CA Lyon, 1re ch. civ. B, 13 mai 2025, n° 23/04589
LYON
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Conseil régional de l'ordre des experts-comptables Auvergne Rhône-Alpes
Défendeur :
Indyfr (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Gonzalez
Conseillers :
Mme Lemoine, Mme Lecharny
Avocats :
Me Burgy, Me Laffly, Me Savoie, Me Brochier, Me Pasternak, SELARL Link Associes, SELARL LX Lyon
EXPOSÉ DU LITIGE
La société Indy.fr (la société), auparavant dénommée Georges.tech, a été créée en 2016 et déclare une activité d'édition et de commercialisation de logiciels.
Par ordonnance sur requête du 12 mars 2021, le président du tribunal judiciaire de Lyon a autorisé le conseil régional de l'ordre des experts comptables Auvergne Rhône-Alpes (le conseil de l'ordre) à faire procéder à un constat d'huissier de justice dans l'établissement de la société, aux fins notamment de procéder à toutes constatations utiles, au besoin par consultation des programmes informatiques et des messageries professionnelles, et de :
« - Décrire précisément chacune des opérations effectuées depuis la transmission par le client de ses documents comptables, jusqu'à l'établissement des comptes de résultat et des bilans et les formalités fiscales afférentes, dont celle de TVA, en identifiant pour chacune de ces opérations de tenue, vérification, appréciation, révision, surveillance et redressement, celles qui sont totalement ou partiellement automatisées et celles qui requièrent des interventions de salariés de la société [...] dont il sera précisé quelle en est la nature et l'étendue,
- Déterminer la réalité, dans chacun des dossiers, de l'éventuelle intervention d'un expert-comptable, et dans l'affirmative préciser le nom de ce dernier, les modalités de son intervention et de sa rémunération,
- Prendre copie de tous documents utiles ».
Il a été procédé à ce constat le 8 avril 2021.
Le 15 octobre 2021, le conseil de l'ordre a mis en demeure la société de cesser son activité au motif qu'elle serait constitutive d'un exercice illégal de la profession d'expert-comptable.
Le 1er août 2022, il a assigné la société devant le tribunal judiciaire de Lyon à fin d'obtenir sa condamnation à cesser ses activités relevant des prérogatives réservées aux experts-comptables et son usage illégal du titre d'expert-comptable, et à l'indemniser.
Par jugement du 3 mai 2023, le tribunal a principalement :
- débouté le conseil de l'ordre de l'intégralité de ses demandes,
- condamné le conseil de l'ordre aux dépens et à payer à la société la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté les parties du surplus de leurs prétentions.
Par déclaration du 2 juin 2023, le conseil de l'ordre a relevé appel du jugement.
Par une ordonnance du 18 janvier 2024, le conseiller de la mise en état a rejeté la demande d'injonction de communication de pièces présentée par le conseil de l'ordre.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées le 15 janvier 2025, le conseil de l'ordre demande à la cour de :
- déclarer recevable et bien fondé son appel,
A titre principal :
- infirmer le jugement en ce qu'il :
- le déboute de l'intégralité de ses demandes,
- le condamne aux dépens,
- le condamne à payer à la société la somme de 12 000 euros (sic) au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Et statuant à nouveau,
- juger que l'exécution illégale de travaux comptables par la société et l'usage illégal du titre d'expert-comptable constituent des agissements fautifs,
En conséquence,
- condamner la société à cesser immédiatement toutes prestations, activités ou missions de comptabilité relevant des activités visées par l'ordonnance du 19 septembre 1945 et l'usage illégal du titre d'expert-comptable, sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard à compter de l'arrêt à intervenir,
- pour assurer le contrôle de cette interdiction, condamner la société à lui transmettre chaque jour l'intégralité des « chats » réalisés avec ses clients et ce, sur une durée de six mois à compter de la décision à intervenir, qui sera automatiquement prorogée pour une nouvelle période de six mois supplémentaire à chaque constat d'une prestation, activité ou mission de comptabilité relevant des activités visées par l'ordonnance du 19 septembre 1945,
- ordonner à la société de ne pas faire, sur son site internet ou sur tout type de supports papiers ou numériques :
- la promotion de l'intervention de spécialistes en comptabilité ou tout autre accompagnement humain intervenant dans la tenue, la surveillance, la vérification, l'appréciation ou le redressement des comptes, relevant des articles 2 et 20 de l'ordonnance du 19 septembre 1945,
- toute comparaison avec un ou des experts-comptables, sauf à ce que la société précise expressément, en caractères apparents, que, contrairement aux experts-comptables, elle n'apporte aucune garantie et qu'elle n'est pas spécifiquement assurée pour son activité de comptabilité,
- sous astreinte de 10 000 euros par infraction constatée,
- condamner la société à lui payer la somme de 250 000 euros à titre de dommages et intérêts,
- l'autoriser à procéder à la publication intégrale ou par extraits de la décision à intervenir dans deux journaux nationaux aux frais de la société,
- condamner la société à publier intégralement ou par extraits les condamnations de cette dernière au titre de l'arrêt à intervenir pour une durée consécutive de trois mois, sous astreinte de 5 000 euros par jour de retard passé le délai de 15 jours à compter de la signification de la décision sur tous les supports informatiques de la société,
- débouter la société de l'ensemble de ses demandes,
A titre subsidiaire :
Avant dire droit,
- ordonner à la société de lui communiquer les conversations « live-chats » intervenues :
- pendant la période du 1er janvier 2022 inclus au 30 juin 2022 inclus,
- entre la société ou l'un quelconque de ses salariés et tous les clients de la société ayant eu, au cours de l'année 2022, cinq contacts ou plus avec le service clients par l'intermédiaire du support « live-chat »,
- compilées et communiquées : sous un format numérique exploitable de type document texte, correspondant à une extension « .txt », et, en outre, sous forme d'un tableau unique, indiquant le nom ou le numéro du client, le nombre total de conversations live-chats qu'il a eues au cours de l'année 2022, et le contenu des conversations, la liste devant être triée pour faire apparaître les clients qui ont eu le plus grand nombre de conversations avec le live-chat en premier,
- ordonner à la société de lui communiquer les éléments précités dans un délai de 15 jours à compter de la diffusion par RPVA de la décision à intervenir,
- assortir l'injonction de communiquer précitée d'une astreinte d'un montant de 10 000 euros par jour de retard, si la société n'a pas exécuté son obligation de communiquer telle que fixée par la décision à intervenir dans un délai de 15 jours ou plus si nécessaire à compter de sa diffusion par RPVA (astreinte applicable dès le 16ème jour),
- désigner tel commissaire de justice qu'il plaira au conseil de l'ordre, avec pour mission de:
- intervenir uniquement si la société n'a pas exécuté l'injonction de communication de pièces mise à sa charge par la décision à intervenir, ou si la société ne l'a exécutée que partiellement, dans un délai de 15 jours à compter de sa diffusion par RPVA,
- se rendre dans les locaux de la société, à savoir [Adresse 2], ou en tout autre lieu où se trouverait notamment son serveur informatique permettant l'extraction de données,
- se faire assister par un expert informatique de son choix,
- se faire prêter le concours de la force publique, s'il l'estime nécessaire,
- procéder à l'extraction informatique et à la copie des données suivantes :
' conversations intervenues par l'intermédiaire du « live-chat » de la société,
' pendant la période du 1er janvier 2022 au 30 juin 2022 inclus,
' entre la société ou l'un quelconque de ses salariés et tous les clients de la société ayant eu, au cours de l'année 2022, 5 contacts ou plus avec le service client de la société par l'intermédiaire du support « live-chat »,
' sous format de document texte avec une extension « .txt ».
- compiler les données extraites avec l'aide de l'expert informatique sous forme d'un tableau unique indiquant le nom ou le numéro du client, le nombre total de conversations « live-chats » qu'il a eues au cours de l'année 2022, et le contenu des conversations, la liste devant être triée pour faire apparaître les clients qui ont eu le plus grand nombre de conversations avec le live-chat en premier,
- procéder à toutes constatations utiles,
- dresser un procès-verbal de constat.
Prononcer la réouverture des débats et :
Sous réserve d'amender et compléter les écritures après communications des pièces sollicitées,
- infirmer le jugement en ce qu'il :
- le déboute de l'intégralité de ses demandes,
- le condamne aux dépens,
- le condamne à payer à la société la somme de 12 000 euros [sic] au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Et statuant à nouveau,
- juger que l'exécution illégale de travaux comptables par la société et l'usage illégal du titre d'expert-comptable constituent des agissements fautifs,
En conséquence,
- condamner la société à cesser immédiatement toutes prestations, activités ou missions de comptabilité relevant des activités visées par l'ordonnance du 19 septembre 1945 et l'usage illégal du titre d'expert-comptable, sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard à compter de l'arrêt à intervenir,
- pour assurer le contrôle de cette interdiction, condamner la société à lui transmettre chaque jour l'intégralité des chats réalisés avec ses clients et ce sur une durée de si mois à compter de la décision à intervenir, qui sera automatiquement prorogée pour une nouvelle période de six mois supplémentaire à chaque constat d'une prestation, activité ou mission de comptabilité relevant des activités visées par l'ordonnance du 19 septembre 1945,
- ordonner à la société de ne pas faire, sur son site internet ou sur tout type de supports papiers ou numériques :
- la promotion de l'intervention de spécialistes en comptabilité ou tout autre accompagnement humain intervenant dans la tenue, la surveillance, la vérification, l'appréciation ou le redressement des comptes, relevant des articles 2 et 20 de l'ordonnance du 19 septembre 1945,
- toute comparaison avec un ou des experts-comptables, sauf à ce que la société précise expressément, en caractères apparents, que, contrairement aux experts-comptables, elle n'apporte aucune garantie et qu'elle n'est pas spécifiquement assurée pour son activité de comptabilité,
- sous astreinte de 10 000 euros par infraction constatée,
- condamner la société à lui payer la somme de 250 000 euros à titre de dommages et intérêts,
- l'autoriser à procéder à la publication intégrale ou par extraits de la décision à intervenir dans deux journaux nationaux aux frais de la société,
- condamner la société à publier intégralement ou par extraits les condamnations de la société au titre de l'arrêt à intervenir pour une durée consécutive de trois mois, sous astreinte de 5 000 euros par jour de retard passé le délai de 15 jours à compter de la signification de la décision sur tous les supports informatiques de la société,
- débouter la société de l'ensemble de ses demandes,
En toutes hypothèses,
- condamner la société à lui payer la somme de 30 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la première instance et de la procédure d'appel,
- condamner la société aux entiers dépens de première instance et d'appel qui comprendront les frais de constats d'huissier, avec application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile au profit de Me Burgy (SELARL Link associés) pour les dépens dont il a fait l'avance sans avoir reçu provision,
- condamner la société à payer le droit proportionnel mis à la charge du créancier par l'article A 444-32 du code de commerce.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées le 13 janvier 2025, la société demande à la cour de :
- confirmer le jugement en toutes ses dispositions,
- débouter le conseil régional de l'ensemble de ses demandes,
- condamner le conseil régional à lui verser la somme de 100 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner le conseil régional aux entiers dépens.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 16 janvier 2025.
Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, la cour se réfère, pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, à leurs conclusions écrites précitées.
MOTIFS DE LA DÉCISION
1. Sur l'exercice illicite de la profession d'expert-comptable
Le conseil de l'ordre fait valoir essentiellement que :
- la société ne vend pas un logiciel de comptabilité mais une prestation de service complète de gestion de comptabilité, le logiciel de la société n'étant pas autonome pour traiter la comptabilité et des interventions humaines et intellectuelles étant nécessaires pour contrôler l'affectation des écritures saisies faisant l'objet d'une pré-imputation, et, au besoin, les corriger ;
- la notion de « conseil » n'échappe pas au périmètre d'intervention réservé aux experts-comptables ; en fournissant à ses clients des conseils individualisés dans le domaine de la comptabilité, la société se comporte comme un expert-comptable ;
- la société réalise, à titre habituel et indépendant, les tâches comptables suivantes relevant de l'ordonnance du 19 septembre 1945 : tenue, saisie, vérification, appréciation, surveillance et redressement ;
- les interventions humaines en comptabilité ne sont pas ponctuelles, ne se résument pas à des conseils et se caractérisent également par des décisions finales d'imputation à la place de l'utilisateur et des opérations de saisie directement dans la comptabilité des clients de la société ;
- la société réalise également la direction suivie de la comptabilité de ses clients, puisqu'elle intervient directement dans la comptabilité après avoir réalisé des opérations de surveillance ;
- cette activité est illicite puisque la société n'est pas inscrite au tableau de l'ordre des experts-comptables ;
- la société a une parfaite connaissance de l'illégalité de son activité.
La société réplique essentiellement que :
- le c'ur de son activité consiste en l'édition et la commercialisation d'un logiciel de comptabilité permettant à ses utilisateurs d'automatiser leur comptabilité grâce à une intelligence artificielle ;
- grâce au logiciel, chaque utilisateur tient et valide sa propre comptabilité, laquelle n'est ni révisée, ni appréciée, ni tenue, ni centralisée, ni ouverte, ni arrêtée, ni surveillée, ni redressée, ni consolidée par la société ;
- pour que la tenue de la comptabilité et, a fortiori, l'exercice illégal de la profession d'expert-comptable soient caractérisés, deux conditions doivent être satisfaites : une saisie (acte matériel) nécessitant une démarche intellectuelle par la qualification comptable des opérations et l'affectation à un poste comptable (acte intellectuel), ce qui n'est pas le cas en l'espèce ;
- elle apporte principalement à ses clients une assistance technique en relation avec le fonctionnement du logiciel ; sous réserve d'être sollicitée, elle formule ponctuellement un avis mais les clients demeurent responsables de leur tenue comptable ainsi que de la validation définitive de leur comptabilité ;
- les articles 2 et 20 de l'ordonnance de 1945, qui dressent la liste limitative des travaux susceptibles de caractériser un exercice illégal de la profession d'expert-comptable, ne font pas référence à l'activité de conseil ;
- elle n'exécute pas habituellement les travaux prévus par les deux premiers alinéas de l'article 2 de l'ordonnance de 1945 et n'assure pas la direction suivie de ces travaux, de sorte qu'elle n'empiète pas sur les prérogatives limitées réservées aux experts-comptables.
Réponse de la cour
Aux termes de l'article 2, alinéas 1er et 2, de l'ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945 portant institution de l'ordre des experts-comptables et réglementant le titre et la profession d'expert-comptable, est expert comptable ou réviseur comptable au sens de la présente ordonnance celui qui fait profession habituelle de réviser et d'apprécier les comptabilités des entreprises et organismes auxquels il n'est pas lié par un contrat de travail. Il est également habilité à attester la régularité et la sincérité des bilans et des comptes de résultats.
L'expert-comptable fait aussi profession de tenir, centraliser, ouvrir, arrêter, surveiller, redresser et consolider les comptabilités des entreprises et organismes auxquels il n'est pas lié par un contrat de travail.
Et selon l'article 20, alinéa 2, de l'ordonnance, exerce illégalement la profession d'expert-comptable celui qui, sans être inscrit au tableau de l'ordre en son propre nom et sous sa responsabilité, exécute habituellement des travaux prévus par les deux premiers alinéas de l'article 2 ou qui assure la direction suivie de ces travaux, en intervenant directement dans la tenue, la vérification, l'appréciation ou le redressement des comptes.
L'exercice illégal de la profession d'expert-comptable consiste donc à exécuter indûment, de manière habituelle, les missions décrites aux deux premiers alinéas de l'article 2, qui sont des prérogatives d'exercice réservées à l'expert-comptable, c'est-à-dire à s'occuper de réviser et d'apprécier des comptabilités, d'attester la régularité et la sincérité des bilans et des comptes de résultat, de tenir, centraliser, ouvrir, arrêter, surveiller, redresser et consolider les comptabilités. L'infraction peut aussi se matérialiser par la direction suivie de ces travaux, en intervenant directement dans l'activité comptable.
En l'espèce, en se basant sur huit conversations (« live chats ») intervenues les 16 mars, 6 et 8 avril 2021 entre l'équipe support de la société et des utilisateurs du logiciel, parmi celles appréhendées à l'occasion du constat d'huissier de justice du 8 avril 2021, le conseil de l'ordre reproche à la société, d'une part, d'exécuter à titre habituel des tâches de conseil, tenue, saisie, vérification, appréciation, surveillance et redressement, d'autre part, de réaliser la direction suivie de la comptabilité de ses clients, en intervenant directement dans celle-ci après avoir réalisé des opérations de surveillance.
En premier lieu, alors que les dispositions des articles 2, alinéas 1er et 2, et 20 de l'ordonnance du 19 septembre 1945 sont d'interprétation stricte, le conseil de l'ordre n'est pas fondé à soutenir qu'en fournissant à ses clients des conseils ponctuels dans le domaine de la comptabilité, la société se comporte comme un expert-comptable, dès lors, d'une part, que l'activité de conseil ne fait pas partie des prérogatives d'exercice réservées à l'expert-comptable telles qu'énoncées aux articles précités, d'autre part, qu'ainsi que l'ont justement retenu les premiers juges, l'analyse des conversations produites démontre que les éléments apportés par l'assistance humaine de la société se limitent à la fourniture de conseils, sans que l'assistant technique prenne la décision finale d'imputation à la place de l'utilisateur ou intervienne matériellement dans l'opération de saisie qui demeure entièrement réalisée par l'utilisateur.
En cause d'appel, le conseil de l'ordre reproduit dans ses conclusions (pages 41 à 65) les huit conversations versées aux débats, accompagnées de commentaires, et soutient qu'à plusieurs reprises, l'équipe support de la société prend la décision finale d'imputation à la place de l'utilisateur ou intervient directement dans la comptabilité de celui-ci pour effectuer une tâche de tenue ou de redressement de la comptabilité.
Toutefois, la cour observe que :
- dans le « chat » n° 2 :
- l'intervention du collaborateur de la société le 6 avril 2021 à 17h50 (« Ok je vous fais passer l'étape d'initialisation des comptes en indiquant un soldat zéro ») a pour objet de répondre à une difficulté technique rencontrée par la cliente (impossibilité de clôturer une déclaration de TVA et de modifier le formulaire de la société) résultant d'une absence de transfert des transactions entre sa banque et le logiciel ;
- l'intervention du 7 avril 2021 à 14h14 ne met en évidence aucune imputation définitive ou intervention directe dans la comptabilité de la cliente mais consiste en un conseil (« Vous pouvez changer la durée d'amortissement du matériel informatique » ) ;
- dans le chat n° 3 : l'intervention du 20 octobre 2020 à 15h17 a pour objet de répondre à une difficulté technique (« Nous avons résolu votre problème de crédit de TVA qui était dû à un bug technique ») ; celle de 15h22 fait suite à une erreur de saisie de la cliente, mais ne met en évidence aucune imputation définitive ou intervention directe dans la comptabilité de la cliente ;
- dans le chat n° 5 : l'intervention du 6 avril 2021 à 11h55 ne caractérise pas non plus une intervention directe dans la comptabilité du client, contrairement à ce que soutient l'appelant, puisque si le salarié de la société indique : « Ma collègue [B] avait bien pris en compte lors de cette initialisation les créances clients où la TVA avait déjà collecté (sic) et elle avait modifié les taux de TVA manuellement pour que les montants ne soient pris en compte 2 fois », il ajoute immédiatement après : « Cependant il fallait procéder la (sic) même manière de votre côté (c'est-à-dire mettre un taux de TVA à 0%) pour les créances clients à venir où la TVA a déjà était collecté (sic) », démontrant ainsi que l'opération matérielle de saisie comptable devait être effectuée par le client.
En deuxième lieu, s'agissant des tâches de tenue (incluant la saisie d'écritures comptables), vérification, appréciation, surveillance et redressement des comptes, les premiers juges ont relevé à juste titre que :
- le logiciel de la société fait usage de procédés d'intelligence artificielle qui permettent l'automatisation de la comptabilité des indépendants qui sont autorisés à y procéder par eux-mêmes à titre personnel ;
- l'opération consiste, pour l'utilisateur du service, à transmettre à la société les flux bancaires de son activité, qui sont alors pré-imputées par le logiciel dans les lignes comptables correspondantes en fonction de leur libellé, les flux non reconnus devant être imputés manuellement par l'utilisateur qui demeure également en charge de valider ou non la ventilation opérée par le logiciel ; le logiciel génère alors automatiquement et sans intervention humaine la liasse fiscale, la déclaration de TVA, le bilan, le compte de résultat, le fichier des écritures comptables, le grand livre et la balance du client.
En outre, alors que le conseil de l'ordre rappelle dans ses conclusions d'appel que la tenue de la comptabilité « couvre la saisie d'écritures comptables, ligne à ligne, l'affectation de ces écritures comptables selon le plan comptable général, ainsi que la prise en charge complète d'une comptabilité, de la passation des écritures jusqu'à l'arrêté des comptes », force est de constater que l'analyse des quelques conversations versées aux débats par l'appelant, si elle confirme, comme l'ont relevé les premiers juges, l'existence de conseils prodigués par l'assistance humaine de la société, ponctuellement, sur des questions limitées à des opérations précises et à la demande de l'utilisateur, ne permet, en revanche, aucunement de se convaincre que la société exécute habituellement la tenue de la comptabilité des utilisateurs du logiciel, au sens des articles 2, alinéa 2, et 20, alinéa 2, de l'ordonnance du 19 septembre 1945.
Plus particulièrement, si le conseil de l'ordre fait valoir qu'il ressort des conversations produites la preuve que les salariés de la société procèdent à des opérations de saisie, qu'il définit comme l'« opération intellectuelle d'affectation comptable », il convient de rappeler, comme l'a fait le tribunal en première instance, que l'opération de saisie d'écritures comptables suppose, outre l'acte intellectuel d'imputation, un acte matériel de saisie, dont il n'est pas démontré en l'espèce qu'il est effectué par la société.
Enfin, il ne peut être soutenu que la société réalise, à titre habituel et indépendant, des tâches de vérification, appréciation, surveillance et redressement des comptes relevant des prérogatives d'exercice réservé aux experts-comptables, alors, d'une part, qu'ainsi qu'il a été énoncé plus avant, les conversations soumises à la cour ne mettent en évidence que des conseils ponctuels apportés aux utilisateurs du logiciel, à leur demande, sur des questions limitées à des opérations précises, d'autre part, que les opérations matérielles de comptabilité sont exécutées par les clients, au nom et sous la seule responsabilité de chacun d'eux, étant observé au surplus qu'il est expressément mentionné dans les conditions générales d'utilisation et de vente, telles qu'elles apparaissent sur le site Internet de la société (pièce n° 2 de la société - procès-verbal de constat d'huissier de justice établi par Maître [V], huissier de justice associé à [Localité 4], le 9 janvier 2023), que :
- « Le logiciel vise à permettre aux clients de tenir sa comptabilité et d'effectuer des déclarations fiscales » ;
- « Le client demeure responsables de l'exactitude, la qualité et la légalité des données et des moyens par lequel il les obtient. Il garde la maîtrise des données transmises (droit de rectification, suppression, etc.) » et « demeure responsable de la comptabilité d'Indy [...] ».
En troisième lieu, en l'absence d'intervention directe dans la tenue, la vérification, l'appréciation ou le redressement des comptes, il ne peut être soutenu que la société assure la direction suivie des travaux de comptabilité de ses clients, le tribunal ayant justement retenu à cet égard que les conseils prodigués ponctuellement par l'assistance humaine de la société excluent la notion de supervision active et globale qu'implique la notion de direction suivie des travaux de comptabilité, laquelle suppose en outre une intervention directe dans la tenue de la comptabilité, ce qui n'est pas le cas dans les exemples de « live chats » produits, l'utilisateur restant seul maître et responsable des opérations comptables et des choix à opérer.
Au vu de ce qui précède, la cour confirme le jugement en ce qu'il a retenu que les conditions d'utilisation du logiciel de la société, qui ne sauraient être en elles-mêmes constitutives d'un exercice illégal de la profession d'expert-comptable, ne sont pas dévoyées par la pratique de l'assistance fournie qui ne peut s'apparenter à un exercice effectif de la profession d'expert-comptable.
4. Sur la demande subsidiaire de communication des conversations « live-chats »
Le conseil de l'ordre fait valoir que :
- cette demande légitime relève de son droit à la preuve et d'une bonne administration de la justice ;
- la teneur des échanges intervenus par l'intermédiaire du « live-chat » est déterminante pour apprécier les demandes qu'il formule et il n'était pas possible d'appréhender l'ensemble des éléments lors des opérations de constat très limitées dans le temps ;
- sa demande est parfaitement recevable même si elle a été rejetée par le conseiller de la mise en état ;
- la mesure est parfaitement proportionnée et les experts-comptables sont soumis au secret professionnel.
La société fait valoir que :
- cette demande a été rejetée par le conseiller de la mise en état ; la demande ne peut être formée devant la formation collégiale de la cour d'appel ;
- la demande porte sur des pièces inutiles et est destinée à pallier la carence du conseil de l'ordre dans l'administration de la preuve ;
- la demande est imprécise et disproportionnée.
Réponse de la cour
Par une ordonnance du 18 janvier 2024, le conseiller de la mise en état, saisi par le conseil de l'ordre en application des dispositions combinées des articles 907 et 788 du code de procédure civile, a rejeté sa demande d'injonction de communication de pièces, relevant, d'une part, que le conseil de l'ordre ne justifie pas que la mesure sollicitée soit utile pour la solution du litige, d'autre part, que préalablement à l'introduction de l'instance au fond, il avait obtenu par voie de requête une autorisation de constat au sein de la société lui permettant de « prendre copie de tous documents utiles » et a eu la possibilité, dans le cadre de cette ordonnance d'autorisation extrêmement large qui lui a été accordée, de prendre connaissance des « live chats », sans limitation particulière ni du nombre de documents, ni quant à une période déterminée.
Il ressort en effet du procès-verbal de constat du 8 avril 2021 que :
- l'huissier de justice mandaté par le conseil de l'ordre a « consult[é] sur la solution Intercom les chats entre les clients et le support de la société [...] » et qu'il a « captur[é] des chats [qu'il a] annex[és] au présent procès-verbal sur une clé USB »,
- l'huissier a encore a demandé à la responsable de la relation clients de la société « de [lui] montrer des chats dans les chats live »,
- « un sondage [a été] réalisé sur de nombreux chats » et « les chats capturés [ont été] annexés au présent procès-verbal sur une clé USB ».
Il en résulte que le conseil de l'ordre a été mis en mesure, très largement, de prendre connaissance et copie des conversations entre l'équipe support de la société et les utilisateurs du logiciel et que son droit à la preuve a été respecté.
Par ailleurs, la cour dispose des éléments suffisants pour trancher le litige qui lui est soumis.
Dans ces conditions, ajoutant au jugement déféré qui n'a pas statué sur cette demande dont le tribunal n'était pas saisi, la cour déboute le conseil de l'ordre de ce chef de demande.
3. Sur l'usage illicite du titre d'expert-comptable
Le conseil de l'ordre fait valoir essentiellement que :
- la société fait un usage illicite du titre d'expert-comptable sur les réseaux sociaux et les moteurs de recherche par un référencement « sponsorisé » qui permet de rapprocher la société et le titre « expert-comptable » ;
- cet usage illicite est un délit qui constitue une faute civile engageant la responsabilité de la société pour le préjudice causé.
La société réplique essentiellement que ;
- l'usage illégal du titre d'expert-comptable n'est pas caractérisé ;
- le rapprochement entre la société et le titre « expert-comptable » sur la page Google résultait d'un dysfonctionnement imputable à ce moteur de recherche, qui a été corrigé à sa demande ;
- elle accorde un soin particulier à ne pas être confondue avec un expert-comptable.
Réponse de la cour
Selon l'article 3, I, de l'ordonnance précitée du 19 septembre 1945, nul ne peut porter le titre d'expert-comptable ni en exercer la profession s'il n'est inscrit au tableau de l'ordre.
Et selon l'article 20, alinéa 1er, l'exercice illégal de la profession d'expert-comptable ou d'une partie des activités d'expertise comptable ainsi que l'usage abusif de ce titre ou de l'appellation de société d'expertise comptable, de succursale d'expertise comptable ou d'association de gestion et de comptabilité ou de titres quelconques tendant à créer une similitude ou une confusion avec ceux-ci constituent un délit puni des peines prévues à l'article 433-17 et à l'article 433-25 du code pénal, sans préjudice des sanctions qui peuvent être éventuellement prononcées par les juridictions disciplinaires de l'ordre.
C'est par des motifs pertinents, justement déduits des faits de la cause et des pièces produites, que la cour adopte, que les premiers juges ont retenu, d'une part, qu'il n'est pas démontré que l'intimée soit à l'origine de l'association des termes « expert-comptable en ligne » avec le nom de la société sur l'annonce publicitaire extraite du moteur de recherche Google, versée aux débats par le conseil de l'ordre, d'autre part, que la société démontre que le 9 janvier 2023, la recherche conduite sur ce même moteur de recherche ne montre plus aucune utilisation par cette dernière du titre d'expert-comptable.
En outre, il est expressément mentionné dans les conditions générales d'utilisation de vente que « Indy ne désigne pas une prestation d'expertise comptable au sens de la loi du 17 janvier 1948 et du décret du 19 juillet 1948 » et que « la société veille scrupuleusement à ne jamais empiéter sur les prérogatives de cette profession réglementée ».
Le jugement est donc confirmé en ce qu'il a jugé que le conseil de l'ordre ne rapporte pas la preuve d'un usage illicite du titre d'expert-comptable par la société.
4. Sur la concurrence déloyale
Le conseil de l'ordre fait valoir que la société commet des actes de concurrence déloyale à l'égard de la profession d'expert-comptable, en présentant un service trompeur et en dénigrant ses concurrents licites.
La société réplique que le conseil de l'ordre de caractérise pas une présentation trompeuse du logiciel, un dénigrement de la profession d'expert-comptable ou un détournement de clientèle.
Réponse de la cour
Aux termes de l'article L. 121-1, devenu L. 121-2, du code de la consommation, une pratique commerciale est trompeuse si elle est commise dans l'une des circonstances suivantes : [...] 2° Lorsqu'elle repose sur des allégations, indications ou présentations fausses ou de nature à induire en erreur et portant sur l'un ou plusieurs des éléments suivants : [...]
b) Les caractéristiques essentielles du bien ou du service, à savoir : ses qualités substantielles, sa composition, ses accessoires, son origine, sa quantité, son mode et sa date de fabrication, les conditions de son utilisation et son aptitude à l'usage, ses propriétés et les résultats attendus de son utilisation, ainsi que les résultats et les principales caractéristiques des tests et contrôles effectués sur le bien ou le service.
En l'espèce, à l'appui de son affirmation selon laquelle l'indication dans la communication clients de la société que son logiciel permet une « tenue comptable enfin automatisée », rapide et sans erreurs, caractérise le caractère trompeur du service proposé, le conseil de l'ordre verse aux débats une analyse du logiciel effectuée par l'expert informatique ayant participé au constat d'huissier du 8 avril 2021, dans laquelle ce dernier conclut que « ce logiciel peut être assimilé à un logiciel de tenue de comptabilité avec une aide à l'affectation d'écriture qui rend son exploitation plus aisée par un client » mais qu'il « ne dispose d'aucune intelligence artificielle ni de mécanisme permettant d'interpréter des situations et de prendre des décisions pouvant découler d'un processus assimilable à une prestation intellectuelle humaine ».
Or, force est de constater que la société ne prétend pas à une telle prestation puisqu'elle mentionne sur son site Internet que son application, basée sur l'intelligence artificielle, « permet d'automatiser les tâches comptables les plus chronophages » et « classe automatiquement la majorité [des] dépenses et recettes », les utilisateurs du logiciel étant invités à « catégorise[r] manuellement les quelques transactions restantes » et à se faire assister d'une association de gestion agréée pour un accompagnement personnalisé.
Par ailleurs, s'il est exact que la société procède à une comparaison entre ses prestations et celles d'un expert-comptable, il est faux de soutenir qu'il en résulterait un dénigrement de la profession d'expert-comptable, étant observé que la société précise dans ses conditions générales d'utilisation et de vente qu'elle « veille scrupuleusement à ne jamais empiéter sur les prérogatives de [la] profession réglementée » d'expert-comptable » et qu'à la différence du cabinet d'expertise comptable en ligne Dougs, elle n'est pas inscrite à l'ordre des experts-comptables, son logiciel étant « un service de comptabilité ».
Au vu de ce qui précède, c'est à juste titre que le tribunal a considéré que le conseil de l'ordre ne démontre pas que les annonces et discours commerciaux de la société excéderaient la simple pratique commerciale licite en ce qu'ils seraient de nature à jeter le discrédit sur un concurrent de manière malveillante et publique ou constitutifs d'un abus de la liberté du commerce portant atteinte à la libre concurrence par des procédés déloyaux.
5. Sur les demandes indemnitaire et de publication de l'arrêt
La cour ayant jugé que le conseil de l'ordre ne rapporte la preuve ni d'un exercice illicite de la profession d'expert-comptable par la société, ni d'un usage illicite du titre d'expert-comptable par cette dernière, ni d'une concurrence déloyale de sa part, le conseil de l'ordre ne peut qu'être débouté de ses demandes indemnitaire et de publication de l'arrêt.
Le jugement est confirmé sur ce point.
6. Sur les frais irrépétibles et les dépens
Le jugement déféré est enfin confirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens de première instance.
En cause d'appel, le conseil de l'ordre, partie perdante, est condamné aux dépens et à payer à la société la somme de 8 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions,
Y ajoutant,
Déboute le conseil régional de l'ordre des experts-comptables Auvergne Rhône-Alpes de sa demande subsidiaire de communication des conversations « live-chats »,
Condamne le conseil régional de l'ordre des experts-comptables Auvergne Rhône-Alpes à payer à la société Indy.fr la somme de 8 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne le conseil régional de l'ordre des experts-comptables Auvergne Rhône-Alpes aux dépens d'appel.