plus tard le 30 novembre 2017, cession de 154 286 actions pour un montant global de 195 480,37 euros.
Le capital social de la société Singtime a ainsi été réduit en deux temps, de manière définitive au 30 août puis au 9 novembre 2017.
Ayant eu ensuite connaissance du rachat des participations détenues par d'autres minoritaires sur la base d'une valorisation de la société près de 2,5 fois supérieure, et d'une augmentation de capital à partir d'une valorisation encore plus importante par l'entrée d'un tiers investisseur, la société Themis a informé la société Singtime de son intention de poursuivre la nullité du protocole d'accord pour dol.
Ainsi, par acte du 20 juillet 2020, les sociétés Themis, Optima et Jurisystem ont fait assigner les sociétés Singtime, Khunjerab et M. [V], ainsi que MM. [U] [L], [W] [M], [H] [C], [K] [I], Mme [G] [R] et la société Incotech devant le tribunal de commerce de Paris afin de solliciter l'annulation du protocole d'accord du 4 mai 2017 et, à titre subsidiaire, l'allocation de dommages-intérêts à leur profit.
Par jugement réputé contradictoire du 25 février 2022, le tribunal de commerce de Paris a :
- Dit recevable l'action des sociétés Themis, Optima et Jurisystem ;
- Les a déboutées de leurs demandes en nullité du protocole d'accord du 4 mai 2017 et d'octroi de dommages et intérêts ;
- Débouté les sociétés Singtime, Khunjerab et M. [V] de leurs demandes reconventionnelles ;
- Rejeté les demandes des parties autres, plus amples ou contraires au présent dispositif ;
- Condamné in solidum les sociétés Themis, Optima et Jurisystem à payer aux sociétés Singtime, Khunjerab et à M. [V], charge à eux de se les répartir, la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et les a déboutés du surplus de leur demande ;
- Condamné les sociétés Themis, Optima et Jurisystem aux dépens de l'instance.
Par déclaration du 7 mars 2022, les sociétés Themis, Optima et Jurisystem ont interjeté appel de ce jugement.
Par acte du 30 mai 2022, les sociétés Themis, Optima et Jurisystem ont fait signifier la déclaration d'appel et leurs conclusions d'appelants à MM. [U] [L], [W] [M], [H] [C], [K] [I], Mme [G] [R] et la société Incotech.
MM. [U] [L], [W] [M], [H] [C], [K] [I], Mme [G] [R] et la société Incotech n'ont pas constitué avocats.
Par conclusions notifiées par voie électronique le 20 septembre 2024, les sociétés Themis, Optima et Jurisystem demandent à la cour de :
- Confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris du 25 février 2022 en ce qu'il a :
o Dit recevable l'actions des sociétés Themis, Optima et Jurisystem ;
o Débouté les sociétés Singtime, Khunjerab et M. [V] de leurs demandes reconventionnelles ;
o Rejeté les demandes autres, plus amples ou contraires des sociétés Singtime, Khunjerab et de M. [V] ;
- Infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris du 25 février 2022 en ce qu'il a :
o Débouté les sociétés Themis, Optima et Jurisystem de leurs demandes en nullité du protocole d'accord du 4 mai 2017 et d'octroi de dommages et intérêts ;
o Débouté les sociétés Themis, Optima et Jurisystem de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;
o Condamné in solidum les sociétés Themis, Optima et Jurisystem à payer aux sociétés Singtime, Khunjerab et à M. [V], charge à eux de se les répartir, la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et les a déboutés du surplus de leur demande ;
o Condamné les sociétés Themis, Optima et Jurisystem aux dépens de l'instance ;
Statuant à nouveau,
À titre principal,
- Prononcer l'annulation pour vice du consentement de la cession, par les sociétés Themis, Optima et Jurisystem à la société Singtime, des actions qu'elles détenaient dans cette société, intervenue par le protocole des associés de la société Singtime du 4 mai 2017 ainsi que par toutes les délibérations subséquentes au sein de la société Singtime ;
- Remettre en conséquence les sociétés Themis, Optima et Jurisystem d'une part, et la société Singtime d'autre part, dans l'état dans lequel elles se trouvaient avant la conclusion dudit protocole avec toutes conséquences que de droit ;
- Ordonner la restitution par la société Singtime aux sociétés Themis, Optima et Jurisystem des actions que ces dernières détenaient contre restitution du prix de cession, sous astreinte de 500 euros par jour de retard passé le délai de 30 jours à compter de la signification de la présente décision ;
À défaut, au cas où la cour jugerait cette restitution en nature impossible,
- Ordonner à la société Singtime la restitution aux sociétés Themis, Optima et Jurisystem de leurs actions dans Singtime en valeur estimée au jour de ladite restitution, contre restitution du prix de cession ;
Dans cette hypothèse, avant dire droit sur la restitution des actions en valeur,
- Ordonner une mesure d'expertise et commettre pour y procéder tout expert qu'il plaira avec pour mission de :
o Entendre les parties et leurs avocats en leurs observations, recueillir toutes informations, entendre tous sachants, se faire remettre tous documents qu'il estimera utiles à sa mission et dont il établira lui-même la liste ;
o Donner son avis sur la valeur, à la date de la décision à intervenir, des actions précédemment détenues par les sociétés Themis, Optima et Jurisystem dans Singtime, en expliquant le choix de la méthode de valorisation qu'il aura retenue ;
o Faire toutes observations techniques utiles à la solution du litige ;
- Dire que l'expert fera connaître sans délai son acceptation et que, dans l'hypothèse d'un refus ou d'un empêchement légitime, il sera aussitôt pourvu à son remplacement ;
- Dire qu'il sera procédé aux opérations d'expertise en présence des parties ou celles-ci régulièrement convoquées et leurs conseils avisés selon les formes de l'article 160 du code de procédure civile ;
- Dire que la société Singtime devra, à telle date qu'il plaira à la cour, de déterminer, consigner auprès de la régie d'avances et de recettes de la cour la somme de 20 000 euros à valoir sur les frais d'expertise ;
- Dire qu'après avoir établi un pré-rapport et répondu aux dires des parties, l'expert devra déposer son rapport et en adresser copie à chacune des parties avant telle date qu'il plaira de déterminer, délai de rigueur, sauf prorogation qui serait accordée sur rapport de l'expert à cet effet ;
- Désigner tel conseiller de la mise en état qu'il plaira pour surveiller les opérations d'expertise et ordonner le remplacement de l'expert en cas de refus ou d'empêchement ;
À titre subsidiaire,
- Condamner solidairement les sociétés Singtime et Khunjerab ainsi que M. [V] à verser aux sociétés Themis, Optima et Jurisystem la somme globale de 1 577 798 euros, assortie des intérêts légaux à compter de la mise en demeure du 2 février 2018, en réparation du préjudice subi par ces dernières en conséquence des fautes qu'elles ont commises ;
En tout état de cause,
- Débouter M. [V] et les sociétés Singtime et Khunjerab de l'intégralité de leurs demandes, fins et conclusions ;
- Condamner solidairement les sociétés Singtime et Khunjerab ainsi que M. [V] à verser aux sociétés Themis, Optima et Jurisystem la somme globale de 50 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les entiers dépens d'instance.
Par conclusions notifiées par voie électronique le 4 septembre 2024, les sociétés Singtime et Khunjerab et M. [V] demandent à la cour de :
- Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 25 février 2022 en ce qu'il a :
o Débouté les sociétés Themis, Optima et Jurisystem de leurs demandes en nullité du protocole d'accord du 4 mai 2017 et d'octroi de dommages et intérêts ;
o Débouté les sociétés Themis, Optima et Jurisystem de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;
o Condamné in solidum les sociétés Themis, Optima et Jurisystem à payer aux sociétés Singtime, Khunjerab et à M. [V], charge à eux de se les répartir, la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et les a déboutés du surplus de leur demande ;
o Condamné les sociétés Themis, Optima et Jurisystem aux dépens de l'instance ;
- Infirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 25 février 2022 en ce qu'il a :
o Débouté M. [V] de sa demande de mise hors de cause ;
o Débouté les sociétés Singtime et Khunjerab et M. [V] de leurs demandes reconventionnelles et notamment de leur demande de condamnation des sociétés Themis, Optima et Jurisystem pour procédure abusive ;
Statuant à nouveau,
À titre principal,
- Débouter, après lui avoir restitué sa véritable qualification, l'action en rescision pour lésion intentée par les sociétés Themis, Optima et Jurisystem tendant à faire réviser par le juge l'équilibre du protocole d'accord du 4 mai 2017, faute de droit substantiel accordé par la loi pour l'exercice d'une telle action ;
- Juger que les sociétés Themis, Optima et Jurisystem ne démontrent pas l'existence d'un dol dans ses éléments matériel et intentionnel ;
- Débouter les sociétés Themis, Optima et Jurisystem de leur action en nullité pour dol des cessions intervenues en application du protocole du 4 mai 2017 ;
- Juger que les sociétés Themis, Optima et Jurisystem ne démontrent pas l'existence d'un manquement par les intimées à l'obligation précontractuelle d'information édictée à l'article 1112-1 du code civil ;
- Débouter les sociétés Themis, Optima et Jurisystem de leur action subsidiaire à l'encontre de la société Singtime en réparation fondée sur les dispositions de l'article 1112-1 du code civil ;
- Débouter les sociétés Themis, Optima et Jurisystem de leurs demandes à l'encontre de M. [V] et de la société Khunjerab, qui ne reposent sur aucun fondement juridique permettant aux demanderesses de rechercher leur responsabilité personnelle ;
- Débouter les sociétés Themis, Optima et Jurisystem de leurs plus amples demandes ;
À titre subsidiaire,
- Débouter les sociétés Themis, Optima et Jurisystem de leurs demandes tendant à une restitution en valeur des actions, la restitution en nature n'étant pas impossible ;
- Débouter en conséquence les sociétés Themis, Optima et Jurisystem de leur demande d'expertise à titre de mesure d'instruction ;
À titre encore plus subsidiaire,
- Débouter les sociétés Themis, Optima et Jurisystem de leur demande selon laquelle leur pourcentage de perte de chance devrait être évalué à 80% et procéder à une évaluation juste de cette probabilité au regard des circonstances de l'espèce et au besoin au moyen d'une mesure d'instruction ;
- Évaluer ce préjudice à son juste montant au regard d'une telle probabilité, dans la limite maximale de 548 633,96 euros ;
- Débouter les sociétés Themis, Optima et Jurisystem de ses plus amples demandes ;
En tout état de cause,
- Condamner les sociétés Themis, Optima et Jurisystem, in solidum, à verser la somme de 50 000 euros à la société Singtime pour procédure abusive en raison de la malveillance, la mauvaise foi et la témérité de leur action ;
- Condamner les sociétés Themis, Optima et Jurisystem, in solidum, à verser la somme de 50 000 euros à la société Singtime au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner les sociétés Themis, Optima et Jurisystem, in solidum, à verser la somme de 25 000 euros à la société Khunjerab au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner les sociétés Themis, Optima et Jurisystem, in solidum, à verser la somme de 25 000 euros à M. [V] au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner les sociétés Themis, Optima et Jurisystem aux entiers dépens.
***
La clôture de l'instruction a été prononcée le 17 octobre 2024.
***
Par conclusions notifiées par voie électronique le 5 novembre 2024, les sociétés Singtime et Khunjerab et M. [V] demandent à la cour de :
A titre principal,
- Révoquer l'ordonnance de clôture rendue le 17 octobre 2024 pour non-respect du principe de la contradiction ;
- Renvoyer la cause et les parties devant le conseiller de la mise en état afin de fixation d'un nouveau calendrier, avec au besoin, injonction de conclure ;
A titre subsidiaire,
- Ordonner le rejet des conclusions et pièces signifiées par les sociétés Themis, Optima et Jurisystem le 20 septembre 2024 ;
En tout état de cause,
- Dire que les dépens du présent incident suivront le sort des dépens au fond.
Par conclusions notifiées par voie électronique le 5 novembre 2024, les sociétés Themis, Optima et Jurisystem demandent à la cour de :
- Rejeter les demandes de révocation de l'ordonnance de clôture et de rejet des conclusions du 20 septembre 2024 présentée par les sociétés Singtime et Khunjerab et M. [V] ;
- Réserver le sort des frais irrépétibles et des dépens.
***
L'ordonnance de clôture a été rendue le 17 octobre 2024.
Lors de l'audience de plaidoiries du 12 décembre 2024, la cour a autorisé les parties à faire valoir leurs observations écrites par voie de notes en délibéré à notifier avant le 15 janvier 2025 pour les intimés et avant le 7 février 2025 pour les appelantes, sur la question de l'étendue et de la recevabilité de la demande principale des appelantes tendant à l'annulation des cessions litigieuses, au regard :
- des dispositions de l'article 910-4 du code de procédure civile, applicables à l'espèce, selon lesquelles les parties doivent présenter, dès leurs premières conclusions d'appel, l'ensemble de leurs prétentions sur le fond, à peine d'irrecevabilité ;
- des dispositions de l'article 954 du code de procédure civile, selon lesquelles la cour ne peut examiner les moyens au soutien des prétentions que s'ils sont invoqués dans la discussion ; et
- de l'obligation pour une partie, en vertu du même texte, de faire apparaître distinctement les modifications apportées à ses précédentes écritures.
Ainsi, par note notifiée par voie électronique le 13 janvier 2025, les sociétés Singtime et Khunjerab et M. [V] demandent à la cour de considérer qu'elle n'est pas saisie d'une demande relative aux délibérations sociales et, par conséquent, de débouter les appelantes de leur demande de nullité desdites délibérations, soit de considérer qu'elle est saisie d'une demande de nullité desdites délibérations et de la déclarer irrecevable.
Par note notifiée par voie électronique le 4 février 2025, les sociétés Themis, Optima et Jurisystem répliquent que leur demande de nullité des délibérations sociales est recevable.
Les parties ont déposé des notes en délibéré le 10 février pour les sociétés Singtime et Khunjerab et M. [V] et le 13 février 2025 pour les sociétés Themis, Optima et Jurisystem.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur l'irrecevabilité des demandes ne figurant pas dans les premières conclusions d'appel des appelantes
Les sociétés Singtime et Khunjerab et M. [V] font valoir que la demande initiale contenue dans les conclusions n°1 des appelantes, telle qu'elle était formulée, ne permet pas d'entraîner la nullité des cessions d'actions, résultant de délibérations sociales ayant acté des opérations de réduction de capital. Ils prétendent également que, par leurs conclusions n°2, les appelantes soit ne sollicitent pas la nullité de ces délibérations soit la sollicitent mais sont alors irrecevables à le faire, ce que la cour devrait alors relever d'office. Ils concluent ainsi qu'au regard du dispositif des conclusions des appelantes, il appartiendra à la cour soit de considérer qu'elle n'est pas saisie d'une demande relative aux délibérations sociales dont résultent les cessions litigieuses et, par conséquent, débouter les appelantes de leur demande de nullité, faute de prétention en ce sens conformément à l'article 954, alinéa 3 du code de procédure civile, soit de considérer qu'elle est saisie d'une demande de nullité desdites délibérations et la déclarer irrecevable, en application de l'article 910-4 du code précité.
Les sociétés Themis, Optima et Jurisystem soulèvent tout d'abord l'irrecevabilité de cette irrecevabilité de la demande en nullité des délibérations sociales en ce qu'elle est postérieure à l'ordonnance de clôture alors que leur cause est survenue antérieurement et que les intimés ont disposé de nombreux mois et années pour les formuler. A titre subsidiaire, elles exposent que les intimés ne pourront qu'être déboutés de telles prétentions qui se heurtent pour certaines à une nouvelle fin de non-recevoir. A cet égard, elles énoncent qu'en vertu du principe de loyauté des débats, les intimés ne peuvent soutenir dans leur note en délibéré que l'annulation du protocole n'entraînerait pas la nullité de la cession des actions, alors que dans leurs conclusions d'appel n° 1, les intimés affirmaient le contraire ; que cette contradiction au détriment d'autrui rend irrecevable la demande de nullité des délibérations sociales. Elles ajoutent qu'en tout état de cause, cette demande d'irrecevabilité est infondée en ce que par leurs conclusions d'appel n°1, elles demandaient bien l'annulation du protocole pour que les parties soient remises dans l'état antérieur où elles se trouvaient avant la conclusion dudit protocole ; qu'elles demandaient ainsi l'annulation de la cession de leurs titres Singtime, le protocole étant l'acte à effet translatif par lequel l'ensemble des parties ont décidé de la cession des titres des appelantes et tous actes subséquents n'ayant été pris qu'en exécution de cet acte, de sorte que les intimés ne peuvent prétendre que seules les délibérations ayant acté toute réduction de capital devraient être annulées à l'exclusion du protocole. Elles ajoutent en tout état de cause que dans leurs conclusions n° 2, elles ont reformulé leur demande de nullité des délibérations sociales, cette reformulation n'étant pas une prétention distincte de celle présentée dans les conclusions n° 1, mais qu'il s'agit de la même demande tendant à l'annulation de la cession des actions qui ne contrarie pas l'article 910-4, alinéa 1 du code de procédure civile. Enfin, elles énoncent que leur demande d'annulation des délibérations est valablement soutenue par des moyens, conformément à l'article 954 du code précité.
Sur ce,
Lors de l'audience de plaidoirie et oralement les intimés ont soulevé un incident concernant les demandes des appelantes exposant que celles-ci avaient été modifiées entre le 1er et le 2nd jeu de conclusions signifiées par les sociétés Themis, Optima et Jurisystem.
La cour a demandé aux parties de transmettre des notes en cours du délibéré dans des délais précis sur cette irrecevabilité soulevée oralement. Les parties ont ainsi déposé des notes en délibéré pour les intimés le 13 janvier 2025 et le 10 février 2025, pour les appelantes le 4 février 2025 et le 13 février 2025
Les notes transmises les 10 et 13 février 2025, soit au-delà du délai autorisé par la cour, sont rejetées et, partant, non examinées.
La cour n'examinera donc que les notes transmises sur sa demande dans les délais fixés, soit les notes des 13 janvier 2025 et 4 février 2025 et souligne qu'il lui est demandé de statuer pour la première fois sur ladite note des sociétés Singtime, Khunjerab et M. [V] aux fins de constater qu'elle n'est pas saisie d'une demande relative aux délibérations sociales ou de dire irrecevable la demande relative aux délibérations sociales.
L'article 802, alinéa 1 et 4 du code de procédure civile, issu du décret du 3 juillet 2024 applicable au 1er septembre 2024 aux procédures en cours, dispose qu'Après l'ordonnance de clôture, aucune conclusion ne peut être déposée ni aucune pièce produite aux débats, à peine d'irrecevabilité prononcée d'office. [']
Lorsque leur cause survient ou est révélée après l'ordonnance de clôture, sont recevables les exceptions de procédure, les incidents d'instance, les fins de non-recevoir et les demandes formées en application de l'article 47.
Il résulte de ce texte que tout moyen de droit ou de fait nouveau, issu de conclusions, ne peut plus être développé postérieurement à l'ordonnance de clôture, à peine d'irrecevabilité.
En outre, toute fin de non-recevoir (ou exception et incident) dont la cause survient ou a été révélée antérieurement à l'ordonnance de clôture doit être soulevée, à peine d'irrecevabilité, avant le prononcé de cette ordonnance.
En l'espèce, la cause de toute fin de non-recevoir formée par les intimés est survenue ou a été révélée antérieurement à l'ordonnance de clôture intervenue le 17 octobre 2024. Les intimés soulèvent également des moyens nouveaux au fond postérieurement à l'ordonnance de clôture.
Tout d'abord, les intimés font valoir que les appelantes ont modifié le dispositif de leurs conclusions d'appel n° 2 par rapport aux premières conclusions d'appel en contravention avec l'article 910-4 du code de procédure civile, abrogé depuis le 1er septembre 2024, qui prévoyait qu'A peine d'irrecevabilité, relevée d'office, les parties doivent présenter, dès les conclusions mentionnées aux articles 905-2 et 908 à 910, l'ensemble de leurs prétentions sur le fond. L'irrecevabilité peut également être invoquée par la partie contre laquelle sont formées des prétentions ultérieures.
Il est constant que les conclusions n° 2 des appelantes ont été signifiées aux intimés le 19 avril 2024 et que la cause de la fin de non-recevoir formée par les intimés est donc antérieure à l'ordonnance de clôture du 17 octobre 2024.
Il est en outre relevé que les intimés ont examiné la demande des appelantes dont elles avaient dès lors connaissance puisqu'elles avaient développé pour la première fois dans leurs dernières conclusions du 4 septembre 2024 une irrecevabilité liée au fait qu'elle s'analyserait en une action en rescision pour lésion.
La fin de non-recevoir tirée de la modification du dispositif des conclusions d'appelantes n° 2 est par conséquent irrecevable faute d'avoir été soulevée antérieurement à la clôture.
La circonstance selon laquelle les notes en délibéré ont été autorisées par la cour lors de l'audience du 12 décembre 2024 conformément à l'article 442 et 444 du code précité ne permet pas pour autant aux parties de soulever de nouvelles prétentions.
Deuxièmement, les intimés développent l'argument nouveau selon lequel, si la demande d'annulation des délibérations sociales subséquentes n'a pas été formée par les appelantes, leur demande de nullité des cessions litigieuses ne pourrait prospérer en l'absence d'une telle demande.
Il est observé que cette argumentation relève du fond de l'affaire et non d'une fin de non-recevoir, de sorte qu'elle ne peut qu'être rejetée comme intervenant postérieurement à l'ordonnance de clôture.
Troisièmement, les intimés prétendent en vertu de l'alinéa 4 de l'article 954 du même code que, si la demande d'annulation des délibérations sociales est bien formée, la cour ne pourrait l'examiner, faute d'être étayée par un moyen en fait ou en droit des conclusions d'appelantes.
Or, il est constaté que les appelantes ont valablement développé des moyens en lien avec les délibérations sociales aux termes de leurs conclusions n° 2 déposées de nombreux mois avant la clôture.
Il s'ensuit que les intimés ne sont pas recevables à former de nouvelles fins de non-recevoir et/ou de nouveaux moyens postérieurement à l'ordonnance de clôture.
Sur la requalification de l'action fondée sur le dol en action en rescision pour lésion
Les sociétés Singtime et Khunjerab et M. [V] font valoir que, sous couvert d'une action en nullité et subsidiairement d'une action en responsabilité, les appelantes tentent en réalité de faire réviser le prix de cession de leurs titres qu'elles considèrent a posteriori comme insuffisant, alors qu'en droit commun des contrats, le juge n'est pas autorisé à exercer un contrôle sur l'équivalence des prestations, la rescision pour lésion demeurant un mécanisme spécial, dont le champ d'application est strictement encadré par le législateur et ne peut trouver ici application. Ils concluent qu'il n'appartient pas à la cour de porter un jugement sur le prix de cession librement convenu entre les parties au terme du protocole et que cette action en rescision pour lésion est mal fondée, faute de droit substantiel.
Les sociétés Themis, Optima et Jurisystem répliquent que l'action en rescision pour lésion s'applique uniquement aux biens immeubles ou aux partages successoraux conformément, respectivement, aux articles 1674 et 889 du code civil, de sorte qu'aucune requalification ne peut être opérée en la matière relative à une cession de droits sociaux ; qu'en toute hypothèse, il ne s'agit pas de lésion mais d'une annulation d'un contrat pour vice du consentement, la problématique ne portant pas sur un prix lésionnaire ni sur l'équilibre des prestations mais sur le dol commis par les intimés ayant trompé les appelantes et les ayant ainsi déterminées à contracter alors qu'elles ne l'auraient autrement pas accepté mais auraient préféré conserver leurs titres.
Sur ce,
Si le juge doit, conformément à l'article 12 du code de procédure civile, donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée, il ne peut pour autant requalifier une action pour dol en action en rescision pour lésion, dès lors que la rescision pour lésion est un mécanisme spécial, dont le champ d'application est strictement encadré par le législateur, et dont les principales applications sont les ventes immobilières (article 1674 du code civil), les contrats conclus par des personnes frappées d'une incapacité (article 1305 du code civil) et les partages (article 1674 du code civil).
Il s'ensuit qu'en l'espèce, aucune requalification ne peut être opérée en la matière relative à une cession de droits sociaux.
En tout état de cause, il est observé que l'action ne porte pas sur une lésion mais sur l'annulation d'un contrat pour vice du consentement, en ce que les débats ne concernent ni un prix prétendument lésionnaire ni un déséquilibre des prestations, mais ont trait au dol qu'auraient commis les intimés en trompant les appelantes et les ayant ainsi déterminées à contracter alors qu'elles ne l'auraient autrement pas accepté mais auraient préféré conserver leurs titres.
Aussi, convient-il de rejeter la demande de requalification du fondement juridique de la présente action en rescision pour lésion.
Sur la mise hors de cause de la société Khunjerab t de M. [V]
Les sociétés Singtime et Khunjerab et M. [V] font valoir que les appelantes ne justifient d'aucun fondement juridique à l'appui de leur demande de nullité de la cession d'action et de dommages-intérêts sur le fondement de l'article 1112-1 du code civil qui ne met un devoir précontractuel qu'à la charge des parties au contrat, à savoir les cédants, d'une part, et la société d'autre part ; que ni leur action en nullité, ni leur action en responsabilité sur le fondement de l'article 1112-1 précité ne leur confèrent le droit de solliciter la condamnation du dirigeant de la personne morale cocontractante. Ils concluent à la mise hors de cause de la société Khunjerab et de M. [V].
Les sociétés Themis, Optima et Jurisystem répliquent que le dirigeant social est astreint à un devoir de loyauté sur le fondement duquel sa responsabilité peut être recherchée ; qu'en l'espèce, M. [V] est bien le dirigeant de la société Singtime en tant que représentant légal de la société Khunjerab, elle-même représentant légal de Singtime et que c'est d'ailleurs ainsi qu'il se présente, notamment lorsqu'il a conduit les négociations avec les appelantes, de sorte que la demande de mise hors de cause de ce dernier soit être rejetée.
Sur ce,
Il est de principe que le dirigeant social est astreint à un devoir de loyauté sur le fondement duquel sa responsabilité peut être recherchée.
En l'espèce, il est relevé que les appelantes n'ont pas abandonné ce fondement et que M. [V] représente la société Singtime en tant que représentant légal de la société Khunjerab, elle-même représentant légal de la société Singtime.
Il est noté que le protocole d'accord litigieux a été signé par M. [V] pour la société Singtime, avec la précision pour cette dernière : Représentée par KHUNJERAB / Elle-même représentée par [Z] [V].
Aussi, convient-il de rejeter la demande de mise hors de cause de la société Khunjerab et de M. [Z] [V] par confirmation du jugement sur ce point.
Sur le dol, le manquement au devoir de loyauté et à l'obligation d'information
Les sociétés Themis, Optima et Jurisystem, poursuivant l'infirmation du jugement de ce chef, soutiennent avoir été victimes d'un dol qui résulte de la fausseté des informations communiquées concernant, principalement, le niveau d'EBITDA de la société transmis par le dirigeant au mois d'octobre 2016 pour la période comprise entre le mois d'octobre 2016 et le mois de septembre 2017 qui s'est révélé inférieur à l'EBITDA de 2017, de l'incomplétude des informations communiquées par le dirigeant notamment concernant une levée de fonds intervenue quelques mois après la cession et établie sur une valorisation très supérieure à celle retenue dans le cadre de la cession et, enfin et plus généralement, d'un manquement au devoir de loyauté et au devoir d'information tiré du régime de l'obligation légale précontractuelle d'information et du dirigeant. Elles sollicitent la nullité du protocole ainsi que de toutes les délibérations subséquentes sur le fondement du dol et du devoir de loyauté entraînant la restitution des actions contre restitution du prix de cession. Subsidiairement, elles sollicitent l'octroi de dommages-intérêts sur le fondement de l'obligation d'information.
Les sociétés Singtime et Khunjerab et M. [V] répliquent que depuis l'entrée en vigueur de l'ordonnance du 10 février 2016, le fait pour une partie de ne pas avoir communiqué à l'autre son estimation de la valeur des titres cédés ne peut être constitutif d'un dol, même si, dans les faits, le dirigeant a rempli cette obligation à laquelle il n'était pas tenu, que la charge de la preuve d'un dol incombe à celui qui s'en prévaut, les appelantes procédant par voie de simples affirmations péremptoires non étayées d'éléments de preuve et, en tout état de cause, que les griefs soulevés par les appelantes sont infondés. Elles ajoutent que les informations nécessaires ont été transmises aux cédantes sans aucune réticence dolosive sur les comptes prévisionnels 2017 ; que l'écart invoqué sur l'EBlTDA est d'une part moins élevé qu'allégué, d'autre part, non directement comparable car portant sur des périodes différentes ; que les appelantes ont formulé leur demande de prix de sortie sur la base d'un multiple de l'investissement initial ; qu'elles étaient informées, tant de la volonté de recherche de nouvelles salles de karaoké que de la perspective d'une nouvelle augmentation de capital permettant de financer ce développement ; qu'en tout état de cause aucun manquement à la loyauté lié à la connaissance d'une nouvelle levée de fonds et de ses conditions ne peut être alléguée, une telle levée n'ayant pas été entamée à la date de conclusion du protocole. Ils concluent que toutes les informations transmises étaient exactes et complètes, de sorte qu'aucun manquement à l'obligation d'information et au devoir de loyauté n'est établi.
Sur ce,
Sur le dol
L'article 1130 du code civil dispose que L'erreur, le dol et la violence vicient le consentement lorsqu'ils sont de telle nature que, sans eux, l'une des parties n'aurait pas contracté ou aurait contracté à des conditions substantiellement différentes.
Leur caractère déterminant s'apprécie eu égard aux personnes et aux circonstances dans lesquelles le consentement a été donné.
Il résulte en outre de l'article 1131 du même code que Les vices du consentement sont une cause de nullité relative du contrat.
Selon l'article 1137 du code précité, Le dol est le fait pour un contractant d'obtenir le consentement de l'autre par des man'uvres ou des mensonges.
Constitue également un dol la dissimulation intentionnelle par l'un des contractants d'une information dont il sait le caractère déterminant pour l'autre partie.
L'ordonnance du 10 février 2016 a fait l'objet d'une loi de ratification en date du 20 avril 2018 qui a complété ce dispositif en ajoutant : Néanmoins, ne constitue pas un dol le fait pour une partie de ne pas révéler à son cocontractant son estimation de la valeur de la prestation.
La preuve du vice - apprécié au moment de la formation du contrat - incombe à celui qui s'en dit victime. Les sanctions sont en toute hypothèse subordonnées à la preuve directe et positive du dol, à savoir du caractère déterminant des informations faussement prodiguées ou cachées, outre l'intention de tromper de son auteur.
Il s'ensuit que le manquement à un devoir précontractuel d'information, à le supposer établi, ne peut suffire à caractériser le dol par réticence si ne s'y ajoute la constatation du caractère intentionnel de ce manquement et d'une erreur déterminante provoquée par celui-ci.
Le dernier alinéa de l'article 1137 du code civil précité est ainsi une application du principe posé par l'article 1136 du même code civil selon lequel L'erreur sur la valeur par laquelle, sans se tromper sur les qualités essentielles de la prestation, un contractant fait seulement de celle-ci une appréciation économique inexacte, n'est pas une cause de nullité.
Cette disposition résulte elle-même du principe de la liberté contractuelle exprimé par l'article 1102 du code civil Chacun est libre de contracter ou de ne pas contracter, de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu et la forme du contrat dans les limites fixées par la loi.
La liberté contractuelle ne permet pas de déroger aux règles qui intéressent l'ordre public.
Si ce dernier alinéa a été ajouté postérieurement à la signature du protocole de cession du 4 mai 2017, de sorte qu'il ne peut stricto sensu s'appliquer à l'acte litigieux en vertu du principe de non-rétroactivité des lois nouvelles, il y a toutefois lieu d'interpréter l'article 1137 précité à la lumière de la clarification et de la précision qui lui ont été apportées en 2018 par la loi de ratification.
En effet, pendant la période intermédiaire entre l'ordonnance de 2016 et la loi de ratification de 2018 intervenue au regard de l'incertitude créée par l'ordonnance, il apparaît cohérent et conforme aux objectifs de la réforme et du droit positif, d'interpréter celle-ci dans le sens finalement imposé par la loi de ratification.
Par conséquent, dès lors que, par principe, le fait pour une partie de ne pas révéler son estimation de la valeur des titres cédés ne peut être constitutif d'une man'uvre dolosive, la preuve de l'élément matériel du dol n'est pas rapportée, sauf à ce que soit démontrée la dissimulation intentionnelle par le dirigeant d'une information dont il savait le caractère déterminant pour l'autre partie.
En l'espèce, il convient d'examiner l'absence alléguée de révélation par le dirigeant de son estimation de la valeur des titres et la prétendue dissimulation intentionnelle par le dirigeant d'une information dont il savait le caractère déterminant pour les cédantes.
Il est ici observé que le dirigeant, dans sa proposition du 12 octobre 2016 et dans son courriel du 16 novembre 2016, a expliqué sa méthode de valorisation des titres dans les termes suivants :
- EBITDA retraité & estimé pour les 12 prochains mois : 462 k (42k mensuel sur 11 mois, le mois d'août est EBITDA négatif).
- Multiple de valorisation : 5x EBITDA. Vu avec [N] [T], c'est fair, surtout que 5x EBITDA fait plus que 6x EBIT, vu la forte dépréciation.
- Dette nette retraitée à fin septembre 2016 : 500k
Soit une valeur d'entreprise de : 5 x 462 = 2,31 M '
Et donc une valeur du capital de : 2,31 - 0.5 = 1,81 M '
Vous détenez 28,76% de Singtime soit 520k. »
Il s'en déduit que les appelantes étaient informées dès le mois d'octobre 2016 de la méthode de valorisation retenue par le dirigeant, qui constituait son appréciation de la valeur de rachat de leurs titres.
Cette estimation a été donnée pour un montant de 462 000 euros sur la période comprise entre le mois d'octobre 2016 et de septembre 2017. Pour établir la justesse de cette estimation, les intimées versent aux débats :
- Un projet de situation comptable de la société au mois de septembre 2016 faisant l'objet d'une attestation du cabinet comptable AFIGEC du 10 mai 2023 ;
- Les comptes sociaux de l'exercice clos au 31 décembre 2016 ;
- Un projet de situation comptable de la société au mois de septembre 2017, dont la transmission avait fait l'objet d'une attestation du cabinet comptable AFIGEC du 2 septembre 2024.
A partir de ces éléments comptables, les intimés reconstruisent le montant de l'EBITDA sur la période comprise entre le mois de septembre 2016 et le mois de septembre 2017, c'est-à-dire en prenant un mois de plus que dans l'estimation donnée par le dirigeant. Ainsi, le montant de l'EBITDA sur ces 13 mois s'est élevé à la somme de 451 209 euros, soit un montant légèrement inférieur à celui donné par le dirigeant.
Le dirigeant rapporte la preuve qu'il avait ainsi appliqué une méthode classique consistant à prendre un multiple d'une prévision d'EBITDA et à procéder à son ajustement financier en retranchant la dette financière. Il précisait bien dans son courriel qu'il raisonnait sur la base d'un EBITDA moyennisé et retraité sur 12 mois glissants, ce retraitement consistant à ne pas tenir compte du mois d'août, généralement creux.
Il est relevé qu'en réponse à cette proposition, les appelantes avaient déplacé le débat sur le multiple de leur montant investi, dont elles sollicitaient un rendement de 2,4 fois. Elles ne raisonnaient donc pas en termes de multiple d'EBITDA mais uniquement en termes de rendement de leur investissement.
Ce n'est qu'à compter de leur réclamation que les appelantes ont prétendu qu'elles auraient été trompées sur l'EBITDA 2017 alors que l'estimation donnée par le dirigeant au mois d'octobre 2016 ne portait pas sur la totalité de l'année 2016, mais sur la période octobre 2016/septembre 2017.
Or, elles n'ont, à aucun moment depuis cette proposition et jusqu'à la mise en 'uvre du protocole, sollicité de précision sur cette estimation, alors qu'elles étaient en possession du plan d'affaires qui leur avait été transmis en janvier 2016 et des comptes de l'exercice 2015, puis de l'exercice 2016. Elles étaient donc en capacité de mesurer la projection faite au regard du business plan initial et poser toutes questions au dirigeant.
Si l'EBITDA mesuré comptablement sur l'exercice 2017 s'est élevé à 581 925 euros [résultat d'exploitation (273 KE) + amortissements sur immobilisations (309KE)], avec une dette nette de 1 589 645 euros, c'est à juste titre que les premiers juges ont considéré que l'écart entre l'estimé et le réalisé, mesuré avec 20 mois d'anticipation et sur deux périodes différentes (soit entre le 12 octobre 2016, date de l'estimation et 28 juin 2018, date de l'assemblée d'approbation des comptes de l'exercice 2017), ne représentait que 20,61 %, ce qui est raisonnable compte tenu de ce décalage temporel et du fait qu'il s'agit d'un exercice de prévision soumis à l'aléa économique.
Il en résulte que cette estimation constituait une prévision, donc un agrégat économique échappant à la connaissance précise du dirigeant, que l'écart relevé entre la prévision de 462 000 euros et le chiffre définitif de 581 925 euros n'est pas probant compte tenu de la date de la prévision (septembre 2016) et celle de la connaissance du chiffre de 2017 (au mieux fin 2017, début 2018), que l'estimation du dirigeant portait sur la période d'octobre 2016 à septembre 2017 et non sur l'année 2017 dans sa totalité et que la variabilité tenant à une meilleure performance sur les derniers mois (soit le dernier trimestre 2017) n'est pas incohérente.
En outre, si des indications du niveau de l'EBITDA, tenues par le dirigeant, postérieurement au protocole ont pu faire apparaître des chiffres plus élevés, c'est parce qu'il était tenu compte des performances de nouvelles salles, dont le local BAM République ouvert en juin 2017, ce qui n'avait pas pour effet de modifier immédiatement la valorisation de la société en 2016 car ces ouvertures s'accompagnaient d'un accroissement de la dette financière de plus d'un million en raison des investissements - résultant du coût des travaux - qui devait être amortie.
Il est relevé, à cet égard, que les appelantes reconnaissent avoir été informées par écrit par le dirigeant aux termes d'un courriel du 28 juillet 2016 des perspectives d'EBITDA susceptibles d'être générées à terme par le nouveau local BAM République.
S'agissant des chiffres communiqués le 20 février 2017 par le dirigeant que les appelantes qualifient d'inexacts voire de faux, force est de constater que ces dernières comparent des éléments comptables de nature différente, tant sur les périodes retenues que sur les agrégats mis en balance, de sorte que la comparaison opérée est inopérante et l'inexactitude alléguée des chiffres n'est pas caractérisée.
Par conséquent, les sociétés Themis, Optima et Jurisystem ne sont pas fondées à prétendre que le dirigeant aurait volontairement minoré l'EBITDA de la société dans sa proposition du mois d'octobre 2016, qu'il leur aurait dissimulé les chiffres du troisième local et que les chiffres communiqués au mois de février 2017 par le dirigeant auraient été faux.
Enfin, sur le moyen tiré de la réalisation de la levée de fonds en février 2018 - soit plus de 9 mois après la signature du protocole - à des conditions de valorisation supérieures, il y a lieu de considérer que cette circonstance n'est que le résultat du risque inhérent lié à la vente que les appelantes ont librement accepté de courir en toute connaissance de cause.
Il est ajouté, à cet égard, que le dirigeant avait explicitement alerté les appelantes sur la possible survenance d'une telle levée de fonds, notamment aux termes du protocole du 4 mai 2017 en ces termes : Les Associés Cédants ont été informés que l'Associé Fondateur envisageait une éventuelle augmentation de capital qui pourrait être faite à des conditions de valorisation supérieures à celles proposées dans le cadre des présentes. Les Associés Cédants en prennent acte et le Dirigeant Fondateur déclare qu'à l'exception des discussions engagées avec la société Kernel Investissements (structure d'investissement de [J] [Y]-[A]) qui n'ont pas abouties et divers contacts pris avec des leveurs de fonds auxquels aucun mandat n'a été confié à ce jour, qu'il n'a pas encore, à ce jour, eu de contacts avec des investisseurs, initié de discussion ou reçu de marques d'intérêts valorisant la Société à un niveau supérieur à celui proposé par la Société aux Associés Cédants dans le cadre des présentes.
Cette déclaration est exacte et n'est pas remise en cause par les appelantes qui ne démontrent pas que le dirigeant aurait alors disposé, à la date de signature du protocole, d'une offre d'investissement à des conditions supérieures.
Par ailleurs, le protocole indique que la société était en phase de croissance avec l'ouverture prochaine d'un nouveau lieu, dont le dirigeant avait indiqué aux associés, parmi lesquels les appelantes, qu'il était susceptible de générer 900 000 euros d'EBITDA supplémentaire.
Au surplus, la valorisation retenue lors de cette levée de fonds est une valorisation d'investissement et non une valorisation de sortie, les valorisations d'investissement étant classiquement supérieures aux valorisations de sortie du fait que le montant de l'opération vient renforcer les fonds propres de la société, ce dont il résulte que, du point de vue économique, l'investisseur récupère sa quote-part de capital dans le montant de son investissement.
Enfin, les intimés versent aux débats une attestation du fonds Experienced Capital qui atteste que la première rencontre avec le dirigeant en vue de la réalisation de la levée de fonds date du 13 décembre 2017, soit plusieurs mois après la signature du protocole litigieux.
Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que les appelantes échouent à démontrer que le dirigeant aurait nécessairement eu connaissance d'une valorisation supérieure compte tenu de la levée de fonds de 2018, puisque cette opération n'avait pas débuté et que le dirigeant ne pouvait donc connaître la valorisation qui lui serait proposée plusieurs mois après par un investisseur, ni même savoir si une telle levée de fonds allait pouvoir se réaliser ou, enfin, que des informations mensongères ou erronées auraient été transmises.
Il ressort en revanche des débats que les appelantes étaient pressées de sortir du capital avant l'ouverture du nouveau lieu de karaoké BAM République, de sorte qu'elles ne peuvent désormais rechercher a posteriori à faire supporter les conséquences de leur propre erreur d'appréciation sur le dirigeant.
Il est dès lors inopérant de prétendre que les conditions de sortie des autres minoritaires au début de l'année 2018 seraient de nature à caractériser un dol dans la cession de leurs titres intervenues en application du protocole signé en mai 2017 et dont les négociations ont débuté au mois de septembre 2016. De même, il ne saurait se déduire du protocole l'existence d'un vice du consentement, dès lors que précisément le dirigeant faisait acte de transparence de sorte qu'aucune dissimulation ne peut lui être opposée.
Ainsi, les cédantes des titres ne peuvent invoquer la sous-évaluation de la société Singtime, dès lors qu'elles avaient accès, avant la cession, à tous les éléments comptables essentiels et déterminants et que l'intention de les tromper n'est pas établie.
La cour, considérant que les appelantes ne rapportent pas la preuve du dol allégué, tant dans son élément matériel que dans son intentionnalité, confirmera le jugement en ce qu'il a rejeté la demande formée sur ce fondement.
Sur le devoir de loyauté
Le devoir de loyauté du dirigeant envers ses associés est la traduction de l'obligation de bonne foi dans les relations contractuelles qui résulte de l'article 1104 du code civil selon lequel les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi.
Manque ainsi à son devoir de loyauté le dirigeant social qui s'abstient d'informer l'associé cédant de circonstance de nature à influer sur son consentement.
La loyauté est en outre étroitement liée aux principes sociétaires, en ce qu'elle relève de l'essence même du contrat de société qui exige le respect de la communauté d'intérêt des associés. Le respect de l'intérêt commun des associés, comme celui de l'affectio societatis, constituent dès lors des bases d'un devoir de loyauté en droit des sociétés, nonobstant l'absence de texte.
La loyauté constitue ainsi un devoir dont le non-respect engage la responsabilité de son auteur et peut, le cas échéant, conduire à la nullité du contrat.
En l'espèce, dès lors qu'aucune man'uvre dolosive n'est caractérisée et que les informations précontractuelles essentielles et déterminantes au consentement éclairé des appelantes ont été transmises, il n'est pas établi que M. [V] a eu un comportement déloyal engageant sa responsabilité de ce chef envers les cédantes.
Ainsi, s'il est manifeste que les actionnaires cédants auraient sans doute eu intérêt à conserver leurs actions eu égard au développement de la société postérieurement à leur sortie, ils étaient libres de le faire, ce point leur ayant été rappelé par courriel par M. [V].
En tout état de cause, il n'appartient pas à la cour de se prononcer sur l'opportunité d'un tel choix mais seulement de relever si le dirigeant a, par son comportement, agi avec déloyauté, conduisant les appelantes à privilégier indûment le choix de la sortie, aux conditions arrêtées en commun accord avec lui.
La cour, considérant que les appelantes ne rapportent pas la preuve d'une telle faute, confirmera le jugement en ce qu'il a rejeté la demande fondée sur le manquement au devoir de loyauté.
A titre subsidiaire, sur le devoir d'information
Il résulte de l'article 1112-1 du code civil que Celle des parties qui connaît une information dont l'importance est déterminante pour le consentement de l'autre doit l'en informer dès lors que, légitimement, cette dernière ignore cette information ou fait confiance à son cocontractant.
Néanmoins, ce devoir d'information ne porte pas sur l'estimation de la valeur de la prestation.
Ont une importance déterminante les informations qui ont un lien direct et nécessaire avec le contenu du contrat ou la qualité des parties.
Il incombe à celui qui prétend qu'une information lui était due de prouver que l'autre partie la lui devait, à charge pour cette autre partie de prouver qu'elle l'a fournie.
Les parties ne peuvent ni limiter, ni exclure ce devoir.
Outre la responsabilité de celui qui en était tenu, le manquement à ce devoir d'information peut entraîner l'annulation du contrat dans les conditions prévues aux articles 1130 et suivants.
Ce texte constitue désormais le droit commun de la responsabilité découlant du devoir d'information précontractuelle.
L'existence de ce texte a donc pour conséquence nécessaire de faire désormais obstacle à ce que le devoir d'information puisse être invoqué comme fondement du manquement d'un cocontractant portant sur la valeur de la prestation, de sorte qu'il ne peut pas porter sur la valeur réelle des droits sociaux cédés.
En l'espèce, s'agissant du devoir d'information précontractuelle invoqué par les appelantes, dès lors que les sociétés Singtime et Khunjerab et M. [V] n'étaient pas tenus de communiquer aux sociétés Themis, Optima et Jurisystem leur propre estimation de la valeur des titres, aucun manquement ne saurait être constaté.
En tout état de cause et surabondamment, la cour observe que les appelantes échouent à démontrer des man'uvres, mensonges, dissimulations, ou tout autre fait juridique de nature à établir un quelconque manquement à l'obligation d'information, ainsi qu'il a été examiné supra.
En particulier, elles ne sauraient déduire de ce que le dirigeant ne leur aurait transmis que les informations clé, ou qu'il aurait conservé des informations pertinentes en dissimulant intentionnellement la rentabilité des nouvelles salles. De même, elles ne rapportent pas la preuve que ces informations clé sont mensongères, étant rappelé que l'écart déjà évoqué sur l'EBlTDA n'est pas pertinent au soutien de cet argument. Enfin, elles ne démontrent pas la connaissance par le dirigeant, lors de la conclusion du protocole, de la quasi-certitude d'une levée de fonds et la valorisation retenue lors de cette opération.
Comme l'a retenu le tribunal, les prétentions des appelantes formées à ce titre seront donc rejetées.
Aussi, convient-il de confirmer le jugement de ce chef.
Sur la procédure abusive
Selon l'article 32-1 du code de procédure civile, celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile d'un maximum de 10 000 euros, sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés.
La condamnation à des dommages et intérêts de ce chef suppose la démonstration d'une faute commise dans l'exercice du droit d'agir faisant dégénérer l'action en abus, l'octroi de dommages et intérêts étant subordonné à l'existence d'un préjudice en lien de causalité avec cette faute, conformément à l'article 1240 du code civil.
Il résulte en l'espèce des débats et des pièces versées au dossier que si les appelantes ont échoué à faire la démonstration du bien-fondé de leur action, les sociétés Singtime et Khunjerab et M. [V] n'établissent pas que les appelantes ont abusé de leur droit d'agir en justice, le rejet des prétentions de ces dernières ne suffisant pas à démontrer l'existence d'une faute dans l'exercice de leur droit.
Le rejet par les premiers juges de la demande formée par les intimés de ce chef doit donc être confirmé.
Sur les frais du procès
Les sociétés Themis, Optima et Jurisystem, qui succombent à titre principal, seront condamnées aux dépens, les demandes qu'elles forment au titre de l'article 700 du code de procédure civile étant rejetées.
Elles seront en outre condamnées à payer à chacun des intimés la somme de 3 500 euros en application du même article.
Par ces motifs,
La cour,
Déclare irrecevables les nouvelles fins de non-recevoir et les nouveaux moyens formés postérieurement à l'ordonnance de clôture ;
Confirme le jugement attaqué en toutes ses dispositions soumises à la cour ;
Statuant à nouveau et y ajoutant :
Rejette la demande de requalification de l'action en rescision pour lésion intentée par les sociétés Themis, Optima et Jurisystem ;
Condamne les sociétés Themis, Optima et Jurisystem aux dépens ;
Rejette la demande formée par les sociétés Themis, Optima et Jurisystem au titre de l'article 700 du code de procédure civile et les condamne ' ensemble ' à payer aux sociétés Singtime et Khunjerab et M. [Z] [V] la somme de 3 500 euros à chacun en application du même article.