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Décisions

CA Aix-en-Provence, ch. 3-1, 23 avril 2025, n° 24/03067

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Me V.

Défendeur :

Me W.

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Gérard

Conseillers :

Mme Combrie, Mme Vincent

Avocats :

Me Jourdan, Me Coutelier-Tafani, Me Palacci, Me Coutelier

TJ Toulon, du 23 nov. 2023, n° 21/03018

23 novembre 2023

EXPOSE DU LITIGE

Maître [W] [E], notaire salarié au sein de l'étude [T]-[S]-[L], devenue Sas [L]-[U], établie à [Localité 2], a quitté l'office notarial en novembre 2020 à la suite de sa nomination en qualité de notaire titulaire, également sur la commune de [Localité 2].

Il a été rejoint en 2021 par Maître [M] [T], lui-même précédemment employé de l'étude [T]-[S]-[L], après sa démission à effet au 16 avril 2021. Maître [E] a en outre été rejoint par deux autres salariés.

Ces départs ont fait suite à l'échec des pourparlers quant à une éventuelle association de Maîtres [E] et [T] au sein de l'étude [T]-[S]-[L], Maître [L] ayant conditionné cette association à la future intégration de ses fils.

En 2021 Maître [V] [L], constatant que plusieurs dossiers avaient quitté son étude au profit de l'étude [E]-[T], a saisi le président de la Chambre des Notaires du Var et engagé plusieurs démarches pour dénoncer les agissements déloyaux de la part des anciens salariés.

En l'absence de solution amiable la Sas [V] [L] [H] [U] a assigné Maîtres [W] [E] et [M] [T] le 8 juin 2021 devant le tribunal judiciaire de Toulon pour voir constater l'existence d'agissements constitutifs d'actes de concurrence déloyale s'analysant en parasitisme et désorganisation et les voir condamner au paiement de la somme totale de 1 357 425,01 euros à titre de dommages et intérêts, outre la somme de 20 000 euros au titre du préjudice moral subi par Maître [V] [L].

Par décision du 23 novembre 2023, et après un premier jugement de réouverture des débats, le tribunal judiciaire de Toulon s'est déclaré incompétent au profit du conseil de prud'hommes de Toulon pour connaître des demandes de la Scp [T] [S] [L] et M. [V] [L], a renvoyé la cause et le dossier devant cette juridiction, a dit n'y avoir lieu de statuer sur la fin de non-recevoir tirée du défaut de production du procès-verbal prévu au 3ème alinéa de l'article 16 du décret du 15 janvier 1993, et a réservé les dépens.

Le tribunal a estimé que les faits de concurrence déloyale invoqués étaient la conséquence directe d'actes commis à l'occasion des contrats de travail de Messieurs [E] et [T], et que le litige prenait sa source dans la relation de travail ayant existé entre eux et l'étude notariale, anciennement [T]-[S]-[L].

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Par acte du 8 mars 2024 la Sas [V] [L] et [H] [U], ainsi que Maître [V] [L] ont interjeté appel du jugement.

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Par conclusions enregistrées par voie dématérialisée le 8 mars 2024, auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé de leurs prétentions et moyens, la Sas [V] [L] et [H] [U], anciennement Scp [T] [S] [L], et Maître [V] [L] demandent à la cour de':

Vu les articles 1240 et suivants du Code de procédure civile

Vu les articles 83 et 84 du Code de procédure civile

Vu l'ensemble des pièces versées aux débats

Juger que Maître [W] [E] et Monsieur [M] [T] se sont livrés à des agissements constitutifs d'actes de concurrence déloyale s'analysant en du parasitisme et de la désorganisation

Juger que de tels agissements sont fautifs et ont causé un préjudice à la Scp [V] [L] [H] [U] anciennement Scp [T] [S] [L]

Juger que les faits se sont déroulés postérieurement à la rupture des contrats de travail et que les contrats de travail ne comportaient pas de clause de non concurrence

En conséquence

Réformer le jugement rendu le 23 novembre 2023 par le Tribunal judiciaire de Toulon aux termes duquel il s'est déclaré incompétent au profit du Conseil des prud'hommes de Toulon pour connaître des demandes de la Scp [T] [S] [L] et Monsieur [V] [L] et en ce qu'il a renvoyé la cause et le dossier de l'affaire par le greffe avec copie de la décision au Conseil des prud'hommes à défaut d'appel dans les délais requis en application de l'article 82 du Code de procédure civile ;

Statuant à nouveau,

Déclarer le Tribunal judiciaire de Toulon matériellement compétent pour statuer sur le litige opposant la Scp [T] [S] [L] et Monsieur [V] [L] à Messieurs [W] [E] et [M] [T]

Condamner in solidum Maître [W] [E] et Maître [M] [T] au paiement de la somme de 5.000 ' au titre de l'article 700 du Code de procédure civile au profit de chacun des appelants ainsi qu'aux entiers dépens distraits au profit de Me Jean-François Jourdan sur son affirmation de droit

Les appelants soutiennent que seul le tribunal judiciaire est compétent dès lors que les agissements reprochés à Messieurs [W] [E] et [M] [T] sont postérieurs à la rupture de leurs contrats de travail et qu'en l'absence de clause de non-concurrence, il n'y a aucun manquement à la clause justifiant la compétence du conseil de prud'hommes.

Ils rappellent par ailleurs que leur action est fondée sur les dispositions de l'article 1240 du code civil et concerne une action délictuelle en concurrence déloyale.

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Par conclusions enregistrées par voie dématérialisée le 19 avril 2024, auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé de leurs prétentions et moyens, Maître [W] [E] et Maître [M] [T] demandent à la cour de':

Déclarer l'appel de la Scp [L] [U] et de Maître [V] [L] autant irrecevable qu'infondé.

Confirmer le jugement du Tribunal Judiciaire de Toulon du 23 novembre 2023 en toutes ses dispositions.

Juger autant irrecevables qu'infondées les demandes présentées par la Scp [L] [U] et Maître [L] dans le dispositif de leurs écritures et demandant à la Cour de Juger que Maître [W] [E] et Monsieur [M] [T] se sont livrés à des agissements constitutifs d'actes de concurrence déloyale s'analysant du parasitisme et de la désorganisation et demandant qu'il soit jugé que de tels agissements sont fautifs ayant causé un préjudice à la Scp [V] [L] et [H] [U], anciennement Scp [T] [S] [L] et les en débouter.

En tant que de besoin,

Juger que les faits imputés à tort aux concluants sont antérieurs à la rupture des contrats de travail et qu'il est indifférent que les contrats de travail comportent ou non une clause de non-concurrence et Confirmer la décision entreprise.

En toute hypothèse Débouter les appelants de leurs demandes tendant à « Juger que Maître [W] [E] et Monsieur [M] [T] se sont livrés à des agissements constitutifs d'acte de concurrence déloyale s'analysant du parasitisme et de la désorganisation et à Juger que de tels agissements sont fautifs ayant causé un préjudice à la Scp [V] [L] et [H] [U] anciennement Scp [T] [S] [L] ».

Condamner la Scp [L] [U] et Maître [L] solidairement à payer aux concluant la somme de 5.000 ' en application de l'article 700 du CPC, ainsi qu'aux entiers dépens.

Les intimés soulèvent à titre liminaire le caractère irrecevable et infondé des demandes des appelants tendant à voir constater par la cour l'existence d'actes de concurrence déloyale s'agissant d'un appel portant sur un jugement statuant sur la compétence.

Par ailleurs, après avoir relevé que l'exception a été soulevée d'office par le tribunal judiciaire, ils soutiennent au contraire que les reproches formulés à l'encontre de M. [E] se situent à l'époque où celui-ci était encore salarié de la Scp [T] [S] [L], soit jusqu'au 3 novembre 2020, et que de même, s'agissant de M. [T], les griefs portent dans leur intégralité sur la période antérieure à sa démission, à effet au 16 avril 2021.

MOTIFS

Aux termes de l'article 1240 du code civil tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

A cet égard, la concurrence peut revêtir un caractère fautif dès lors qu'elle s'accompagne d'agissements contraires aux règles générales de loyauté et de probité professionnelle applicables dans les activités économiques et régissant la vie des affaires.

La présente cour n'a pas, en l'espèce, vocation à se prononcer sur l'existence ou non d'actes de concurrence déloyale ou de parasitisme considérant que l'appel qui lui est dévolu porte exclusivement sur la question de la compétence de la juridiction, du tribunal judiciaire ou du conseil de prud'hommes, appelée à se prononcer sur les demandes indemnitaires formées par l'étude notariale, la Sas [V] [L] et [H] [U], et Maître [V] [L] à l'encontre de leurs confrères Maîtres [W] [E] et [M] [T], lesquels ont été précédemment salariés des demandeurs. Les prétentions des appelants en ce sens sont dès lors sans objet.

Il convient de rappeler que la compétence des tribunaux judiciaires et des conseils de prud'hommes peut se cumuler dès lors que les faits de concurrence déloyale ou de parasitisme reprochés à l'entité créée par d'anciens salariés trouvent leurs sources dans des manquements commis dans l'exécution du contrat de travail, manquements qui profitent ultérieurement à la personne morale ou à la structure créée ou intégrée par les salariés.

Par ailleurs, le tribunal judiciaire ou commercial, lorsqu'il a à connaître d'une action en concurrence déloyale ou en parasitisme, peut être appelé à se prononcer sur le caractère fautif des actes commis par d'anciens salariés, notamment la soustraction de fichiers, ou sur la validité d'une clause de non-concurrence si sa compétence n'est pas contestée au profit du conseil de prud'hommes.

Néanmoins, le caractère exclusif et d'ordre public de la compétence d'attribution du conseil de prud'hommes au titre de l'article L.1411-1 du code du travail interdit à la juridiction de droit commun de se prononcer sur une question relative à l'exécution du contrat de travail lorsque la juridiction prud'homale est saisie au préalable. Il lui appartient alors de surseoir à statuer en l'attente de la décision relative au contrat de travail.

En l'espèce, il ressort des pièces communiquées (3 à 10 des appelants) que par arrêté du garde des sceaux en date du 3 novembre 2020 il a été «'mis fin aux fonctions de Me [W] [E] en qualité de notaire salarié au sein de l'office de notaire dont est titulaire la SCP Pierre [T], Philip [S] et [V] [L], notaires associés d'une SCP à la résidence de la Valette-du-Var'».

Si un débat s'est élevé quant à la date effective d'arrêt des fonctions de Maître [E], à savoir la date de publication de l'arrêté au journal officiel le 11 novembre ou la date de sa prestation de serment au 3 décembre 2020, il apparaît que l'arrêté lui-même est de nature à répondre à cette question, et que la prestation de serment ne vaut manifestement que pour la nomination consécutive au sein du nouvel office créé. La présence effective de Maître [E] dans l'étude [T]-[S]-[L] a été actée par huissier de justice le 23 novembre 2020 et son départ effectif organisé le jeudi 24 novembre 2020.

S'agissant de Maître [T], il a notifié le 1er avril 2021 sa démission à l'étude [T]-[S]-[L] en demandant à être dispensé de l'intégralité de son préavis afin que son départ devienne effectif le vendredi 16 avril 2020 «'comme convenu au début du mois de février'», et a rejoint par la suite Maître [E].

Outre le départ simultané de deux autres salariées Mesdames [I] [X] et [Z] [Y], et la désorganisation invoquée, il apparaît que le grief principal formé à l'encontre de Maîtres [E] et [T] réside dans le détournement allégué de dossiers de l'étude [T]-[S]-[L] à leur profit, et le caractère loyal ou non des transferts d'une étude à l'autre.

A cet égard, il ressort des nombreux mails adressés par Maître [T] la veille de l'expiration de son contrat de travail, soit le 15 avril 2021, ou encore le 16 avril, que des messages ont été envoyés à des clients de l'étude avec cette formulation «'quittant l'étude demain pour m'installer un peu plus loin à [Adresse 1], je me permets de vous demander si vous souhaitez que je continue à m'occuper de votre dossier ou que votre dossier reste dans la SCP actuelle'», mails adressés à l'en-tête de la Scp [T]-[S]-[L].

De même, Mme [I] [X] a adressé plusieurs mails aux clients les 30 avril et 1er mai 2021, soit la veille de son départ, en précisant les nouvelles coordonnées de l'étude créée et un modèle-type de courrier à l'adresse des clients avec cette formulation à reproduire «'ayant appris de manière fortuite le départ de notre notaire Me [M] [T] de votre étude je vous remercie de bien vouloir lui transmettre dans les meilleurs délais les éléments nécessaires pour qu'il continue à s'occuper de mon dossier (')'».

Il est constant que les mails adressés par Maître [E] l'ont été pendant l'exécution de son contrat de travail, lequel a pris fin le 16 avril 2021 (pièces 14 à 53 des appelants). Les intimés soutiennent néanmoins que les transferts ont été faits avec l'accord des clients et ils fournissent de multiples attestations en ce sens.

Pour autant, il apparaît que la problématique n'est pas tant celle de la faute commise par un salarié dans l'exécution de son contrat de travail que dans les usages existant en la matière entre deux confrères à la suite d'un tirage au sort et de la nomination d'un ancien notaire salarié, lequel devient par l'effet de cette nomination, titulaire d'un office créé. Le transfert des dossiers suppose dès lors une appréciation des usages et de la volonté des clients, propres aux fonctions des intéressés.

S'agissant de Maître [T], celui-ci a établi une liste de dossiers qu'il dit avoir distribués aux collaborateurs de son ancien employeur avant son départ par mail du 24 novembre 2020, mais il lui est fait grief d'en avoir conservé certains autres sans l'accord de la Scp [T]-[S]-[L], sans qu'il soit possible de déterminer avec exactitude la date à laquelle ces dossiers auraient été le cas échéant transférés.

En conséquence, il résulte de l'ensemble de ces éléments que si des transferts de dossiers ont pu être actés, ou du moins initiés, avant la fin des contrats de travail de Maîtres [E] et [T], il apparaît néanmoins que l'appréciation du caractère fautif de ces transferts, seule de nature à caractériser une concurrence déloyale, s'inscrit dans une problématique spécifique aux usages de la profession et aux règles de probité applicables en la matière, à laquelle s'ajoute une problématique de débauchage et de désorganisation allégués.

Il peut donc en être déduit que le tribunal judiciaire est compétent au cas particulier à l'effet de statuer sur les demandes formées par la Scp [T]-[S]-[L] et Maître [L].

Le jugement rendu le 23 novembre 2023 est dès lors infirmé et les parties renvoyées devant le tribunal judiciaire de Toulon afin d'être entendues sur leurs demandes au fond.

Sur les frais et dépens':

En l'état de ce qui précède, l'équité commande de laisser à chaque partie la charge de ses frais et dépens en cause d'appel.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Infirme le jugement rendu le 23 novembre 2023 par le tribunal judiciaire de Toulon,

Renvoie les parties devant cette même juridiction afin qu'il soit statué sur leurs demandes,

Y ajoutant,

Dit sans objet la demande des appelants tendant à voir «'juger que Maître [W] [E] et Monsieur [M] [T] se sont livrés à des agissements constitutifs d'actes de concurrence déloyale s'analysant en du parasitisme et de la désorganisation'» et voir «'juger que de tels agissements sont fautifs et ont causé un préjudice à la Scp [V] [L] [H] [U] anciennement Scp [T] [S] [L]'»,

Dit que chaque partie conservera la charge de ses frais et dépens en cause d'appel.

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