CA Bordeaux, ch. du premier président, 11 avril 2025, n° 24/03815
BORDEAUX
Arrêt
Confirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Gorce
Vice-président :
Lebreton
Conseillers :
Poirel, Boudy, Collet
Avocats :
Carrillo, Fonrouge
EXPOSE DU LITIGE
1. Par requête en date du 14 juin 2024, M. [N] [D] a déposé une demande d'inscription au barreau de Bordeaux sur le fondement de l'article 98 3° du décret n°91-1197 du 27 novembre 1991, qui prévoit une dispense de formation théorique et pratique et du certificat d'aptitude à la profession d'avocat pour les juristes d'entreprise justifiant de 8 ans au moins de pratiques professionnelles au sein du service juridique d'une ou de plusieurs entreprises pour l'accès à la profession d'avocat.
2. Par décision du 9 juillet 2024, le conseil de l'ordre des avocats du barreau de Bordeaux en sa formation restreinte a rejeté la demande présentée par M. [N] [D], considérant qu'il ne remplissait pas la condition d'une pratique professionnelle de juriste pendant 8 ans au sein d'une entreprise, en ce qu'il ne justifiait pas d'une activité juridique exclusive au bénéfice de son employeur, la société Volotea, pendant 8 ans, l'activité de juriste étant intervenue durant 16 mois à temps partiel au sein du cabinet AARPI KOOPER AVOCATS, Membre de la SELARL NOTHERN LIGHTS.
3. Par déclaration du 12 août 2024, M. [N] [D] a interjeté appel de cette décision.
4. Dans ses conclusions du 5 novembre 2024, M. [N] [D] sollicite de la cour qu'elle:
Réforme la décision du conseil de l'ordre des avocats de [Localité 4] du 9 juillet 2024,
Ordonne l'inscription de M. [N] [D] au barreau de Bordeaux sur le fondement de l'article 98-3 du décret n°91-1197 du 27 novembre 1991 sous réserve de la réussite à l'examen de déontologie,
Condamne le conseil de l'ordre des avocats de [Localité 4] aux entiers dépens.
5. Il fait valoir qu'il remplit les conditions de l'article 98 du décret n°91-1197 du 27 novembre 1991, en ce que : la direction des ressources humaines est un service spécialisé dans l'entreprise, qu'il doit répondre aux questions d'ordre juridique et que la Cour de cassation l'analyse comme un service juridique chargé de résoudre les problèmes juridiques posés au sein de l'entreprise et liés spécifiquement à son activité ; la notion de juriste d'entreprise doit être considérée au regard de la situation de chaque personne intéressée et plus particulièrement au regard de la nature des activités dont elle justifie et de celles de l'entreprise et du service où ces fonctions sont exercées.
6. Il soutient que s'il a reconnu qu'il était titulaire de deux masters en droit et qu'il avait exercé des fonctions de juriste à temps partiel au sein d'un cabinet d'avocat durant 16 mois, le conseil de l'ordre des avocats de [Localité 4] a en revanche considéré à tort qu'à l'occasion de son exercice professionnel antérieur en qualité de directeur des ressources humaines et de représentant légal de la société Volotea, il n'avait pas assuré des fonctions juridiques à titre exclusif, alors que ses missions consistaient à analyser l'environnement juridique et à conseiller la direction espagnole dans la mise en 'uvre du cadre juridique adéquat sur des sujets de droit du travail, de mobilité internationale et de droit aérien. Il précise à cet égard que l'administration des ressources humaines ne faisait pas partie de ses attributions et que ses missions étaient exclusivement juridiques et intrinsèquement liées à l'activité courante de l'entreprise.
7. Par avis du 13 février 2025, le procureur général de la Cour d'appel de Bordeaux sollicite la confirmation de la décision du conseil de l'ordre des avocats du barreau de Bordeaux rendue le 9 juillet 2024.
8. Il considère que M. [N] [D] n'a pas exercé des activités exclusivement juridiques en ce que, même s'il a exercé des fonctions juridiques, elles s'inscrivaient dans un cadre plus large. Il fait valoir, en outre, que la Cour de cassation exige également que ces missions aient été accomplies au sein d'un service spécialisé chargé dans l'entreprise de l'étude de problèmes juridiques posés par celle-ci et par l'activité de l'ensemble des services qui la constitue, alors que M. [N] [D] n'a pas exercé ces fonctions dans un service juridique mais était rattaché au service des ressources humaines.
9. En réponse et aux termes de ses conclusions du 26 février 2025, madame le bâtonnier du barreau de Bordeaux sollicite que la cour confirme la décision rendue par le conseil de l'ordre des avocats.
10. Elle fait valoir que la dispense de formation doit être appréciée de manière restrictive et qu'en l'occurrence, M. [D] qui exerçait son activité dans un service de ressources humaines, lequel ne constitue pas un service juridique, ne démontre pas que ses missions revêtaient un caractère exclusivement juridique, ses tâches étaient au contraire multiples.
11. La cour a sollicité la production en délibéré de l'organigramme de la société Volotea. M. [D] a produit un organigramme datant d'octobre 2022, date à laquelle il avait quitté l'entreprise, et a indiqué qu'en l'absence de direction juridique en France, il occupait un rôle clef en qualité d'unique juriste en droit français et se consacrait aux aspects juridiques des ressources humaines. Madame le bâtonnier du barreau de Bordeaux relève que le successeur de M. [D] a été nommé représentant légal en France et fait partie du comité exécutif de la société, ce qui abonde dans le sens de missions de pure direction, M. [D], bénéficiant d'une délégation de pouvoir était représentant de succursale et non DRH.
MOTIFS DE LA DECISION
12. En application de l'article 98, 1er alinéa 3°, du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, modifié par Décret n°2023-1125 du 1er décembre 2023, sont dispensés de la formation théorique et pratique et du certificat d'aptitude à la profession d'avocat, les juristes d'entreprise justifiant de huit ans au moins de pratique professionnelle au sein du service juridique d'une ou plusieurs entreprises.
13. Ce texte est d'interprétation stricte, car la dispense partielle de formation accordée aux juristes d'entreprise constitue un mode d'accès dérogatoire à la profession d'avocat subordonné à une condition d'aptitude tenant à une expérience pratique réelle et effective pour la durée requise (1ère civ 8 nov 2007 n° 05-18.761).
Elle est soumise à plusieurs conditions cumulatives, soit : un exercice de missions exclusivement juridiques, un exercice de ces missions dans un service spécialisé chargé au sein de l'entreprise de l'étude des problèmes juridiques posés par l'activité et les services de celle-ci (1ère civ 14 nov 1995 n°93-20.804 ; ch mixte 6 février 2004 n°00-19.107), ce qui suppose une identification précise de ce service et de sa vocation juridique, et un exercice pendant une période de 8 ans.
14. La condition d'une activité juridique dans l'entreprise à titre exclusif ne doit pas être confondue avec l'exercice professionnel du droit lié à l'activité normale de l'entreprise. Elle implique l'existence, au sein de l'entreprise, d'un service spécialisé et structuré chargé de résoudre les problèmes juridiques et judiciaires soulevés par l'activité de celle-ci.
15. En l'espèce, il ressort de pièces produites par M. [D], notamment son contrat de travail en date du 16 juin 2024, l'avenant au contrat de travail, la délégation de pouvoir du 19 novembre 2015 et ses bulletins de salaire, qu'il a occupé des fonctions au sein du service des ressources humaines de la société Volotea en qualité de « HR manager France » puis en qualité de « directeur des ressources humaines » de la société Volotea de juin 2014 à octobre 2022, soit pendant 8 années et 4 mois, puis des fonctions de juriste en cabinet d'avocats à temps partiel entre novembre 2022 et mai 2024, soit pendant 16 mois.
16. Seule l'activité professionnelle au sein de la société Volotea est discutée. A cet égard, les contrats de travail liant M. [D] à la société Volotea mentionnent qu'il exercera les activités suivantes : sous le chapitre « services transactionnels de RH », la gestion du personnel en coordination avec les BPO, l'administration RH, les contacts journaliers avec les employés, les indicateurs de performance, la santé et la sécurité, et, sous le chapitre « partenaires d'activités RH », contacts avec les inspecteurs du travail, relations interprofessionnelles, affaires disciplinaires, recrutement et évaluation des performances du personnel de cabine, programmes de formation et développement, identification du potentiel et promotions. Les bulletins de salaire afférents à ces emplois portent mention de « HR manager France » puis de « Direct. Ress Humaines » en conformité avec les documents contractuels.
17. Par ailleurs, la délégation de pouvoirs sus-citée porte sur : la fixation des salaires, la passation des contrats et actes nécessaires à la prévention des risques professionnels et de sécurité et santé au travail, la signature des contrats de prestation de services avec des mutuelles d'accidents du travail, la représentation de la société devant les organes de l'administration publique française, la représentation de la société dans les actions judiciaires engagées devant le tribunal des prud'hommes de France en première instance ou en appel, la négociation, la passation et la dénonciation des conventions collectives.
18. Les deux extraits du registre du commerce et des sociétés du tribunal de commerce de Toulouse produits par madame le bâtonnier du barreau de Bordeaux démontrent en outre que M. [J] [I] a été nommé le 17 janvier 2023 en tant que responsable en France de la société Volotea en remplacement de M. [N] [D], qui avait été lui-même nommé le 1er novembre 2018 en sa qualité de responsable développement France, représentant de succursale, avec délégation de pouvoirs en matière commerciale, en matière fiscale, en matière de ressources humaines, de gestion administrative de la société et de représentation de la société.
19. L'organigramme produit en délibéré à la demande de la cour établit enfin que l'organisation de la société est répartie entre plusieurs départements, dont un comité exécutif (« executive commitee ») dans lequel est intégré le remplaçant de M. [D], les ressources humaines (« human ressources ») dirigées par M. [J] [I], et un département juridique (« legal »), composé de cinq personnes.
20. Il s'en déduit que M. [D] ne justifie pas, par la communication de ces seuls documents, d'une part, avoir exercé son activité professionnelle au sein d'un service juridique spécialisé chargé au sein de l'entreprise de l'étude des problèmes juridiques posés par l'activité et les services de celle-ci, ce que ne constitue pas le service des ressources humaines, d'autant qu'au surplus la société est dotée d'un service juridique distinct, et, d'autre part, avoir exercé des missions exclusivement juridiques, d'autant qu'il était représentant légal de la société depuis novembre 2018, et donc de ce fait mandataire social en France, ce qui ne permet pas de retenir le caractère exclusivement juridique des missions effectives de M. [D].
21. Dans ces conditions, à défaut pour M. [D] de démontrer qu'il remplit les conditions exigées pour bénéficier de l'accès dérogatoire à la profession d'avocat prévu par le texte sus-visé, la décision déférée doit être confirmée en toutes ses dispositions.
22. M. [D] qui succombe à l'instance d'appel sera condamné aux dépens.
PAR CES MOTIFS
Confirme la décision du 9 juillet 2024 rendu par le conseil de l'ordre des avocats du barreau de Bordeaux ayant rejeté la demande présentée par M. [N] [D] sur le fondement de l'article 98 3° du décret n°91-1197 du 27 novembre 1991,
Condamne M. [N] [D] aux dépens.