CA Caen, 2e ch. civ., 24 avril 2025, n° 24/01379
CAEN
Arrêt
Infirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Emily
Conseillers :
Mme Courtade, M. Gouarin
Avocats :
Me Balavoine, Me David, Me Pajeot, Me Leblanc
FAITS, PROCEDURE ET PRETENTIONS
Selon acte notarié du 31 octobre 2018, la SCI E. [F] investissements (la SCI) a donné à bail commercial à usage de boulangerie comportant une partie habitation à la SARL La Normandine des locaux situés à Argentan, à compter du 1er novembre suivant et pour une durée de neuf années, moyennant, d'une part, un loyer annuel de 24.000 euros dont 6.800 euros au titre de la partie commerciale et 7.200 euros au titre de l'appartement, payable trimestriellement et d'avance les 1er novembre, février, mai et août de chaque année en quatre termes égaux de 6.000 euros, le loyer de la partie habitation étant minoré de 300 euros par mois jusqu'à la fin des travaux de remise en état du logement, d'autre part, un pas-de-porte de 69.000 euros HT à valoir sur les loyers payable à hauteur de 20.000 euros le jour de la conclusion du bail et à hauteur de 49.000 euros par huit versements trimestriels de 6.125 euros à compter du 1er mai 2019.
Cet acte mentionne que M. [I] [P], gérant et associé de la société La Normandine, intervient pour se porter caution solidaire du preneur pour le paiement des loyers, charges, du droit d'entrée, des frais et taxes foncières et locatives ainsi que de l'exécution des conditions du bail pour une durée maximale de treize ans.
Il comporte une clause compromissoire selon laquelle les parties conviennent de soumettre à l'arbitrage toutes contestations ou différends de quelque nature que ce soit qui pourraient surgir de l'exécution de ce contrat.
Le 5 octobre 2020, la SCI a fait délivrer au preneur un commandement de payer la somme de 53.748,45 euros au titre des loyers impayés visant la clause résolutoire prévue au bail.
Suivant ordonnance du 21 janvier 2021, le juge des référés du tribunal judiciaire d'Argentan a, notamment, constaté la résiliation du bail commercial au 6 novembre 2020, ordonné l'expulsion du preneur, a condamné ce dernier à verser au bailleur une provision de 53.748,45 euros au titre des loyers impayés et de l'indemnité d'occupation au 5 octobre 2020 et condamné la société La Normandine au paiement d'une indemnité d'occupation d'un montant égal au loyer à compter du 6 novembre 2020.
Par jugement du 1er mars 2021, le tribunal de commerce d'Alençon a prononcé la liquidation judiciaire de la société La Normandine, fixant la cessation des paiements au 1er septembre 2020, et désigné la SELARL [S] [Y] comme liquidateur, laquelle procédure a été clôturée pour insuffisance d'actif le 23 janvier 2023.
La SCI a déclaré ses créances auprès des organes de la procédure collective.
Le preneur a quitté les lieux loués le 12 mai 2021.
Par jugement du 23 avril 2024, le tribunal de commerce d'Alençon, sur assignation délivrée par la SCI à la caution le 19 mars 2023, a :
- condamné M. [P] en qualité de caution solidaire de la société La Normandine à payer à la SCI la somme de 104.474,80 euros majorée des intérêts de retard au taux légal à compter du 22 février 2023 jusqu'à parfait paiement,
- débouté M. [P] de toutes ses demandes,
- condamné M. [P] à payer à la SCI la somme de 1.000 euros à titre d'indemnité de procédure ainsi qu'aux dépens comprenant les frais de greffe liquidés à la somme de 60,22 euros.
Selon déclaration du 6 juin 2024, M. [P] a relevé appel de cette décision.
Par dernières conclusions du 14 janvier 2025, l'appelant demande à la cour d'infirmer le jugement attaqué en toutes ses dispositions, statuant à nouveau, de déclarer les juridictions étatiques incompétentes pour connaître du litige au profit de la juridiction arbitrale et de renvoyer par conséquent les parties à mieux se pourvoir, à tout le moins déclarer irrecevable la SCI en ses demandes.
Subsidiairement, il demande à la cour de juger que la SCI ne peut se prévaloir du cautionnement conclu par ses soins le 31 octobre 2018 et de la débouter de toutes ses demandes à son encontre.
Plus subsidiairement, M. [P] demande à la cour de débouter la SCI de toutes ses demandes.
À titre infiniment subsidiaire, l'appelant demande à la cour de juger que le cautionnement conclu n'est pas un cautionnement solidaire et que la SCI ne peut se prévaloir de la solidarité et de la renonciation au bénéfice de discussion, de prononcer la déchéance des accessoires de la dettes, frais et pénalités, de débouter la SCI de sa demande au titre des loyers d'octobre 2020 à février 2021, de ses demandes au titre des taxes foncières et ordures ménagères, au titre du solde du droit d'entrée, au titre de la condamnation prononcée par l'ordonnance de référé à hauteur de 53.748,45 euros et relative aux dépens et des frais irrépétibles, au titre de l'indemnité d'occupation, de débouter la SCI de sa demande au titre des travaux de remise en état ou, à tout le moins, de réduire à de plus justes proportions le montant des dommages-intérêts dus à ce titre, de réduire à l'euro symbolique le montant de la clause pénale relative au dépôt de garantie, dans l'hypothèse où une quelconque condamnation serait prononcée contre lui, de déduire du montant restant dû la somme de 35.165,64 euros correspondant au trop-versé au titre du supplément de loyers versé d'avance en exécution du droit d'entrée, les intérêts au taux pratiqué par la Banque de France pour les avances sur titres produits au profit du locataire par les loyers payés d'avance en application de l'article L. 145-40 du code de commerce et la somme de 6.000 euros, subsidiairement celle de 5.999 euros, au titre du solde du dépôt de garantie.
En tout état de cause, il sollicite la condamnation de la SCI à lui payer la somme de 3.000 euros à titre de dommages-intérêts, celle de 5.000 euros à titre d'indemnité de procédure ainsi qu'aux entiers dépens et de débouter l'intimée de ses demandes de ces chefs.
Par dernières conclusions du 13 janvier 2025, la SCI demande à la cour de débouter l'appelant de toutes ses demandes, de confirmer le jugement attaqué sauf en ce qu'il a condamné M. [P] à lui verser la somme de 1.000 euros à titre d'indemnité de procédure, statuant à nouveau de ce chef, de condamner celui-ci au paiement de la somme de 4.000 euros au titre de ses frais irrépétibles de première instance, celle de 4.000 euros au titre de ses frais irrépétibles en appel ainsi qu'aux entiers dépens.
La mise en état a été clôturée le 15 janvier 2025.
Pour plus ample exposé des prétentions et moyens, il est référé aux dernières écritures des parties.
MOTIFS
1. Sur la clause compromissoire
Aux termes de l'article 2059 du code civil, toutes personnes peuvent compromettre sur les droits dont elles ont la libre disposition.
Selon l'article 2061, la clause compromissoire doit avoir été acceptée par la partie à laquelle on l'oppose, à moins que celle-ci n'ait succédé aux droits et obligations de la partie qui l'a initialement acceptée.
Lorsque l'une des parties n'a pas contracté dans le cadre de son activité professionnelle, la clause ne peut lui être opposée.
Pour considérer que la clause compromissoire figurant à l'acte notarié de bail commercial et de cautionnement n'était pas opposable à la caution et au recours du bailleur, le tribunal a retenu que les parties en présence pour l'exécution du contrat sont la SCI et la société La Normandine, que la clause compromissoire s'applique au litiges et différends relatifs à l'exécution du bail commercial et que le juge des référés avait fait application de la clause résolutoire du contrat sans faire application de la clause compromissoire limitée à l'exécution du contrat lui-même.
L'appelant soutient d'abord qu'il a souscrit l'engagement de cautionnement litigieux dans le cadre de son activité professionnelle, en sa qualité de boulanger, gérant et associé de la société La Normandine, et que, même si le caractère professionnel du cautionnement n'était pas reconnu, les dispositions de l'article 2061 du code civil ouvrirait à la caution une option lui permettant d'opposer ou non la clause compromissoire figurant à l'acte.
Par ailleurs, M. [P] expose que l'absence d'application de la clause compromissoire par le juge des référés dans son ordonnance du 21 janvier 2021 est indifférente à l'application ultérieure de cette clause à la demande de l'une des parties.
Enfin, M. [P] fait valoir que l'acte notarié porte de manière indissociable sur le bail commercial et le cautionnement et que la clause compromissoire s'applique à tous les différends relatifs au bail ou au cautionnement.
En réplique, l'intimée soutient que la clause compromissoire est inopposable à la caution dès lors que M. [P] n'est pas intervenu à l'acte du 31 octobre 2018 dans le cadre de son activité professionnelle mais s'est engagé en tant que personne physique.
Elle affirme que le cautionnement litigieux constitue un engagement distinct de la convention de bail commercial conclu entre elle et la société La Normandine.
Cependant, l'acte notarié du 31 octobre 2018 mentionne comme parties la SCI en tant que bailleur, la société La Normandine comme preneur ainsi que M. [P] comme intervenant et est signé par M. [V] [F] représentant la SCI ainsi que par M. [P] en son nom personnel et représentant la société La Normandine, de sorte que M. [P] en qualité de caution doit être considéré comme partie à cet acte.
Cet acte a pour objet la conclusion d'un bail commercial de locaux à usage de boulangerie entre la SCI et la société La Normandine ainsi que le cautionnement souscrit par M. [P], associé et gérant de la société preneuse, en garantie des dettes de cette dernière résultant du bail.
Ainsi, le bail commercial et le cautionnement des dettes du preneur nées dudit bail constituent une opération économique unique constatée dans un même instrument juridique.
En souscrivant un engagement de cautionnement des dettes de la société La Normandine nées du bail commercial ayant pour objet un local à usage de boulangerie, alors qu'il était boulanger, gérant et associé de la société preneuse, M. [P] a agi dans le cadre de son activité professionnelle au sens de l'article 2061 du code civil.
Quand bien même le caractère professionnel de l'engagement de caution pris par M. [P] ne serait pas établi, celui-ci bénéficierait en vertu des dispositions de l'article 2061 du code civil de la faculté soit de solliciter l'application de la clause compromissoire, soit de faire déclarer cette clause inopposable.
La clause compromissoire figurant aux pages 30 et 31 de l'acte notarié en cause qui en compte 33 prévoit que les parties conviennent de soumettre à l'arbitrage toutes contestations ou différends de quelque nature que ce soit qui pourraient surgir de l'exécution du présent contrat.
Par la généralité de ces termes et au regard de l'opération unique formée par le bail commercial et le cautionnement, qui constitue un contrat unilatéral, cette clause doit être interprétée comme s'appliquant à tous les différends nés de l'exécution de cet acte, qu'ils concernent le bail commercial ou le cautionnement.
En qualité de partie à l'acte du 31 octobre 2018, M. [P] a donc qualité pour opposer la clause compromissoire figurant à cet acte.
Le fait que le juge des référés saisi de la demande de résiliation du bail commercial formée par le bailleur à l'encontre du preneur n'ait pas, dans son ordonnance du 21 janvier 2021, fait application de la clause compromissoire prévue au bail, qui n'était invoquée par aucune des parties, ne saurait priver la caution de la faculté d'opposer cette clause au bailleur dans le cadre de l'action en paiement engagée par ce dernier à son encontre.
L'exception invoquée par l'appelant est donc fondée.
En conséquence, le jugement entrepris sera infirmé et, la cour statuant à nouveau, les juridictions étatiques seront déclarées incompétentes pour connaître du présent litige au profit de la juridiction arbitrale et les parties seront renvoyées à mieux se pourvoir.
2. Sur les demandes accessoires
Compte tenu de la solution donnée au litige, les dispositions du jugement entrepris relatives aux frais irrépétibles et aux dépens de première instance seront infirmées.
La SCI, qui succombe, sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel, déboutée de sa demande d'indemnité de procédure et condamnée à payer à M. [P] la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,
Infirme le jugement entrepris ;
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Déclare les juridictions étatiques incompétentes pour connaître du présent litige au profit de la juridiction arbitrale ;
Renvoie les parties à mieux se pourvoir ;
Condamne la SCI E. [F] investissements aux dépens de première instance et d'appel et à payer à M. [I] [P] la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Déboute la SCI E. [F] investissements de sa demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.