CA Aix-en-Provence, ch. 1-2, 24 avril 2025, n° 24/07163
AIX-EN-PROVENCE
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Engie (SA)
Défendeur :
Enedis (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Pacaud
Conseillers :
Mme Neto, Mme Mogilka
Avocats :
Me Drevet, Me Nguyen-Bonnome, Me Saget, Me Piedelievre
EXPOSÉ DU LITIGE
Suivant acte sous seing privé en date du 18 décembre 2012, la société anonyme (SA) GDF Suez, aujourd'hui dénommée Engie, a donné à bail commercial à la SA ERDF, devenue Enedis, un ensemble immobilier comprenant des locaux à usage de bureaux et d'activités ainsi que 111 emplacements de parking extérieurs, situés [Adresse 3] à [Localité 10] et sis sur les parcelles cadastrées section AS n° [Cadastre 5] et n° [Cadastre 4] de ladite commune.
Par avenant du 29 septembre 2016 à effet au 1er septembre 2013 la désignation des locaux a été modifiée, par l'ajout d'une surface supplémentaire et de 23 places de parking, le loyer annuel étant réévalué à 265 777,92 euros HT avec clause d'indexation annuelle.
Ce bail a été conclu, pour une durée de 9 ans, à compter du 1er janvier 2013, moyennant paiement d'un loyer annuel de 215 969,92 euros.
Il est par la suite apparu que la SA Enedis occupait également le terrain cadastré section AS n° [Cadastre 6], contigu aux locaux loués, sans qu'aucun bail n'ait été conclu.
Par exploit d'huissier en date du 30 décembre 2019, la SA Engie a fait signifier à la SA Enedis un congé avec offre de paiement d'une indemnité d'éviction, à effet du 31 décembre 2021.
Par acte de commissaire de justice en date du 27 décembre 2023, la société Enedis a saisi le tribunal judiciaire de Draguignan d'une demande de fixation de son indemnité d'éviction à hauteur de 3 072 421 euros.
Par exploit du même jour, la société Engie a saisi le président du tribunal judiciaire de Draguignan, statuant en référé, aux fins d'entendre :
- à titre principal :
' désigner un expert aux fins de déterminer le montant de l'indemnité d'occupation due par le preneur à compter du 1er janvier 2022 ;
' ordonner la libération du terrain cadastré section AS n° [Cadastre 6] et occupé par la SA Enedis et ce, à défaut de restitution volontaire ;
' condamner la SA Enedis à lui verser la somme de 504 000 euros à titre de provision à valoir sur les indemnités d'occupation impayées pour les cinq dernières années, suite à l'occupation de la parcelle cadastrée section AS n° [Cadastre 6], augmentée des intérêts au taux légal ;
' fixer une indemnité d'occupation à hauteur de 8 400 euros HT par mois à compter de l'assignation et jusqu'à la libération complète du terrain occupé ;
- à titre subsidiaire, obtenir la désignation de l'expert pour déterminer le montant de l'indemnité d'occupation pour la parcelle cadastrée section AS n° [Cadastre 6] ;
- en tout été de cause, condamner la SA Enedis à lui payer de la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.
Par ordonnance contradictoire en date du 15 mai 2024, ce magistrat a :
- dit n'y avoir lieu à référé sur la demande d'expertise tendant à évaluer le montant de l'indemnité d'occupation des locaux loués depuis la fin du bail ;
- ordonné à la SA ENEDIS de libérer le terrain situé [Adresse 9], cadastré section AS n° [Cadastre 6], de toute occupation, objets et matériaux entreposés et, à défaut de restitution volontaire des lieux dans les quatre mois de la signification de la son ordonnance, son expulsion au besoin avec le concours d'un serrurier et de la force publique ;
- dit n'y avoir lieu à référé sur la demande de fixation de l'indenmité d'occupation due pour le terrain cadastré section AS n° [Cadastre 6] ;
- ordonné une expertise judiciaire visant notamment à évaluer l'indemnité d'éviction et à investiguer sur l'occupation ainsi que sur la valeur locative de la parcelle n° [Cadastre 6] ;
- commis Mme [T] [M], pour y procéder ;
- dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamné la société Enedis aux dépens.
Il a notamment considéré :
- qu'en application des dispositions de l'article L 145-28 du code de commerce, la société Enedis avait le droit de rester dans les lieux jusqu'au paiement de l'indemnité d'éviction ;
- que la SA Engie ne justifiait pas d'un motif légitime à voir ordonner une expertise aux fins de fixation de l'indemnité d'occupation dès lors que ce maintien dans les lieux devait se faire aux conditions et clause du bail expiré ;
- qu'elle justifiait en revanche d'un intérêt légitime à entendre ordonner une expertise judiciaire aux fins de fixation de la valeur locative de la parcelle [Cadastre 6] et de l'indemnité d'éviction.
Selon déclaration reçue au greffe le 6 juin 2024, la SA Engie a interjeté appel de cette décision, l'appel visant à la critiquer en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu à référé sur la demande d'expertise tendant à évaluer le montant de l'indemnité d'occupation des locaux loués depuis la fin du bail.
Par dernières conclusions transmises le 10 juillet 2024, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des prétentions et moyens, elle sollicite de la cour qu'elle infirme l'ordonnance entreprise du chef critiqué et, statuant à nouveau, qu'elle :
- désigne Mme [M] ou tout autre expert qu'il lui plaira avec la mission de :
' rechercher tous éléments permettant de fixer l'indemnité d'occupation due par le preneur à compter du 1er janvier 2022, date d'effet du congé, jusqu'à libération des lieux, en application des dispositions de l'article L 145-28 du code de commerce et donner son avis sur le montant de cette indemnité ;
' se rendre sur place, [Adresse 3] à [Localité 10], visiter les locaux objets du bail du 18 décembre 2021 et de son avenant à effet au 1er septembre 2013, les décrire, les photographier, se faire communiquer tous documents et pièces nécessaires à l'accomplissement de sa mission ;
' dire que l'expert saisi effectuera sa mission conformément aux dispositions des articles 263 et suivants du code de procédure civile et qu'il déposera l'original et une copie de son rapport au greffe de la cour d'appel d'Aix en Provence dans les six mois de sa désignation, sauf prorogation de ce délai dûment sollicitée en temps utile auprès du juge du contrôle des expertises ;
' statue ce que de droit sur la provision à valoir sur les frais de l'expert ;
' réserve les dépens d'instance d'appel.
Par dernières conclusions transmises le 1er août 2024, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des prétentions et moyens, la SA Enedis sollicite de la cour qu'elle :
- lui donne acte de ce qu'elle formule protestations et réserves sur la demande d'expertise portant sur l'indemnité d'occupation des locaux sollicitée par la société Engie ;
- ordonne que la provision complémentaire à valoir sur la rémunération de l'expert soit à la charge de la société Engie ;
' condamne la société Engie au paiement de la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
' condamne la société Engie aux entiers dépens, en ce compris les frais d'expertise, dont distraction au profit de l'avocat constitué conformément à l'article 699 du code de procédure civile.
L'instruction de l'affaire a été close par ordonnance en date du 18 février 2025.
Par soit-transmis en date du 6 mars 2025, la cour a demandé aux parties de lui confirmer l'information donnée à l'audience selon laquelle Mme [T] [M], expert commis par le premier juge, avait été remplacée et de lui communiquer le nom du nouvel expert.
Par note en délibéré transmise le jour même, le conseil de la SA Engie lui a indiqué que Mme [T] [M] avait été remplacée par Mme [B] [H] et à joint à son courrier les ordonnances de changement d'expert et prorogation de délai rendues les 11 septembre 2024 et 11 février 2025.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur l'appel principal
Aux termes de l'article 145 du code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve des faits dont pourrait dépendre la solution du litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.
Pour que le motif de l'action soit légitime, il faut et suffit que la mesure soit pertinente et qu'elle ait pour but d'établir une preuve dont la production est susceptible d'influer sur la solution d'un litige futur ayant un objet et un fondement précis et non manifestement voué à l'échec.
Le premier alinéa de l'article L 145-28 du code de commerce dispose : Aucun locataire pouvant prétendre à une indemnité d'éviction ne peut être obligé de quitter les lieux avant de l'avoir reçue. Jusqu'au paiement de cette indemnité, il a droit au maintien dans les lieux aux conditions et clauses du contrat de bail expiré. Toutefois, l'indemnité d'occupation est déterminée conformément aux dispositions des sections 6 et 7, compte tenu de tous éléments d'appréciation.
Il est acquis que l'indemnité d'occupation se substitue au loyer et que le juge des référés peut nommer un expert chargé de l'évaluer au même titre que l'indemnité d'éviction.
Les parties s'accordent sur le fait qu'eu égard au congé délivré le 30 décembre 2019, la SA Engie justifie d'un intérêt légitime à voir étendre le champ de l'expertise judiciaire, ordonnée par le premier juge, à l'évalution de l'indemnité d'occupation. Au demeurant, les protestations et réserve émise par la SA Enedis dans le dispositif de ses conclusions doivent s'interprêter à la lumière de ses développements inclus en page 4 de ces mêmes écritures selon lesquels elle ne s'oppose pas à la demande formulée par la SA Engie sous réserve que les autres chefs de l'ordonnance soient maintenus. Tel sera le cas puisque cette dernière n'a interjeté qu'un appel limité.
Il convient, dans ces conditions, d'infirmer l'ordonnance entreprise en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu à référé sur la demande d'expertise tendant à évaluer le montant de l'indemnité d'occupation des locaux loués depuis la fin du bail.
L'expertise ordonnée par le premier juge et confiée à Mme [T] [M], remplacée par Mme [B] [H], sera dès lors complétée par les chefs de mission suivants :
' se rendre sur place, [Adresse 3] à [Localité 10], visiter les locaux objets du bail du 18 décembre 2021 et de son avenant à effet au 1er septembre 2013, les décrire, les photographier, se faire communiquer tous documents et pièces nécessaires à l'accomplissement de sa mission ;
' rechercher tous éléments permettant de fixer l'indemnité d'occupation due par le preneur à compter du 1er janvier 2022, date d'effet du congé, jusqu'à libération des lieux, en application des dispositions de l'article L 145-28 du code de commerce et donner son avis sur le montant de cette indemnité ;
L'expert saisi effectuera sa mission conformément aux dispositions des articles 263 et suivants du code de procédure civile.
Il convient de fixer à 2 000 euros la provision complémentaire que la SA Engie devra consigner entre les mains du régisseur des avances et recettes du tribunal judiciaire de Draguignan au plus tard le 24 mai 2025, à peine de caducité de ce complément d'expertise.
Sur l'article 700 du code de procédure civile et les dépens
Il est admis que la partie défenderesse, puis intimée, à une demande d'expertise ordonnée sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile ne peut être considérée comme la partie perdante au sens des dispositions de l'article 696 du code de procédure civile et ce, même si l'expertise a été ordonnée.
En l'espèce, il ne paraît pas inéquitable de laisser à chaque partie la charge de ses frais irrépétibles et dépens, ces derniers ne pouvant être réservés puisque, dans le cadre procédural d'un référé-expertise, le juge est appelé à vider sa saisine.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Statuant dans les limites de l'appel,
Infirme l'ordonnance du chef déféré ;
Statuant à nouveau et y ajoutant :
Dit que l'expertise ordonnée par le premier juge et confiée à Mme [T] [M], remplacée par [B] [H] le 11 février 2025, sera complétée par les chefs de mission suivants :
' se rendre sur place, [Adresse 3] à [Localité 10], visiter les locaux objets du bail du 18 décembre 2021 et de son avenant à effet au 1er septembre 2013, les décrire, les photographier, se faire communiquer tous documents et pièces nécessaires à l'accomplissement de sa mission ;
' rechercher tous éléments permettant de fixer l'indemnité d'occupation due par le preneur à compter du 1er janvier 2022, date d'effet du congé, jusqu'à libération des lieux, en application des dispositions de l'article L 145-28 du code de commerce et donner son avis sur le montant de cette indemnité ;
Dit que l'expert saisi effectuera sa mission conformément aux dispositions des articles 263 et suivants du code de procédure civile et qu'il déposera l'original et une copie de son rapport au greffe du tribunal judiciaire de Draguignan le 30 septembre 2025, sauf prorogation de ce délai dûment sollicitée en temps utile auprès du juge du contrôle des expertises de cette même juridiction ;
Fixe à 2 000 euros la provision complémentaire que la SA Engie devra consigner entre les mains du régisseur des avances et recettes du tribunal judiciaire de Draguignan, au plus tard le 24 mai 2025, à peine de caducité de ce complément d'expertise ;
Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel ;
Dit que chaque partie conservera la charge de ses dépens d'appel.