CA Chambéry, 2e ch., 17 avril 2025, n° 23/01404
CHAMBÉRY
Autre
Autre
PARTIES
Demandeur :
SCI (Sté)
Défendeur :
Gaec Les Sapins Bleus (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Fouchard
Conseillers :
M. Gauvin, Mme Reaidy
Avocats :
Me Venutti, Me Dijoux, SARL Alfihar, SELARL Bollonjeon, Me Rodamel
EXPOSÉ DU LITIGE
M. [U] [D] est agriculteur exploitant céréalier. Depuis 2005, il exploite notamment deux parcelles cadastrées à [Localité 12], section A n° [Cadastre 8] [Adresse 13], et n° [Cadastre 2] lieudit [Localité 11], le tout représentant un peu plus de deux hectares. Ces deux parcelles appartenaient à M. [S] [P], nu propriétaire, et à sa mère, Mme [O] [Z], veuve [P], usufruitière. Un contrat de fermage verbal avait été conclu pour un loyer annuel de 500 euros.
Au mois de mai 2020, les bailleurs et le preneur ont convenu de la vente de ces deux parcelles au profit de M. [D] pour un prix global de 32 544 euros. La SCP [G]-Guillaud, notaires, a été mandatée pour régulariser l'acte authentique de vente.
En l'absence de condition suspensive convenue, la vente devait être rapidement régularisée, et M. [D] a souscrit un emprunt auprès du Crédit agricole des Savoie le 23 juin 2020 d'un montant de 34 654 euros, couvrant le prix de vente et les frais d'acte. La signature de l'acte authentique était prévue le 30 juin 2020, et M. [D] a procédé au virement de la totalité du prix entre les mains du notaire dès le 25 juin 2020.
Toutefois, le 29 juin 2020, M. [P] a avisé le notaire et M. [D] que la vente ne pourrait pas se faire et a refusé de régulariser l'acte authentique. Le 21 octobre 2020, le notaire a sollicité M. [D] afin de lui restituer les fonds déjà versés.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 28 mai 2021, le conseil de M. [D] a mis en demeure M. [P] de régulariser la vente. Par courrier du 14 juin 2021, M. [P] a expliqué que la vente n'avait pu aboutir en raison de l'existence d'un autre bail rural consenti sur la parcelle A [Cadastre 8] au profit du GAEC les Sapins Bleus, dont M. [E] [N] est le gérant. Le GAEC revendiquant un droit de préemption sur le terrain vendu.
Au cours de l'année 2022, M. [D] a découvert que les deux parcelles litigieuses étaient désormais la propriété de la SCI [Localité 11], les parts de cette société étant alors entièrement entre les mains de M. [N], gérant de la SCI [Localité 11] et du GAEC les Sapins Bleus.
Il est apparu que la propriété des terrains avait été cédée selon le montage suivant :
- le 25 février 2021, la SCI [Localité 11] a été constituée par trois associés, M. [N], M. [P] et Mme [Z],
- Mme [Z] et M. [P] ont apporté à la SCI [Localité 11] l'usufruit et la nue-propriété des deux parcelles A n° [Cadastre 8] et [Cadastre 2], leur donnant droit à 65 108 parts sociales, en usufruit pour Mme [Z] (pour une valeur de 6 510,80 euros correspondant à son usufruit), et en nue-propriété pour M. [P] (pour une valeur de 58 897,20 euros) ; M. [N] a apporté pour sa part une somme en numéraire de 10 000 euros, lui donnant droit à 10 000 parts sociales,
- le 23 juillet 2021, Mme [Z] et M. [P] ont cédé à M. [N] la pleine propriété de 33 800 parts sociales pour le prix de 33 800 euros,
- le 29 octobre 2021, ils ont cédé à M. [N] la totalité des parts sociales dont ils étaient encore titulaires, soit 31 308 parts au prix de 31 308 euros.
Les parcelles sont ainsi devenues la propriété de la SCI [Localité 11], entièrement détenue par M. [N], pour le prix de 75 108 euros.
Il convient de souligner que M. [D], qui explique n'avoir pas été informé de ces opérations, a continué d'exploiter les terrains dont il est locataire.
Des tentatives de règlement amiable ont échoué entre les parties.
Estimant que le transfert de propriété relaté ci-dessus a été fait en violation de son droit de préemption sur les deux parcelles A [Cadastre 8] et [Cadastre 2], par requête déposée au greffe le 14 avril 2022, M. [D] a saisi le tribunal paritaire des baux ruraux d'Annecy pour y faire convoquer M. [P], Mme [Z] et la SCI [Localité 11], afin d'obtenir l'annulation des opérations passées en fraude de ses droits et l'exécution forcée de la vente des deux parcelles à son profit.
En l'absence de conciliation à l'audience du 29 juin 2022, l'affaire a été renvoyée devant le bureau de jugement.
La SCI [Localité 11] a soulevé l'incompétence du tribunal paritaire des baux ruraux pour statuer sur les demandes de M. [D], notamment en ce qu'il s'agit de juger de la validité de cession de parts sociales d'une SCI. Sur le fond elle a contesté la qualité de fermier de M. [D] et surtout a contesté qu'il puisse se prévaloir d'un droit de préemption sur les parcelles vendues.
M. [P] et Mme [Z] ont expliqué que la vente projetée au profit de M. [D] n'avait pu aboutir en raison du droit de préemption dont le GAEC les Sapins Bleus se prévalait sur la parcelle A [Cadastre 8] et que toutes les propositions amiables faites à M. [D] ont été refusées par celui-ci.
Par jugement contradictoire rendu le 30 août 2023, le tribunal paritaire des baux ruraux d'Annecy a :
dit que la présente juridiction est compétente pour connaître du litige,
déclaré recevable l'action formée par M. [D],
dit que l'apport des deux parcelles agricoles situées sur la commune de Héry sur Alby (74540), cadastrées A n° [Cadastre 8] [Adresse 13] (surface 01ha 57a 32ca) et A n° [Cadastre 2] lieudit franche Terre (surface 01ha 68ca 20a), effectué lors de la constitution de la SCI [Localité 11], suivi des deux actes de cession de parts sociales en date des 23 juillet 2021 et 29 octobre 2021 entre M. [P] et Mme [Z] au profit de M. [N] ont été passées en fraude des droits de M. [D],
prononcé l'annulation de l'apport par M. [P] et Mme [Z] des deux parcelles agricoles précitées à la SCI [Localité 11] lors de sa constitution en date du 25 février 2021,
prononcé l'annulation des deux actes de cessions de parts sociales en date du 23 juillet 2021 puis du 29 octobre 2021 passés en la forme authentique et reçus par Me [G], notaire, intervenus entre M. [P], Mme [Z] et M. [N],
constaté la perfection de la vente conclue entre M. [P] et Mme [Z], vendeurs, d'une part, et M. [D], acquéreur, d'autre part, portant sur les deux parcelles agricoles précitées, moyennant un prix de 32 554 euros,
ordonné l'exécution forcée de la vente de ces deux parcelles au profit de M. [D] au prix de 32 554 euros,
condamné M. [P] et Mme [Z] à régulariser cette vente par acte authentique au profit de M. [D], et ce sous astreinte provisoire, pendant quatre mois, de 80 euros par jour de retard à l'expiration d'un délai de deux mois suivant la signification de la décision,
dit qu'à défaut de régularisation authentique de la vente dans un délai de six mois suivant la signification du jugement, ce dernier vaudra vente, au profit de M. [D], des deux parcelles agricoles précitées, moyennant un prix de 32 554 euros,
ordonné, dans une telle hypothèse, la publication du jugement, valant vente, au service de la publicité foncière d'[Localité 9] à la diligence du conseil de M. [D],
dit que M. [P] et Mme [Z] ont engagé leur responsabilité contractuelle à l'égard de M. [D],
dit que la SCI [Localité 11] a engagé sa responsabilité délictuelle à l'égard de M. [D],
condamné solidairement M. [P], Mme [Z] et la SCI [Localité 11] à payer à M. [D] la somme de 2 122,20 euros en réparation de son préjudice financier,
condamné solidairement M. [P], Mme [Z] et la SCI [Localité 11] à payer à M. [D] la somme de 5 000 euros en réparation de son préjudice moral,
rejeté le surplus des demandes,
condamné in solidum M. [P], Mme [Z] et la SCI [Localité 11] à payer à M. [D] la somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
rejeté la demande formée à ce titre par la SCI [Localité 11],
condamné in solidum M. [P], Mme [Z] et la SCI [Localité 11] aux dépens,
constaté l'exécution provisoire de la décision, en toutes ses dispositions.
Ce jugement a été notifié aux parties par lettre recommandée avec accusé de réception délivrées le 1er septembre 2023 à Mme [Z], et le 2 septembre 2023 à toutes les autres parties.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 26 septembre 2023, la SCI [Localité 11] a interjeté appel de ce jugement, en intimant M. [D], M. [P] et Mme [Z].
La vente déclarée parfaite par le jugement déféré, entre M. [P] et Mme [Z], d'une part, et M. [D], d'autre part, est intervenue par acte notarié du 23 novembre 2023 reçu par Me [G].
Le GAEC des Sapins bleus est intervenu volontairement à l'instance d'appel le 3 janvier 2024.
M. [P] a également fait appel principal contre le jugement du 30 août 2023 par lettre recommandée avec accusé de réception du 7 novembre 2023. Cet appel a été enrôlé sous le n° RG 23/01601. Par arrêt du 19 septembre 2024, cet appel a été déclaré irrecevable comme tardif.
Les parties ont été régulièrement convoquées à l'audience du 21 mai 2024. Elles ont toutes constitué avocat et déposé des conclusions écrites devant la cour.
Par arrêt rendu le 19 septembre 2024, auquel il est expressément renvoyé pour un plus ample exposé de la procédure et des prétentions initiales des parties, la cour a :
déclaré recevable l'appel formé par la SCI [Localité 11] et tendant à l'annulation du jugement déféré,
déclaré recevable l'appel incident formé par M. [S] [P] à l'encontre du jugement déféré,
déclaré recevable l'intervention volontaire du GAEC les Sapins Bleus,
dit n'y avoir lieu à statuer sur la compétence matérielle du tribunal paritaire des baux ruraux,
annulé le jugement rendu par le tribunal paritaire des baux ruraux d'Annecy le 30 août 2023,
dit que cette annulation entraîne celle de la vente passée par acte authentique établi par Maître [G], notaire, le 23 novembre 2023, des deux parcelles agricoles situées sur la commune de [Localité 12], cadastrées A n° [Cadastre 8] [Adresse 13] (surface 01ha 57ca 32a) et A [Cadastre 2] lieudit [Localité 11] (surface 01ha 68ca 20a), moyennant un prix de 32 554 euros entre M. [S] [P] et Mme [O] [Z] d'une part, et M. [U] [D] d'autre part,
sursis à statuer sur le surplus des demandes, en ce compris la demande de publication de l'arrêt,
ordonné la réouverture des débats à l'audience du 4 février 2025, l'arrêt valant convocation,
invité les parties à formuler toutes observations utiles sur l'irrecevabilité, relevée d'office, des demandes formées par M. [D] en annulation des apports en nature au capital social de la SCI [Localité 11] effectués par M. [P] et Mme [Z] par acte du 25 février 2021, et des cessions de parts régularisées par ces derniers par actes des 23 juillet et 29 octobre 2021 au profit de M. [E] [N], associé de la SCI [Localité 11], en l'absence de ce dernier à la procédure,
invité également les parties à régulariser, si faire se peut, la procédure à l'encontre de M. [E] [N],
réservé les dépens et les demandes formées sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Par acte délivré le 13 janvier 2025, M. [D] a fait assigner M. [E] [N] en intervention forcée et en déclaration d'arrêt commun devant la cour d'appel de Chambéry, pour l'audience du 4 février 2025.
M. [N] a constitué avocat et conclu devant la cour. L'ensemble des autres parties ont conclu après réouverture des débats.
***
Par conclusions notifiées le 15 janvier 2025, auxquelles il est expressément renvoyé pour l'exposé des moyens, la SCI [Localité 11] demande en dernier lieu à la cour de :
Vu les articles L. 412-5, L. 412-10, L. 412-12 du code rural et de la pêche maritime,
Vu l'arrêt de la cour d'appel de Chambéry du 19 septembre 2024,
déclarer irrecevables les demandes formulées par M. [D] en annulation des apports en nature au capital social de la SCI [Localité 11] effectuée par M. [P] et Mme [Z] par acte du 25 février 2021 et des cessions de parts régularisées par ces derniers par acte des 23 juillet et 29 octobre 2021 au profit de M. [N], associé de la SCI [Localité 11],
débouter intégralement M. [D] de l'ensemble de ses demandes en l'absence de preuve de fraude à son droit de préemption en raison du droit de préemption concurrent du GAEC des Sapins Bleus également exploitant de la parcelle A [Cadastre 8],
débouter M. [D] de ses demandes de dommages et intérêts pour préjudice moral et préjudice financier,
condamner M. [D] à payer à la SCI [Localité 11] la somme de 4 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
***
Par conclusions notifiées le 30 janvier 2025, auxquelles il est expressément renvoyé pour l'exposé des moyens, M. [E] [N] demande en dernier lieu à la cour de :
Vu les articles L. 412-5, L. 412-10, L. 412-12 du code rural et de la pêche maritime,
Vu l'arrêt de la cour d'appel de Chambéry du 19 septembre 2024,
statuer ce que de droit sur l'appel en cause de M. [N],
déclarer irrecevables les demandes formulées par M. [D] en annulation des apports en nature au capital social de la SCI [Localité 11] effectuée par M. [P] et Mme [Z] par acte du 25 février 2021 et des cessions de parts régularisées par ces derniers par acte des 23 juillet et 29 octobre 2021 au profit de M. [N], associé de la SCI [Localité 11],
débouter intégralement M. [D] de l'ensemble de ses demandes en l'absence de preuve de fraude à son droit de préemption en raison du droit de préemption concurrent du GAEC des Sapins Bleus également exploitant de la parcelle A [Cadastre 8],
débouter M. [D] de ses demandes de dommages et intérêts pour préjudice moral et préjudice financier à l'encontre de M. [N],
condamner M. [D] à payer à M. [N] la somme de 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
***
Par conclusions notifiées le 30 janvier 2025, auxquelles il est expressément renvoyé pour l'exposé des moyens, M. [S] [P] et Mme [Z], veuve [P], demandent en dernier lieu à la cour de :
Vu les articles 31, 32, 554 et 555 du code de procédure civile,
Vu les dispositions des articles L. 412-1 et suivants du code rural et de la pêche maritime et
notamment l'article L. 412-1,
Vu l'article L. 494-1 du code rural et de la pêche maritime,
Vu l'article 1104 du code civil et suivant,
A titre principal,
dire et juger que l'appel en cause de M. [N], pour la première fois, en cause d'appel, est irrecevable, car il prive ce dernier du double degré de juridiction et du droit à l'égalité des procédures juridictionnelles faute d'avoir pu se défendre devant le tribunal paritaire des baux ruraux,
dire et juger qu'aucun élément nouveau ne motive son appel en cause et qu'il ne peut être reçu en appel,
déclarer irrecevable l'appel en cause formé par M. [D],
en conséquence, déclarer irrecevables les demandes de M. [D] tendant à l'annulation des apports en nature aux capital social de la SCI [Localité 11] effectués par M. [P] et Mme [Z] par acte du 25 février 2021, et des cessions de parts régularisées par ces derniers actes des 23 juillet et 29 octobre 2021 au profit de M. [N], associé de la SCI [Localité 11], en l'absence de ce dernier à la procédure,
A titre subsidiaire,
dire et juger que les consorts [P] n'ont commis aucune fraude,
dire et juger qu'il ne relève pas de la compétence de la cour en appel du tribunal paritaire des baux ruraux que de juger de l'apport de part à une SCI et de la cession de part,
dire et juger qu'il ne relève pas de la compétence de la cour en appel du tribunal paritaire des baux ruraux que d'apprécier l'exécution d'une promesse synallagmatique de vente,
en conséquence, rejeter les demandes formulées par M. [D],
A titre subsidiaire,
dire et juger qu'en application de l'article L. 412-12 du code rural et de la pêche maritime, le tribunal paritaire des baux ruraux n'est compétent que pour prononcer l'annulation de la vente et/ou des dommages-intérêts et non l'exécution forcée d'une vente,
dire et juger que le GAEC les Sapins Bleus est exploitant de la parcelle A [Cadastre 8],
dire et juger que l'exécution forcée de la vente entre les consorts [P] et M. [D] aboutira à la violation du droit de préemption du GAEC les Sapins Bleus,
en conséquence, rejeter les demandes tendant à l'exécution forcée de la vente des parcelles A [Cadastre 8] et A [Cadastre 2] au profit de M. [D],
Et, statuant à nouveau :
rejeter les demandes formées par M. [D] en première instance,
condamner M. [D] à verser aux consorts [P] la somme de 7 500,00 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
***
Par conclusions notifiées le 30 janvier 2025, auxquelles il est expressément renvoyé pour l'exposé des moyens, le GAEC les Sapins Bleus demande en dernier lieu à la cour de:
Vu l'article 554 du code de procédure civile,
Vu les articles L. 411-12 et suivants, L. 412-1 et suivants et L. 412-12 du code rural et de la pêche maritime,
Vu l'arrêt de la cour d'appel de Chambéry du 19 septembre 2024,
Y ajoutant,
juger l'appel en intervention forcée de M. [N] irrecevable,
juger M. [D] irrecevable en ses demandes,
débouter M. [D] de toutes ses demandes,
juger que le GAEC les Sapins Bleus bénéficie d'un droit de préemption sur une partie de la parcelle cadastrée A [Cadastre 8] sur la commune de [Localité 12],
ordonner la publication de l'arrêt du 19 septembre 2024 et de l'arrêt à intervenir au service de la publicité foncière d'[Localité 9] à la diligence du conseil de M. [D],
condamner M. [D] à payer au GAEC les Sapins Bleus la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
condamner le même aux entiers dépens qui seront recouvrés pour ceux d'appel par la SELURL Bollonjeon, avocat associé, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
***
Par conclusions n° 3 après réouverture des débats, notifiées le 3 février 2025, auxquelles il est expressément renvoyé pour l'exposé des moyens, M. [U] [D] demande en dernier lieu à la cour de :
Vu l'article 122 du code de procédure civile,
Vu les articles 9 et 74 du code de procédure civile,
Vu les articles 554 et 555 du code de procédure civile,
Vu les articles 564 à 567 du code de procédure civile,
Vu les articles L. 411-1, 411-3 et suivants, L. 412-1, L. 412-5 L. 412-8, L. 412-9, L. 412-12 et L. 412-59 du code rural et de la pêche maritime,
Vu l'article L. 412-10 du code rural et de la pêche maritime,
Vu les articles 1104, 1217,1221, 1222, 1589, 1240 du code civil,
déclarer recevable l'intervention forcée de M. [N] par acte d'huissier en date du 13 janvier 2025,
ordonner la jonction de l'assignation en intervention forcée avec l'instance principale sous le RG 23/01404,
déclarer recevable l'action de M. [D] initiée par requête déposée au greffe du tribunal paritaire des baux ruraux le 14 avril 2022,
déclarer recevable l'action de M. [D] initiée par requête déposée au greffe du tribunal paritaire des baux ruraux le 14 avril 2022,
déclarer M. [D] recevable et bien fondé en toutes ses demandes,
dire que l'apport des parcelles agricoles cadastrées A [Cadastre 8] et A [Cadastre 2] sur la commune Héry sur Alby effectué lors de la constitution de la SCI [Localité 11], a été réalisé en fraude des droits de M. [D],
dire ensuite que les cessions de parts sociales entre M. [P] et Mme [Z] au profit de M. [E] [N] ont été passées en fraude des droits de M. [D],
prononcer la nullité de l'apport en nue-propriété et en usufruit portant apport de la pleine propriété des deux parcelles cadastrées A[Cadastre 8] et A[Cadastre 2] situées à Héry sur Alby à la SCI [Localité 11] par M. [P] et Mme [Z] à la SCI [Localité 11] par acte d'apport en date du 25 février 2021 (sic),
prononcer la nullité des deux actes de cessions de parts sociales entre M. [P] et Mme [Z] et M. [E] [N] en date du 23 juillet 2021 et du 29 octobre 2021 en la forme authentiques et reçus par Me [M] [G],
débouter le GAEC les Sapins Bleus de l'intégralité de ses demandes,
constater la perfection de la vente suivante promesse synallagmatique de vente devant être réitérée le 29 juin 2020, entre M. [P] et Mme [Z] vendeurs d'une part, et M. [D], acquéreur, portant sur les parcelles A899 et A1180 situées sur la commune de [Localité 12] cadastrées A n°[Cadastre 8] [Adresse 13] (surface 01ha 57 a 32 ca) et A n°[Cadastre 2] lieudit [Localité 11] (surface 01Ha 68 ca 20 a) moyennant un prix de 32 554 euros,
ordonner l'exécution forcée de la vente de ces deux parcelles au profit de M. [D] au prix de 32 554 euros dans un délai de six mois suivant la signification de l'arrêt,
ordonner la substitution de M. [D] à la SCI [Localité 11], au prix initialement convenu de 32 554 pour l'acquisition des parcelles A899 et [Cadastre 2] située Héry sur Alby (74540),
ordonner la publication du présent arrêt valant vente, au service de la publicité foncière compétent,
dire et juger que M. [P] et Mme [Z] ont engagé leur responsabilité contractuelle à l'égard de M. [D],
condamner M. [P] et Mme [Z] à devoir payer la somme de 10 000 euros à M. [D] en réparation de son préjudice,
dire et juger que M. [E] [N] a engagé sa responsabilité délictuelle à l'égard de M. [D],
dire et juger que la SCI [Localité 11] a engagé sa responsabilité délictuelle à l'égard de M. [D],
condamner solidairement M. [S] [P], Mme [O] [Z] et M. [E] [N] et la SCI [Localité 11] à payer à M. [U] [D] la somme de 10 000 euros en réparation de son préjudice moral,
Sur l'appel incident,
déclarer M. [D] recevable de son appel incident du chef du préjudice financier subi,
condamner solidairement M. [P], Mme [Z] et la SCI [Localité 11], M. [N] à devoir payer à M. [D] la somme de 3 883,57 euros en réparation de son préjudice financier du fait de paiement d'intérêts bancaires, frais et assurance et fermage durant la procédure,
déclarer irrecevable la demande du GAEC les Sapins Bleus tendant à la nullité de la promesse synallagmatique de vente consentie par M. [P] et Mme [Z] à M. [D] au prix de 32 554 euros sur les deux parcelles A899 et [Cadastre 2],
débouter le GAEC les Sapins Bleus, la SCI [Localité 11], M. [N], M. [P] et Mme [Z] de l'ensemble de leurs demandes, fins et prétentions,
En tout état de cause,
ordonner la restitution de la somme de 32 554 euros payée par M. [D] à M. [P] en paiement du prix de la cession en date du 23 novembre 2023, dont la nullité a été prononcée par l'arrêt du 19 septembre 2024,
condamner solidairement, M. [P], Mme [Z], le GAEC les Sapins Bleus, la SCI [Localité 11] et M. [N] à devoir payer la somme de 10 000 euros au titre des frais irrépétibles de l'article 700 du code de procédure civile,
condamner les mêmes aux dépens qui seront recouvrés pour ceux d'appel par Me Lucie Dijoux avocat, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
***
L'affaire a été retenue à l'audience du 4 février 2025 et mise en délibéré au 17 avril 2025. L'ensemble des parties ayant constitué avocat et déposé des conclusions écrites, il est fait application des dispositions de l'article 446-2 alinéa 2 du code de procédure civile, dans sa rédaction issue du décret n° 2017-982 du 6 mai 2017.
MOTIFS DE LA DÉCISION
1. Sur la recevabilité de l'intervention forcée de M. [N] :
M. [P], Mme [Z] et le GAEC les Sapins Bleus soulèvent l'irrecevabilité de l'intervention forcée dirigée contre M. [N] en l'absence d'évolution du litige, sa qualité d'associé fondateur de la SCI [Localité 11] et de cessionnaire des parts sociales cédées par M. [P] et Mme [Z] étant connue dès la première instance.
M. [D] soutient que cette intervention forcée est recevable dès lors que M. [N] figurait en première instance en sa qualité de gérant de la SCI [Localité 11] et que l'évolution du litige résulte de l'arrêt rendu par la cour le 19 septembre 2024.
Sur ce, la cour,
En application de l'article 554 du code de procédure civile, peuvent intervenir en cause d'appel dès lors qu'elles y ont intérêt les personnes qui n'ont été ni parties, ni représentées en première instance ou qui y ont figuré en une autre qualité.
L'article 555 du même code dispose que ces mêmes personnes peuvent être appelées devant la cour, même aux fins de condamnation, quand l'évolution du litige implique leur mise en cause.
Il est de jurisprudence constante que l'évolution du litige, au sens de l'article 555, n'est caractérisée que par la révélation d'une circonstance de fait ou de droit, née du jugement ou postérieure à celui-ci, modifiant les données juridiques du litige. Ainsi, il n'y a pas évolution du litige lorsque les éléments dont se prévaut le demandeur en intervention étaient déjà connus en première instance.
En l'espèce, si l'arrêt du 19 septembre 2024 a invité les parties à s'expliquer sur la fin de non-recevoir soulevée d'office tirée de l'absence de M. [N] en sa qualité d'associé fondateur et de cessionnaire des parts sociales, et à régulariser « si faire se peut » la procédure à son égard, il est constant que :
- M. [D], tout comme les autres parties, connaissaient dès l'introduction de l'instance devant le tribunal paritaire des baux ruraux la qualité d'associé fondateur et de cessionnaire des parts de la SCI [Localité 11] de M. [N],
- la fin de non-recevoir, bien que relevée d'office par la cour, pouvait être soulevée dès la première instance,
- la cour n'a pas tranché dans son précédent arrêt la possibilité de régulariser la procédure à l'encontre de M. [N].
L'arrêt du 19 septembre 2024 ne constitue donc pas la révélation d'une circonstance de fait ou de droit postérieure au jugement, la cour ayant seulement soulevé d'office une fin de non-recevoir dont les éléments préexistaient au jugement du tribunal paritaire des baux ruraux.
Il en résulte que M. [D] ne justifie pas d'une évolution du litige qui résulterait de l'arrêt du 19 septembre 2024, de sorte que l'intervention forcée dirigée contre M. [N] est irrecevable.
2. Sur la recevabilité de l'action de M. [D] :
La SCI [Localité 11], le GAEC les Sapins Bleus, M. [P] et Mme [Z] concluent à l'irrecevabilité des demandes de M. [D] tendant à l'annulation des apports en nature au capital social de la SCI [Localité 11] effectués par M. [P] et Mme [Z], ainsi qu'à l'annulation des cessions parts intervenues postérieurement au profit de M. [N] en l'absence de ce dernier, partie tant à la constitution de la SCI comme associé fondateur, qu'aux cessions de parts en sa qualité de cessionnaire.
M. [D] soutient que, si les cessions de parts ne peuvent être annulées en l'absence du cessionnaire, il n'en va pas de même de l'apport en nature des parcelles litigieuses au capital social de la SCI [Localité 11], dès lors qu'il a qualité et intérêt à agir en raison de la fraude commise à ses droits.
Sur ce, la cour,
En application de l'article 31 du code de procédure civile, l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé.
L'article 32 du même code dispose qu'est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir.
La cour a relevé d'office la fin de non-recevoir tirée de l'absence de M. [N] au litige en sa qualité d'associé fondateur de la SCI [Localité 11] et de cessionnaire des parts, les actes auxquels celui-ci était partie ne pouvant être annulés s'il n'est pas régulièrement dans la cause, faute de pouvoir lui rendre la décision opposable.
Ainsi, ce n'est pas l'intérêt ou la qualité de M. [D] à agir qui est en cause, mais bien la qualité à défendre de la SCI [Localité 11] qui n'est partie ni à sa constitution, ni à la cession de ses propres parts sociales. La recevabilité de l'action de M. [D] n'est donc ici examinée qu'au regard des personnes contre lesquelles il agit.
S'agissant de l'apport en nature effectué par M. [P] et Mme [Z], il convient de rappeler que l'article 1832 du code civil dispose que :
« La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d'affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l'économie qui pourra en résulter ».
La constitution d'apports est l'une des conditions essentielles du contrat de société, de sorte que sans les apports de tous les associés, la société n'a pas d'existence.
Les statuts de la SCI [Localité 11], qui constituent le contrat de société liant M. [P], Mme [Z] et M. [N], prévoient les apports de chacun, de sorte que M. [D], tiers à la SCI, ne pouvait agir en nullité des apports de certains des associés sans la présence de tous. M. [N], qui a fait apport en numéraire au capital social, devait donc être appelé pour pouvoir défendre, la nullité alléguée des apports en nature ayant pour effet, si elle était prononcée, d'entraîner la nullité de la société elle-même.
La présence de la SCI [Localité 11] au litige n'est pas de nature à suppléer l'absence de M. [N], s'agissant de deux personnes juridiquement distinctes.
La demande en nullité des apports en nature est donc irrecevable.
S'agissant de la demande tendant à la nullité des cessions de parts sociales intervenues entre M. [P] et Mme [Z], cédants, et M. [N], cessionnaire, l'action n'a été dirigée que contre les cédants et la SCI [Localité 11], laquelle n'est pas cessionnaire de son propre capital social.
Aussi, en l'absence de mise en cause régulière de M. [N], cessionnaire des parts, la demande de M. [D] est là encore irrecevable.
Il ne peut donc être statué sur la nullité de ces actes.
Cette irrecevabilité a pour conséquence de rendre également irrecevable la demande subséquente de M. [D] tendant à voir exécuter la promesse de vente dont il bénéficiait de la part de M. [P] et Mme [Z], celle-ci ne pouvant être envisagée qu'à la condition préalable que les actes concernant la constitution de la SCI [Localité 11] et son capital social aient été annulés.
Il convient en outre de rappeler en tout état de cause que l'action de M. [D] a été engagée sur le fondement des dispositions de l'article L. 412-12 du code rural et de la pêche maritime, de sorte que la seule sanction pouvant être prononcée par la juridiction est celle de la nullité de la vente attaquée, assortie le cas échéant de dommages et intérêts, sans pouvoir de substitution du demandeur à l'acquéreur.
3. Sur la demande du GAEC les Sapins Bleus quant à son droit de préemption :
Le GAEC les Sapins Bleus, intervenant volontaire, sollicite que lui soit reconnu l'existence à son profit d'un droit de préemption sur la parcelle A899.
M. [D] soutient qu'aucun bail n'est prouvé.
Sur ce, la cour,
La cour n'est pas régulièrement saisie de la demande de réitération de la vente des parcelles litigieuses au profit de M. [D] (avortée en 2020), cette demande ayant été jugée irrecevable. Si la reconnaissance de l'existence du droit de préemption du GAEC les Sapins Bleus n'a de sens que par rapport à cette vente, pour autant, la cour est régulièrement saisie du seul point de savoir si le GAEC peut, ou non se prévaloir de ce droit, en vue d'une éventuelle vente ultérieure.
L'article L. 412-5 du code rural et de la pêche maritime prévoit que, bénéficie du droit de préemption le preneur ayant exercé, au moins pendant trois ans, la profession agricole et exploitant par lui-même ou par sa famille le fonds mis en vente.
En l'espèce, le GAEC les Sapins Bleus justifie être preneur de parcelles appartenant à M. [P] et Mme [Z] depuis de nombreuses années, dont partie de la parcelle A [Cadastre 8], par :
- le paiement de fermages justifiés par des quittances (pièce n° 10),
- la production de son grand livre du 1er juin 2011 au 31 mai 2023 dans lequel apparaissent les paiements effectués au profit de Mme [Z] et de M. [P] (pièce n° 13),
- l'attestation de la direction départementale des territoires du 5 décembre 2023 (pièce n° 11) selon laquelle le GAEC déclare au titre des aides de la PAC une partie de la parcelle A [Cadastre 8],
- le procès-verbal de constat établi le 26 septembre 2023 par Me [H], huissier de justice (pièce n° 3), démontrant qu'une partie de la parcelle A [Cadastre 8] est utilisée par le GAEC pour y faire paître ses bêtes,
- et les attestations établies par divers témoins qui affirment que le GAEC, et avant lui le père de M. [N], exploite une partie de cette parcelle depuis de nombreuses années comme étant attenante à la parcelle A [Cadastre 7], également exploitée par le GAEC, cette partie de la A [Cadastre 8] étant dédiée au pâturage de leurs vaches et nécessaire à l'accès à la parcelle A [Cadastre 7] et au retournement des engins agricole compte tenu de la configuration des lieux.
Par ailleurs, en intervenant volontairement à la présente instance et en demandant l'annulation de la vente ordonnée par le tribunal, le GAEC les Sapins Bleus a clairement entendu faire valoir son propre droit de préemption dans les conditions fixées par la loi, dont il s'est prévalu dès le projet de vente entre les consorts [P] et M. [D].
Il convient en conséquence de dire que le GAEC démontre sa qualité de preneur de partie de la parcelle A [Cadastre 8] appartenant à M. [P] et Mme [Z]. Ainsi, en cas de vente de celle-ci, son droit de préemption devra être préalablement purgé.
4. Sur la demande de dommages et intérêts de M. [D] :
M. [D] sollicite, outre la nullité des actes et la réitération forcée de la vente à son profit, jugées irrecevables, l'octroi de dommages et intérêts en réparation des préjudices qu'il prétend avoir subis du fait de la fraude à son droit de préemption par M. [P] et Mme [Z], par l'apport frauduleux des parcelles litigieuses au capital social de la SCI [Localité 11] et la cession ultérieure de leurs parts sociales à M. [N], et ce sur le fondement de la responsabilité contractuelle. Il entend également obtenir la condamnation de la SCI [Localité 11] et de M. [N], sur le fondement des dispositions de l'article 1240 du code civil en raison de la collusion frauduleuse avec les bailleurs.
M. [P] et Mme [Z] soutiennent que ces opérations ne sont pas frauduleuses et qu'ils n'ont jamais voulu tromper M. [D].
La SCI [Localité 11] soutient que l'apport en société échappant au preneur en place et ne constituant pas une vente, aucune fraude n'existe, ce d'autant que M. [D] n'est pas le preneur exclusif de la parcelle A [Cadastre 8] également exploitée par le GAEC les Sapins Bleus. Elle expose que M. [D] se serait opposé à toute solution amiable du litige, et qu'elle n'a commis aucune faute à l'origine du prétendu préjudice subi par M. [D].
Sur ce, la cour,
Il sera tout d'abord rappelé que l'intervention forcée de M. [N] ayant été déclarée irrecevable, les demandes formées à son encontre par M. [D] au titre de la fraude qu'il aurait commise ne peuvent être examinées.
Les fautes que M. [D] reproche à ses bailleurs résultent de la fraude qu'il soutient avoir été commise par eux pour l'évincer de son droit de préemption sur les parcelles litigieuses. Pour apprécier la faute alléguée, il convient donc d'examiner les conditions dans lesquelles la propriété des dites parcelles a été transférée à la SCI [Localité 11], quand bien même il ne peut être statué sur la validité de ce transfert.
En application de l'article L. 412-1 du code rural et de la pêche maritime, le propriétaire bailleur d'un fonds de terre ou d'un bien rural qui décide ou est contraint de l'aliéner à titre onéreux, sauf le cas d'expropriation pour cause d'utilité publique, ne peut procéder à cette aliénation qu'en tenant compte, conformément aux dispositions de la présente section, d'un droit de préemption au bénéfice de l'exploitant preneur en place. Ce droit est acquis au preneur même s'il a la qualité de copropriétaire du bien mis en vente.
L'article L. 412-5 du même code prévoit que, bénéficie du droit de préemption le preneur ayant exercé, au moins pendant trois ans, la profession agricole et exploitant par lui-même ou par sa famille le fonds mis en vente.
L'article L. 412-8 précise les conditions dans lesquelles le notaire chargé de la vente est tenu de notifier au preneur le prix, les charges, conditions et modalités de la vente projetée, ainsi que l'identité de l'acquéreur. Le preneur dispose alors d'un délai de deux mois à compter de la réception de la notification pour exercer son droit de préemption.
Le troisième alinéa de l'article L. 412-12 du code rural et de la pêche maritime dispose que, au cas où le droit de préemption n'aurait pu être exercé par suite de la non-exécution des obligations dont le bailleur est tenu en application de la présente section, le preneur est recevable à intenter une action en nullité de la vente et en dommages-intérêts devant les tribunaux paritaires dans un délai de six mois à compter du jour où la date de la vente lui est connue, à peine de forclusion. Toutefois, lorsque le bailleur n'a pas respecté les obligations mentionnées à l'article L. 412-10, le preneur peut intenter l'action prévue par cet article.
Dans l'hypothèse où la cession des terrains en cause ne résulte pas d'un acte de vente mais d'une autre opération, il appartient à celui qui l'invoque de rapporter la preuve que cette opération constitue en réalité une vente déguisée, passée en fraude de ses droits.
En l'espèce, il est constant que M. [D] est exploitant des parcelles A [Cadastre 8] et [Cadastre 2], en vertu d'un bail le liant aux consorts [P].
Il est également constant qu'il était convenu entre les propriétaires bailleurs et M. [D] de la vente de ces parcelles au profit de ce dernier pour le prix de 32 544 euros, la signature de l'acte ayant été fixée au 30 juin 2020 à l'étude de la SCP [G] - Guillaud, notaires associés. Aucune promesse de vente n'a toutefois été signée entre les parties. M. [D] justifie avoir emprunté auprès du Crédit agricole des Savoie le montant du prix de vente et avoir versé entre les mains du notaire la totalité du prix et des frais d'actes le 25 juin 2020.
Il résulte d'un courrier de Me [G], du 16 octobre 2023, que la vente a cependant été interrompue quelques jours/heures avant la vente définitive lorsque M. [E] [N], cogérant du GAEC les Sapins Bleus, lui a indiqué revendiquer un droit de préemption sur une partie des terrains vendus.
M. [D] a été informé, au moins verbalement, de cette difficulté et le remboursement des sommes qu'il avait versées est intervenu, sur sollicitation du notaire, en octobre 2020.
Il convient à ce stade de souligner qu'aucun courrier de proposition de règlement amiable à M. [D] n'est produit aux débats par l'une quelconque des parties, de sorte que la suite des opérations ne peut être reliée à un échec de telles tentatives, contestées au demeurant par M. [D].
La SCI [Localité 11] a été constituée le 25 février 2021, entre M. [S] [P], Mme [Z] et M. [N], par un acte reçu par Me [G]. Cet acte contient l'apport au capital par M. [P] et Mme [Z] des parcelles A [Cadastre 8] et [Cadastre 2], comme rappelé ci-dessus. Cet apport a eu pour effet de transférer à la SCI la propriété des parcelles litigieuses.
Le 23 juillet 2021, soit 5 mois après la constitution de la SCI [Localité 11], M. [P] et Mme [Z] ont consenti à M. [N] une première cession de 33 800 parts de la SCI, puis, par acte du 29 octobre suivant, soit trois mois plus tard, ils lui ont cédé les 31 308 parts restantes, M. [N] devenant alors seul détenteur des parts de la société. Le prix total acquitté par M. [N] est de 75 108 euros. Les deux cessions ont été reçues par Me [G].
Contrairement à ce qui est soutenu par la SCI [Localité 11] et les consorts [P], M. [D] n'a pas été tenu informé de ces opérations. En effet, aucun courrier n'est produit contenant une telle information. Au contraire, M. [P], dans un courrier du 14 juin 2021, en réponse à celui du conseil de M. [D] le mettant en demeure de régulariser la vente projetée en 2020, M. [P] se contente d'expliquer l'échec de la vente par le droit de préemption du GAEC les Sapins Bleus, mais ne fait aucunement mention de la constitution de la SCI [Localité 11], laquelle était pourtant alors déjà propriétaire des parcelles et donc, en principe, devenue la bailleresse de M. [D].
Il y a donc bien eu intention de cacher à M. [D] les opérations alors engagées.
Les différents actes relatés ci-dessus de constitution de la SCI et de cession des parts constituent à l'évidence une vente immobilière déguisée, ce que reconnaît même ouvertement M. [P] qui explique qu'il avait un besoin impérieux de vendre ces parcelles en raison de la faiblesse de sa retraite.
En effet, si l'opération complète a pris environ huit mois, le résultat final est bien la transmission à la SCI [Localité 11] de la propriété des parcelles, contre le paiement d'un prix total de 75 108 euros.
La collusion entre M. [N], cogérant du GAEC les Sapins Bleus, et les consorts [P] résulte à la fois de la chronologie rappelée ci-dessus, mais aussi du fait que l'ensemble de ces protagonistes avaient une parfaite connaissance de l'intention de M. [D], réitérée par courrier de son avocat du 28 mai 2021 à M. [P], d'acquérir ces parcelles dont il est preneur. Or aucune information n'a été fournie à celui-ci sur le changement de bailleur intervenu. Sur ce point, il y a lieu de souligner que, encore en mars 2022, M. [P] a réclamé à M. [D] le paiement du fermage, alors qu'il n'était plus propriétaire des parcelles depuis plusieurs mois (pièce n° 18 de M. [D]).
En procédant de la sorte, les consorts [P] sont donc parvenus à céder leurs parcelles en s'affranchissant du droit de préemption dont bénéficie M. [D], dont la qualité de preneur n'est pas contestable, quand bien même les derniers fermages n'auraient pas été payés.
Compte tenu de cette fraude commise à ses droits, M. [D] est en droit d'obtenir de ses bailleurs la réparation du préjudice qu'il a subi.
Toutefois, ce préjudice ne peut qu'être lié à la fraude précitée, et non à l'échec de la vente de 2020. En effet, la demande relative à l'exécution de cette vente avortée ayant été jugée irrecevable pour les motifs exposés ci-dessus, et se heurtant de surcroît à l'exercice éventuel du droit de préemption concurrent du GAEC les Sapins Bleus, les frais exposés par M. [D] à cette occasion ne sont pas en lien avec la fraude dont il a postérieurement été victime.
La fraude à ses droits et les conditions dans lesquelles il a été délibérément tenu dans l'ignorance de la cession intervenue au profit de la SCI [Localité 11] lui a, toutefois, incontestablement causé un préjudice moral qui sera réparé par l'allocation de la somme de 3 000 euros, que M. [P] et Mme [Z] seront condamnés solidairement à lui payer.
Concernant la SCI [Localité 11], celle-ci n'a été que l'instrument de la fraude et non son auteur. En effet, la personne morale n'est intervenue ni pour sa constitution, ni pour les cessions de parts auxquelles elle n'est pas partie. Il n'est pas démontré par M. [D] que la SCI [Localité 11] aurait effectivement participé à la fraude. La demande de dommages et intérêts formée à son encontre ne peut donc qu'être rejetée.
5. Sur les demandes accessoires :
L'arrêt du 19 septembre 2024 et le présent arrêt ont pour effet de remettre les parties dans l'état dans lequel elles étaient avant le jugement déféré concernant la propriété des parcelles litigieuses. Il convient donc d'ordonner la publication de ces deux décisions, à l'initiative de la partie la plus diligente, et aux frais de M. [D].
M. [D] sollicite la restitution par M. [P] et Mme [Z] du prix qu'il a payé lors de la vente du 23 novembre 2023, régularisée ensuite du jugement déféré. Toutefois, les deux décisions rendues par la cour valent titre de restitution, l'arrêt du 19 septembre 2024 ayant prononcé l'annulation de cette vente. Il appartient aux parties de se rapprocher du notaire qui a reçu l'acte et de faire leurs comptes sur ce point, sans qu'il y ait lieu d'ordonner une restitution.
En application de l'article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie.
En l'espèce, si M. [D] succombe dans partie de ses demandes, il obtient toutefois partiellement gain de cause. Ces circonstances justifient que les dépens de première instance et d'appel soient partagés par moitié entre lui, d'une part, et M. [P] et Mme [Z], d'autre part.
Il ne sera pas fait application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile au profit des avocats de la cause, s'agissant d'une procédure sans représentation obligatoire.
En application de l'article 700 du code de procédure civile, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Dans tous les cas, le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à ces condamnations.
En l'espèce, l'équité commande de condamner in solidum M. [P] et Mme [Z] à payer à M. [D] la somme de 3 000 euros sur ce fondement.
La même équité commande de ne pas faire droit aux demandes formées sur ce fondement par les autres parties.
PAR CES MOTIFS
La cour, après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant publiquement, par arrêt contradictoire,
Vu l'arrêt rendu le 19 septembre 2024,
Déclare irrecevable l'intervention forcée dirigée contre M. [E] [N],
Déclare irrecevables les demandes formées par M. [U] [D] et tendant à :
- prononcer la nullité de l'apport en nue-propriété et en usufruit portant apport de la pleine propriété des deux parcelles cadastrées A[Cadastre 8] et A[Cadastre 2] situées à Héry sur Alby à la SCI [Localité 11] par M. [S] [P] et Mme [O] [Z] à la SCI [Localité 11] en date du 25 février 2021,
- prononcer la nullité des deux actes de cessions de parts sociales entre M. [S] [P] et Mme [O] [Z], d'une part, et M. [E] [N], d'autre part, en date du 23 juillet 2021 et du 29 octobre 2021 en la forme authentiques et reçus par Me [M] [G],
- constater la perfection de la vente suivante promesse synallagmatique de vente devant être réitérée le 29 juin 2020, entre M. [P] et Mme [Z] vendeurs d'une part, et M. [D], acquéreur d'autre part, portant sur les parcelles A899 et A1180 situées sur la commune de [Localité 12] cadastrées A n°[Cadastre 8] [Adresse 13] (surface 01ha 57 a 32 ca) et A n°[Cadastre 2] lieudit [Localité 11] (surface 01Ha 68 ca 20 a) moyennant un prix de 32 554 euros,
- ordonner l'exécution forcée de cette vente dans un délai de six mois suivant la signification de l'arrêt,
- ordonner la substitution de M. [D] à la SCI [Localité 11], au prix initialement convenu de 32 554 pour l'acquisition des parcelles A899 et [Cadastre 2] située Héry sur Alby (74540),
Dit que le GAEC les Sapins Bleus est preneur de partie de la parcelle cadastrée à [Localité 12], section A n° [Cadastre 8] et bénéficie, à ce titre, du droit de préemption prévu par les articles L. 412-1 et suivants du code rural et de la pêche maritime,
Condamne solidairement M. [S] [P] et Mme [O] [Z] à payer à M. [U] [D] la somme de 3 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral,
Déboute M. [U] [D] du surplus de sa demande indemnitaire et de celle formée à l'encontre de la SCI [Localité 11],
Dit n'y avoir lieu à statuer sur la restitution du prix de vente payé par M. [U] [D] à M. [S] [P] et Mme [O] [Z] lors de la vente reçue par Me [G], notaire, le 23 novembre 2023, annulée par l'arrêt du 19 septembre 2024,
Ordonne la publication au service de la publicité foncière d'[Localité 9] de l'arrêt rendu le 19 septembre 2024 et du présent arrêt, à l'initiative de la partie la plus diligente, aux frais de M. [U] [D],
Dit que les dépens de première instance et d'appel seront partagés par moitié entre M. [U] [D], d'une part, et M. [S] [P] et Mme [O] [Z], d'autre part,
Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile,
Condamne in solidum M. [S] [P] et Mme [O] [Z] à payer à M. [U] [D] la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Déboute la SCI [Localité 11], le GAEC les Sapins Bleus, M. [E] [N], M. [S] [P] et Mme [O] [Z] de leurs demandes formées au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Ainsi prononcé publiquement le 17 avril 2025 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de Procédure Civile, et signé par Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente et Madame Sylvie DURAND, Greffière.