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Décisions

CA Lyon, 1re ch. civ. A, 24 avril 2025, n° 22/02974

LYON

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Caisse d'Epargne et de Prévoyance de Loire Drôme Ardèche (SA)

Défendeur :

Caisse d'épargne et de prévoyance de Loire Drôme Ardèche (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Wyon

Conseillers :

Seitz, Gonzalez

Avocats :

SCP Desbos Barou & Associés, SCP Jacques Aguiraud et Philippe Nouvellet, Peycelon

TJ Saint-Étienne, 1re ch. civ., du 8 mar…

8 mars 2022

Le 19 février 2020, Mme [M] épouse [O] [Y] a effectué à partir de son compte de dépôt ouvert auprès de la caisse d'épargne un virement de 36'000 ' afin de financer l'acquisition auprès de la société Vinci de deux places de parking situées dans l'enceinte de l'aéroport de [Localité 9], sur les conseils du directeur d'un cabinet de gestion de patrimoine situé à [Localité 10], M. [D] [G]. Le taux de rendement annoncé de ce placement s'élevait à 24 % par an.

Le 24 février suivant Mme [M] a été informée par la caisse d'épargne qu'elle avait probablement été victime d'une escroquerie. Le lendemain 25 février, elle a régularisé une demande de restitution des fonds dite Recall qui n'a pas prospéré, la banque destinataire du virement ayant répondu : « pas d'opération initiale reçue ».

Elle a contacté le vendeur du placement et a obtenu restitution d'une somme de 720 euros. Faisant valoir que la banque avait connaissance du risque et du caractère frauduleux de l'opération, qu'elle aurait dû l'en informer, et qu'elle n'avait pas reçu la preuve de la mise en 'uvre de la procédure de restitution des fonds, elle lui a demandé le remboursement de la somme de 36'000 ' et s'est heurtée à un refus.

Mme [M] et son mari M. [J] [O] [Y] ont saisi le tribunal judiciaire de Saint-Etienne d'une action en responsabilité de la caisse d'épargne. Par jugement du 8 mars 2022, le tribunal les a déboutés de toutes leurs demandes et condamnés aux dépens.

Mme [M] et M. [O] [Y] ont relevé appel de ce jugement par déclaration du 22 avril 2022.

Aux termes de leurs conclusions déposées au greffe le 2 février 2023, Mme [M] et M. [O] [Y] demandent à la cour d'infirmer le jugement dont appel et, statuant à nouveau, de :

- à titre principal, sur le fondement de son obligation de vigilance, condamner la Caisse d'épargne et de prévoyance Loire Drôme Ardèche à verser à Mme [M] la somme de 35'280 ' à titre de dommages et intérêts avec intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 6 juillet 2020;

- subsidiairement, sur le fondement de son obligation d'exécuter correctement la procédure de restitution des fonds, condamner la Caisse d'épargne et de prévoyance Loire Drôme Ardèche à verser à Mme [M] la somme de 35'280 ' à titre de dommages et intérêts avec intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 6 juillet 2020,

En tout état de cause,

- juger que l'issue de la procédure pénale est sans incidence sur l'action en reponsabilité civile,

- à défaut, ordonner le sursis à statuer dans l'attente de la production de l'avis de classement sans suite ou de la décision pénale,

- condamner la Caisse d'épargne et de prévoyance Loire Drôme Ardèche à verser à Mme [M] la somme de 3000 ' au titre de l'article 700 du code de procédure civile;

- condamner la Caisse d'épargne et de prévoyance Loire Drôme Ardèche aux entiers dépens de l'instance avec bénéfice des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile au profit de Me Florian Desbos.

Les appelants indiquent qu'ils sont mariés sous le régime de la séparation de biens et qu'ils limitent leurs demandes à la réparation du préjudice subi par Mme [M].

Ils invoquent le devoir de vigilance de la banque consistant à relever les anomalies apparentes, tant matérielles qu'intellectuelles. Ils font valoir que certaines escroqueries aux placements financiers sont bien connues des établissements bancaires et notamment l'escroquerie au président ou aux places de parking, et que la banque est tenue d'informer du risque son client faute de quoi elle engage sa responsabilité.

Ils font observer que le montant du virement était anormalement élevé, ne correspondait pas à leurs habitudes et a été effectué au profit de Vinci, nouveau bénéficiaire enregistré, titulaire d'un compte dans une banque portugaise. Ils s'appuient sur un courriel interne de la banque sur la recrudescence de telles escroqueries aux places de parking. Ils ajoutent qu'il appartenait à la banque de se renseigner sur l'opération et soutiennent que le taux de rendement anormalement élevé n'aurait pas manqué de retenir son attention, relevant que la Caisse d'épargne a pris soin de contacter Mme [M] a posteriori, ce qui démontre qu'elle pouvait s'immiscer dans la gestion du compte. Ils font enfin valoir que l'obligation de vigilance en matière de virement ne se limite pas à la vérification de l'identité du donneur d'ordre.

Ils se prévalent en outre de la faute de la banque dans le cadre de la procédure de recall au motif qu'au vu de la synthèse technique, elle a indiqué que le pays de destination du virement était la France alors qu'il s'agissait du Portugal, ce qui a pu conduire la banque portugaise à répondre qu'elle n'avait pas reçu le virement initial. Ils font valoir que la Caisse d'épargne ne pouvait se contenter de cette réponse et a ainsi engagé sa responsabilité.

Par conclusions déposées au 20 avril 2023 la Caisse d'épargne et de prévoyance Loire Drôme Ardèche demande à la cour de :

- déclarer que M. [O] [Y] n'a aucune qualité à agir à son encontre,

- confirmer le jugement déféré dans toutes ses dispositions,

- débouter M. [O] [Y] et Mme [M] de toutes leurs demandes ;

- les condamner à lui payer la somme de 5000 ' au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- les condamner aux entiers dépens de première instance et d'appel.

Elle fait essentiellement valoir que l'obligation de vigilance imposée aux organismes financiers découle de l'application de l'article L 563-3 du code monétaire et financier et a pour seule finalité de détecter les transactions portant sur des sommes provenant du trafic de stupéfiants ou d'activités criminels organisés et se prévaut du principe de non immixtion qui lui interdit de se substituer à son client ou d'intervenir dans la conduite de ses affaires.

Se prévalant des articles L 133-3 et L.133-6 du code monétaire et financier, elle soutient qu'elle n'avait aucune obligation ou devoir de s'opposer à cette transaction alors qu'elle n'avait aucune connaissance de la fraude à la date du virement. Elle ajoute que le virement ne présentait aucune anomalie apparente.

S'agissant de la procédure de recall, elle rappelle qu'elle est entièrement dématérialisée et que l'interprétation des documents par les appelants n'est pas fondée, l'IBAN de la banque étant parfaitement reproduit et la mention France étant dépourvue d'incidence.

Elle ajoute que la production d'une pièce en anglais par les appelants est irrecevable et que la pièce doit être écartée et précise que le courriel interne dont ils se prévalent pour affirmer qu'elle avait une parfaite connaissance des escroqueries aux places de parking est postérieur aux faits dont se plaignent les époux [O]-[Y], ajoutant que c'est l'imprudence des appelants qui est à l'origine exclusive de leur préjudice.

Il convient de se référer aux écritures des parties pour plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 2 mai 2023 .

MOTIVATION

L'article 4 du code de procédure pénale dispose que la mise en mouvement de l'action publique n'impose pas la suspension du jugement des autres actions exercées devant la juridiction civile, de quelque nature qu'elles soient, même si la décision à intervenir au pénal est susceptible d'exercer, directement ou indirectement, une influence sur la solution du procès civil. L'issue de la procédure pénale étant au surplus sans conséquences sur l'action en responsabilité civile, il n'y a pas lieu de surseoir à statuer.

- sur l'obligation de vigilance de la banque

Il est constant que le banquier est tenu, sur le fondement de la responsabilité de droit commun, d'une obligation de surveillance du fonctionnement des comptes de ses clients. Cette responsabilité est toutefois limitée par le principe de non ingérence, qui peut être défini comme l'interdiction faite aux banques de s'immiscer dans les affaires de son client.

En conséquence, dans le cadre des opérations auxquelles il prête son concours, le banquier est tenu de détecter les seules anomalies apparentes, matérielles lorsqu'elles apparaissent à la lecture des documents communiqués par le client, ou intellectuelles lorsqu'elles portent sur des éléments extérieurs aux documents, notamment la nature des opérations effectuées ou leur contexte.

En l'espèce, Mme [M] produit le relevé des opérations de son compte de dépôt auprès de la Caisse d'épargne pour la période du 1er février 2020 au 31 mars de la même année. La cour observe que la période considérée est beaucoup trop courte pour lui permettre de se convaincre du fonctionnement habituel du compte, dans la mesure où les appelants font valoir que le montant de l'opération était anormalement élevé et que l'éventuel renouvellement d'une dépense de ce niveau ne peut être appréciée que sur une période d'un à deux ans au moins.

Il résulte toutefois de ce document que, pendant la période concernée, les sommes débitées n'excèdent qu'exceptionnellement une centaine d'euros, à l'exception de quatre virements et d'un chèque d'un montant compris entre 1000 et 1500 ' chacun, outre le virement litigieux de 36'000 '.

S'agissant de ce virement, émis et payé le 19 février 2020, la cour retient qu'ont été effectués sur le compte, à la même date, deux virements de 23'000 et 10'500 ', en provenance de comptes ouverts au nom de Mme [P] [O] donc de la titulaire du compte de dépôt, et qu'y a été déposé un chèque de 18'000 ' crédité le lendemain. Il s'ensuit qu'avant de procéder au virement, la provision de son compte s'élevant à 3552,06 ' au 1er février 2020, Mme [M] a fait en sorte de disposer d'une provision suffisante, ceci témoignant d'une opération anticipée.

Le libellé du virement litigieux, le nom du bénéficiaire, à savoir 'Vinci', et le motif ou référence de l'opération intitulé 'Baudet18945", du nom du cabinet de conseil en gestion de patrimoine ne permettaient pas de soupçonner une opération suspecte, le compte à créditer étant au surplus domicilié dans les livres de la BPI, banque portugaise, donc en Europe, ce qui n'était pas inquiétant de prime abord.

Enfin, Mme [M] se prévaut d'un courriel interne à la Caisse d'épargne destinée à alerter ses préposés de l'escroquerie dont elle a été victime et en déduit que la banque était informée des faits avant qu'elle effectue l'opération litigieuse. Toutefois, le document qu'elle produit n'est pas daté.

La banque communique pour sa part une copie de ce courriel, qui est daté du 27 février 2020 et à destination interne. Il fait expressément référence à la fraude à l'acquisition de places de parking auprès de la société Vinci. Elle produit également un courriel adressé par la société Vinci à Mme [M] le 19 mars 2020 aux termes duquel la société Vinci indique avoir déposé plainte pour ces fraudes auprès du procureur de la République de [Localité 11] le 6 février précédent.

Il n'est donc pas démontré par Mme [M] qu'à la date à laquelle elle a effectué le virement litigieux, la Caisse d'épargne Loire Drôme Ardèche était informée de l'existence de cette escroquerie et en capacité d'attirer l'attention de sa cliente sur le risque présenté par l'opération.

L'ordre étant régulier et le compte contenant une somme disponible suffisante pour son exécution, en l'absence d'indices évidents, propres à faire douter de la régularité de l'opération effectuée, le seul montant du virement, dûment provisonné, ne pouvant à lui seul laisser présumer une opération irrégulière, et celui-ci étant à destination d'un établissement bancaire européen, la banque n'avait pas à procéder à des investigations particulières. Il ne peut en conséquence lui être reproché un quelconque manquement à son obligation de vigilance.

- sur l'opération de recall ou rappel des fonds

La banque reproche aux appelants de produire une pièce en langue anglaise ( n°28

intitulée « Guide on Reason codes for SCT R- transactions ») et demande que cette pièce soit écartée. Toutefois, elle ne reprend pas cette demande dans le dispositif de ses conclusions qui seul saisit la cour, de sorte qu'il ne sera pas statué sur ce point dont la cour n'est pas saisie.

Un virement est un ordre de paiement irrévocable. Les virements au sein des pays de l'Union européenne peuvent être traités en quelques secondes et le compte du donneur d'ordre être débité quasiment instantanément. Lorsque l'ordre a été exécuté, la banque du donneur d'ordre peut demander à la banque bénéficiaire le retour automatique des fonds virés.

En l'espèce, il est justifié que la Caisse d'épargne a engagé la procédure de rappel des fonds à la demande des époux [O] le 25 février 2020, soit 6 jours après l'opération litigieuse. Les éléments de cette procédure qui ont été transmis à Mme [M] par la Caisse d'épargne démontrent que la banque a indiqué le nom du destinataire, à savoir VINCI, l'exact Bank Identifer Code (BIC) et l'exact International Bank Account Number (IBAN), mais avec une erreur concernant le pays de domiciliation du destinataire, puisqu'il est fait état de la France alors qu'il s'agissait du Portugal.

Mme [M] ne rapporte pas la preuve que la mention erronée concernant le pays a empêché la remise du message à la banque concernée, d'autant que le message a reçu réponse le 27 février 2020.

Cependant, ainsi qu'elle le fait observer, la réponse informatique de la banque portugaise consiste dans l'acronyme NOOR, qui signifie No Original Transaction Received, réponse qui, à l'évidence, ne correspondait pas à la réalité puisque le paiement avait été encaissé.

Cette réponse pouvant s'expliquer par l'erreur concernant le pays de réception du virement, il incombait a minima à la Caisse d'épargne de procéder à une vérification supplémentaire directement auprès de l'établissement bancaire portugais ou par l'intermédiaire de sa représentation au plan national.

En n'effectuant pas cette recherche complémentaire pour tenter de bloquer les fonds objet du virement, elle a engagé sa responsabilité contractuelle à l'égard de sa cliente, ce dont elle lui doit réparation.

Ainsi que le fait valoir la banque, le préjudice ainsi causé consiste dans la perte d'une chance de Mme [M] d'être remise en possession des fonds, et ne correspond pas à la somme payée par virement. La procédure de 'recall' a été engagée 6 jours après le virement, alors qu'une telle opération ne doit pas dépasser un délai de 24 heures en Europe. De plus, s'agissant d'une escroquerie, les chances d'obtenir restitution des fonds ou de toute autre somme d'un même montant se trouvant sur le compte étaient des plus minces passé un tel délai. Le préjudice sera en conséquence évalué à 15 % du montant du virement, soit 5.400 euros et la Caisse d'épargne et de prévoyance de Loire Drôme Ardèche condamnée à payer cette somme à Mme [P] [M].

La créance indemnitaire étant consacrée par la présente décision, la cour ne juge pas approprié de faire rétroagir le jeu de l'intérêt légal à la date de la mise en demeure.

Le jugement sera en conséquence infirmé dans toutes ses dispositions, la Caisse d'épargne et de prévoyance de Loire Drôme Ardèche sera condamnée aux dépens de l'entière procédure, avec droit de recouvrement direct au profit de Me Desbos, avocat, et au paiement à Mme [P] [M] de la somme de 3.000 ' à laquelle elle a limité sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, la demande de la banque sur ce point étant rejetée.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en dernier ressort,

Infirme dans toutes ses dispositions le jugement RG 20/04062 rendu par le tribunal judiciaire de Saint-Etienne le 8 mars 2022 ;

Dit n'y avoir lieu de surseoir à statuer ;

Condamne la Caisse d'épargne et de prévoyance Loire Drôme Ardèche à payer à Mme [P] [M] la somme de 5.400 euros en réparation de son préjudice ;

Rejette sa demande au titre des intérêts;

Condamne la Caisse d'épargne et de prévoyance de Loire Drôme Ardèche aux dépens de l'entière procédure, avec droit de recouvrement direct au profit de Me Desbos, avocat, et au paiement à Mme [P] [M] d'une somme de 3.000 ' en application de l'article 700 du code procédure civile, sa propre demande sur ce point étant rejetée.

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