CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 26 mars 2025, n° 24/07191
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Euris Health Digital Solution (SAS), Iqvia Operations France (SAS)
Défendeur :
Cegedim (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Brun-Lallemand
Président :
Mme Marmorat
Conseiller :
M. Richaud
Avocats :
Me Guyonnet, Me Djavadi, Me Moisan, Me Chemla, Me Boccon Gibod
FAITS ET PROCEDURE
La SA Cegedim est une entreprise spécialisée dans la gestion des flux numériques dans le domaine de la santé et dans la conception de logiciels et bases de données destinés aux professionnels de santé et de l'assurance. Elle a ainsi développé une base de données dénommée OneKey qui relevait de sa branche d'activité " Gestion de la relation clients et données stratégiques ".
La SAS Euris Health Digital Solution (ci-après, "la SAS Euris") a pour activité principale l'édition de logiciels de gestion de la relation clients (ci-après, "logiciel CRM", pour Customer Relationship Management). Elle a développé des solutions logicielles évolutives dénommées NetReps à destination des laboratoires pharmaceutiques qui sont des outils informatiques de gestion d'activité, de fichiers et de collecte des rapports établis par les visiteurs médicaux dont le fonctionnement est nécessairement associé à une base de données externe.
La SAS IQVIA Operations France (ci-après, "la SAS IQVIA"), anciennement dénommée IMS Health Operations France venant aux droits de la société IMS Health Technology France, est spécialisée dans le conseil en systèmes et logiciels informatiques. Elle conçoit, gère et commercialise différents logiciels et bases de données à destination des laboratoires pharmaceutiques.
Par décision 14-D-06 du 8 juillet 2014, confirmée par arrêt irrévocable de la cour d'appel de Paris du 24 septembre 2015 objet d'un pourvoi rejeté le 21 juin 2017, l'Autorité de la concurrence a dit que la SA Cegedim avait enfreint les dispositions des articles 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (ci-après, " le TFUE ") et L 420-2 du code de commerce en mettant en 'uvre, entre avril 2007 et avril 2013, sur le marché des bases de données d'informations médicales à destination des laboratoires pharmaceutiques pour la gestion des visites médicales, un abus de position dominante caractérisé par le refus discriminatoire de vendre sa base de données OneKey aux utilisateurs actuels et potentiels de solutions logicielles commercialisées par la SAS Euris, et lui a infligé une amende d'un montant de 5 767 000 euros.
Le 17 octobre 2014, la SA Cegedim a conclu avec la SAS IQVIA un contrat global d'acquisition (également dénommé "Master Acquisition Agreement" ou "MAA") portant notamment sur la branche d'activité " Gestion de la relation clients et données stratégiques "au sein de laquelle était exploitée la base de données OneKey. En exécution de cet acte
- la SA Cegedim a cédé cette dernière à la société Cedegim Secteur 1 - CS1 (ci-après, " la société CS1 ") en vertu d'un traité d'apport partiel d'actif soumis au régime des scissions conclu le 18 décembre 2014 (ci-après, le " TAPA "). Celui-ci stipule en son article 7.6d " Clause d'exclusion du TAPA ", que " l'ensemble des droits et obligations liés à la procédure engagée par l'Autorité de la concurrence à l'encontre de la société apporteuse au titre de prétendues violations par cette dernière de règles du droit de la concurrence, ayant abouti le 8 juillet 2014 sur la décision n° 14-D-06 condamnant la société [Cegedim] au paiement d'une amende de 5 700 000 euros contre laquelle la société [Cegedim] a interjeté appel, est expressément exclue de l'apport " ;
- en avril 2015, la SAS IQVIA a acquis la totalité des actions de la société CS1.
Souhaitantêtre indemnisée du préjudice résultant des pratiques anticoncurrentielles établies par la décision 14-D-06 de l'Autorité de la concurrence, la SAS Euris a, par acte d'huissier signifié le 31 janvier 2017, assigné les sociétés Cegedim et IQVIA en responsabilité au visa des articles L 420-2 du code de commerce, 102 du TFUE et 1382 ancien du code civil, cette dernière sollicitant sa mise hors de cause en invoquant l'exclusion stipulée à l'article 7.6d du TAPA.
Par jugement du 17 décembre 2018, le tribunal de commerce de Paris a, après avoir circonscrit les débats aux " exceptions de non-recevoir " touchant à la question du transfert des conséquences civiles des pratiques anticoncurrentielles sanctionnées par l'Autorité de la concurrence à la société CS1 puis à la SAS IQVIA :
- accueilli la fin de non-recevoir de la SA Cegedim et l'a mise hors de cause ;
- rejeté la fin de non-recevoir de la SAS IQVIA ;
- condamné la SAS Euris à payer à la SA Cegedim la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
condamné la SAS IQVIA à payer à la société EURIS 10 000 euros au titre des frais irrépétibles ;
- renvoyé l'affaire pour examen du fond ;
- condamné la SAS IQVIA aux dépens.
Saisie par déclaration d'appel de la SAS IQVIA du 24 janvier 2019, la cour d'appel de Paris a, par arrêt du 8 décembre 2021 :
- constaté que la demande de la SAS Euris tendant à voir juger certain le préjudice dû à la faute de la SA Cegedim ainsi que sa demande tendant à voir reconnaître la responsabilité de la SAS IQVIA ne sont pas déférées à la Cour ;
- rejeté l'exception d'incompétence et la fin de non-recevoir relative au contrat MMA soulevées par la SA Cegedim ;
- confirmé le jugement en toutes ses dispositions ;
- y ajoutant, déboute la SAS IQVIA et la SAS Euris de leurs demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile et condamné la SAS IQVIA aux entiers dépens de l'appel ainsi qu'à payer à la SA Cegedim la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Cependant, par arrêt du 20 mars 2024 (n° 22-11.648), la chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé et annulé cet arrêt, " sauf en ce qu'il rejette l'exception d'incompétence et la fin de non-recevoir relative au contrat intitulé "Master Acquisition Agreement " soulevée par la société Cegedim ", pour les motifs suivants :
-[premier moyen du pourvoi incident de la SAS Euris] Vu l'article 82, alinéa 1er, du Traité instituant la Communauté européenne (TCE), l'article 102, alinéa 1er, du TFUE et l'article L 420-2, alinéa 1er, du code de commerce :
11. Selon les deux premiers de ces textes, est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci.
12. Aux termes du dernier, est prohibée, dans les conditions prévues à l'article L 420-1 du code de commerce, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci.
13. Les articles 81, paragraphe 1, et 82 du TCE puis les articles 101, paragraphe 1, et 102 du TFUE produisent des effets directs dans les relations entre les particuliers et engendrent des droits dans le chef des justiciables que les juridictions nationales doivent sauvegarder (CJUE, arrêts du 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a., C-724/17, point 24, et du 6 octobre 2021, Sumal, C-882/19, point 32).
14. Il s'ensuit que toute personne est en droit de demander réparation du préjudice subi lorsqu'il existe un lien de causalité entre ce préjudice et une entente ou une pratique interdites par lesdits articles (CJUE, arrêts précités Skanska Industrial Solutions e.a., point 26, et Sumal, point 34).
15. La question de la détermination de l'entité tenue de réparer le préjudice causé par une infraction à l'article 101 ou à l'article 102 du TFUE est directement régie par le droit de l'Union (voir, s'agissant de l'article 101 du TFUE, arrêts précités Skanska Industrial Solutions e.a., point 28, et Sumal, point 34).
16. La responsabilité du préjudice résultant des infractions aux règles de concurrence de l'Union ayant un caractère personnel, cette entité est l'entreprise, au sens de ces dispositions, auteur de, ou ayant, participé à l'infraction (voir, par analogie, s'agissant de l'article 101 du TFUE, CJUE, arrêt Skanska Industrial Solutions e.a., précité, points 31 et 32).
17. Au même titre que la mise en 'uvre des règles de concurrence de l'Union par les autorités publiques (" public enforcement "), les actions en dommages et intérêts pour violation de ces règles (" private enforcement ") font partie intégrante du système de mise en 'uvre desdites règles, qui vise à réprimer les comportements anticoncurrentiels des entreprises et à dissuader celles-ci de se livrer à de tels comportements (CJUE, arrêt précité Sumal, point 37).
18. La notion d'" entreprise ", au sens des articles 101 et 102 du TFUE, qui constitue une notion autonome du droit de l'Union, ne saurait avoir une portée différente dans le contexte de l'infliction d'amendes au titre de l'article 23, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 1/2003 relatif à la mise en 'uvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 du TFUE], et dans celui des actions en dommages et intérêts pour violation des règles de concurrence de l'Union (voir, s'agissant de l'article 101 du TFUE, CJUE, arrêts précités Skanska Industrial Solutions e.a., point 47, et Sumal, point 38).
19. Il s'ensuit que les principes énoncés par la jurisprudence des juridictions de l'Union relative à la détermination de l'entité devant supporter la sanction infligée pour violation des règles de concurrence de l'Union sont seuls applicables pour déterminer l'entité tenue de réparer le préjudice causé par une telle violation.
20. Il ressort de cette jurisprudence qu'il incombe, en principe, à la personne physique ou morale qui dirigeait l'entreprise en cause au moment où l'infraction aux règles de concurrence de l'Union a été commise de répondre de celle-ci, même si, au jour de l'adoption de la décision constatant l'infraction, l'exploitation de l'entreprise a été placée sous la responsabilité d'une autre personne (CJUE, arrêts du 16 novembre 2000, KNP BT/Commission, C-248/98 P, point 71, et Cascades/Commission, C-279/98 P, point 78 ; TUE, arrêt du 30 mars 2022, Air France-KLM/Commission, T-337/17, point 309). En effet, si des entreprises, responsables du préjudice causé par une infraction aux règles de concurrence de l'Union, pouvaient échapper à leur responsabilité par le simple fait que leur identité a été modifiée par suite de restructurations, de cessions ou d'autres changements juridiques ou organisationnels, l'objectif poursuivi par ce système ainsi que l'effet utile desdites règles seraient compromis (voir, par analogie, arrêts CJUE Skanska Industrial Solutions e.a., point 46, précité, et du 11 décembre 2007, ETI e.a., C-280/06, point 41).
21. La Cour de cassation juge pareillement que l'entreprise dont les moyens humains et matériels ont concouru à la mise en 'uvre d'une pratique prohibée par les dispositions des articles L. 420-1 et L. 420-2 du code de commerce encourt les sanctions prévues à l'article L. 464-2 du même code tant qu'elle conserve une personnalité juridique, indépendamment de la cession desdits moyens humains et matériels (Com., 20 novembre 2001, pourvoi n° 99-16.776, 99-18.253, Bull. IV, n° 182).
22. Il résulte de ce qui précède que la personne morale qui dirigeait l'exploitation de l'entreprise en cause est tenue de réparer le préjudice causé par un abus de position dominante lorsqu'elle continue d'exister juridiquement.
23. Pour dire que la société Euris, agissant sur le fondement de la responsabilité civile en qualité de victime de l'abus de position dominante établi par la décision de l'Autorité, est irrecevable en son action dirigée contre la société Cegedim, l'arrêt énonce, en se fondant sur les articles L. 236-3, L. 236-20 et L. 236-22 du code de commerce, que, sauf dérogation expresse prévue par les parties dans le traité de scission ou d'apport, communauté ou confusion d'intérêts ou fraude, dans le cas d'un apport partiel d'actif placé sous le régime des scissions, il s'opère, de la société apporteuse à la société bénéficiaire, laquelle est substituée à la première, une transmission universelle de tous ses droits, biens et obligations pour la branche d'activité faisant l'objet de l'apport et qu'il en résulte un principe selon lequel la transmission universelle du patrimoine s'opère de plein droit pour tous les éléments du patrimoine, l'actif comme le passif, y compris les obligations. Il retient que la dérogation à la transmission universelle de la branche d'activité en cause, stipulée à l'article 7-6 (d) du TAPA, concerne le paiement de l'amende infligée par l'Autorité à la société Cegedim au titre d'un abus de position dominante commis dans le cadre de cette branche. Il en déduit que les actions civiles consécutives à cette décision n'étant pas expressément prévues, il ne peut s'inférer de la lecture du TAPA que les procédures civiles dites de " follow on " sont comprises dans l'exclusion sans ajouter à la clause, qui doit s'interpréter de manière stricte.
24. En statuant ainsi, alors qu'elle avait relevé, d'une part, que, par sa décision du 8 juillet 2014, l'Autorité avait dit que la société Cegedim avait enfreint les dispositions des articles 102 du TFUE et L. 420-2 du code de commerce, d'autre part, que le TAPA n'avait pas emporté la disparition de cette société et, enfin, que la demande de dommages et intérêts de la société Euris se rapportait à ces pratiques anticoncurrentielles, de sorte qu'il incombait à la société Cegedim, qui exploitait l'entreprise en cause au moment où l'infraction avait été commise, de répondre des conséquences indemnitaires de cette dernière, sans préjudice de l'application des conventions entre cédant et cessionnaire dans leurs relations, la cour d'appel, qui s'est prononcée par des motifs inopérants tirés des termes du TAPA, a violé les textes susvisés.
-[moyen relevé d'office] Vu l'article 82, alinéa 1er, du TCE, l'article 102, alinéa 1er, du TFUE et l'article L. 420-2, alinéa 1er, du code de commerce;
26. La question de la détermination de l'entité tenue de réparer le préjudice causé par une infraction à l'article 101 ou à l'article 102 du TFUE est directement régie par le droit de l'Union (voir, s'agissant de l'article 101 du TFUE, arrêts précités Skanska Industrial Solutions e.a., point 28, et Sumal, point 34).
27. Pour dire que la société Euris, agissant sur le fondement de la responsabilité civile en qualité de victime de l'abus de position dominante établi par la décision de l'Autorité, est recevable en son action dirigée contre la société Iqvia, l'arrêt énonce, en se fondant sur les articles L. 236-3, L. 236-20 et L 236-22 du code de commerce, que, sauf dérogation expresse prévue par les parties dans le traité de scission ou d'apport, communauté ou confusion d'intérêts ou fraude, dans le cas d'un apport partiel d'actif placé sous le régime des scissions, il s'opère, de la société apporteuse à la société bénéficiaire, laquelle est substituée à la première, une transmission universelle de tous ses droits, biens et obligations pour la branche d'activité faisant l'objet de l'apport et qu'il en résulte un principe selon lequel la transmission universelle du patrimoine s'opère de plein droit pour tous les éléments du patrimoine, l'actif comme le passif, y compris les obligations. Il retient que la dérogation à la transmission universelle de la branche d'activité en cause, stipulée à l'article 7-6 (d) du TAPA, concerne le paiement de l'amende infligée par l'Autorité à la société Cegedim au titre d'un abus de position dominante commis dans le cadre de cette branche. Il en déduit que les actions civiles consécutives à cette décision n'étant pas expressément prévues, il ne peut s'inférer de la lecture du TAPA que les procédures civiles dites de " follow on " sont comprises dans l'exclusion sans ajouter à la clause, qui doit s'interpréter de manière stricte, en sorte que la société Cegedim a transmis la totalité des droits et obligations de sa branche d'activité " Gestion de la relation clients et données stratégiques " à la société CS1 acquise par la société ISM, aux droits de laquelle vient la société Iqvia, à l'exception de la sanction infligée par la décision de l'Autorité du 8 juillet 2014.
28. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Par déclaration reçue au greffe le 17 avril 2024, la SAS Euris a saisi la cour de renvoi.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 5 février 2025, la SAS Euris demande à la Cour, au visa des articles L 420-2 du code de commerce, 102 du TFUE, 1240 du code civil, L 411-2 du code de l'organisation judiciaire et 122, 379, 564, 565, 566, 625 et 638 du code de procédure civile ainsi que des dispositions du décret n° 2017-305 du 9 mars 2017 et de l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 :
- de dire et juger recevable et bien fondée la SAS Euris en ses demandes contre la SA Cegedim ;
- d'infirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 17 décembre 2018 en ce qu'il a écarté la responsabilité de la SA Cegedim, la mettant hors de cause ;
- dire que la faute de la SA Cegedim a causé un préjudice certain et direct à la SAS Euris et la condamner à supporter les conséquences de son comportement fautif ;
- subsidiairement, de :
o dire et juger recevable la SAS Euris en ses demandes contre la SAS IQVIA ;
o déclarer irrecevable la SAS IQVIA de ses demandes portant sur sa mise hors de cause pour les préjudices liés aux surcoûts et à l'atteinte à l'image subis par la SAS Euris;
o statuer ce que de droit sur la responsabilité solidaire de la SAS IQVIA avec la SA Cegedim ;
- en tout état de cause, de condamner solidairement la SA Cegedim et la SAS IQVIA au paiement de la somme de 60 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
En réponse, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 17 janvier 2025, la SA Cegedim demande à la cour, au visa des articles L 236-1 et suivants, L 236-21 et L 236-22 devenus L 236-27 et L 236-28 du code de commerce, de :
- confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 17 décembre 2018 dans toutes ses dispositions et, en particulier, en ce qu'il a mis hors de cause la SA Cegedim et prononcé des condamnations au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- débouter la SAS Euris de l'ensemble de ses demandes, lesquelles sont à la fois irrecevables et mal fondées ;
- condamner la SAS Euris à verser à la SA Cegedim la somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 3 février 2025 la SAS IQVIA demande à la cour, au visa des articles 101 et 102 du TFUE, L 236-3 et L 420-2 du code de commerce, 1134, 1156, 1157 et 1161 anciens du code civil, 9, 32, 64, 70, 122, 561 à 567, 631 et suivants, 696, 700, 907 et 1032 et suivants du code de procédure civile et 771 du code de procédure civile dans sa rédaction à la date de l'introduction de l'instance :
- à titre principal :
o d'infirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 17 décembre 2018 ;
o de déclarer irrecevable l'ensemble des demandes formées par la SAS Euris contre la SAS IQVIA et en conséquence de mettre hors de cause la SAS IQVIA ;
- à titre subsidiaire :
o d'infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 17 décembre 2018, en ce qu'il a mis la SA Cegedim hors de cause
o de rejeter la fin de non-recevoir soulevée par la SAS Euris relative à la demande de la SAS IQVIA d'être mise hors de cause au titre des surcoûts et du préjudice moral lié à l'atteinte à l'image de la SAS Euris ;
o de déclarer irrecevables les demandes formées par la SAS Euris au titre des surcoûts et du préjudice moral lié à l'atteinte à l'image de l'entreprise ;
o de déclarer irrecevables les demandes la SAS Euris relatives au préjudice économique causé à la SAS Euris par les agissements du président de la SA Cegedim et par le rôle de cette dernière en tant que société-mère sur la période 2007-2009 ;
o de rejeter toutes les prétentions de la SAS Euris visant à statuer ce que de droit sur la responsabilité solidaire de la SAS IQVIA avec la SA Cegedim ;
- en tout état de cause, de condamner la SAS Euris à verser à la SAS IQVIA la somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 12 février 2025. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.
MOTIVATION
1°) Sur la qualité à défendre des sociétés Cegedim et IQVIA
Moyens des parties
Au soutien de ses prétentions, la SAS Euris expose que, aux termes des décisions de l'Autorité de la concurrence et des juridictions nationales et européennes, l'entreprise dont les moyens humains et matériels ont concouru à la mise en 'uvre d'une pratique prohibée par les dispositions des L 420-1 et L 420-2 du code de commerce encourt les sanctions prévues à l'article L 464-2 du même code tant qu'elle conserve une personnalité juridique, indépendamment de la cession de ces moyens humains et matériels, peu important qu'elle soit postérieure à la période d'infraction et antérieure à la décision constatant cette dernière. Elle ajoute qu'il n'en va différemment que si l'entreprise auteure disparaît. Elle précise que la SA Cegedim, entreprise qui a mis en 'uvre les pratiques anticoncurrentielles sanctionnées définitivement le 8 juillet 2014 par l'Autorité de la concurrence avant l'acte de cession d'avril 2015, subsiste juridiquement à ce jour. Elle en déduit qu'elle est la seule entité responsable tenue à indemnisation du préjudice causé par ses pratiques anticoncurrentielles. Elle soutient que, en sollicitant la confirmation du jugement, la SA Cegedim occulte la primauté et l'effectivité du droit de l'Union européenne, les aménagements conventionnels qu'elle oppose n'étant pertinents que dans ses rapports avec la SAS IQVIA mais n'ayant aucune incidence sur sa responsabilité et sa qualité de débitrice de l'indemnisation qu'elle poursuit.
Subsidiairement, elle estime que le prononcé de l'irrecevabilité de ses demandes contre la SAS IQVIA, qui n'est pas envisageable en l'absence de décision fixant les responsabilités des sociétés Cegedim et IQVIA et déterminant la charge finale de la dette dans leurs rapports respectifs, contreviendrait à l'arrêt de cassation partielle qui ne l'a pas mise hors de cause. Elle ajoute que les demandes de la SAS IQVIA relatives à l'exclusion des préjudices de surcoût et d'atteinte à son image sont irrecevables faute d'être dévolues à la Cour qui n'est saisie que de la question de la détermination de l'entité débitrice de sa créance indemnitaire, le tribunal de commerce de Paris demeurant saisi du fond du litige relatifs à ses demandes d'indemnisation qui sont l'objet d'un sursis à statuer toujours pendant. Elle conteste avoir acquiescé au jugement entrepris en précisant que la formulation de demandes contre la SAS IQVIA n'est que la conséquence logique de l'incertitude planant sur la détermination de l'entité débitrice et que ses prétentions tendant à titre principal à la condamnation de la SA Cegedim et subsidiairement à la condamnation solidaire des sociétés Cegedim et IQVIA ne sont pas contradictoires.
En réponse, la SA Cegedim adopte les motifs du jugement entrepris et estime que, conformément aux stipulations du TAPA, apport partiel d'actif placé sous le régime des scissions, sa responsabilité ne peut plus être recherchée, tous les droits et obligations attachées à la branche cédée ayant été transférés à la société SC1 puis à la SAS IQVIA sans exclusion au titre de la responsabilité civile objet du litige. Elle ajoute que toute exception au principe du transfert de plein droit doit être expresse et que l'article 7.6d corroboré par l'article 12.2a du TAPA, dont la clarté des termes (i.e. les droits et obligations " liés à la procédure engagée devant l'Autorité de la concurrence à l'encontre de la société apporteuse ") exclut leur interprétation, n'en comporte aucune relative à l'actuelle action. Elle précise que le TAPA, régulièrement publié, est opposable à la SAS Euris.
Elle expose que la Cour de cassation a réservé "les droits des parties résultant de leurs conventions, en particulier du traité d'apport partiel d'actifs soumis au régime des scissions signé entre CEGEDIM et IQVIA ("sans préjudice de l'application des conventions entre cédant et cessionnaire dans leurs relations"['])". Elle ajoute qu'elle "n'explique toutefois pas comment combiner l'application qu'elle fait du droit européen avec le traité partiel d'actif soumis au régime des scissions dont elle réserve l'application, lequel emporte transfert universel du patrimoine de l'apporteur au bénéficiaire de l'apport conformément au droit français de la responsabilité civile, lequel droit s'applique pourtant en vertu des principes européens d'attribution et de subsidiarité". Elle précise que le droit de la responsabilité civile ne fait pas partie des compétence exclusives ou partagées de l'Union européenne au sens des articles 3 et 4 du TFUE et que son régime relève de ce fait du seul droit interne, le droit de l'Union européenne ne pouvant s'appliquer en vertu du principe de subsidiarité défini par l'article 5 du TFUE que si les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les Etats membres. Elle indique qu'une procédure de follow-on, telle celle introduite par la SAS Euris, ne correspond pas à la mise en 'uvre d'une" règle de concurrence nécessaire au fonctionnement du marché intérieur "mais constitue une action indépendante, dans le domaine de la responsabilité civile, dont l'objet est de réparer le préjudice subi par la victime d'une infraction au droit de la concurrence préalablement reconnue. Elle explique que le droit interne de la responsabilité civile ne contrevient pas aux principes d'équivalence et d'effectivité. Estimant que la chambre commerciale de la Cour de cassation dénature le droit de l'Union en rattachant la détermination de la personne responsable à la compétence d'attribution de l'Union Européenne en matière d'établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur, elle invoque l'arrêt de sa chambre criminelle du 22 mai 2024 (n° 23-83.180) selon lequel, dans le cadre d'une transmission universelle et en l'absence de liquidation de la société absorbée, la condamnation de la société absorbée pour des faits antérieurs à l'opération de fusion entraîne la responsabilité de la société absorbante. Elle ajoute que cette solution, identique en matière fiscale, boursière et disciplinaire et indifférente à la survie de la société absorbée, est conforme à l'arrêt Skanska de la CJUE du 14 mars 2019 tant au titre de la notion d'entreprise qu'à celui de " la comptabilité entre responsabilité personnelle et imputabilité de la responsabilité à une entreprise au sens économique du terme" et qu'il satisfait une logique de continuité économique et fonctionnelle en ce que l'activité économique exercée dans le cadre de la société absorbée, qui constitue la réalisation de son objet social, se poursuit dans le cadre de la société qui a bénéficié de cette opération. Elle soutient en outre que la définition de l'entité tenue de réparer le préjudice retenue par la chambre commerciale de la Cour de cassation contrarie le régime français de la responsabilité civile et le droit des sociétés ainsi que la bonne administration de la justice en ce que l'évaluation du prix de cession intègre le passif potentiel dont la SAS IQVIA ne pouvait ignorer l'existence et que, alors que la réserve relative aux rapports entre cédant et cessionnaire induit la reconnaissance de la détermination du débiteur final par les conventions les liants, la solution lui impose de redevenir partie à un litige qui s'est poursuivi sans elle pendant six ans. Elle indique en outre que la confirmation du jugement garantit l'effet utile des règles de concurrence européennes, l'application du TAPA ne faisant pas obstacle à l'indemnisation effective de la victime des pratiques anticoncurrentielles par la SAS IQVIA qui appartient à un groupe d'envergure en pleine croissance.
Subsidiairement, la SA Cegedim expose que la SAS Euris a acquiescé au jugement entrepris en ce qu'il l'a mise hors de cause en ne dirigeant ses demandes, en cause d'appel et dans le cadre de l'instance poursuivie au fond en première instance, que contre la SAS IQVIA. Elle en déduit que l'objet du litige ainsi déterminé au sens de l'article 4 du code de procédure civile ne peut être modifié par l'adjonction d'une demande à son encontre. Elle ajoute que la SAS Euris s'est contredite à son détriment en sollicitant d'abord sa condamnation solidaire avec la SAS IQVIA puis exclusivement celle de cette dernière avant de demander à titre principale sa condamnation exclusive.
Elle conteste enfin la possibilité d'une condamnation solidaire avec la SAS IQVIA, aucune obligation in solidum n'étant reconnue et le TAPA stipulant le transfert de toutes les conséquences de la responsabilité civile de la société apporteuse. Elle indique que la demande de la SAS IQVIA au titre de sa responsabilité en qualité de société mère est irrecevable au nom du principe de l'estoppel, puisqu'elle avait explicitement exclu ce fondement en première instance, et à raison de la prescription prévue par l'article 2224 du code civil. Elle explique en outre avoir apporté la branche d'activité litigieuse à titre personnel, sa filiale ayant été dissoute en novembre 2009 à l'occasion de sa transmission universelle à son bénéfice.
La SAS IQVIA explique pour sa part que, en vertu de la jurisprudence de la CJUE, " le cadre procédural du contentieux indemnitaire en droit de la concurrence (et en premier lieu, les conséquences civiles de la condamnation d'une entreprise par une autorité de concurrence sur la base des articles 101 ou 102 du TFUE) est régi par le droit national "et que, " à l'inverse, la question de la détermination des personnes tenues au paiement de dommages et intérêts causés par une violation du droit de la concurrence de l'Union européenne est régi par le droit européen qui a un effet direct ", solution adoptée par l'arrêt de cassation partielle qui étend au private enforcement la solution dégagée le 20 novembre 2001 en matière de public enforcement. Elle ajoute que la comparaison avec l'arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 22 mai 2024 n'est pas pertinente, cette dernière s'étant prononcée sur la transmissibilité des peines d'amende et de confiscation en matière pénale dans les cas de fusion-absorption entrainant dissolution de la société mise en cause, circonstance expliquant le recours au principe de continuité économique faute de continuité juridique, et ayant reporté l'application de la règle qu'elle dégageait aux opérations conclues postérieurement à la date de sa décision. Elle en déduit que la SA Cegedim a seule qualité à défendre à l'action indemnitaire de la SAS Euris. Elle explique enfin que cette solution ne heurte pas le principe d'une bonne administration de la justice, l'instance au fond, qui a fait l'objet de deux sursis à statuer dans l'attente de la détermination de l'entité débitrice de la créance indemnitaire, n'ayant pas connu de développements substantiels. Elle ajoute que la SAS Euris, qui a adapté ses prétentions à l'évolution du litige, n'a pas acquiescé au jugement entrepris et renoncé à son action contre la SA Cegedim.
Elle soutient par ailleurs que la solution dégagée par la Cour de cassation impose sa mise hors de cause et l'irrecevabilité des prétentions de la SAS Euris à son encontre, la réserve relative aux relations entre cédant et cessionnaire ne concernant qu'elles et la désignation par le droit de l'Union européenne d'un débiteur unique excluant toute condamnation solidaire. Elle précise néanmoins que la Cour de cassation ne s'est pas prononcée sur la charge finale de l'indemnisation et la nature des relations entre elle et la SA Cegedim.
Elle expose que, indépendamment des règles du droit de l'Union, les stipulations du TAPA, dont elle livre une interprétation détaillée, y compris à la lumière du MAA, commandent sa mise hors de cause à raison du lien entre la procédure suivie devant l'Autorité de la concurrence et l'action indemnitaire qui lui est consécutive.
Subsidiairement, elle sollicite sa mise hors de cause au titre des préjudices de surcoût et d'atteinte à l'image de la SAS Euris au motif qu'ils sont compris dans le périmètre de l'exclusion du TAPA et qu'ils ont été causés par le comportement adopté par la SA Cegedim postérieurement à sa conclusion. Plus subsidiairement, elle estime que la SA Cegedim demeure responsable à raison de la conservation de certains actifs ayant contribué à l'abus de position dominante, son président étant personnellement impliqué et sa responsabilité ayant été reconnue en sa qualité de société mère entre octobre 2007 et novembre 2009. Elle soutient enfin que les demandes subsidiaires de la SAS Euris à son encontre, imprécises et formulées pour la première fois devant la cour d'appel de renvoi en violation du principe de concentration des prétentions, sont irrecevables.
Réponse de la cour
a) Sur l'étendue de la saisine de la Cour
- Sur l'effet dévolutif
Conformément à l'article 562 du code de procédure civile, l'appel défère à la cour la connaissance des chefs de jugement qu'il critique expressément et de ceux qui en dépendent. La dévolution ne s'opère pour le tout que lorsque l'appel tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible.
Ainsi que le précise l'exposé du litige du jugement entrepris, le tribunal a procédé à une césure de l'instance en ne soumettant à sa formation collégiale que les " exceptions de non-recevoir ". Dans ce cadre, il a débouté la SAS IQVIA de sa fin de non-recevoir tirée de l'impossibilité de lui imputer la charge de l'indemnisation des conséquences préjudiciables des pratiques anticoncurrentielles consacrées par la décision 14-D-06 du 8 juillet 2014 de l'Autorité de la concurrence, accueilli celle de même nature de la SA Cegedim et statué sur les frais irrépétibles et les dépens. Le tribunal n'a, ainsi qu'il l'avait annoncé, tranché que ces deux fins de non-recevoir portant sur la qualité à défendre de la SA Cegedim et de la SAS IQVIA à l'action indemnitaire de la SAS Euris.
Dès lors, n'ont pu être dévolues à la Cour, outre les questions touchant à la charge finale conventionnellement déterminée de la dette, soit aux rapports respectifs de la SA Cegedim et de la SAS IQVIA qui sont indifférents au stade de la détermination de la qualité à défendre qui relève de l'aptitude juridique à être obligé à la dette, seule en cause, les demandes des parties relatives :
- aux préjudices liés aux surcoûts et à l'atteinte à l'image de la SAS Euris qui sont des questions de fond étrangères à la fin de non-recevoir en débat et touchant à la détermination de la consistance du préjudice allégué par la SAS Euris ;
-à la caractérisation d'un préjudice certain et direct causé par la SA Cegedim à la SAS Euris, en admettant qu'un énoncé introduit par le verbe " dire " puisse s'analyser en une prétention au sens de l'article 4 du code de procédure civile.
En conséquence, ces demandes seront déclarées irrecevables pour défaut de droit d'agir.
En revanche, la question de la possibilité d'une condamnation solidaire de la SA Cegedim et de la SAS IQVIA est comprise dans la fin de non-recevoir objet de l'appel, la détermination d'un débiteur exclusif y apportant par hypothèse une réponse négative.
- Sur la portée de la cassation partielle
Conformément aux articles 623 à 625, 631 et 638 du code de procédure civile, la cassation, qui peut être totale ou partielle, est partielle lorsqu'elle n'atteint que certains chefs dissociables des autres, la portée de la cassation étant déterminée par le dispositif de l'arrêt qui la prononce et s'étendant à l'ensemble des dispositions du jugement cassé ayant un lien d'indivisibilité ou de dépendance nécessaire. Sur les points qu'elle atteint, la cassation replace les parties dans l'état où elles se trouvaient avant le jugement cassé et entraîne, sans qu'il y ait lieu à une nouvelle décision, l'annulation par voie de conséquence de toute décision qui est la suite, l'application ou l'exécution du jugement cassé ou qui s'y rattache par un lien de dépendance nécessaire. Devant la juridiction de renvoi, l'instruction est reprise en l'état de la procédure non atteinte par la cassation, l'affaire étant à nouveau jugée en fait et en droit par la juridiction de renvoi à l'exclusion des chefs non atteints par la cassation.
Par arrêt du 20 mars 2024 (n° 22-11.648), la chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé et annulé l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 8 décembre 2021, " sauf en ce qu'il rejette l'exception d'incompétence et la fin de non-recevoir relative au contrat intitulé "Master Acquisition Agreement" soulevée par la société Cegedim ".
Ainsi, demeure en débat, outre les frais irrépétibles et les dépens, la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à défendre opposée tant par la SAS IQVIA que par la SA Cegedim.
b) Sur la qualité à défendre
En application des articles 122 et 123 du code de procédure civile, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée, cette liste n'étant pas limitative. Les fins de non-recevoir peuvent être proposées en tout état de cause, à moins qu'il en soit disposé autrement et sauf la possibilité pour le juge de condamner à des dommages-intérêts ceux qui se seraient abstenus, dans une intention dilatoire, de les soulever plus tôt.
Sur l'acquiescement au jugement de la SAS Euris
Conformément aux articles 409 et 410 du code de procédure civile, l'acquiescement au jugement, qui peut être exprès ou implicite, l'exécution sans réserve d'un jugement non exécutoire valant ainsi acquiescement, hors les cas où celui-ci n'est pas permis, emporte soumission aux chefs de celui-ci et renonciation aux voies de recours sauf si, postérieurement, une autre partie forme régulièrement un recours. Il est toujours admis, sauf disposition contraire.
Aux termes de son assignation signifiée le 31 janvier 2017, la SAS Euris sollicitait la condamnation solidaire de la SA Cegedim et de la SAS IQVIA (alors dénommée IMS Health Operations France) à réparer les préjudices causés par les pratiques anticoncurrentielles commises par la première. Devant la cour d'appel de Paris, elle présentait dans ses dernières écritures du 6 septembre 2021 des prétentions identiques : elle demandait, d'une part, la confirmation du jugement entrepris en ce qu'il avait reconnu la responsabilité de la SAS IQVIA et, d'autre part, son infirmation en ce qu'il avait mis hors de cause la SA Cegedim.
Il importe peu à ce titre qu'elle ait, dans des conclusions d'incident antérieures des 11 et 28 mars 2019 (pièces 15 et 16 de la SA Cegedim qui sont adressées au conseiller de la mise en état en dépit de leur différence d'intitulé et de leur présentation parfois trompeuse, l'unique demande portant sur une condamnation au paiement d'une provision) qui ne sont pas des écritures liant la Cour au sens de l'article 954 du code de procédure civile, désigné la SAS IQVIA comme seule responsable de son dommage. Il est également dépourvu de toute portée qu'elle ait par ailleurs, tirant les conséquences qu'imposaient le jugement rendu, poursuivi l'instance scindée par le tribunal de commerce contre la SAS IQVIA exclusivement ou qu'elle se soit opposée au sursis à statuer dans l'attente de l'arrêt de la Cour de cassation. De la même manière, c'est pour tenir compte de cette décision qu'elle présente désormais ses demandes, à titre principal, contre la SA Cegedim et, subsidiairement, contre la SAS IQVIA, le cas échéant à travers leur responsabilité solidaire.
Aussi, l'objet du litige au sens de l'article 4 du code de procédure civile est depuis l'origine la détermination de l'entité tenue de réparer le préjudice causé par les pratiques anticoncurrentielles commises par la SA Cegedim, la présentation des demandes de la SAS Euris n'ayant varié qu'à la faveur des décisions rendues et sous les contraintes imposées par la césure du procès en première instance.
En conséquence, rien n'établit la volonté libre et univoque de la SAS Euris d'acquiescer au jugement entrepris. Ce moyen est inopérant.
- Sur l'estoppel
Le fait pour une partie de se contredire délibérément ou par négligence fautive au détriment d'autrui constitue une fin de non-recevoir sanctionnant la violation d'une obligation de loyauté et de cohérence processuelles érigée en principe général du droit structurant l'instance, qui constitue de ce fait le cadre de son appréciation (en ce sens, pour la consécration du principe : Ass. Plén., 27 février 2009, n° 07-19841). Cette qualification commande son application aux seules prétentions des parties qui fixent l'objet du litige au sens de l'article 4 du code de procédure civile, et non aux moyens de fait ou de droit qui les soutiennent (en ce sens, 1ère Civ., 24 septembre 2014, n° 13-14.534), la contradiction fautive devant par ailleurs trouver son siège dans une instance unique (en ce sens, 2ème Civ., 15 mars 2018, n° 17-21-991, 17-21-992, 17-21-993, 17-21-994, 17-21-997 et 17-21-998 : "la fin de non-recevoir tirée du principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d'autrui sanctionne l'attitude procédurale consistant pour une partie, au cours d'une même instance, à adopter des positions contraires ou incompatibles entre elles dans des conditions qui induisent en erreur son adversaire sur ses intentions").
Au regard de l'évolution de la procédure déjà décrite, n'est caractérisée aucune contradiction de la SAS Euris au détriment de la SA Cegedim qui a toujours été visée par ses demandes, soit seule soit solidairement avec la SAS IQVIA hors cadre d'un incident, et n'a pu avoir le moindre doute sur la qualité de débitrice de l'indemnisation réclamée qui lui était imputée. Et, les variations relevées étant directement induites par la prise en compte des décisions rendues, la SAS Euris n'a pas commis à ce titre de déloyauté processuelle.
En conséquence, ce moyen est inopérant.
- Sur la détermination de l'entité responsable
Dans ses arrêts [P] c. [L] du 15 juillet 1964 (6-64) et [V] en [Z] du 5 février 1963 (26-62), la CJCE a respectivement consacré les principes de primauté et d'effet direct du droit communautaire en précisant que :
" à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la C.E.E. a institué un ordre juridique propre, intégré au système juridique des Etats membres ['] et qui s'impose à leurs juridictions [' ces derniers ayant] limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains et créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes ". Elle ajoutait que, " issu d'une source autonome, le droit né du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu'il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même" ;
"le droit communautaire, indépendant de la législation des Etats membres, de même qu'il crée des charges dans le chef des particuliers, est aussi destiné à engendrer des droits qui entrent dans leur patrimoine juridique " et qu'une disposition dotée de l'effet direct engendre " dans le chef des justiciables des droits individuels que les juridictions internes doivent sauvegarder".
Or, en application de l'article 82 alinéa 1 du Traité instituant la Communauté européenne (TCE) devenu 102 alinéa 2 du TFUE, est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre Etats membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci, disposition reprise à l'article L 420-2 du code de commerce qui prohibe, dans les conditions prévues à l'article L 420-1, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci.
Et, dans son arrêt [T] [X] c. Skanska Industrial Solutions Oy et autres du 14 mars 2019 (C-724/17, §24 et 26 à 32), la CJUE a jugé, comme elle l'avait dans son arrêt [Localité 5] e.a. du 5 juin 2014 (C-557/12, §20 et 22), que les articles 101§1 et 102 du TFUE produisent des effets directs dans les relations entre les particuliers et engendrent des droits dans le chef des justiciables, que les juridictions nationales doivent sauvegarder, et que toute personne est en droit de demander réparation du préjudice subi lorsqu'il existe un lien de causalité entre celui-ci et une entente ou une pratique interdite par l'article 101 du TFUE. Elle ajoutait que, en l'absence de réglementation de l'Union en la matière, il appartient à l'ordre juridique interne de chaque Etat membre de régler les modalités d'exercice du droit de demander réparation du préjudice résultant d'une entente ou d'une pratique interdite par l'article 101 du TFUE, pour autant que les principes d'équivalence et d'effectivité sont respectés, mais que la question de la détermination de l'entité tenue de réparer le préjudice causé par une infraction à l'article 101 du TFUE, conçue à la suite des conclusions de l'avocat général comme une " condition constitutive de la responsabilité ", est directement régie par le droit de l'Union. Elle précisait à ce titre qu'il ressort du libellé de l'article 101§1 du TFUE que les auteurs des traités ont choisi d'utiliser la notion d'" entreprise " pour désigner l'auteur d'une infraction à l'interdiction énoncée à cette disposition et que le droit de la concurrence de l'Union vise les activités des entreprises. Elle en déduisait que, la responsabilité du préjudice résultant des infractions aux règles de concurrence de l'Union ayant un caractère personnel, il incombe à l'entreprise qui enfreint ces règles de répondre du préjudice causé par l'infraction et que les entités tenues de réparer le préjudice causé par une entente ou par une pratique interdite par l'article 101 du TFUE sont les entreprises, au sens de cette disposition, qui ont participé à cette entente ou à cette pratique.
Dans son arrêt Sumal SL c. Mercedes Benz du 6 octobre 2021 (C-882/119, §37 et 38), elle jugeait en outre que, au même titre que la mise en 'uvre des règles de concurrence de l'Union par les autorités publiques (public enforcement), les actions en dommages et intérêts pour violation de ces règles (private enforcement) font partie intégrante du système de mise en 'uvre de ces règles, qui vise à réprimer les comportements anticoncurrentiels des entreprises et à dissuader celles-ci de se livrer à de tels comportements. Elle ajoutait que la notion d'" entreprise " au sens de l'article 101 du TFUE, qui constitue une notion autonome du droit de l'Union, ne saurait avoir une portée différente dans le contexte de l'imposition, par la Commission, d'amendes au titre de l'article 23§2 du règlement n° 1/2003 et dans celui des actions en dommages et intérêts pour violation des règles de concurrence de l'Union.
Ainsi, contrairement à ce que soutient la SA Cegedim en s'appuyant sur les principes d'attribution et de subsidiarité, si les modalités d'exercice du droit d'agir en réparation du préjudice résultant d'une pratique anticoncurrentielle sont définies par le droit interne, la détermination de l'entité débitrice de l'obligation d'indemnisation relève directement et exclusivement du droit de l'Union. Dès lors, la critique de l'arrêt de la Cour de cassation à laquelle elle se livre la SA Cegedim tend en réalité à remettre en cause, non l'interprétation qu'elle propose, mais la primauté même du droit de l'Union et la signification claire que lui donne la CJUE. Ils sont en ce sens, au même titre que ceux relatifs à l'interprétation du TAPA et du MAA, inopérants. Son analogie avec la position de la chambre criminelle (Crim., 25 novembre 2020, n° 18-86.955, pour les SA et SAS, et Crim., 22 mai 2024, n° 23-83.180, pour le SARL) est de surcroît erronée, cette dernière, qui mobilise également la notion d'entreprise pour assimiler les sociétés absorbée et absorbante dans le respect des principes d'autonomie de la personnalité morale et de personnalité des peines, appliquant le principe de continuité économique et fonctionnelle au cas d'une fusion-absorption qui fait disparaître la société absorbée auteure des pratiques incriminées et emporte extinction de l'action publique à son égard au sens des articles 6 et 121-1 du code pénal, hypothèse distincte de l'apport partiel d'actif sous mis au régime des scissions qui laisse subsister les deux entités.
En vertu de ces décisions, complétées par les arrêts de la CJCE du 8 juillet 1999, Commission c. Anic Partecipazioni (C-49/92, §145) et KNP BT c. Commission du 16 novembre 2000 (C-248/98, §71) :
- il incombe par principe à la personne physique ou morale qui dirigeait l'entreprise en cause (i.e. les personnes qui constituaient ensemble une unité économique) au moment où l'infraction aux règles de concurrence de l'Union a été commise de répondre de celle-ci, même si, au jour de l'adoption de la décision constatant l'infraction, l'exploitation de l'entreprise a été placée sous la responsabilité d'une autre personne. Tant que cette personne morale existe, la responsabilité du comportement infractionnel de l'entreprise suit celle-ci, même si les éléments matériels et humains ayant concouru à la commission de l'infraction ont été cédés après la période d'infraction à des tierces personnes ;
- la possibilité d'imputer l'infraction à une personne qui n'est pas auteure de l'infraction n'est ouverte, en vertu de la théorie de la continuité économique, qu'à la double condition que la première poursuive l'activité économique de la seconde et que celle-ci ait juridiquement cessé d'exister, l'objectif étant d'éviter, pour préserver l'effet utile des dispositions du droit de l'Union, que des entreprises n'éludent sanction et obligation à réparer par le jeu de restructurations.
Or, il est constant que la SA Cegedim est l'unique auteure de l'infraction aux dispositions des articles 102 du TFUE et L 420-2 du code de commerce sanctionnée par la décision 14-D-06 du 8 juillet 2014, que le TAPA, qui est un apport d'actif partiel soumis au régime des scissions, n'a pas entrainé la disparition de sa personnalité morale et que l'action indemnitaire de la SAS Euris est directement fondée sur les pratiques anticoncurrentielles commises par la SA Cegedim. Aussi, cette dernière, qui était l'entreprise en cause à la date de leur commission, est la seule responsable de ces violations et est l'unique débitrice de l'obligation d'indemniser la SAS Euris des conséquences préjudiciables de ses fautes, peu important les stipulations du TAPA ou du MAA qui n'ont vocation qu'à régir les rapports entre la SAS IQVIA et la SA Cegedim au stade de la détermination conventionnelle de la charge finale de la dette et non l'obligation à la dette de la seconde.
En conséquence, sans qu'il soit nécessaire d'examiner les moyens des parties portant sur l'interprétation du TAPA et du MAA, sur l'application des dispositions des articles L 236-20 et suivants du code de commerce et sur l'impératif d'une bonne administration de la justice qui est d'autant moins pertinent que l'instance parallèle pendante est suspendue, le jugement entrepris sera infirmé en toutes ses dispositions, et l'action de la SAS Euris sera déclarée irrecevable en ce qu'elle est dirigée contre la SAS IQVIA qui n'a pas qualité à défendre mais recevable à l'égard de la SA Cegedim dont la fin de non-recevoir sera rejetée.
2°) Sur les frais irrépétibles et les dépens
En vertu de l'article 639 du code de procédure civile, la juridiction de renvoi statue sur la charge de tous les dépens exposés devant les juridictions du fond, y compris sur ceux afférents à la décision cassée.
Le jugement entrepris sera infirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens, la Cour constatant à cet égard que les parties ne forment aucune demande relative à ces chefs.
Succombant, la SA Cegedim, dont la demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile sera rejetée, sera condamnée à payer à la SAS Euris Health Digital Solution la somme de 20 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'à supporter les entiers dépens de l'instance.
La SAS IQVIA Operations France ayant été assignée à tort, aucune considération tirée de l'équité ne commande de faire obstacle à la condamnation de la SAS Euris Health Digital Solution, dont la demande au titre des frais irrépétibles formée à son encontre sera rejetée, à lui payer la somme de 10 000 euros au titre des frais irrépétibles.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,
Infirme, dans les limites de sa saisine sur renvoi après cassation, le jugement entrepris en toutes ses dispositions, sauf en celles portant sur le renvoi de l'affaire disjointe ;
Déclare irrecevables pour défaut de droit d'agir :
- la fin de non-recevoir de la SAS IQVIA Operations France relative à l'exclusion des préjudices liés aux surcoûts et à l'atteinte à l'image de la SAS Euris ;
- la demande de la SAS Euris Health Digital Solution invitant la Cour à " dire que la faute de la société CEGEDIM a causé un préjudice certain et direct à la société EURIS, et la condamner à supporter les conséquences de son comportement fautif " ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés,
Dit que la SA Cegedim est seule responsable des pratiques anticoncurrentielles retenues par l'Autorité de la concurrence dans sa décision 14-D-06 du 8 juillet 2014, qu'elle est l'unique débitrice de l'obligation d'indemniser le préjudice en résultant dont la caractérisation est pendante devant le tribunal de commerce et qu'elle a ainsi seule qualité à défendre à l'action de la SAS Euris Health Digital Solution ;
Rejette en conséquence la fin de non-recevoir opposée par la SA Cegedim ;
Déclare irrecevable l'action de la SAS Euris Health Digital Solution contre la SAS IQVIA Operations France, sans préjudice des recours éventuels entre cette dernière et la SA Cegedim au titre de la détermination de la charge finale de la dette fondés sur les conventions encadrant leurs relations respectives ;
Y ajoutant,
Rejette la demande de la SA Cegedim au titre des frais irrépétibles ;
Rejette la demande de la SAS Euris Health Digital Solution au titre des frais irrépétibles formée contre la SAS IQVIA Operations France ;
Condamne la SA Cegedim à payer à la SAS Euris Health Digital Solution la somme de 10 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la SAS Euris Health Digital Solution à payer à la SAS IQVIA Operations France la somme de 20 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile;
Condamne la SA Cegedim à supporter les entiers dépens d'appel.