CA Bordeaux, 4e ch. com., 15 avril 2025, n° 24/03314
BORDEAUX
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Ashler & Manson (SARL)
Défendeur :
Ashler & Manson (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Franco
Conseillers :
Mme Masson, Mme Jarnevic
Avocats :
Me Babin, Me Duprat
EXPOSE DU LITIGE:
1- La SARL AD Courtage, franchisée du Groupe Artémis, ayant pour associés M. [T] [K] et son épouse Mme [M] [E], avait pour activités le courtage en opération de banque, l'intermédiation d'assurance, service de paiements et de courtier en immobilier.
La SARL Ashler&Manson exerce une activité de conseil en gestion de patrimoine, commercialisation de tous produits financiers, conseil en matière de gestion financière et immobilière, intermédiaire de crédit, courtage en assurance et transaction immobilière. Depuis 2015, elle a pour associée unique la SA Ashler et Manson, à laquelle a été apportée la totalité des parts sociales détenues par les associés de la SARL Ashler&Manson.
Dans le cadre d'un projet de rapprochement de leurs activités respectives, les sociétés AD Courtage et Ashler&Manson ont régularisé un traité d'apport partiel d'actifs le 10 novembre 2020, aux termes duquel la première apportait à la seconde sa branche d'activité de courtage en opération de banque, d'intermédiation en assurance et de courtage en immobilier à la SARL Ashler&Manson et Manson, puis faisait ensuite apport à la SA Ashler et Manson des parts sociales émises par la société Ashler&Manson et Manson en rémunération de son apport de branche.
La société AD Courtage est ainsi devenue titulaire de 20 % du capital social de la SA Ashler et Manson.
L'opération d'apport a été complétée par la signature d'un pacte d'associés le 31 décembre 2020, prévoyant la rémunération des époux [K], gérants de la société Ashler & Manson. Il était ainsi prévu que Mme [M] [E] et M. [T] [K] étaient rémunérés chacun à hauteur de 5'500 euros net mensuel.
Le pacte prévoyait également une revalorisation de la rémunération des associés au titre de leurs mandats de gérants selon les principes du règlement intérieur, lequel prévoyait une augmentation de 5500 à 7000 euros de salaire net des gérants à la condition d'un dépassement d'un million d'euros de chiffre d'affaires d'AD Courtage au titre de l'exercice 2020.
En avril 2022, les rémunérations de M. [K] et de Mme. [E] ont été portées à 7000 euros net mensuel chacun.
Par mail du 25 juillet 2023, M. [W] [A], associé unique de la SARL Ashler & Manson, a décidé de diminuer la rémunération des gérants dans le contexte de la dégradation du contexte économique général à compter de juillet 2023.
Le 15 novembre 2023, M. [K] a été révoqué de ses fonctions de gérant de la société Ashler & Manson.
Estimant que la société Ashler & Manson serait redevable de sommes correspondant à un solde de rémunération au titre des années 2021 à 2023, M. [K] et Mme [E] ont assigné la société Ashler & Manson par acte du 29 janvier 2024 en référé en paiement d'une provision correspondant au solde des rémunérations.
2- Par ordonnance du 18 juin 2024, le juge des référés du tribunal de commerce de Bordeaux a :
- condamné provisoirement la société Ashler & Manson EURL à payer au titre du solde des rémunérations dues à :
M. [T] [K] la somme 23'250 euros
Mme [M] [E] la somme de 28'500 euros
avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation.
- condamné la société Ashler & Manson EURL à payer à M. [T] [K] et Mme [M] [E] la somme de 1400 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamné la société Ashler & Manson EURL aux dépens.
Par déclaration au greffe du 12 juillet 2024, la SARL Ashler & Manson a relevé appel de l'ordonnance énonçant les chefs expressément critiqués, intimant M. [K] et Mme. [E].
Par ordonnance du 03 septembre 2024, l'affaire a été fixée à bref délai.
PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES:
3- Par dernières écritures notifiées par message électronique le 24 février 2025 auxquelles la cour se réfère expressément, la société Ashler & Manson demande à la cour de :
Vu les articles 1103, 1104 et suivants du code civil
Vu les articles 122 et 700 du code de procédure civile
Vu les pièces communiquées
- déclarer que les demandes d'[T] [K] et [M] [E] se heurtent à une fin de non-recevoir en raison des contestations sérieuses et sont en conséquence irrecevables au visa de l'article 122 du code de procédure civile.
En conséquence,
- Réformer l'ordonnance de référé du tribunal de commerce de Bordeaux en date du 18 juin 2024, RG 2024R00062, en l'ensemble de ses dispositions en ce qu'il a :
Condamné provisoirement la société Ashler & Manson EURL à payer au titre du solde des rémunérations dues à :
M. [T] [K] la somme de 23'250 euros
Mme [M] [E] la somme de 28'500 euros,
avec intérêts au taux légal à compter de la présente assignation.
- Condamné la société Ashler & Manson EURL à payer à M. [T] [K] et Mme [M] [E] la somme de 1'400,00 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
- Condamné la société Ashler & Manson EURL aux dépens.
Et en statuant à nouveau :
A titre principal :
- Débouter M. [T] [K] et Mme [M] [E] de l'ensemble de leurs demandes à l'encontre de la société Ashler & Manson.
- Condamner M. [T] [K] à payer à la Société Ashler & Manson la somme de 5'498 euros au titre d'un trop perçu de rémunération au titre des exercices 2021, 2022 et 2023.
A titre subsidiaire :
- Déclarer que dans l'hypothèse où une somme resterait due par la société Ashler & Manson à l'égard de Mme [M] [E], cette somme ne saurait être supérieure à la somme de 969 euros.
En conséquence
- Limiter la condamnation éventuelle de la société Ashler & Manson d'avoir à payer à Mme [M] [E] la somme de 969 euros au titre du solde de la rémunération pour la période du 1er avril 2021 au 31 mars 2022.
A titre infiniment subsidiaire :
- Accorder un délai de paiement à la Société Ashler & Manson sur 24 mois pour régler un quelconque solde restant dû à l'égard de M. [T] [K] et Mme [M] [E] au titre des rémunérations.
En tout état de cause :
- Condamner M. [T] [K] et Mme [M] [E], in solidum, à payer à la société Ashler & Manson la somme de 5'000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens de la présente procédure et de la procédure de première instance.
4- Par dernières écritures notifiées par message électronique le 14 février 2025, auxquelles la cour se réfère expressément, M. [K] et Mme [E] demandent à la cour de :
- Confirmer en tout point l'ordonnance déférée
- Condamner la société Ashler & Manson à payer à M. [K] et Mme [E] la somme supplémentaire chacun de 1'500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 25 février 2025.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des prétentions et des moyens des parties, il est, par application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, expressément renvoyé à la décision déférée et aux derniers conclusions écrites déposées.
MOTIFS DE LA DECISION:
Concernant la rémunération au titre des années 2021 et 2022:
Moyens des parties:
5- La société Ashler & Manson expose que les demandes en rappel de rémunération se heurtent à une contestation sérieuse, dès lors, d'une part, que la décision sociale actant la baisse de rémunération de l'ensemble des dirigeants à compter de juillet 2023 était régulière, compte tenu des statuts, et bien fondée au regard de la situation financière très dégradée de la société et, d'autre part, pour les rémunérations dues pour la période d'avril 2021 à mars 2022, que la société AD Courtage a procédé à des facturations indues en contrevenant aux règles des articles L.519-6 du code monétaire et financier et L.123-21 du code de commerce, pour faire franchir artificiellement le seuil de chiffre d'affaires de 1 million d'euros.
Elle ajoute que les rémunérations versées sont conformes aux dispositions du pacte d'actionnaires, stipulant que les rémunérations globales versées aux cogérants ne pouvait excéder 15 % du chiffre d'affaires net.
Subsidiairement, elle conteste le montant des sommes réclamées.
6- M. [K] et Mme [E] répliquent que, conformément au droit applicable, le juge des référés a fait produire effet à la décision de l'associé unique à compter de sa date; et que la prétendue remise de comptes sociaux erronés ne saurait être sérieusement justifiée par la seule production d'un document non daté, non signé, ni certifié, dépourvu en conséquence de toute valeur, et contraire au bilan produit dont la régularité apparente n'a jamais été remise en cause.
Il souligne que l'argumentation soulevée par la société Ashler & Manson reviendrait à soutenir que les comptes sociaux présentés au 31 décembre 2020 seraient inexacts et donc faux, et à remettre en cause l'opération d'apport partiel d'actifs, alors que les délais de prescription sont expirés.
Ils ajoutent que si les opérations identifiées par l'appelante avaient été comptabilisées à tort, il n'en résulterait pas pour autant un impact sur le chiffre d'affaires de l'exercice de nature à le rendre inférieur au seuil du million d'euros.
Réponse de la cour:
7- Selon les dispositions de l'article 1103 du code civil, les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits.
8- Selon les dispositions de l'article 873 alinéa 2 du code de procédure civile, dans les cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable, il (le président du tribunal de commerce) peut accorder une provision au créancier, ou ordonner l'exécution de l'obligation même s'il s'agit d'une obligation de faire.
9- L'article 2.4 du pacte d'actionnaires stipule qu'à compter de la date des présentes, les époux [K] percevront, à eux deux, en rémunération de leurs fonctions de gérants d'Ashler&Manson, une rémunération nette mensuelle totale de 11'000 euros répartis entre 20 parts égales soit :
- Mme [M] [E]: 5500 euros
- M. [T] [K] : 5500 euros
Les cotisations sociales relatives à la rémunération seront prises en charge par Ashler&Manson.
Il est en outre précisé que l'évolution de la rémunération du fondateur, des époux [K] et des autres associés de la société au titre de leur mandat de gérant interviendra conformément aux principes définis au règlement intérieur (Annexe 6).
10- Il est stipulé au règlement intérieur que si le chiffre d'affaires d'AD Courtage au titre de l'exercice 2020 s'élève à minimum 1 million d'euros, et à partir du mois d'avril 2021 :
- [M] [E] et [T] [K] passeront à 7K'/personne au lieu de 5.5K',
- [J] [B] et [U] [P] passeront concomitamment à 7 K '/mois,
- [W] [A] passera à 9K'/mois.
Au paragraphe 'Politique d'évolution de rémunération des gérances'le règlement intérieur précise que les gérants consentent à ce que leur rémunération globale s'élève au maximum à 15 % du chiffre d'affaires net (celui-ci étant égal au chiffre d'affaire encaissé retranché des commissions apporteurs).
11- Il ressort du bilan versé au débat (pièce 7 des époux [K]) que le chiffre d'affaires de la société AD Courtage s'est élevé à 1 066 619 euros au titre de l'exercice clos le 31 décembre 2020.
12- Il convient d'écarter, comme inopérant, l'argument soulevé par la société Ashler&Manson, selon lequel il n'y a pas eu de rupture d'égalité entre les différents gérants, et qu'aucune rémunération n'a été relevée à compter d'avril 2021.
En effet le droit à rémunération étant individuel, les époux [K] étaient fondés à agir pour leur compte quand bien même la rémunération des autres gérants n'a pas été majorée.
13- La société Ashler&Manson fait valoir que le chiffre d'affaires 2020 a été volontairement majoré, pour atteindre le seuil de 1 million d'euros, par émission anticipée de factures de commissions dans le cadre de mandats de recherches de prêts.
14- il ressort effectivement des pièces produites que, pour les dossiers de ses mandants [Z]/[F], [G], [O], [S], et [X], la société AD Courtage a enregistré en comptabilité les factures de commission émises au titre de l'exercice 2020, entre le 22 et le 29 décembre 2020, ainsi qu'en atteste le Grand livre auxiliaire, alors que l'offre de prêt venait juste d'être éditée par l'établissement de crédit (ce qui est le cas du dossier [Z]/[F]) ou n'avait pas encore été éditée (ce qui le cas des autres dossiers précités).
Une liste complète de 19 dossiers litigieux a été présentée par l'appelante en page 12/20 de ses écritures, concernant tous des factures anticipées, intégrées à l'exercice 2020.
Au regard des dispositions de l'article L.123-21 du code de commerce, des articles L.313-34 du code de la consommation et L.519-6 du code monétaire et financier, Il existe, pour l'ensemble de ces 19 dossiers, une contestation sérieuse sur la possibilité, pour la société AD Courtage, de facturer et de considérer comme des bénéfices réalisés au titre de l'exercice 2020 des factures de commission d'intermédiation en opération de crédit, avant même que les offres de crédit soient acceptées, et que les opérations correspondantes puissent être considérées comme certaines.
15- M. [R] [I], expert-comptable, a certes attesté le 14 février 2024, après examen des informations figurant dans les livres de comptes, que le chiffre d'affaires de la société AD Courtage (devenue HA Investissements) pour la période du 1er janvier au 31 décembre 2020 s'élevait à 1 066 619 euros; il précise toutefois que des informations ont été établies sous la responsabilité de M. [H] [K], et que son intervention ne constitue ni un audit, ni même un examen limité. Il n'y a donc pas eu de pointage des factures de décembre 2020.
Il ne peut donc être déduit de cette attestation que le mode de facturation anticipée correspondait à une pratique constante en fin d'année, de la part de AD Courtage, et qu'il y avait ainsi mise en oeuvre d'une permanence des méthodes comptables.
16- Il est indifférent que la société Ashler&Manson n'ait pas engagé une action en responsabilité à l'encontre du gérant de la société AD Courtage, pour présentation d'un bilan inexact, dans le délai de trois ans prévus par l'article L. 223-23 du code de commerce; cette circonstance n'étant pas de nature à priver la société Ashler&Manson, de son droit de contester la méthode de facturation retenue.
17- De même, le fait que la rémunération de M. [A] et de M. [P], autres cogérants, ait été également majorée au cours de l'exercice 2021 n'a pas à être pris en compte pour l'appréciation du caractère sérieux de la contestation soulevée.
18- Il sera enfin relevé que le montant total des factures intégrées en comptabilité de manière anticipée au titre de l'exercice 2020 s'élève à 74 071.84 euros, de sorte que le montant du chiffre d'affaires rectifié, après prise en compte de la contestation de la société Ashler&Manson, ne s'élève plus qu'à 992547.16 euros, soit en dessous du seuil de majoration des rémunérations des gérants.
19- Le droit de M. [K] et de Mme [E] à une majoration de rémunération entre avril 2021 et mars 2022 est donc sérieusement contestable, et il n'y a pas lieu à référé sur ce chef de prétention.
20- Il existe par ailleurs une contestation sérieuse qui ne peut être tranchée au stade du référé et au vu des pièces produites, sur le compte entre les parties, dans les suites du présent arrêt, dès lors que la société Ashler&Manson soutient avoir versé à M. [K] les sommes des 77 539 euros en 2021 et 86701 euros en 2022, outre 62508 euros en 2023, alors que M. [K] indique n'avoir perçu que 66 000 euros d'avril 2021 à mars 2022, puis 84000 euros d'avril 2022 à juin 2023, et enfin 14000 euros de juillet 2023 au 30 octobre 2023.
Il apparaît en outre que la société Ashler&Manson fait état des rémunérations nettes incluant toutes les formes de rémunération, en ce compris les avantages en nature dont disposait M. [K] (sans cependant justifier du détail), en les mettant en rapport avec les réclamations de M. [K] hors avantages en nature.
21- Il existe donc une contestation sérieuse sur le montant des sommes qui auraient été indûment perçues par M. [K], de sorte qu'il n'y a pas lieu à référé sur la demande en paiement de la somme de 5498 euros formée par la société Ashler&Manson au titre des années 2021, 2022 et 2023.
22- Il convient donc, en définitive, d'infirmer l'ordonnance et de dire n'y avoir lieu à référé.
Sur les demandes accessoires:
23- Il n'est pas inéquitable de laisser aux parties la charge de leurs frais irrépétibles.
PAR CES MOTIFS:
La cour, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort:
Infirme en toutes ses dispositions, l'ordonnance rendue par le président du tribunal de commerce de Bordeaux, statuant en référé le 18 juin 2024,
Statuant à nouveau,
Constate l'existence de contestations sérieuses,
Dit n'y avoir lieu à référé sur les demandes formées à titre principal par M. [T] [K] et Mme [M] [E], et sur la demande reconventionnelle de la société La société Ashler&Manson,
Y ajoutant,
Rejette les demandes formées sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Dit que chaque partie conservera la charge de ses dépens de première instance et d'appel.
Le présent arrêt a été signé par Monsieur Jean-Pierre FRANCO, président, et par Monsieur Hervé GOUDOT, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.