CA Colmar, 4e ch. B, 20 mars 2025, n° 23/00693
COLMAR
Arrêt
Infirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Leveque
Vice-président :
M. Laethier
Conseiller :
Mme Dayre
Avocats :
Me Techel, Me Makowski, Me Chevallier-Gaschy, Me Harnist
EXPOSÉ DU LITIGE
Aux termes du procès-verbal d'assemblée générale du 27 septembre 2017 des SCEA [6], [N] [I] et [5], les associés ont désigné M. [S] [B] comme co-gérant, et M. [N] [I] gérant, a abandonné tous ses pouvoirs de co gérant au nouveau gérant, M. [B], sauf en ce qui concerne six actes juridiques limitativement listés dans le contrat (prendre ou résilier un bail, vendre ou acquérir un immeuble, contracter un prêt d'un montant supérieur à l 000 euros, contracter un investissement supérieur à l 000 euros, consentir une hypothèque et consentir un nantissement) ces actes étant soumis à la décision collective des associés.
Le 31 octobre 2017, M. [I] a sollicité de la [9] ([7]) la liquidation de sa retraite, qu'il a commencé à percevoir le 1er novembre 2017.
Le 9 octobre 2019, la [7] a adressé à M. [I] une lettre de réclamation pour un montant de 16'387,14 euros, au titre d'un indu de son avantage vieillesse non salarié agricole pour la période du 01 novembre 2017 au 31 mars 2018.
Le même jour, la [7] a adressé à M. [I] une lettre de réclamation pour un montant de 3576,75 euros au titre d'un indu de son avantage vieillesse salarié agricole pour la période du 01 décembre 2017 au 30 avril 2019.
La [7] a indiqué à M. [I] qu'il avait indûment perçu ces avantages vieillesse, dans la mesure où il n'avait pas cessé son activité agricole.
Le 12 novembre 2019, la commission de lutte contre la fraude de la [7] a décidé d'imposer un taux de pénalité de 20'% à M. [I], lui reprochant une fraude à la pension de retraite, du fait de la non cessation de son activité.
Le 18 juin 2020, la commission de recours amiable a confirmé les deux lettres de réclamation.
Le 23 juillet 2020, la [7] a adressé à M. [I] une lettre l'avertissant qu'il prononçait à son encontre une pénalité d'un montant de 4'392 euros pour fraude.
Le 27 novembre 2020, M. [I] a saisi le pôle social du tribunal judiciaire de Strasbourg d'une requête pour, à titre principal, voir déclarer nulles les lettres de réclamations de la [7] en date du 9 octobre 2019 et, à titre subsidiaire, dire qu'il n'était pas redevable de la somme de 19'963,89 euros au titre des indus et de la somme de 4'392 euros au titre d'une pénalité, prononcée par l'organisme social.
Par jugement du 4 janvier 2023, le pôle social du tribunal judiciaire de Strasbourg a':
- déclaré recevable le recours formé par M. [I],
- débouté M. [I] de ses prétentions relatives aux nullités des deux lettres de réclamation du 09 octobre 2019 et de la décision du 23 juillet 2020, imposant une pénalité,
- constaté que M. [I] n'a pas cumulé une pension de retraite agricole et une activité professionnelle agricole,
- dit que M. [I] n'a jamais perçu un indu de l6387, 14 euros, dans le cadre de sa pension de vieillesse non salarié agricole pour la période du 01 novembre 2017 au 31 mars 2018,
- dit que M. [I] n'a jamais perçu un indu de 3576,75 euros, dans le cadre de sa pension de vieillesse salarié agricole pour la période du 01 décembre 2018 au 30 avril 2019,
- dit que M. [I] n'est pas redevable de la somme de 4'392 euros au titre d'une pénalité,
- constaté que la [7] a recouvré la somme totale de 24'355,89 euros par des retenues sur la pension de retraite de M. [I],
- condamné la [7] à reverser immédiatement la somme de 24'355,89 euros à M. [I],
- condamné la [7] aux entiers dépens,
- condamné la [7] à payer la somme de 3'000 euros à M. [I] au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- rejeté toute demande plus ample ou contraire,
- ordonné l'exécution provisoire du présent jugement.
Pour rejeter les moyens de nullité à l'encontre des lettres de réclamation et de la décision d'imposer une pénalité, le tribunal a constaté que le demandeur n'invoquait aucun grief.
Pour annuler les indus et les pénalités et condamner la [7] à rembourser les sommes prélevées à M. [I], le tribunal a constaté que M. [I] avait pris le statut de gérant non-exploitant, que M. [B] était seul responsable pour gérer le quotidien de l'exploitation en étant l'unique personne habilitée pour accéder aux comptes bancaires, modifier les polices d'assurances, effectuer des déclarations de la politique agricole commune, de tout achat auprès des fournisseurs, de toute vente des produits de l'exploitation et de toute gestion du personnel (embauche, licenciement, gestion sociale)'; que si M. [I] avait conservé des parts de la société c'était uniquement pour permettre de transférer ses terres à la société civile d'exploitation agricole en contournant le droit de préemption de la [11] ([10]) lors de sa cessation d'activité, pour prendre sa retraite'; que si certaines décisions ont été laissées aux associés, c'est seulement pour contourner le principe de responsabilité illimité des associés au prorata de leurs parts en protégeant M. [I] de potentielles dettes qu'il serait dans l'incapacité de couvrir par son patrimoine personnel'; que M. [I] n'a jamais souhaité poursuivre son activité agricole après sa retraite et que M. [I] ne pouvait invoquer des jurisprudences relatives à l'affiliation et non au cumul retraite-activité.
Par déclaration reçue au greffe le 14 février 2023 la [7] a interjeté appel de ce jugement.
L'affaire a été retenue à l'audience de la cour d'appel du 12 décembre 2024, à laquelle la [7] était dispensée de comparaître, s'en rapportant à ses conclusions reçues au greffe le 6 décembre 2023.
La [7] a demandé à la cour de':
- déclarer le recours de la [7] recevable et bien fondé,
- infirmer en toutes ses dispositions le jugement,
- dire et juger que M. [I] avait successivement reconnu ses torts, notamment par les missives des 13 septembre 2018 et 29 juillet 2019, sa gérance d'une SCEA n'ayant finalement cessé qu'en date du 26 juin 2019,
- valider les pénalités infligées à M. [I] et les décisions de la Commission de recours amiable produites le 30 octobre 2020,
- dire que M. [I] a indûment perçu au titre des prestations vieillesse la somme de 24'355,89 euros,
- condamner M. [I] à répétition de l'indu pour la somme de 24'355,89 euros,
- condamner M. [I] au paiement des pénalités pour la somme de 4'173 euros,
- débouter M. [I] de toutes ses demandes,
- condamner M. [I], à payer à la [8] une indemnité de 2'000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, s'agissant de la première instance.
À l'appui de son appel, la [7] a rappelé que l'article L 732-39 du code rural et de la pêche maritime énonce que le service d'une pension de retraite à une personne non salariée des professions agricoles est subordonné à la cessation définitive de l'activité non salariée agricole, ce texte prohibant tout cumul pension-activité'; qu'aux termes d'une jurisprudence constante de la Cour de cassation, énoncée notamment dans un arrêt de la 2e chambre civile du 22 juin 2004 (n° 03-30.026), non contredit depuis lors, le simple statut de co-gérant implique nécessairement une participation effective à l'activité d'une société agricole.
Elle a observé que le fait que la jurisprudence précitée ait été rendue en matière d'affiliation, est sans emport, la cour ayant indiqué que «'Le gérant d'une société civile ayant pour objet l'exercice d'activité agricole doit être considéré, en raison de la nature de ses fonctions, même en l'absence de rémunération, comme participant à l'activité agricole'» cette solution de principe étant transposable à la problématique du cumul retraite/activité non salariée agricole'; que si le co-gérant doit être regardé comme participant nécessairement à l'activité agricole de la société, il ne peut pas être considéré comme ayant définitivement cessé toute activité non salariée agricole'; qu'elle était bien fondée à suspendre le versement de la pension de retraite de M. [I] jusqu'à cessation définitive de l'ensemble de ses fonctions de gérance (ce qu'il a fini par faire sur ses demandes réitérées).
La [7] relève que, dans cet arrêt, la Cour de cassation sanctionne la position de la cour d'appel, qui avait jugé que le seul fait «'d'être gérant minoritaire'» d'une société exploitant un domaine agricole n'impliquait pas en soi d'une activité agricole, et qui avait reproché à la [7] de ne pas caractériser l'effectivité de cette activité.
L'appelante a exposé qu'en considérant que M. [I] n'avait pas de volonté de participer effectivement à sa société, le tribunal a ajouté à la loi et interprété la volonté de M. [I], puisque aucun document légal n'indique qu'il renoncerait définitivement à l'activité de gérance.
Elle conteste également l'absence d'intention frauduleuse retenue par le tribunal, soulignant que bien qu'informée valablement, de la circonstance qu'elle devait cesser intégralement et définitivement toute activité, y compris de gérance des sociétés civiles, M. [I] n'a pas déclaré, au moment de la demande de sa liquidation de pension, qu'il restait co-gérant de différentes sociétés, ni qu'il venait d'immatriculer une nouvelle société à son nom, tous éléments que l'organisme social a découvert de manière fortuite'; que M. [I] n'avait aucune raison de lui dissimuler ces éléments si ses intentions étaient louables. Elle ajoute que M. [I] a été reçu par la caisse dès le mois d'octobre 2017, le rendez-vous lui ayant permis une bonne compréhension de la situation, les termes du procès-verbal mentionnant la réunion du 31 octobre 2017 étant limpides': «'Lors de cet entretien, l'adhérent a été informée, par les conseiller, des conditions de cessation et de reprise d'activité dans le cadre du cumul emploi-retraite'».
Elle note que l'article L722-10 du code rural et de la pêche maritime traite de l'affiliation et ne s'applique pas au litige.
L'appelante fait également valoir, qu'aux termes des décisions de l'assemblée générale de la SCEA du 27 septembre 2017, si M. [I] y était autorisé par la collectivité des associés, en sa qualité de co-gérant, Il aurait été autorisé à accomplir certains actes de gestion, comme la signature d'un bail ou la signature d'un concours bancaire, une telle clause ne valant pas renonciation expresse et non équivoque à toute activité de gérance.
Elle ajoute que M. [I] ne produit pas l'intégralité des procès-verbaux d'assemblées des sociétés dont il était le co-gérant ou le gérant et ne prétend même pas avoir cédé ses parts.
M. [I], régulièrement représenté, a indiqué à l'audience reprendre ses dernières écritures reçues au greffe le 27 novembre 2024, aux termes desquelles il a demandé à la cour de':
- déclarer l'appel de la [7] mal fondé,
- confirmer en toutes ses dispositions le jugement du tribunal judiciaire de Strasbourg du 4 janvier 2023,
- débouter la [7] de l'ensemble de ses fins et conclusions,
- condamner la [7] à lui payer la somme de 3000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
M. [I] fait valoir que la jurisprudence du 22 juin 2004, citée par la [7], conjointement avec l'article L722-10'5° du code rural et de la pêche maritime, visent l'activité de gérance et non simplement le statut de gérant, étant observé que, dans la majorité des cas, le statut n'est pas séparé de l'activité.
Il affirme, qu'en ce qui la concerne, même s'il a le statut de co-gérant il n'exerce précisément aucune activité, ainsi que le stipule le procès verbal de l'assemblée générale du 27 septembre 2017, tous ses pouvoirs lui ayant été retirés, et M. [B] se voyant confier la totalité des missions de gestion de l'exploitation'; que les statuts lui interdisent même toute activité de gérance. Il ajoute que, même s'il voulait exercer un quelconque acte, il devrait y être autorisé par la collectivité des associés'; qu'il ne peut non plus s'opposer aux décisions du co-gérant, dans la mesure où il est stipulé que cette opposition est inopposable aux tiers.
L'intimé expose qu'il n'a jamais eu d'intention frauduleuse et qu'il a été informé de l'interdiction du non-cumul, le 2 avril 2019, deux mois avant la démission de ses fonctions'; qu'après ce rendez-vous, il a pris rendez-vous avec son notaire pour envisager la démission de ses mandats de co-gérant'; que la fraude ne se présume pas.
Il soutient que le rendez-vous du 31 octobre 2017 n'a abordé que les conditions de cessation d'activité.
Il ajoute que la [7] ne peut confondre son statut d'associé minoritaire de la SCEA avec la qualité de gérant.
Concernant la pénalité, M. [I] rappelle que, selon la jurisprudence entourant l'article L114-17 du code de la sécurité sociale, la commission statuant sur l'application de cette pénalité doit le faire en motivant son avis à l'aide de la matérialité des faits.
SUR QUOI
Sur la procédure
Interjeté dans les forme et délai légaux, l'appel est recevable.
Sur le fond
Aux termes de l'article L732-39 I du code rural et de la pêche maritime, le service d'une pension de retraite, prenant effet postérieurement au 1er janvier 1986, liquidée par le régime d'assurance vieillesse des personnes non salariées des professions agricoles et dont l'entrée en jouissance intervient à compter d'un âge fixé par voie réglementaire, est subordonné à la cessation définitive de l'activité non salariée agricole.
Par ailleurs l'article L. 722 10 du même code dispose que les dispositions relatives à l'assurance obligatoire maladie, invalidité et maternité des personnes non salariées des professions agricoles sont applicables':
(')
5° Aux membres non salariés de toute société, quelles qu'en soient la forme et la dénomination, lorsque ces membres consacrent leur activité, pour le compte de la société, à une exploitation ou entreprise agricole située sur le territoire métropolitain, lesdites sociétés étant assimilées, pour l'application du présent régime, aux chefs d'exploitation ou d'entreprise mentionnés au 1°.
La 2e chambre civile de la cour de cassation, dans un arrêt du 22 juin 2004 (pourvoi n° 03 30.026) non contredit depuis, a rappelé que 'le gérant d'une société civile ayant pour objet l'exercice d'activités agricoles doit être considéré, en raison de la nature de ses fonctions, même en l'absence de rémunération, comme participant à l'activité agricole'.
Même si cet arrêt a été rendu en matière d'affiliation à l'assurance sociale agricole, dans une espèce, où une associée et co-gérante minoritaire d'une société civile à objet agricole, contestait son affiliation à la [7], la cour de cassation est venue rappeler que le seul statut de gérant associé d'une SCEA impliquait la participation à une activité agricole, nonobstant l'absence de rémunération, voire d'acte réel de gérance, principe tout à fait applicable à la situation de M. [I].
Bien que l'intimé conteste les implications de cet arrêt, il convient de souligner que celui-ci ne fait qu'appliquer la législation applicable, dans la mesure où un gérant associé de SCEA, forme sociétaire qui a, par nature, un objet agricole et par conséquent une activité agricole, est considéré comme non salarié agricole exploitant s'il est associé de la société, comme le prévoit l'article L722-10'5° du code rural et de la pêche maritime précité.
En l'espèce M. [I], associé et cogérant des SCEA [6], [N] [I] et [5] est considéré par nature comme une personne physique non salariée agricole, participant par nature à une activité agricole, et ne pouvait donc cumuler ce statut avec le service d'une retraite de salarié ou non salarié agricole.
Il sera ajouté qu'aux termes des décisions de l'assemblée générale de la SCEA du 27 septembre 2017, si M. [I] y était autorisé par la collectivité des associés, en sa qualité de co-gérant, il aurait été autorisé à accomplir certains actes de gestion, comme la signature d'un bail ou la signature d'un concours bancaire, une telle clause ne valant pas renonciation expresse et non équivoque à toute activité de gérance, de sorte qu'on ne peut considérer que M. [I] n'exerçait aucune activité de gérance.
M. [I] ne produit aucune décision juridictionnelle susceptible de remettre en cause la position de la cour de cassation, en vertu de laquelle le statut de gérant implique nécessairement la participation à une activité agricole, quelle que soit la réalité matérielle concrète de celle-ci.
Il ressort des pièces produites que l'indu s'élève à ce jour aux sommes suivantes':
- 16'387,14 euros au titre de l'avantage vieillesse non salarié agricole,
- 3576,75 euros au titre l'avantage vieillesse non salarié agricole,
soit un indu total de 19'963,89 euros et non 24'355,89 euros, comme demandé par la [7], qui a manifestement additionné, aux sommes indûment perçues, la pénalité qu'elle demande par ailleurs.
La cour infirmera donc le jugement déféré, constatera la perception de l'indu et condamnera M. [I] à le rembourser. Toutefois il est constant qu'une majeure partie de l'indu a été remboursée par prélèvements sur les retraites, perçues depuis la cessation réelle d'activité de l'intimé, de sorte que la cour le condamnera en deniers ou quittances.
La [7] sollicite également la condamnation de M. [I] au paiement des pénalités pour la somme de 4'392'euros.
Si M. [I] soutient, aux termes de ses écritures que la décision concernant ces pénalités doit être motivée, force est de constater qu'il n'a formé aucune demande concernant celles-ci, de sorte qu'il convient de faire droit à la demande en paiement de la [7].
Par ces motifs
La cour, statuant publiquement par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,
DÉCLARE l'appel de la [8] recevable,
INFIRME le jugement déféré en toutes ses dispositions,
Statuant à nouveau,
DIT que M. [I] a indûment perçu au titre des avantages vieillesse non salarié agricole et salarié agricole la somme de 19'963,89 euros,
CONDAMNE M. [I] à payer à la [8] la somme de 19'963,89 euros, en deniers ou quittances,
CONDAMNE M. [I] à payer à la [8] la somme de 4'392 euros au titre des pénalités,
DÉBOUTE la [8] de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
DÉBOUTE M. [I] de l'ensemble de ses demandes,
LE CONDAMNE aux dépens d'appel.