CA Douai, 3e ch., 24 avril 2025, n° 23/02502
DOUAI
Arrêt
Infirmation partielle
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Salomon
Conseillers :
Mme Belkaid, Mme Joubert
Avocats :
Me Cambier, Me Cockenpot, Me Collin
EXPOSE DU LITIGE :
1. Les faits et la procédure antérieure :
M. [T] [I] est titulaire d'un compte ouvert auprès de la Caisse de crédit mutuel de [Localité 5] (le Crédit mutuel). Entre le 2 novembre 2016 et le 3 janvier 2018, il a donné l'ordre au Crédit mutuel de procéder à une série de virements à destination de plusieurs établissements domiciliés en Europe, pour réaliser des investissements dans le diamant dans le cadre d'acquisitions conclues via trois plate-formes de vente en ligne.
Invoquant avoir été escroqué, il a fait assigner par acte du 8 juin 2021 le Crédit mutuel devant le tribunal judiciaire de Boulogne-sur-mer en responsabilité sur le fondement d'une obligation de vigilance incombant au prestataire de services de paiement (PSP).
2. Le jugement dont appel :
Par jugement rendu le 11 avril 2023, le tribunal judiciaire de Boulogne-sur-mer a :
1- déclaré recevable l'action de M. [I]';
2- condamné le Crédit mutuel à payer à M. [I] la somme de 93 525,25 euros à titre de dommages-intérêts';
3- condamné le Crédit mutuel à payer à M. [I] la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile';
4- rejeté les autres demandes';
5- condamné le Crédit mutuel aux dépens';
6- dit n'y avoir lieu à écarter l'exécution provisoire de droit du jugement.
3. La déclaration d'appel :
Par déclaration du 1 juin 2023, le Crédit mutuel a formé appel de l'intégralité du dispositif de ce jugement.
4. Les prétentions et moyens des parties :
4.1. Aux termes de ses dernières conclusions notifiées le 7 mai 2024, le Crédit mutuel demande à la cour d'infirmer le jugement critiqué en toutes ses dispositions visées par la déclaration d'appel et statuant à nouveau, de':
- à titre liminaire': déclarer M. [I] irrecevable en son action'; en conséquence, l'en débouter';
- à titre subsidiaire': débouter M. [I] de l'ensemble de ses demandes'; le condamner à lui payer 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et le condamner aux dépens.
A l'appui de ses prétentions, le Crédit mutuel fait valoir que :
- il appartient à M. [I] de prouver qu'il n'a pas été déjà indemnisé par la juridiction pénale partiellement ou intégralement du préjudice qu'il allègue devant le juge civil : dès lors qu'il ne justifie pas du sort réservé à sa plainte et qu'il ne prouve pas que les fonds investis sont perdus, sa demande indemnitaire est irrecevable. Il indique qu'il est un PSP «'présumé innocent'» sur le plan pénal et de bonne foi sur le plan civil, alors qu'il n'est pas prouvé qu'il existe une infraction commise par les personnes visées par les plaintes. Aucun lien n'est établi entre les sociétés gérant les plate-formes d'investissement et les bénéficiaires des virements litigieux. A la date d'introduction de l'instance devant le tribunal judiciaire, M. [I] avait déjà déposé deux plaintes de sorte qu'une instance avait déjà été engagée et que ce dernier a ainsi fait le choix de «'poursuivre les sociétés qu'il estime coupables d'escroquerie, aux fins d'être indemnisé par elles'». Peu importe que M. [I] n'ait pas été encore indemnisé avant que la cour ne statue, dès lors qu'il a fait le choix de demander directement l'indemnisation de ses préjudices auprès des «'auteurs présumés de l'infraction'».
- sa responsabilité n'est pas engagée au titre d'un devoir de vigilance, à défaut d'anomalies matérielles ou intellectuelles affectant les ordres de virement. A l'inverse, le principe de non-immixtion lui impose d'exécuter les ordres, sans procéder de façon approfondie à d'autres recherches que l'existence d'un solde créditeur et la régularité des Iban fournis pour y procéder. En l'espèce, les sociétés bénéficiaires n'étaient pas répertoriées par les autorités de régulation, alors qu'en sa qualité de teneur du compte, il n'était d'ailleurs pas informé que M. [I] traitait avec les sociétés Prestige diamant, Diamoneo et Euro diamond.
- la conseillère bancaire de son agence atteste avoir déconseillé à plusieurs reprises à M. [I] de procéder aux investissements litigieux. La circonstance que M. [I] a déposé plainte pour faux à l'encontre de celle-ci est indifférente, alors que les suites données à cette plainte ne sont pas connues. Préalablement à la réalisation des virements, M. [I] était contacté pour valider l'opération.
- M. [I] invoquait lui-même le principe de non-immixtion de sa banque pour imposer l'exécution des ordres de virement, en ayant connaissance que les bénéficiaires étaient domiciliés à l'étranger.
- alors qu'il ne présentait pas de signes d'altération de ses facultés mentales, M. [I] a renoncé en connaissance de cause à l'épargne de précaution qui lui était préconisée. Un refus d'exécuter les ordres après avoir rempli son devoir de vigilance aurait engagé sa responsabilité envers M. [I].
- les premiers juges ont confondu devoir de vigilance avec devoir de conseil et de mise en garde, alors que l'action est fondée sur une responsabilité en qualité de teneur de compte.
- le fonctionnement du compte faisait déjà ressortir de nombreux mouvements pour des montants élevés, de sorte que les ordres de virement litigieux n'étaient pas inhabituels.
- les pays des établissements bancaires destinataires ne révélaient aucune anomalie intellectuelle, alors qu'ils sont inclus dans l'espace SEPA.
- M. [I] a commis des négligences graves': en utilisant ses moyens de paiement pour remettre des fonds à des sociétés qu'il ne connaissait pas, après avoir été démarché'; en n'informant pas immédiatement son établissement bancaire de l'escroquerie alléguée'; en fractionnant ses achats de diamants pour ne pas attreindre ses seuils de blocage ou d'alerte'; en poursuivant ses achats malgré ses doutes sérieux sur l'existence d'une fraude.
- le lien de causalité entre la faute invoquée et les préjudices n'est pas établi. M. [I] ne démontre pas qu'il aurait renoncé à effectuer les virements si sa banque avait bloqué ses comptes, notamment en recourant à ses comptes ouverts auprès d'autres établissements bancaires, tels qu'ils sont révélés par ses opérations de rachat d'assurance-vie.
4.2. Aux termes de leurs conclusions notifiées le 30 décembre 2024, M. [I], intimé et appelant incident, demande à la cour de':
- confirmer le jugement en ce qu'il a dit que le Crédit mutuel avait manqué à son devoir de vigilance et a condamné le Crédit mutuel aux dépens et à lui payer une somme au titre de l'article 700 du code de procédure civile';
- infirmer le jugement en ce qu'il a limité à 93 525,25 euros le montant des dommages-intérêts, et statuant à nouveau,
* débouter le Crédit mutuel de ses demandes';
* condamner le Crédit mutuel à lui payer 133 607,51 euros au titre de sa perte de chance de ne pas avoir investi';
* condamner le Crédit mutuel à lui payer 3 000 euros au titre de ses frais irrépétibles devant la cour';
* condamner le Crédit mutuel aux dépens de première instance et d'appel.
A l'appui de ses prétentions, M. [I] fait valoir que :
- son action est recevable dès lors que son préjudice est actuel, alors que les deux actions engagées respectivement devant le juge pénal et le juge civil procèdent de causes juridiques distinctes, qu'aucune indemnisation ne lui a été versée et qu'au jour de l'assignation, il avait ainsi intérêt à agir';
- le Crédit mutuel a procédé à 18 virements pour un montant de 251 118 euros à destination de plusieurs sociétés domiciliées à l'étranger via des plate-formes répertoriées par les autorités de régulation.
- ce banquier ne l'a pas informé du risque d'escroquerie que représentaient les transactions ayant donné lieu aux virements litigieux, en violation de son devoir de vigilance. Ce devoir ne se limite pas à la vérification du consentement du donneur d'ordre aux virements effectués.
- des anomalies apparentes affectaient ces virements': le fonctionnement du compte tel qu'il résultait de ces opérations était inhabituel'; les destinations inhabituelles des virements'; le montant et la fréquence des virements exécutés'; le rejet de deux virements par la banque réceptrice étrangère'; l'annonce en mars 2016 par l'AMF et l'ACPR d'escroqueries concernant notamment le secteur des diamants, le monde opératoire d'un tel schéma étant ainsi déjà connu'; son caractère profane'; l'inscription de la plateforme Diamoneo sur la liste noire de l'AMF et de l'ACPR depuis le 4 novembre 2016.
- la preuve d'une exécution par le Crédit mutuel de son obligation de vigilance n'est pas rapportée, alors que ce banquier produit exclusivement les résumés des entretiens avec sa conseillère bancaire et une attestation mensongère de cette dernière, datée du 1er juillet 2022 et produite pour la première fois le 22 août 2023. Cette attestation émane en outre d'une personne en situation de subordination à l'égard de l'établissement bancaire.
- la perte de chance de ne pas avoir investi dans les opérations litigieuses s'évalue à 56'% de ses pertes.
Pour un plus ample exposé des moyens de chacune des parties, il y a lieu de se référer aux conclusions précitées en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur les dernières conclusions du Crédit mutuel':
La clôture partielle de l'instruction a été ordonnée par le conseiller de la mise en état à l'encontre du Crédit mutuel par ordonnance du 7 octobre 2024, de sorte que ses conclusions du 16 janvier 2025 et les nouvelles pièces qui y sont annexées, sont irrecevables et que seules ses conclusions antérieures, notifiées le 7 mai 2024, saisissent valablement la cour.
Sur la fin de non-recevoir ':
A titre liminaire, la cour observe que le Crédit mutuel ne propose pas de qualifier la fin de non-recevoir qu'il invoque devant la cour. Sur ce point, il se déduit toutefois de son argumentaire critiquant la motivation du premier juge qu'il allègue en réalité un défaut d'intérêt à agir tiré d'une indemnisation que M. [I] aurait pu solliciter et obtenir devant la juridiction pénale.
M. [I] analyse également dans ces termes une telle fin de non-recevoir, bien qu'il invoque à cet égard une série d'arguments inopérants':
- d'une part, le caractère actuel du préjudice n'est pas en soi contesté et ne constitue pas une condition d'appréciation de l'intérêt à agir';
- d'autre part, la circonstance que les actions engagées devant le juge pénal et le juge civil n'auraient pas la même cause juridique, bien que nées d'un même fait, est indifférente, dès lors que la question n'est pas celle de l'option exercée par la victime entre les juridictions civile et pénale pour solliciter une indemnisation ou celle d'une autorité de chose jugée au pénal sur le juge civil, en l'absence de tout visa des articles 4 et 5 du code de procédure pénale par le PSP.
La cour n'est notamment saisie d'aucune demande de sursis à statuer.
Seule la référence par le Crédit mutuel à un choix par M. [I] de saisir le juge pénal pour solliciter la seule condamnation des sociétés qu'il estime coupables d'escroquerie à son encontre évoque confusément une exception de procédure, en contradiction avec la qualification de fin de non-recevoir qu'il retient par ailleurs. En tout état de cause, il convient de rappeler que l'option d'agir d'abord devant le juge pénal en qualité de partie civile ne fait pas obstacle à la saisine ultérieure du juge civil, alors que la réciproque n'est en principe pas possible. À cet égard, l'article 426 du code de procédure pénale rappelle que le désistement de la partie civile ne met pas obstacle à l'action civile devant la juridiction compétente. Au demeurant, alors que M. [I] produit une constitution de partie civile devant le juge d'instruction du chef d'escroquerie et de blanchiment en bande organisée datant du 6 octobre 2022, il en ressort d'une part que la mise en mouvement de l'action publique est postérieure à la saisine de la juridiction civile, alors que l'existence d'un renvoi devant une juridiction de jugement et d'une constitution de partie civile devant cette dernière n'est d'autre part pas démontrée.
En définitive, le Crédit mutuel se limite à invoquer le caractère hypothétique du préjudice invoqué lorsqu'il allègue que M. [I] ne prouve pas que les fonds investis seraient perdus.
Pour autant, l'article 31 du code de procédure civile dispose que l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention.
La recevabilité d'une demande en justice est ainsi exclusivement subordonnée à la démonstration d'un intérêt personnel, né et actuel de son auteur, qu'il s'agisse d'un intérêt matériel ou moral.
En revanche, l'intérêt à agir n'est pas subordonné à la démonstration préalable du bien-fondé de l'action, et l'existence d'une faute et d'un préjudice invoquée par le demandeur dans le cadre d'une action en responsabilité n'est pas une condition de recevabilité de son action mais du succès de celle-ci.
L'intérêt au succès ou au rejet d'une prétention s'apprécie enfin au jour de l'introduction de la demande en justice.
En l'espèce, le Crédit mutuel confond en réalité la recevabilité de la demande et son bien-fondé.
En définitive, M. [I] démontre valablement qu'il a investi des sommes importantes qui ont donné lieu à des ordres de virements exécutés par le Crédit mutuel, alors qu'il invoque avoir été victime d'escroqueries par les plate-formes d'investissement en ligne par lesquelles il a transité et ayant fourni les références des bénéficiaires des virements. Il justifie ainsi un intérêt tant matériel que moral à agir en indemnisation à l'encontre du PSP.
Au regard du seul moyen formulé par le PSP et alors qu'il appartient en outre à la partie qui invoque une fin de non-recevoir d'établir que ses conditions sont remplies, il n'incombe pas à M. [I] de démontrer qu'il n'a pas ultérieurement présenté une demande indemnitaire devant une juridiction pénale et qu'il n'a pas déjà été indemnisé en tout ou en partie des montants investis.
Au 8 juin 2021, jour de l'assignation du Crédit mutuel devant le tribunal judiciaire, M. [I] disposait ainsi d'un intérêt à agir.
Le jugement critiqué est par conséquent confirmé en ce qu'il a déclaré recevables les demandes de M. [I].
Sur la responsabilité du Crédit Mutuel':
Il est constant que la responsabilité du Crédit mutuel n'est recherchée qu'en qualité de PSP, alors que les virements litigieux ne s'analysent pas comme des opérations non autorisées par le titulaire du compte et relèveraient à ce titre des articles L. 133-18 du code monétaire et financier.
Si la banque est tenue à une obligation de non-ingérence dans les affaires de son client, quelle que soit la qualité de celui-ci, et n'a pas à procéder à de quelconques investigations sur l'origine, la destination et l'importance des fonds versés sur ses comptes ni même à l'interroger sur l'existence de mouvements de grande ampleur, dès lors que ces opérations ont une apparence de régularité et qu'aucun indice de falsification ne peut être décelé, le principe de non-ingérence laisse subsister la responsabilité contractuelle du banquier qui accepte d'enregistrer une opération dont l'illicéité ressort d'une anomalie apparente, c'est-à-dire une anomalie qui ne doit pas échapper au banquier diligent, en application des articles 1217 et 1231-1 du code civil, dans leur rédaction issue de l'ordonnance du 10 février 2016 applicable en l'espèce compte tenu de la date des faits litigieux.
Si le devoir de non-immixtion trouve ainsi sa limite dans le devoir de vigilance du banquier, celui-ci est toutefois cantonné à la détection des seules anomalies apparentes, qu'elles soient matérielles, lorsqu'elles affectent les mentions figurant sur les documents ou effets communiqués au banquier, ou intellectuelles, lorsqu'elles portent sur la nature des opérations effectuées par le client et le fonctionnement du compte.
Le prestataire de services de paiement réalisant un ordre de virement est par ailleurs soumis aux dispositions des articles L. 133-4 et suivants du code monétaire et financier issus de l'ordonnance du 15 juillet 2009 relative aux conditions régissant la fourniture de services de paiements transposant la directive n°2007/64/CE concernant les services de paiement dans le marché intérieur.
Conformément aux dispositions de l'article L. 133-13 du code monétaire et financier, le banquier teneur de compte a en principe l'obligation d'exécuter promptement un virement que son client lui ordonne, pourvu que l'ordre soit régulier et que le compte soit créditeur d'une somme disponible suffisante. En l'espèce, il n'est pas discuté que les ordres de virement litigieux émanaient de M. [I] et que le solde du compte sur lequel ils s'effectuaient permettait d'y procéder pour l'intégralité de leurs montants.
En présence d'une anomalie apparente, le banquier teneur de compte doit mettre en 'uvre les moyens nécessaires pour qu'aucun préjudice ne soit subi, ni par son cocontractant ni par les tiers. Ce devoir implique que le banquier procède, dans le cadre d'une obligation de se renseigner, à des investigations supplémentaires pour choisir le comportement adapté à la situation. Le comportement adéquat peut consister à refuser d'exécuter l'opération, ainsi qu'il y est autorisé par l'article L. 133-10 du code de commerce.
Alors que le banquier est également susceptible d'engager sa responsabilité contractuelle à l'égard de son client, soit pour un retard dans l'exécution de l'ordre de virement, soit pour un refus d'exécuter cet ordre en application de l'article L. 133-10 précité, les diligences qu'il lui appartient d'effectuer, en présence d'une telle anomalie, ne peuvent toutefois outrepasser les seules vérifications lui permettant de lever le doute sur une apparence, dès lors qu'il convient de garantir un équilibre entre ses obligations antagonistes de non-immixtion et de prudence. Tenu à une obligation de moyens, il ne lui incombe ni de procéder à des investigations approfondies et de se livrer à une enquête sur ces anomalies, ni de garantir à son client le résultat de l'opération exécutée sur le compte.
Ce devoir de vigilance existe même dans l'hypothèse où la banque teneur de compte n'a pas proposé ou participé à l'investissement pour lequel l'ordre de virement est donné à l'établissement bancaire, dès lors qu'en particulier, le client n'invoque pas sa qualité de prestataires de services d'investissement et l'obligation de mise en garde qui s'y attache.
En l'espèce, il est par conséquent indifférent que le Crédit mutuel soit «'présumé innocent'» des escroqueries commises par des tiers bénéficiaires des virements qu'il a exécutés.
Il appartient enfin au titulaire du compte bancaire d'apporter la preuve de l'existence d'opérations sur ses comptes dont l'anomalie était apparente pour l'établissement bancaire.
À cet égard, le relevé des virements litigieux ne fait d'une part apparaître l'identité de l'une des plate-formes en ligne avec lesquelles M. [I] a contracté pour procéder à ses investissements qu'à deux occasions : selon le propre tableau établi par M. [I] (page 4/43 de ses conclusions), Euro diamond market figure ainsi comme bénéficiaire des seuls virements effectués les 2 novembre 2016 et 1er mars 2017.
Les rejets par les banques étrangères concernent d'ailleurs ces deux virements, alors que ceux ultérieurement effectués dans le cadre des opérations réalisées sur cette plate-forme Euro diamond market ont comme bénéficiaire une société Eupsporvider Sro, qui est effectivement le titulaire d'un compte ouvert auprès de l'établissement bancaire letton et visé par l'Iban fourni au banquier.
Dans son propre courriel adressé le 1er avril 2017 à M. [D] [O], son interlocuteur auprès de la plate-forme en ligne, M. [I] indique que «'la banque s'était trompé dans le destinataire'», ajoutant qu'il retourne donner l'ordre auprès de sa banque le lendemain. Il précise en outre dans un courriel du même jour que la difficulté a résulté de l'indication de l'identité d'un double bénéficiaire du virement litigieux. M. [I] a ainsi admis connaître le motif pour lequel le rejet des virements était intervenu.
Il en résulte notamment qu'un tel rejet par la banque destinatrice ne reposait pas sur le caractère irrégulier ou suspect d'une telle opération, mais sur une erreur résultant de l'inscription d'un double bénéficiaire du virement, alors que l'Iban fourni ne correspondait qu'au compte de l'une des deux personnes désignées': une telle erreur n'était ainsi pas de nature à attirer spécifiquement l'attention du Crédit mutuel sur un risque de fraude concernant ces deux opérations, étant observé que les virements ultérieurs au profit de la société Eupsporvider ont été exécutés sans qu'une telle difficulté ne se renouvelle. En concordance avec son intention de renouveler l'opération litigieuse, le relevé des virements fait d'ailleurs apparaître que les deux virements rejetés d'un montant respectif de 9 967,17 euros et de 3 460 euros ont été régularisés par de nouveaux ordres donnés par M. [I] pour les mêmes montants et exécutés par le Crédit mutuel les 9 novembre 2016 et 3 mars 2017.
Le courriel adressé le 2 mars 2017 à M. [I] par M. [O] confirme d'ailleurs que M. [I] doit utiliser l'Iban qui lui a été fourni et correspondant à une société Eupsporvider Sro, que son interlocuteur présente comme un «'tiers de confiance'», avant d'indiquer que M. [I] ne doit pas mentionner l'identité de Eurodiamond dans ses ordres de virement. La seule circonstance que le rejet reposait sur un code indiquant «'motif réglementaire'» ne suffit ainsi pas à caractériser une anomalie intellectuelle, alors que la régularisation des opérations est intervenue sans difficulté dès lors que seule l'identité du titulaire du compte domicilié à l'étranger a été portée sur les ordres ultérieurs de virement.
A l'époque de ces deux virements rejetés, la plateforme Eurodiamond market n'était en outre pas inscrite sur la liste dressée par les autorités de régulation. La seule mention de ce nom n'était ainsi pas de nature à alerter le banquier sur le danger présenté par ces opérations.
D'autre part, aucune pièce produite par M. [I] n'établit que le Crédit mutuel a été informé de l'identité des plateformes Diamoneo et Prestige diamant comme étant ses véritables cocontractants. Il est ainsi indifférent que Diamoneo ait été inscrit sur la liste noire de l'AMF et de l'ACPR depuis le 4 novembre 2016, soit deux jours après le début des acquisitions réalisées par M. [I] auprès de Eurodiamond market.
A l'exception des deux virements rejetés, les autres opérations sont intervenues sur la base d'un ordre accompagné d'un Iban mentionnant exclusivement le bénéficiaire du virement, et non l'identité du site sur lequel la transaction a été conclue': dans ces conditions, si la cour observe que la plate-forme Diamoneo a successivement eu recours à trois sociétés bénéficiaires distinctes et qu'une telle circonstance était clairement suspecte et que M. [I] aurait dû s'en préoccuper, le PSP n'a pu en revanche procéder à une telle observation, en l'absence d'information sur les cocontractants réels de son client.
Il résulte toutefois des mentions portées par la conseillère bancaire de M. [I] dans ses résumés d'entretien qu'elle avait connaissance que l'objet des investissements concernait l'acquisition de diamants. Pour autant, cette seule circonstance ne suffisait pas à caractériser une anomalie apparente des virements effectués. En premier lieu, la communication de presse du 31 mars 2016 par le Parquet de Paris et l'AMF (sa pièce 16) ne concerne pas ce type de fraudes, mais vise le marché des devises sur le Forex, le crédit et les escroqueries par faux ordres de virement, situations non applicables à l'espèce. M. [I] ne démontre ainsi pas qu'entre novembre 2016 et janvier 2018, le Crédit mutuel aurait du avoir conscience que son client s'exposait à un tel risque de fraude, au-delà du caractère spéculatif du placement envisagé dans les diamants dont le banquier n'a pas à évaluer l'opportunité financière. En second lieu, l'avertissement adressé conjointement par le parquet du tribunal de grande instance de Paris et l'AMF sur le développement de telles fraudes relatives aux investissements en matière de diamants ne date que du 17 septembre 2019 (sa pièce 17), de sorte qu'il n'est pas contemporain des virements litigieux et qu'il comporte un profil-type des escrocs, des victimes et du mode opératoire dont la connaissance ne s'est acquise que progressivement et notamment depuis 2019.
Enfin, alors que l'anomalie apparente est celle qui ne doit pas échapper au banquier normalement prudent et diligent, cette notion présente un caractère relatif et son existence ne peut s'apprécier qu'en fonction des circonstances concrètes de chaque espèce. L'anormalité du fonctionnement du compte variant d'un client à l'autre, il en résulte qu'elle est susceptible de faire défaut, notamment s'agissant des anomalies intellectuelles, lorsque les circonstances révèlent un contexte compatible avec un tel fonctionnement atypique.
En premier lieu, il est exact que le fonctionnement habituel du compte de M. [I] ne visait que des opérations situées sur le territoire français.
Pour autant, s'agissant de l'acquisition de diamants dont le marché n'est pas exclusivement national, la domiciliation des bénéficiaires dans des établissements bancaires étrangers ne présentait aucune anomalie apparente. La destination des virements n'était en outre pas révélatrice d'un risque de fraude à l'égard de M. [I]': la Lettonie, le Danemark et le Royaume-Uni sont en effet des États-membres de l'Union européenne et membres de la zone SEPA, dont l'implication notoire de leurs établissements bancaires dans des fraudes financières n'est pas démontrée sur la période des virements litigieux.
En second lieu, la fréquence et les montants des opérations effectuées ont conduit M. [I] à ordonner à son PSP de procéder, en l'espace de 18 mois, à des versements totaux d'un montant d'environ 238 000 euros (en excluant le cumul des deux virements ayant fait l'objet d'un rejet avec leur réitération ultérieure).
Il s'observe par ailleurs que la plupart des opérations habituelles affectant le compte pour des montants réguliers de 1 000 à 4 000 euros portaient essentiellement sur des virements effectués entre les comptes de M. [I], et non à destination de comptes de tiers.
Pour autant, la référence au fonctionnement habituel du compte doit être appréciée spécifiquement en l'espèce, dès lors que les opérations litigieuses ont été réalisées dans un contexte de restructuration des capitaux dont disposait M. [I] : à cet égard, le relevé de compte confirme que ce dernier a procédé au rachat de plusieurs contrats d'assurance-vie souscrits auprès d'établissements-tiers (ACMN avenir, Groupama vie et Axa France vie), dont les montants ont été portés au crédit de son compte pour un montant global de 112 500 euros entre le 17 novembre 2016 et le 4 avril 2017. Il a ainsi clairement manifesté sa volonté de modifier une partie de ses placements antérieurs en liquidant certains actifs pour lui permettre de procéder à de nouveaux investissements.
La comparaison avec un débit mensuel moyen de 7 500 euros sur les 8 mois ayant précédé les investissements litigieux, n'est ainsi pas pertinente.
Si le montant tant individuel que global des virements litigieux déroge ainsi au fonctionnement antérieur du compte, cette modification s'inscrit en réalité dans un changement de l'alimentation elle-même de ce compte, qui révèle la volonté de son titulaire de procéder à d'importants investissements. L'importance de ces virements, que n'autorisait pas son seul fonctionnement antérieur et son solde limité, n'est ainsi que le reflet de l'augmentation du solde créditeur de ce compte.
La corrélation entre l'évolution des virements effectués par M. [I] pour alimenter son compte et l'augmentation du montant des virements réalisés au profit de sociétés tierces est ainsi exclusive d'une anomalie apparente dans le fonctionnement du compte au cours de cette période singulière de redéfinition de ses placements par son titulaire.
Le faisceau d'indices invoqué par M. [I] pour établir la nécessité pour le PSP de procéder à une surveillance de son compte n'est ainsi pas constitué, alors qu'il convient enfin de rappeler qu'il n'incombe aucune obligation générale de mise en garde au banquier teneur de compte.
Il résulte ainsi de l'ensemble de ces constatations et énonciations que le Crédit mutuel n'avait pas l'obligation de déroger au principe de non-immixtion d'un banquier dans le fonctionnement du compte de son client et n'était ainsi pas débiteur d'une obligation de vigilance particulière, en l'absence d'anomalies apparentes affectant les opérations litigieuses.
Dans ces conditions, il est indifférent que l'attestation rédigée tardivement par Mme [S], conseillère bancaire de M. [I] à l'époque des faits, selon laquelle ce client n'avait pas tenu compte de ses conseils et devenait virulent afin de valider ses virements, ait fait l'objet d'une plainte pour faux.
Il convient dès lors de débouter M. [I] de ses demandes indemnitaires.
Le jugement critiqué est par conséquent réformé, en ce qu'il a déclaré le Crédit mutuel responsable et l'a condamné à indemniser M. [I].
Sur les dépens et les frais irrépétibles de l'article 700 du code de procédure civile :
Le sens du présent arrêt conduit :
- d'une part à infirmer le jugement attaqué sur ses dispositions relatives aux dépens et à l'article 700 du code de procédure civile,
- et d'autre part, à condamner M. [I], outre aux entiers dépens de première instance et d'appel, à payer au Crédit mutuel la somme de 5'000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des procédures devant les premiers juges et d'appel.
PAR CES MOTIFS,
La cour,
Déclare irrecevables les conclusions notifiées le 16 janvier 2025 par la Caisse de crédit mutuel de [Localité 5]'et les nouvelles pièces qui y sont annexées';
Confirme le jugement rendu le 11 avril 2023 par le tribunal judiciaire de Boulogne-sur-mer en ce qu'il a déclaré recevable l'action de M. [T] [I]';
L'infirme en toutes ses autres dispositions';
Statuant à nouveau'et y ajoutant':
Dit que la Caisse de crédit mutuel de [Localité 5] n'a pas engagé sa responsabilité à l'égard de M. [T] [I]';
Déboute par conséquent M. [T] [I] de ses demandes indemnitaires à l'encontre de la Caisse de crédit mutuel de [Localité 5]';
Condamne M. [T] [I] aux dépens de première instance et d'appel ;
Condamne M. [T] [I] à payer à la Caisse de crédit mutuel de [Localité 5] la somme de 5'000 euros au titre des frais irrépétibles qu'elle a exposés tant en première instance qu'en appel, en application de l'article 700 du code de procédure civile.