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Décisions

CA Nîmes, 4e ch. com., 11 avril 2025, n° 23/00768

NÎMES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Défendeur :

CRCAM du Languedoc (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Codol

Conseillers :

Mme Vareilles, M. Maitral

Avocats :

Me Yoyotte Landry, Me Gouin, SCP Lobier & Associés, Me Adde, SCP Adde - Soubra Avocats, Me Letessier

T. com. Mende, du 31 janv. 2023, n° 22/0…

31 janvier 2023

EXPOSÉ

Vu l'appel interjeté le 28 février 2023 par Mme [J] [F] à l'encontre du jugement rendu le 31 janvier 2023 par le tribunal de commerce de Mende dans l'instance n° 22/000407 ;

Vu les dernières conclusions remises par la voie électronique le 12 avril 2023 par Mme [J] [F], appelante, et le bordereau de pièces qui y est annexé ;

Vu les dernières conclusions remises par la voie électronique le 4 mai 2023 par la société caisse régionale du crédit agricole du Languedoc, intimée, et le bordereau de pièces qui y est annexé ;

Vu l'ordonnance du 17 décembre 2024 de clôture de la procédure à effet différé au 13 mars 2025.

Vu la demande de la juridiction de production de pièces conformes au bordereau adressée le 27 mars 2025 à la société Caisse régionale du crédit agricole du Languedoc ;

Vu la note en délibérés du 27 mars 2025 de la société Caisse régionale du crédit agricole du Languedoc ;

***

Mme [J] [F] est titulaire d'un compte ouvert dans les livres du Crédit agricole mutuel du Languedoc sous le numéro [XXXXXXXXXX08].

Le 8 octobre 2022, elle adresse un ordre d'envoi de fonds par virement à la banque « pour un placement d'argent » de 21 450 euros au profit de la banque « mashreq neobiz » située à [Localité 7], capitale des Emirats arabes unis.

Le 25 octobre 2022, Mme [J] [F] a mis en demeure la banque d'effectuer le versement, étant précisé que le virement devait intervenir au profit de « Alkasah poject managment ».

La banque ne s'est pas exécutée.

***

Par exploit du 23 novembre 2022, réitéré le 29 novembre 2022, Mme [J] [F] a fait assigner le Crédit agricole en paiement au titre du préjudice financier, du préjudice de la formation manquée, du préjudice moral, et aux fins de faire procéder par la banque au virement litigieux sous astreinte, et de paiement sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'au titre des dépens, devant le tribunal de commerce de Mende.

***

Par jugement du 31 janvier 2023, le tribunal de commerce de Mende a statué et en ces termes :

« Déboute Madame [J] [F] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions

Condamne Madame [J] [F] à payer à la Caisse régionale de Crédit agricole mutuel du Languedoc la somme de 1000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Ordonne la communication de toutes pièces du dossier à Monsieur le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Mende.

Condamne Madame [J] [F] aux dépens de l'instance, liquidés à 60,22 euros TTC au titre des frais de greffe.

Déboute les parties pour le surplus de leurs demandes ».

***

Mme [J] [F] a relevé appel le 28 février 2023 de ce jugement pour le voir infirmer, annuler, et réformer en toutes ses dispositions.

***

Dans ses dernières conclusions, Mme [J] [F], appelante, demande à la cour, au visa des articles 1134 et 1147 (anciens) devenus 1103, 1104 et 1231-1 du code civil, des articles L.561-1 et suivants du code monétaire et financier, des articles L.561-6 et R561-12-1 du code monétaire et financier, l'article L.561-24 I al 2 du code monétaire et financier, le décret 2021/1757 du 22 décembre 2021 modifiant l'article R 751-36 du code monétaire et financier, la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021, et l'article 40 du code de procédure pénale, de :

« Recevoir Madame [J] [F] en son appel, le dire bien fondé

Infirmer en tous ces éléments le jugement du tribunal de commerce de Mende portant numéro de RG 2022/000019 en date du 31 janvier 2023

Condamner la Caisse régionale du crédit agricole mutuel du Languedoc à payer et porter à Madame [J] [F] la somme de 25 595,00 euros à la date du 30 avril 2023 (+ Mémoire) au titre du préjudice financier

Condamner la Caisse régionale du crédit agricole mutuel du Languedoc à payer et porter à Madame [J] [F] la somme de 2 500 euros au titre du préjudice de formation empêchée.

Condamner la Caisse régionale du crédit agricole mutuel du Languedoc à payer et porter à Madame [J] [F] la somme de 6 000 euros au titre du préjudice moral

Dire et juger que la Caisse régionale du crédit agricole mutuel du Languedoc procédera au virement de la somme de 21450 euros du compte courant de Madame [F] n° [XXXXXXXXXX08] sur le compte Iban du bénéficiaire :

Bank Mashreq Neobiz

Account Name : Alkasah Project Management

Iban : [XXXXXXXXXX05]

Routing Code : 103320101

Swift/BIC : Bomlaead

Monnaie : euros

Ville : [Localité 7]

Pays : Emirats Arabes Unis

Sous astreinte de 150 euros par jour de retard à compter du deuxième jour suivant la signification de la décision à intervenir.

Condamner la Caisse régionale du crédit agricole mutuel du Languedoc à payer et porter à Madame [J] [F] la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile

Condamner la Caisse régionale du crédit agricole mutuel du Languedoc aux entiers dépens ».

A l'appui de ses demandes, elle fait valoir qu'il n'y a pas lieu de mettre en cause l'authenticité de l'ordre qui émane bien du titulaire du compte émetteur, alors présente physiquement à l'agence et rédactrice du courrier de mise en demeure vérifié par acte d'avocat, outre le fait qu'elle a bien joint à l'ordre de virement l'identité bancaire du bénéficiaire concerné. Elle considère que le devoir d'information et de conseil de la banque accessoire à la prestation sollicitée ne consiste pas à se renseigner sur l'identité du destinataire, ni même sur l'utilisation des fonds ce qui contreviendrait au principe de non-ingérence.

Elle précise que l'établissement OMEGA PRO FOREX, est une entreprise qui donne la possibilité de profiter du trading automatique sur le marché des devises et que la seule action qu'autorise la loi est, pour la banque qui croit se trouver devant une opération illicite, de saisir TRACFIN.

Elle estime que le comportement de la banque à son égard justifie l'octroi de dommages et intérêts au titre du préjudice moral et que soit pris en compte le préjudice résultant du fait qu'elle n'a pas, pu du fait du refus opposé par la banque, suivre la formation qui était proposée par la société OMEGAPRO.

Enfin, elle fait valoir que l'opération envisagée ne relève pas d'un blanchiment de fonds et que les dispositions des articles L 561-1 et suivants du code monétaire et financier sont inapplicables outre le fait que le conseil de la banque pouvait alerter, de sa propre initiative, les autorités en vertu de l'article 40 du code de procédure civile si elle l'estimait nécessaire.

***

Dans ses dernières conclusions, la Caisse régionale du crédit agricole du Languedoc, intimée, demande à la cour de :

« Confirmer la décision déférée,

Condamner Madame [J] [F] à payer à la Caisse régionale de crédit agricole mutuel du Languedoc la somme de 5.000,00 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens. ».

A l'appui de ses demandes, elle fait valoir que selon l'article L 561-10-2 du code monétaire et financier, la banque doit d'effectuer un examen renforcé de toute opération particulièrement complexe ou d'un montant inhabituellement élevé ou ne paraissant pas avoir de justification économique ou d'objet licite, ce qui est, selon elle, le cas en l'espèce. Elle précise que le bénéficiaire est inscrit sur une liste noire et que c'est à juste titre, qu'en sa qualité de prestataire de service de paiement, elle est fondée à alerter le payeur sur la nature inquiétante de la transaction et à refuser d'exécuter le virement demandé.

Elle fait également valoir que la banque du bénéficiaire est placée sous surveillance du groupement intergouvernemental d'action financière.

Subsidiairement, la banque indique qu'il ne peut y avoir ni une perte au titre du préjudice financier pour un investissement qui n'a pas été réalisé ni une perte de chance de réaliser un rendement, ce dernier étant illicite. Elle estime que, concernant le préjudice moral, la demande doit être rejetée puisqu'elle a rempli son devoir de vigilance. Enfin, elle fait valoir que les pièces du dossier doivent être transmis au procureur de la République en vertu de l'article 40 du code de procédure pénale.

***

Pour un plus ample exposé il convient de se référer à la décision déférée et aux conclusions visées supra.

DISCUSSION

Sur le fond :

Sur l'ordre de virement

Selon l'article 1103 du code civil « les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits ».

Selon l'article L 561-6 du code monétaire et financier dans sa version applicable au présent litige, les établissements de crédit et financiers, pendant toute la durée de la relation d'affaires, exercent, dans la limite de leurs droits et obligations, une vigilance constante et pratiquent un examen attentif des opérations effectuées en veillant à ce qu'elles soient cohérentes avec la connaissance actualisée qu'elles ont de leur relation d'affaires.

Selon l'article L 561-10-2 du code monétaire et financier « les personnes mentionnées à l'article L. 561-2 effectuent un examen renforcé de toute opération particulièrement complexe ou d'un montant inhabituellement élevé ou ne paraissant pas avoir de justification économique ou d'objet licite. Dans ce cas, ces personnes se renseignent auprès du client sur l'origine des fonds et la destination de ces sommes ainsi que sur l'objet de l'opération et l'identité de la personne qui en bénéficie ».

Selon l'article R 561-12-1 du même code, ces mêmes établissements mettent en 'uvre des mesures permettant de s'assurer de la cohérence des opérations effectuées au titre d'une relation d'affaires avec la connaissance de cette relation d'affaires actualisée conformément à l'article R. 561-12. Ces mesures doivent notamment permettre de s'assurer que les opérations effectuées sont cohérentes avec les activités professionnelles du client, le profil de risque présenté par la relation d'affaires et, si nécessaire, selon l'appréciation du risque, l'origine et la destination des fonds concernés par les opérations.

Il convient de rappeler que ce dispositif s'inscrit dans le cadre des obligations relatives à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (chapitre I) et plus généralement les obligations relatives à la lutte contre le blanchiment des capitaux, le financement des activités terroristes, les loteries, jeux et paris prohibés et l'évasion et la fraude fiscales (titre VI).

Plus généralement, le banquier est tenu, sur le fondement de la responsabilité de droit commun, d'une obligation de surveillance et de prudence dans le fonctionnement des comptes de ses clients. Cette responsabilité est cependant elle-même limitée par un principe de non-ingérence, qui peut se définir comme l'interdiction faite au banquier de s'immiscer dans les affaires de son client.

En l'espèce, il n'est pas contesté que l'ordre de virement répondait à une offre de « service de pack éducatif à rentabilité automatique » de la société Omegapro Forex destiné à « faire fructifier » l'argent des clients avec les professionnels autres que les banques et assurances en offrant des taux de rendement de 0.405 % par jour et « jusqu'à 300 % de rendement attendu ».

Il n'est pas contesté par les parties que l'ordre de virement est régulier sur le plan matériel et que l'opération, en tant que telle, n'est pas entachée d'irrégularités matérielles apparentes, le refus de la prestation de la banque découlant de son contrat conclu avec Mme [J] [F], étant fondée, après avoir constaté que le virement était d'un montant inhabituellement élevé, sur le fait que le bénéficiaire était inscrit sur une « liste noire ».

Sur ce point, la banque fournit un document informatif du 19 mai 2022 dans lequel il est indiqué que « l'AMF et l'ACPR mettent en garde le public à l'encontre d'offres de trading Forex non autorisées d'omega Pro Ltd ». Selon ce document, sont visés « des pratiques agressives des « sociétés de marketing de réseau (MLM vendant des packs de formation au trading » faisant « miroiter des gains irréalistes (« 300 % en 16 mois ») ». Il est précisé que le site www.omegapro.world a été inscrit par l'AMF (autorité des marchés financiers) et l'ACPR (autorité de contrôle prudentiel et de résolution) sur la liste noire Forex, un « marché à risque où les particuliers peuvent subir de lourdes pertes financières ».

Néanmoins, contrairement à ce qu'indique la banque, elle ne rapporte pas la preuve que Mme [J] [F] soit victime d'une escroquerie, au sens pénal du terme, même si l'organisme bancaire, professionnel en matière de finance, souligne, paraphrasant les mises en garde de l'AFM, que l'opération « fait miroiter des gains irréalistes ».

De même, plus généralement, la banque ne rapporte pas la preuve que le dispositif du code monétaire et financier relatif à la lutte contre le blanchiment des capitaux, le financement des activités terroristes, les loteries, jeux et paris prohibés et l'évasion et la fraude fiscales trouve à s'appliquer à l'égard du site Omegapro pour ce type d'opérations, ainsi que son impossibilité d'effectuer le versement litigieux au regard de la classification, par le GAFI, des Emirats arabes unis .

Par conséquent, en refusant d'effectuer le virement, la Caisse régionale du crédit agricole du Languedoc n'a pas respecté le principe de non-ingérence dans les affaires de son client. Tout au plus pouvait-elle, le cas échéant, au regard de son devoir général de vigilance, attirer l'attention de sa cliente sur l'opération projetée ainsi que ses conséquences.

Par conséquent, la décision déférée sera infirmée et la banque condamnée à effectuer l'opération bancaire visée dans le courrier de mise en demeure du 25 octobre 2022 sous réserve de la disponibilité des fonds.

Il n'y a pas lieu d'assortir cette condamnation d'une astreinte au regard des délais interbancaires susceptibles d'être appliqués.

Sur les préjudices

Selon l'article 1231-1 du code civil « le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, s'il ne justifie pas que l'exécution a été empêchée par la force majeure ».

En l'espèce, il n'est pas justifié par l'appelante ni que le placement, à risque, de son produit, aurait pu lui rapporter la somme de 25 595 euros ni que le refus de la banque puisse donner lieu à une indemnisation de 2 500 euros en raison du défaut de formation consécutif pour laquelle il n'est donné aucun justificatif.

Enfin, il n'est versé aucun élément permettant de fonder une demande en indemnisation au titre du préjudice moral qui sera, en conséquence, rejetée.

Sur les frais de l'instance :

La société Crédit agricole mutuel du Languedoc, qui succombe, devra supporter les dépens de l'instance et payer à Mme [J] [F] une somme équitablement arbitrée à 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS :

La Cour,

Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions,

Statuant à nouveau,

Condamne la société Crédit agricole mutuel du Languedoc à effectuer l'ordre de virement de Mme [J] [F] tel que mentionné dans la mise en demeure du 25 octobre 2022 sous réserve de la disponibilité des fonds ;

Rejette l'intégralité des autres demandes ;

Dit que la société Crédit agricole mutuel du Languedoc supportera les dépens de première instance et d'appel et payera à Mme [J] [F] une somme de 2 000 ' par application de l'article 700 du code de procédure civile.

Arrêt signé par la présidente et par la greffière.

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