CA Paris, Pôle 5 ch. 16, 8 avril 2025, n° 23/17274
PARIS
Arrêt
Autre
PARTIES
Demandeur :
Valenzo (SARL)
Défendeur :
CSF (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dupuy
Vice-président :
Mme Salvary
Conseiller :
M. Le Vaillant
Avocats :
Me Jarry, Me Awatar, Me De Maria, Me Demeyere, Me Charlet
FAITS ET PROCEDURE
1. La cour est saisie d'un recours en annulation contre une sentence arbitrale rendue à Paris le 19 septembre 2023 dans un litige opposant la S.A.R.L. Valenzo et M. [K] [O], qui en est l'associé principal et le gérant, à la société par action simplifiée CSF, entité du groupe Carrefour chargée d'assurer l'approvisionnement de ses franchisés.
2. A compter de sa constitution en 2011 et jusqu'au 16 avril 2019, la société Valenzo a exploité un fonds de commerce de distribution alimentaire sis au lieudit " [Localité 4] " à [Localité 5] sous l'enseigne " Carrefour Contact " en vertu d'un contrat de franchise en date du 26 juin 2021 conclu avec la société Carrefour Proximité France pour une durée de 7 années, renouvelable tacitement pour une même durée.
3. Le 26 juin 2011, un contrat d'approvisionnement a été conclu entre la société Valenzo et la société CSF pour une durée de 7 années également, renouvelable tacitement pour une même durée.
4. Par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 20 juin 2017, la société Valenzo a notifié la dénonciation de ce contrat d'approvisionnement à la société CSF, avec prise d'effet au 26 juin 2018.
5. La société Valenzo a engagé une procédure d'arbitrage le 19 janvier 2021 afin de faire constater des manquements contractuels de la société CSF, sur le fondement de l'article 8 du contrat d'approvisionnement conclu entre elles, faisant notamment valoir l'absence de conditions tarifaires compétitives pour elle, l'absence de toute liberté tarifaire, le défaut de performance des services qui lui étaient dus ainsi que l'absence d'assistance continue et l'existence d'un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.
6. Par sentence du 19 septembre 2023, le tribunal arbitral a statué en ces termes :
- Déclare irrecevable l'intervention volontaire de Monsieur [K] [O] ;
- Déclare recevable la société Valenzo en toutes ses prétentions relatives au contrat d'approvisionnement en date du 26 juin 2011, conclu avec la société CSF ;
- Déboue la demanderesse de l'ensemble de ses demandes relatives à un surcoût à l'achat imposé par la société CSF, et plus généralement à une politique tarifaire prohibitive contraire aux engagements nés du contrat d'approvisionnement du 26 juin 2011 ;
- Déboute la demanderesse de ses demandes relatives à un abus dans la fixation du prix ;
- Déboute la demanderesse de ses demandes relatives à l'existence d'un déséquilibre significatif au regard de l'ancien article L.442-6, I, 2° du Code de commerce ;
- Condamne cependant la défenderesse à verser la somme forfaitaire de 10 000 ' en réparation du préjudice moral subi par la société Valenzo du fait de l'attente légitime d'un accompagnement de la société CSF dans l'exécution du contrat d'approvisionnement ;
- Fait droit à la demande de la demanderesse concernant la violation par la société CSF de son obligation de fournir un service performant ;
- Fait droit à la demande d'indemnisation liée aux dysfonctionnements de livraison des produits commandés auprès de la société CSF ;
- Condamne en conséquence la défenderesse à verser la somme forfaitaire de 20 000 ' au titre du préjudice et du manque à gagner subis par la demanderesse à raison des dysfonctionnements de livraison ;
- Déboute la demanderesse de ses demandes relatives au versement d'intérêts compensatoires du fait d'une privation de trésorerie ;
- Déboute la défenderesse de sa demande de condamnation de la société Valenzo au paiement de 200 000 ' au titre des frais de procédure ;
- Dit cependant que la société CSF supportera les frais de procédure exposés par la demanderesse dans le cadre de la présente instance, à hauteur de 50 000 ', et devra les lui rembourser ;
- Dit également que les frais et honoraires de l'arbitrage seront remboursés pour partie par la défenderesse à la demanderesse, à hauteur de 25 000 '.
7. La société Valenzo et M. [O] ont formé un recours en annulation contre cette sentence par déclaration du 16 octobre 2023.
8. La clôture a été prononcée le 17 décembre 2024 et l'affaire appelée à l'audience de plaidoiries du 19 décembre 2024.
II/CONCLUSIONS ET DEMANDES DES PARTIES
9. Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 18 novembre 2024, la société Valenzo et M. [K] [O] demandent à la cour de bien vouloir :
- Déclarer la société Valenzo bien fondée en son recours en annulation ;
- Annuler la sentence arbitrale du 19 septembre 2023 ;
Statuant à nouveau au fond conformément à la mission du Tribunal arbitral :
Concernant le surcoût à l'achat imposé par CSF
- Condamner la société CSF à régler à la société Valenzo la somme de 1 838 600 euros au titre du surcoût à l'achat imposé par cette dernière ;
Concernant les produits manquants et la désorganisation en résultant
- Condamner CSF à régler à la société Valenzo la somme de 52 000 euros au titre du manque à gagner relativement aux références manquantes ;
- Condamner CSF à régler à la société Valenzo la somme de 10 000 euros au titre de la désorganisation du magasin.
Concernant les intérêts compensatoires du fait de la privation de trésorerie
- Condamner CSF à verser à la société Valenzo la somme de 409 800 euros au titre des intérêts compensatoires ;
- Condamner CSF à verser à la société Valenzo la somme de 100 000 euros au titre du préjudice moral subi par cette dernière ;
- Condamner CSF à verser à Monsieur [K] [O] la somme de 100 000 euros au titre du préjudice moral subi par ce dernier ;
En tout état de cause :
- Condamner CSF à verser aux demandeurs la somme de 50 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure Civile ;
- Condamner CSF aux entiers dépens ;
- Juger irrecevable toute nouvelle prétention que la société CSF pourrait émettre au fond en application de l'interdiction des demandes nouvelles en cause d'appel.
10. Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 6 décembre 2024, la société CSF demande à la cour de bien vouloir :
- Rejeter purement et simplement le recours en annulation formé par la société Valenzo et Monsieur [K] [O] à l'encontre de la sentence arbitrale en date du 19 septembre 2023 ;
- Condamner la société Valenzo au paiement d'une somme de 50 000 ' sauf à parfaire au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens ;
Infiniment subsidiairement, pour le cas improbable où votre Cour ferait droit à la demande d'annulation de la sentence arbitrale ci-dessus :
- Renvoyer les parties à conclure sur le fond ;
- Rejeter toute demande contraire de la Société Valenzo et Monsieur [O], en ce compris sur le fondement de l'article 910-4 du Code de Procédure Civile.
En toute hypothèse :
- Rejeter les demandes relatives aux frais et dépens de la société Valenzo et de Monsieur [K] [O] ;
III/ MOTIFS DE LA DECISION
A. Sur le recours en annulation de la sentence arbitrale du 19 septembre 2023
a) Sur le moyen tiré de la méconnaissance par le tribunal arbitral de sa mission d'amiable compositeur
i. Enoncé des moyens des parties
11. La société Valenzo et M. [K] [O] soutiennent que :
- En droit, il résulte de l'article 1478 du code de procédure civile que l'arbitre est tenu de statuer en équité lorsque la mission de statuer en amiable compositeur lui a été confiée par les parties.
- Si la mission d'amiable compositeur n'interdit pas à l'arbitre de statuer en droit, celui-ci est toutefois tenu de prendre en compte l'équité afin de se conformer à sa mission. Ainsi, en l'absence de confrontation de la règle de droit à l'équité, le tribunal arbitral agit en deçà des prérogatives qui lui ont été confiées et viole sa mission d'arbitre. Celui-ci est donc tenu de rechercher si la solution obtenue par l'application stricte des règles de droit est juste et de s'en écarter dans le cas contraire. Il doit ainsi tenir compte de la situation particulière des parties en vue de la résolution du litige.
- La simple référence à l'équité dans la sentence arbitrale ne suffit pas à établir que les arbitres ont satisfait à leur obligation de statuer en amiables compositeurs.
- Le juge de l'annulation est à cet égard tenu de vérifier, en l'absence de référence expresse à l'équité, que l'arbitre amiable compositeur s'est assuré que l'application des règles de droit aboutit à une solution équitable. Il doit contrôler que la sentence contient des motifs d'équité justifiant chaque chef de son dispositif, de sorte que le juge de l'annulation est tenu d'apprécier la motivation de la sentence afin de vérifier qu'elle fasse ressortir qu'il a été effectivement tenu compte de l'équité par le tribunal arbitral.
- Ils font valoir qu'il résulte tant de la clause compromissoire contenu dans le contrat d'approvisionnement conclu entre les parties (article 8) que de l'acte de mission du tribunal arbitral, que celui-ci avait pour mission de statuer en amiable composition. La sentence arbitrale fait par ailleurs elle-même mention de l'obligation du tribunal de statuer en équité. Ainsi, la qualité d'amiable compositeur du tribunal arbitral ne peut être remise en cause.
- S'agissant du moyen tiré de la recevabilité de l'intervention volontaire de M. [O] à l'instance arbitrale, la solution du tribunal arbitral est fondée sur l'application stricte des règles du droit de la preuve. Le fait pour le tribunal de mentionner que l'argumentaire des requérants " ne saurait, même en équité, fonder son intérêt à la bonne exécution par la société CSF de ses obligations contractuelles " ne peut être considéré comme une confrontation de la règle de droit à l'équité, le tribunal arbitral se bornant à faire usage du droit de la preuve, la simple mention de l'équité étant à cet égard insuffisante.
- S'agissant ensuite des demandes fondées sur les manquements contractuels de la société CSF dans l'exécution du contrat d'approvisionnement du fait de l'application d'une politique tarifaire abusive, le tribunal arbitral a statué exclusivement à l'aune des règles régissant le droit des contrats. Il a statué sur le fondement de la bonne foi, en faisant application des dispositions impératives de l'ancien article 1134 du code civil, ce qui constitue un motif de pur droit, ainsi que sur les contrats de franchise et d'approvisionnement, ce qui constitue également un argument de pur droit. Le tribunal arbitral n'a donc pas fait application de l'équité, qui aurait dû le conduire à prendre en considération la situation de vulnérabilité de la société Valenzo et les conséquences à son égard des pratiques de surcoût à l'achat de la société CSF, la simple mention de l'équité par le tribunal arbitral étant encore une fois insuffisante pour caractériser la conformité de la solution à l'équité.
- S'agissant enfin des demandes fondées sur les difficultés logistiques intervenues dans le cadre de l'exécution du contrat d'approvisionnement, le tribunal arbitral a analysé la demande de la société Valenzo au regard des règles du droit de la preuve en se bornant à relever qu'elle ne fournissait pas d'éléments suffisants pour justifier du manque à gagner dans son quantum, sans par ailleurs prendre en considération les incidences des pratiques de la société CSF sur la rentabilité de la société Valenzo ni le rapport d'expertise faisant état du manque à gagner et de la perte de chiffre d'affaires liés à ces difficultés logistiques. De nouveau, les arbitres ont fait référence à l'équité sans toutefois l'avoir pris en compte effectivement.
12. La société CSF réplique que :
- En droit, il résulte de l'article 1478 du code de procédure civile que l'arbitre est tenu de statuer en amiable composition lorsque cette mission lui a été confiée par les parties.
- Il n'est pas interdit à l'arbitre statuant en amiable compositeur d'appliquer strictement les règles de droit, dès lors qu'il s'assure de leur conformité à l'équité. L'arbitre est ainsi tenu de faire référence à l'équité ou à la mission d'amiable composition qui lui a été confiée.
- Le juge de l'annulation saisi au motif du non-respect par l'arbitre de sa mission d'amiable compositeur ne peut toutefois procéder à une révision au fond de la sentence. Ainsi, la cour d'appel a le pouvoir de contrôler l'existence des motifs d'équité mais en aucun cas leur exactitude ou leur bien-fondé. La cour ne saurait par conséquent apprécier la motivation de la sentence dans le cadre du recours en annulation.
- En l'espèce, les développements issus de la sentence du 19 septembre 2023, visant " ses pouvoirs d'amiable composition ", " l'équité " mais aussi la motivation de la sentence en ce qu'elle ressort du sens commun, permettent de justifier du respect par le tribunal arbitral de sa mission d'amiable compositeur, sans qu'il soit nécessaire de démontrer que les arbitres ont répondu à chacune des prétentions exposées par les parties.
- Les demandeurs n'invoquent le défaut de motivation par référence à l'équité qu'aux seules fins d'obtenir une révision de la sentence dont la motivation et la solution ne les satisfont pas.
- S'agissant de la recevabilité de l'intervention volontaire de M. [O], le tribunal arbitral a confronté la solution qui découle de l'application du droit et des principes directeurs du procès à l'équité en estimant qu'à l'aune de celle-ci, les différentes qualités dont M. [O] se prévalait pour revendiquer sa qualité pour intervenir dans le cadre de l'instance arbitrale et réclamer la réparation d'un préjudice moral étaient insuffisantes pour justifier son intervention à l'instance. A cet égard, le tribunal arbitral ne s'est pas contenté de mentionner l'équité dans son dispositif mais y a fait référence à plusieurs reprises dans ses motifs, ce qui ne peut être considéré comme une référence formelle, abstraite et générale à l'équité, celui-ci ayant pris en compte la situation des parties.
- S'agissant des motifs relatifs à l'application d'une politique tarifaire abusive, le tribunal arbitral, tout en ayant fait expressément référence à l'équité à quatre reprises, a pris en considération la situation spécifique de la société Valenzo et a ainsi apprécié en équité les manquements commis par la société CSF, notamment l'abus dans la fixation du prix. C'est ainsi que le tribunal arbitral a conclu, au regard de l'équité, que des atteintes ont été commises et qu'elles justifiaient une réparation au titre du préjudice subi par la société Valenzo.
- S'agissant enfin des griefs relatifs aux services logistiques, le tribunal arbitral a considéré en équité que les dysfonctionnements logistiques imputables à la société CSF constituent un préjudice susceptible d'être réparé au profit de la société Valenzo. Il a en outre considéré, en tenant compte précisément de la situation des parties, que les pièces produites au titre du manque à gagner ne permettaient pas de justifier du quantum de celui-ci.
- La société CSF en conclut que le tribunal arbitral ne s'est pas contenté de viser l'équité ou sa mission d'amiable compositeur dans le dispositif de la sentence, mais qu'il a au contraire effectué une analyse circonstanciée des rapports entre les parties pour adopter une solution qu'il a estimé équitable en l'espèce, de sorte que la cour ne saurait substituer son appréciation à celle du tribunal arbitral.
ii. Appréciation de la cour
13. Aux termes de l'article 1492, 3° du code de procédure civile, le recours en annulation d'une sentence arbitrale est ouvert si " le tribunal arbitral a statué sans se conformer à la mission qui lui avait été confiée ". En outre, l'article 1478 du même code dispose que : " le tribunal arbitral tranche le litige conformément aux règles de droit, à moins que les parties lui aient confié la mission de statuer en amiable composition. "
14. L'amiable composition est une renonciation conventionnelle aux effets et au bénéfice de la règle de droit, les parties perdant la prérogative d'en exiger la stricte application, les arbitres recevant corrélativement le pouvoir de modifier ou de modérer les conséquences de cette règle dès lors que l'équité ou l'intérêt commun bien compris des parties l'exige.
15. L'arbitre ne s'écarte toutefois pas de sa mission s'il use de la liberté qui lui est accordée par la référence à son pouvoir de statuer en amiable compositeur de faire le choix d'appliquer le droit pour statuer sur une demande, l'arbitre n'ayant pas l'obligation de statuer uniquement en équité. Le tribunal arbitral, auquel les parties ont conféré mission de statuer comme amiable compositeur, doit toutefois faire ressortir dans sa sentence qu'il a pris en compte des considérations d'équité (Civ. 1ère 24 mai 2018 n°17-18.796), cette prise en considération devant, à défaut d'être explicite, ressortir de la motivation.
16. Le recours en annulation formé sur ce grief ne conduit pas au contrôle de la pertinence du raisonnement du tribunal arbitral statuant comme amiable compositeur, compte tenu du principe de prohibition de révision au fond de la sentence.
17. En l'espèce, il est stipulé au dernier paragraphe de l'article 8 intitulé " Règlement des litiges " du contrat d'approvisionnement conclu entre les sociétés CSP et Valenzo le 26 juin 2011 que les arbitres désignés en application de cette clause compromissoire " agiront comme amiables compositeurs. " (pièce n° 12 des demandeurs)
18. Ce pouvoir d'amiable composition confié aux arbitres a été rappelé dans l'acte de mission signé le 5 janvier 2022 (pièce n°6 de la défenderesse).
19. Dans la sentence querellée du 19 septembre 2023, le tribunal arbitral a expressément rappelé, dans le dispositif de sa sentence , qu'il avait reçu mission d'amiable compositeur.
20. Aucune des parties ne conteste au demeurant ce pouvoir des arbitres pour statuer sur l'ensemble des fins de non-recevoir et prétentions dont ils étaient saisis.
21. Le tribunal arbitral a expressément indiqué, dans les motifs de la sentence arbitrale, que l'équité fonde chacune des décisions qu'il a prises que ce soit pour statuer sur le moyen d'irrecevabilité de l'intervention volontaire de M. [K] [O] ou pour statuer sur la commission de manquements par la société CSP à ses obligations nées du contrat d'approvisionnement du 26 juin 2011 (Sentence arbitrale, pages 11, 16, 17, 18 et 19).
22. Concernant la recevabilité de l'intervention volontaire de M. [O], si le tribunal arbitral a statué en faisant référence aux règles de droit relatives à l'inopposabilité au gérant des actes souscrits par la société à responsabilité limitée dont il est le dirigeant de droit et l'exigence de preuve d'un préjudice personnel subi du fait de l'inexécution d'une convention conclue entre la société qu'il dirige et un tiers, il a néanmoins confronté ces règles à l'application de l'équité en excluant expressément qu'il puisse y avoir à cet égard un motif de reconnaître en l'espèce un droit d'action propre à M. [O] en l'absence de tout élément de preuve attestant de l'existence d'un préjudice personnel et en constatant qu'un tel préjudice ne pouvait se déduire, en l'absence de tout élément factuel, des seules qualités de M. [O] de dirigeant, d'associé fondateur et de caution de la société Valenzo.
23. Concernant le grief tiré de la pratique tarifaire appliquée par la société CSF, il ressort des motifs de la sentence arbitrale que la référence faite par les arbitres au contrat d'approvisionnement n'a pas pour objet d'identifier une stipulation spécifique qui serait applicable au litige mais plutôt d'identifier les objectifs poursuivis par les parties et, plus spécifiquement, la finalité de la relation d'affaire mise en avant par la société CSF à l'égard de son client.
24. Il en ressort également que les arbitres ont statué en ne se limitant pas au cadre strict du contrat d'approvisionnement mais en incluant, comme la société Valenzo les y invitait, pour l'examen des effets de la politique tarifaire appliquée, les contraintes pouvant résulter pour cette dernière de ses autres engagements contractuels avec des sociétés du groupe Carrefour, dont le contrat de franchise conclu avec la société Carrefour Proximité France, auquel la société CSF n'est pas partie et ce alors qu'il ne résultait d'aucune stipulation du contrat d'approvisionnement que ces différents contrats formaient un ensemble contractuel indivisible.
25. Le tribunal arbitral a ainsi retenu que l'alerte sur les difficultés financières d'exploitation du fonds de commerce franchisé aurait dû être prise en compte par la société CSF en application du principe d'exécution de bonne foi des contrats appliqué à la lumière de la finalité du contrat d'approvisionnement mise en avant par la société CSF dans l'exposé préalable de ce contrat et du " lien économique existant entres les contrats d'approvisionnement et de franchise ('). "
26. Le tribunal arbitral a ainsi conclu que la société CSF aurait dû, en équité comme en droit, sans que cette référence puisse être considérée comme exclusive d'une décision prise en amiable composition, " être plus attentive à l'incidence de sa politique de prix de revient pour ses clients " et " qu'elle a manqué au devoir d'écoute et d'accompagnement que la société Valenzo était légitimement en droit d'attendre à l'occasion de l'exécution d'une relation contractuelle 'que la société CSF souhaitait elle-même inscrire dans une perspective de confiance et de pérennité ", ce qui constitue par nature une considération d'équité et non une obligation ayant un fondement légal ou contractuel, y compris au titre des dispositions de l'ancien article 1134 du code civil.
27. Le tribunal arbitral a procédé de même pour apprécier un manquement de la société CSF à ses obligations de fournir des services logistiques performants, ne s'arrêtant pas à l'examen des stipulations du contrat d'approvisionnement mais examinant plus largement la nature de la relation d'affaire en prenant en compte des conventions séparées, en l'occurrence à nouveau le contrat de franchise conclu entre la société Carrefour Proximité France et la société Valenzo.
28. Il ne s'est pas arrêté à l'absence d'alertes ou de mises en demeure écrites portant sur des retards ou erreurs de livraisons mais a pris en compte les modalités habituelles d'échanges entre les parties et les traits de personnalité de M. [O] en relevant qu'il " n'est pas familiarisé aux réclamations par écrit et est plus à l'aise en face-à-face et verbalement ", ce qui est seulement constitutif d'un motif d'équité.
29. La société Valenzo ne conteste pas au demeurant que le tribunal arbitral ait statué en équité sur ce grief (" Si ce dernier point a pu être jugé en équité (') " page 68 des conclusions des demandeurs), mais soutient que le tribunal arbitral n'a pas statué en amiable compositeur en retenant qu'elle ne rapportait pas la preuve du quantum du préjudice allégué car il n'a pas mesuré ce faisant les incidences des pratiques de la société CSF sur son activité commerciale.
30. Le tribunal arbitral a cependant exécuté sa mission en fixant le préjudice subi en équité et il est contradictoire pour la société Valenzo de le lui reprocher pour soutenir qu'il ne pouvait satisfaire aux termes de sa mission qu'en appliquant strictement des règles d'évaluation comptables retenues par le cabinet d'expertise qu'elle avait mandaté afin de l'assister dans le cadre du litige.
31. La prise en compte de considérations d'équité ressort donc bien de la sentence arbitrale querellée. La critique formulée par la société Valenzo et M. [O] qui porte pour le surplus sur la pertinence de ces motifs ne relève pas du contrôle pouvant être opéré par le juge saisi d'un recours en annulation à l'encontre de cette sentence.
32. Il s'ensuit que le tribunal arbitral a pleinement respecté sa mission d'amiable compositeur. La demande d'annulation de la sentence arbitrale du 19 septembre 2023 formée par la société Valenzo et M. [O] sur le fondement de l'article 1492, 3°, du code de procédure civile sera donc rejetée.
b) Sur le moyen tiré du défaut de motivation de la sentence arbitrale
i. Enoncé des moyens des parties
33. La société Valenzo et M. [K] [O] soutiennent, au visa de de l'article 1492, 6° du code de procédure civile, que :
- Le tribunal arbitral n'a pas motivé sa décision sur la fixation abusive du prix, ni en droit ni en équité, n'ayant pas exposé les raisons du rejet de la qualification d'abus et n'ayant donc pas mis les parties en mesure de connaître les éléments de fait et de droit sur lesquels il s'est fondé.
- Le tribunal arbitral n'a pas davantage motivé sa décision sur la demande de réparation du préjudice subi par la société Valenzo du fait des dysfonctionnements logistiques imputables à la société CSF, se bornant à relever sur ce point l'absence d'éléments probants fournis par la société Valenzo, sans motiver le rejet de cette demande, ni en droit ni en équité.
34. La société CSF réplique que :
- L'étendue du contrôle du juge de l'annulation est limitée au contrôle de l'existence des motifs et n'inclut pas l'appréciation de l'exactitude et du bien-fondé des motifs de la sentence.
- S'agissant d'abord de la motivation relative à l'abus dans la fixation du prix, la critique des demandeurs est sans objet, celle-ci ne portant pas sur l'existence de la motivation mais sur son mérite, de sorte qu'il s'agit d'une critique au fond échappant à la compétence du juge de l'annulation. En outre, la phrase critiquée par les demandeurs constitue en elle-même une motivation suffisante. En tout état de cause, le tribunal arbitral a procédé à une motivation sur plus de trois pages s'agissant de ce moyen, de sorte que la sentence arbitrale est bien motivée sur ce point.
- S'agissant de la motivation de la sentence relative à l'octroi des préjudices liés aux dysfonctionnements logistiques subis par la société Valenzo, le motif selon lequel la société Valenzo ne fournit pas d'éléments suffisants pour apprécier la réalité du quantum du manque à gagner allégué est suffisant. Cette motivation, bien que succincte, suffit à révéler l'analyse des pièces produites par les parties.
ii. Appréciation de la cour
35. En application de l'article 1482, alinéa 2 du code de procédure civile, la sentence arbitrale doit être motivée, y compris lorsque le tribunal arbitral statue en amiable composition. Il incombe au juge chargé du contrôle de la régularité de la sentence arbitrale de vérifier l'existence de cette motivation mais non sa pertinence dès lors qu'il est dépourvu de tout pouvoir de révision de la sentence au fond.
36. En l'espèce, l'examen de la sentence arbitrale querellée fait apparaître que les arbitres ont motivé leur décision pour chaque prétention qui leur était soumise par la société Valenzo et M. [O].
37. Concernant l'application d'une politique tarifaire abusive, les demandeurs au recours ne citent qu'une seule des étapes du raisonnement suivi par les arbitres, en extrayant la phrase suivante de la motivation plus large qu'ils ont adoptée, à savoir la phrase suivante : " Le Tribunal arbitral estime que le fait pour un fournisseur de pratiquer des prix plus élevés que ses concurrents ne saurait ni en droit ni en équité s'analyser comme l'expression d'un abus dans la fixation du prix. ". Ils omettent de mentionner que cette appréciation du tribunal arbitral est précédée de dix paragraphes de motivation et que les arbitres ont poursuivi leur raisonnement sur ce grief par une motivation détaillée dans cinq paragraphes supplémentaires.
38. Les arbitres ont également explicité de façon détaillée les motifs de leur décision relative aux demandes fondées sur un manque de performance des services logistiques de la société CSF, dix paragraphes de motivation précise étant consacrés à ce grief par le tribunal arbitral. L'indication par les arbitres selon laquelle la société Valenzo n'a pas fourni d'éléments suffisants pour apprécier la réalité du quantum du manque à gagner allégué caractérise l'existence d'un motif sur l'évaluation du préjudice invoqué par la société Valenzo.
39. Le grief tiré du défaut de motivation de la sentence arbitrale, fondé sur le 6° de l'article 1492 du code de procédure civile, est dès lors infondé.
c) Sur le moyen tiré de la contrariété de la sentence à l'ordre public
i. Enoncé des moyens des parties
40. La société Valenzo et M. [K] [O] soutiennent que :
- En droit, il résulte de l'article 1492 du code de procédure civile et de la jurisprudence, que l'annulation de la sentence est encourue lorsque la solution qu'elle consacre heurte l'ordre public.
- La jurisprudence retient que l'interdiction des pratiques restrictives de concurrence consacrée par les articles L.442-6, I 2° et L.442-6, II du code de commerce constitue une loi de police dont le respect est jugé crucial pour la défense de l'ordre public.
- La doctrine considère que le droit des pratiques anti-concurrentielles et le droit des pratiques restrictives de concurrence relèvent de l'ordre public économique dit de " direction " et qu'un contrôle a posteriori de la conformité de la sentence à cet ordre public est par conséquent envisageable.
- Ils ont démontré, dans le cadre de l'instance arbitrale, l'existence d'un déséquilibre significatif dans les droits et les obligations des parties découlant du contrat d'approvisionnement conclu entre elles, tel que défini par l'article L.442-6 2° du code de commerce. La soumission à des obligations créant un tel déséquilibre résulte du pouvoir de négociation incontestable du groupe Carrefour, de la nature de contrat d'adhésion du contrat d'approvisionnement, de l'état de dépendance économique de M. [O] et des conditions de signature du contrat d'approvisionnement.
- Le groupe Carrefour, en ce compris la société CSF, a fait l'objet de diverses enquêtes pour comportement anticoncurrentiel dans le cadre de différentes procédures.
- Malgré la démonstration de ces éléments, le tribunal arbitral a refusé de statuer sur les pratiques déséquilibrées du fournisseur, entérinant ainsi une situation illicite et contraire à l'ordre public économique.
41. La société CSF réplique que :
- Il ressort de la jurisprudence rendue en matière d'arbitrage international et transposable à l'arbitrage interne, que le cas d'ouverture tiré de la violation de l'ordre public ne peut être caractérisé que lorsque la solution donnée au fond du litige, et non le raisonnement suivi par les arbitres, heurte de manière concrète, effective et manifeste l'ordre public.
- Le tribunal arbitral n'a pas refusé de statuer sur l'application des dispositions de l'article L.442-6 2° du code de commerce, relatives au déséquilibre significatif, et n'a donc pas refusé d'appliquer des dispositions impératives. Le tribunal arbitral a en effet considéré que les conditions requises pour l'application de ces dispositions n'étaient pas réunies.
- Les demandeurs ne démontrent aucunement, ni ne tentent de démontrer, que la solution consacrée par la sentence, en ce qu'elle déboute la société Valenzo de sa demande d'indemnisation au titre du déséquilibre significatif, serait contraire à l'ordre public.
- La circonstance que le groupe Carrefour se voit reprocher des comportements anti-concurrentiels dans le cadre d'une procédure distincte et sans rapport avec la présente procédure est inopérante à cet égard.
ii. Appréciation de la cour
42. Aux termes de l'article 1492, 5° du code de procédure civile, le recours en annulation d'une sentence arbitrale est ouvert si la " sentence est contraire à l'ordre public ".
43. Le contrôle de la conformité de la sentence à l'ordre public ne doit pas tendre à une révision au fond de la sentence, qui ne relève pas de l'office du juge de l'annulation.
44. L'annulation de la sentence arbitrale n'est encourue que lorsque la solution donnée au litige, et non le raisonnement suivi par les arbitres, heurte concrètement et de manière caractérisée l'ordre public.
45. La société Valenzo invoque la contrariété de le sentence à l'ordre public en ce qu'elle a refusé de statuer sur des pratiques de la société CSF créant un déséquilibre entre les obligations et les droits des parties au sens de l'article L. 442-6, I, 2° du code de commerce, pris dans sa version en vigueur à la date du contrat d'approvisionnement, qui est d'ordre public et qui dispose que : " Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers : (') 2° De soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ".
46. Le tribunal arbitral n'a pas omis d'examiner le mérite des prétentions de la société Valenzo en application de cette disposition d'ordre public mais a recherché si ses conditions d'application, c'est-à-dire une soumission ou tentative de soumission de la société Valenzo par la société CSF à des obligations créant un déséquilibre significatif dans leurs droits et obligations étaient réunies en l'espèce.
47. Le tribunal arbitral a exactement rappelé que la preuve des éléments constitutif du déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties incombait à la partie qui s'en prévalait, étant ici rappelé que l'application de la disposition susvisée suppose au préalable la preuve de la soumission ou de la tentative de soumission à des obligations créant un déséquilibre significatif et la preuve de l'absence de négociabilité des obligations critiquées ou de l'utilisation d'un rapport de force déséquilibré, apprécié in concreto.
48. Procédant à l'examen des griefs invoqués par la société Valenzo, le tribunal arbitral a considéré que cette preuve faisait défaut en retenant que la société Valenzo ne justifiait pas " d'éléments propres à établir son impossibilité effective de pouvoir négocier le contrat d'approvisionnement qui lui était proposé par la société CSF, et de ce fait la volonté de la société CSF de lui imposer des obligations et droit déséquilibrés (') ".
49. Il en résulte, s'agissant d'une critique de la sentence portant en réalité sur l'appréciation faite par les arbitres de la force probante des pièces qui leur étaient soumises, que la solution qu'ils ont donnée au litige ne heurte pas l'ordre public, seul étant en cause le raisonnement qu'ils ont suivi pour y parvenir.
50. La demande d'annulation de la sentence arbitrale du 19 septembre 2023 formée par la société Valenzo et M. [O] sur le fondement de l'article 1492, 5°, du code de procédure civile sera donc rejetée.
B. Sur les frais du procès
51. La société Valenzo, dont le recours est rejeté, sera condamnée aux dépens, étant ici observé que la demande de la société CSF à ce titre n'est formée qu'à son encontre.
52. Elle sera en outre condamnée à payer à la société CSF la somme de 15 000,00 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
53. Echouant en leur recours en annulation, la société Valenzo et M. [O] seront déboutés de leurs demandes formées au titre des dépens et de l'article 700 du code de procédure civile.
IV/ DISPOSITIF
Par ces motifs, la cour :
1) Rejette le recours en annulation de la sentence arbitrale rendue le 19 septembre 2023 dans le litige opposant la S.A.R.L. Valenzo et M. [K] [O] à la société par action simplifiée CSF ;
2) Condamne la S.A.R.L. Valenzo aux dépens ;
3) Déboute la S.A.R.L. Valenzo et M. [K] [O] de leurs demandes formées au titre des dépens et de l'article 700 du code de procédure civile ;
4) Condamne la S.A.R.L. Valenzo à payer à la société par action simplifiée CSF la somme de quinze mille euros (15 000,00 ') en application de l'article 700 du code de procédure civile et déboute la société CSF du surplus de sa demande formée sur ce fondement.