CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 7 mai 2025, n° 23/08517
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Gibraltar Rugby Football Union (Sté)
Défendeur :
Rugby Europe
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Brun-Lallemand
Conseillers :
Mme Depelley, M. Richaud
Avocats :
Me Fromantin, Me Fichaux, Me Pierre, Me Monneret
FAITS ET PROCEDURE
Les parties
Gibraltar est, depuis sa cession par l'Espagne par le traité d'Utrecht en 1713, un territoire britannique d'outre-mer qui appartenait jusqu'au 31 janvier 2020 à l'Union européenne. Quoiqu'il jouisse d'une certaine autonomie (loi, monnaie, gouvernement), Gibraltar n'est pas un Etat souverain reconnu par l'Organisation des Nations-Unies et demeure sous la souveraineté et le contrôle du Royaume Uni. Ce territoire est l'objet de tensions récurrentes dans les relations hispano-britanniques.
L'association Gibraltar Rugby Football Union (ci-après, "l'association GRFU") , soumise au droit de Gibraltar, regroupe quatre clubs de rugby et régit la pratique du rugby à Gibraltar. Son objet social est, aux termes de l'article 2 de ses statuts, le suivant:
- i. Encourager la pratique du rugby à XV (ci-après dénommé "rugby") à Gibraltar conformément aux lois et statuts de World Rugby, et de Rugby Europe, dont l'objectif est d'en devenir un membre affilié.
- ii. Se charger du développement et des compétitions entre et pour les membres de la GRFU et d'autres fédérations /équipes reconnues par World Rugby. S'assurer de la création d'une structure pour les jeunes et d'infrastructures pour les entraîneurs/arbitres, approuvés par la Rugby Europe.
- iii. S'assurer qu'aucune discrimination n'aura lieu basée sur le sexe, la religion ou la couleur de peau.
- iv. Agir en tant que principal organisme à Gibraltar représentant le rugby et ses autres formes (foulard, touch, rugby à 7 et rugby à 10) dans toutes les relations avec les organismes officiels, en ce compris le gouvernement de Gibraltar et ses représentants et toute autre entité sportive officielle à Gibraltar ou ailleurs.
- v. Agir en tant qu'autorité disciplinaire pour le rugby à Gibraltar dans le cadre de toute action de ses Membres ou des joueurs.
L'association Rugby Europe, dénommée Fédération Internationale de Rugby Amateur jusqu'en 2014 et soumise à la loi du 1er juillet 1901 depuis sa création à [Localité 6] le 30 mai 1934, a pour objet social (article 1.3 de ses statuts modifiés le 11 décembre 2015) la promotion, le développement, l'organisation, la gestion et l'administration du rugby en Europe et dans certains pays hors d'Europe rattachés à cette association régionale par décision de l'association World Rugby (anciennement dénommée International Rugby Board) dont elle assure le respect, par voie de notification de toute infraction constatée, des statuts, du règlement intérieur et des règles du jeu. Cette mission lui a été confiée à titre exclusif en vertu d'un accord-cadre conclu en 1999 par cette dernière qui est membre du Comité International Olympique depuis 2009 et regroupe 132 fédérations de rugby à travers 6 associations régionales (Asia Rugby, Rugby Africa, Rugby Europe, Oceania Rugby, Rugby Americas North and Sud America Rugby) et qui administre le rugby au niveau mondial. Elle organise ainsi l'ensemble des championnats entre fédérations européennes, à l'exception du tournoi des Six Nations qui regroupe exclusivement les fédérations de rugby d'Angleterre, d'Ecosse, de France, du Pays de Galles, d'Irlande et d'Italie.
Rémunérée par les cotisations de ses membres, par des subventions et par des revenus commerciaux (contrats publicitaires, sponsoring et organisation des tournois), ses activités commerciales étant gérées par sa filiale, la SAS Rugby Europe, elle est constituée de 47 fédérations sportives actives à qui elle apporte un soutien éducatif, administratif et financier, et impose comme conditions à toute adhésion le fait d'être une fédération d'un état membre des Nations-Unies ou d'être reconnu par son comité national olympique lui-même reconnu par le Comité International Olympique, seules les nations constitutives du Royaume-Uni que sont les Pays de Galles, l'Ecosse et l'Angleterre en étant dispensées à raison de leur statut de membre fondateur.
La naissance du litige
Le 3 novembre 2010, l'association GRFU a déposé une première demande d'affiliation, conçue comme le préalable à l'adhésion proprement dite, qui lui a été refusée par délibération du 6 juillet 2013 en vertu des articles 3.1 des statuts et 1 du règlement intérieur de l'association Rugby Europe dans leur version du 27 juin 2009 qui ne prévoyaient qu'une candidature soumise au vote de l'assemblée générale par " une fédération reconnue en tant qu'organisme national gouvernant du rugby par le Comité National Olympique ou le conseil ou le ministère des sports du pays de la fédération ". Bien que cette décision fût annulée pour vice de forme par jugement rendu le 31 mai 2016 par le tribunal de grande instance de Paris, la candidature de l'association GRFU, à laquelle l'Espagne était particulièrement opposée, était à nouveau écartée le 25 juin 2016.
Si l'association Rugby Europe a accepté de soumettre au vote de son assemblée générale des 8 et 9 décembre 2017 la candidature de l'association GRFU, le tribunal de grande instance de Paris, saisi par la Fédération Espagnole de Rugby, a, par jugement du 9 avril 2019, soumis cette dernière au respect des statuts modifiés le 12 décembre 2015. Ceux-ci ajoutent comme nouvelle condition alternative à l'affiliation l'appartenance de la fédération à un Etat membre des Nations-Unies ou sa reconnaissance par son Comité National Olympique reconnu par le Comité International Olympique (article 3.2.1 des statuts). Cette exigence n'étant pas satisfaite par l'association GRFU, son ultime demande d'affiliation présentée le 31 août 2019 était rejetée le 9 décembre 2019.
L'introduction de l'instance, l'appel et les prétentions des parties
Estimant que cette modification statutaire, qui la prive de toute possibilité d'intégrer l'association Rugby Europe, y compris par l'intermédiaire du Royaume-Uni qui n'a pas de fédération, et d'accéder à un marché et des revenus dont profitent l'ensemble de ses membres, caractérisait une discrimination à son seul préjudice, une entente et un abus de position dominante, l'association GRFU a, par acte d'huissier signifié le 10 décembre 2020, assigné l'association Rugby Europe devant le tribunal judiciaire de Paris sur le fondement des articles L 420-1 à 3 du code de commerce, 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (ci-après, " le TFUE "), 1er de la loi du 1er juillet 1901, 1er de la loi n° 2208-496 du 27 mai 2008 et 1131 et 1133 du code civil en sollicitant son affiliation d'office et à défaut l'annulation ou l'inopposabilité de l'article 3.2 de ses statuts.
Par jugement du 28 mars 2023, le tribunal judiciaire de Paris a débouté l'association GRFU de l'intégralité de ses demandes et condamné cette dernière aux entiers dépens mais rejeté la demande de l'association Rugby Europe au titre des frais irrépétibles.
Par déclaration reçue au greffe le 5 mai 2023, l'association GRFU a interjeté appel de ce jugement.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 21 juin 2024, l'association GRFU demande à la Cour, au visa des dispositions de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (ci-après, "la CESDH") et des articles 101 et 102 du TFUE, 1er de la loi du 1er juillet 1901, L 420-1 à L 420-3 du code de commerce, 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 et 1131 et 1133 anciens du code civil :
- d'infirmer le jugement rendu le 28 mars 2023 par le tribunal judiciaire de Paris en toutes ses dispositions ;
- statuant à nouveau, de :
ojuger que la mise en 'uvre par l'association Rugby Europe de l'article 3.2 des statuts constitue un accord anti-concurrentiel au sens des articles L 420-1 du code de commerce et 101 du TFUE ;
ojuger que la mise en 'uvre par l'association Rugby Europe de l'article 3.2 des statuts constitue un abus de position dominante au sens de l'article L 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE ;
ojuger que l'article 3.2 des statuts de l'association Rugby Europe est discriminatoire à l'égard de l'association GRFU ;
- par conséquent, à titre principal, d'enjoindre à l'association Rugby Europe de prendre toutes les mesures nécessaires pour que l'association GRFU soit affiliée d'office en tant que membre associé ;
-à titre subsidiaire, de prononcer l'annulation de l'article 3.2 des statuts de l'association Rugby Europe ;
-à titre plus subsidiaire, de juger que l'article 3.2 des statuts de l'association Rugby Europe est inopposable à l'association GRFU ;
- en tout état de cause, de :
o débouter l'association Rugby Europe de l'ensemble de ses demandes;
o condamner l'association Rugby Europe à verser à l'association GRFU la somme de 50 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
o condamner l'association Rugby Europe aux entiers dépens.
En réponse, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 22 décembre 2023, l'association Rugby Europe demande à la cour, au visa des articles L 420-1 et L 420-2 du code commerce, 101et 102 du TFUE et 1102 du code civil, de :
- confirmer le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Paris le 28 mars 2023 en toutes ses dispositions ;
- condamner l'association GRFU à verser à l'association Rugby Europe la somme de 20 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 12 février 2025. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.
Sur autorisation de la présidente au sens des articles 442 et 445 du code de procédure civile, l'association GRFU communiquait par la voie électronique le 28 mars 2025, en cours de délibéré, le Manuel du Tournoi édité en décembre 2024 par l'association Rugby Europe définissant notamment les droits commerciaux attachés aux compétitions organisées sous son égide.
Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.
MOTIVATION
1°) Sur l'entente
Moyens des parties
Au soutien de ses prétentions, l'association GRFU expose que l'association Rugby Europe, qui a créé une Web TV générant des revenus publicitaires et dispose d'une commission commerciale chargée de développer des partenariats commerciaux avec les sponsors et les médias, exerce une activité économique au sens du droit de la concurrence en ce qu'elle administre, gère, promeut et développe le rugby en Europe, notamment à travers l'organisation et la commercialisation de compétitions internationales, cette activité lui permettant de percevoir des revenus commerciaux (394 094 euros en 2021) s'ajoutant aux financements qu'elle reçoit de l'association World Rugby et aux cotisations de ses membres, qui sont également des entreprises au sens du droit de la concurrence. Elle en déduit que l'association Rugby Europe est une entreprise au sens du droit de l'Union et que ses décisions constituent par essence des accords de volontés de ses membres. Elle expose en outre que l'adhésion à l'association Rugby Europe procure à ses membres un avantage concurrentiel tenant à l'accès aux compétitions internationales de rugby qui lui est fermé, peu important la faculté pour les joueurs de Gibraltar d'être sélectionnés pour participer aux Jeux Olympiques ou pour intégrer une équipe nationale étrangère. Elle en déduit qu'elle est privée de :
- l'accès au marché de l'exploitation des compétitions internationales de rugby (marchés de la vente de billets d'accès aux stades pour ces compétitions, de la commercialisation des droits de retransmission de ces matchs aux chaînes télévisuelles, de la cession de droits publicitaires et du parrainage pour ces rencontres) et de la possibilité d'attirer des talents au sein de son équipe ;
- la perception de nombreuses subventions ;
- la possibilité d'adhérer à l'association World Rugby ;
- la faculté candidater auprès d'une structure équivalente à l'association Rugby Europe qui jouit d'une exclusivité en Europe.
Elle explique par ailleurs que l'article 3.2 des statuts de l'association Rugby Europe, qui pose de nouvelles conditions d'adhésion ne s'imposant pas à ses membres existants, est discriminatoire en ce que, opportunément modifié sous la pression espagnole pour faire obstacle à sa candidature, il n'interdit en pratique l'adhésion qu'à elle. Elle estime que cette stipulation, qui l'empêche d'accéder au marché pertinent alors qu'aucune alternative à l'adhésion à l'association Rugby Europe ne lui est offerte, porte atteinte à la libre concurrence.
En réponse, l'association Rugby Europe concède que ses décisions puissent caractériser un accord de volonté de ses membres au sens de l'article L 420-1 du code de commerce mais soutient qu'elle n'est pas un acteur économique exerçant une activité de marché, ses revenus commerciaux étant très limités (6,6 % de son budget en 2020-2021) et étant destinés à la réalisation de son objet social et non à constituer des profits, l'exploitation de sa Web TV étant à cet égard déficitaire. Elle en déduit que son activité économique est une activité moyen. Elle ajoute que, à supposer qu'elle soit qualifiable d'entreprise au sens du droit des pratiques anticoncurrentielles, les pays membres ne sont pas entre eux concurrents sur le plan économique et commercial, comme le sont des entreprises intervenant sur le même marché pertinent qui concluent une entente, et que leur seule concurrence est sportive et ne relève pas du régime des ententes ou de l'abus de position dominante. Elle expose que les exigences de ses statuts traduisent des considérations géopolitiques dont elle n'est pas responsable et que l'absence d'adhésion de l'association Rugby Europe ne lui interdit pas de participer à des rencontres internationales et ne la prive pas d'une " manne financière ", le montant des subventions auxquelles elle pourrait prétendre si elle était membre étant inférieur à 9 000 euros par an. Elle conteste par ailleurs tout discrimination en soulignant l'absence, habituelle, de rétroactivité des modifications statutaires qui étaient nécessaires pour se conformer à la Charte Olympique et aux statuts de l'association World Rugby et définissent des critères objectifs
Réponse de la Cour
L'association GRFU fonde cumulativement son action sur les dispositions des articles 101 du TFUE et L 420-1 du code de commerce.
Conformément à l'article 101 du TFUE :
1. Sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché intérieur, et notamment ceux qui consistent à :
a) fixer de façon directe ou indirecte les prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction,
b) limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements,
c) répartir les marchés ou les sources d'approvisionnement,
d) appliquer, à l'égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence,
e) subordonner la conclusion de contrats à l'acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n'ont pas de lien avec l'objet de ces contrats.
2. Les accords ou décisions interdits en vertu du présent article sont nuls de plein droit.
3. Toutefois, les dispositions du paragraphe 1 peuvent être déclarées inapplicables :
-à tout accord ou catégorie d'accords entre entreprises,
-à toute décision ou catégorie de décisions d'associations d'entreprises et
-à toute pratique concertée ou catégorie de pratiques concertées
qui contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, et sans:
a) imposer aux entreprises intéressées des restrictions qui ne sont pas indispensables pour atteindre ces objectifs,
b) donner à des entreprises la possibilité, pour une partie substantielle des produits en cause, d'éliminer la concurrence.
Et, en application de l'article L 420-1 du code de commerce, sont prohibées même par l'intermédiaire direct ou indirect d'une société du groupe implantée hors de France, lorsqu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, notamment lorsqu'elles tendent à :
1° Limiter l'accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d'autres entreprises ;
2° Faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse ;
3° Limiter ou contrôler la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique ;
4° Répartir les marchés ou les sources d'approvisionnement.
Aux termes de l'article 3§1 du règlement UE 1/2003 du 16 décembre 2002, lorsque les autorités de concurrence des Etats membres ou les juridictions nationales appliquent le droit national de la concurrence à des accords, des décisions d'associations d'entreprises ou des pratiques concertées au sens de l'article 81 du traité (devenu 101 du TFUE) susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres au sens de cette disposition, elles l'appliquent également à ces accords, décisions ou pratiques concertées.
Aussi, l'entente est régie cumulativement par les dispositions internes et du droit de l'Union européenne si l'abus est susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres, mais exclusivement par l'article L 420-1 du code de commerce si cette condition fait défaut et que seul le marché national français est concerné. Et, en vertu de l'article 3§1 de ce règlement, l'application du droit national ne peut entraîner l'interdiction d'accords, de décisions d'associations d'entreprises ou de pratiques concertées susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres qui n'ont pas pour effet de restreindre la concurrence au sens de l'article 101 du TFUE ou qui satisfont aux conditions énoncées par ce texte ou qui sont couverts par un règlement ayant pour objet son application.
Aux termes de la jurisprudence de la CJUE (CJCE, 30 juin 1966, Société Technique Minière, C-56/65 ; CJCE, 13 juillet 1966, Consten & Grundig, C-56 et 58-64 ; CJCE, 25 octobre 2001, Glöckner, C-475/99 ; CJCE, 14 juillet 1981, Züchner, C-172/80) et de la communication de Commission portant lignes directrices relatives à la notion d'affectation du commerce figurant aux articles 101 et 102 du TFUE, trois éléments doivent être réunis pour que des pratiques soient susceptibles d'affecter sensiblement le commerce entre Etats membres de l'Union européenne : l'existence d'un courant d'échanges entre Etats membres portant sur les produits en cause, l'existence de pratiques susceptibles d'affecter ces échanges et le caractère sensible de cette affectation. La détermination de l'affectation du commerce entre Etats membres est ainsi une question distincte et préalable à celles de la définition du marché géographique et de l'analyse de la restriction de concurrence elle-même.
L'association Rugby Europe organise les compétitions européennes de rugby à tous niveaux (hors Six Nations), les stages et les rencontres concernant les entraineurs et les arbitres ainsi que la formation et les compétitions régionales impliquant les jeunes et apporte une aide administrative et technique aux fédérations européennes pour développer le rugby. Ses prestations, qui sont réservées à ses membres, sont servies de manière uniforme sur l'ensemble du territoire de l'Union sur lequel s'exerce une concurrence entre les équipes nationales, concurrence sportive mais également économique puisque, ainsi qu'il sera précisé infra, ces activités génèrent des revenus commerciaux pour l'association elle-même comme pour ses membres (organisation et commercialisation des compétitions de rugby et exploitation des différents droits liés à ces compétitions).
Aussi, au regard du caractère exclusif de la mission confiée à l'association Rugby Europe qui en fait un acteur sur ce plan incontournable, la règle en cause, qui détermine les conditions d'accès à ces compétitions, par ailleurs nécessaires au développement du rugby et à la participation au classement international et décisives pour l'attractivité des équipes, est par nature susceptible d'affecter sensiblement le commerce transfrontalier en le cloisonnant, constat qui fonde l'application du droit de l'Union.
Sur la spécificité sportive
En matière sportive, la CJCE a jugé que, compte tenu des objectifs de la Communauté, l'exercice des sports relevait du droit communautaire dans la mesure où il constituait une activité économique mais que les dispositions du traité ne concernaient pas les règles portant sur des questions intéressant uniquement le sport et, en tant que telles, étrangères à l'activité économique. Elle ajoutait que les dispositions communautaires en matière de libre circulation des personnes et de libre prestation des services ne s'opposaient pas à des réglementations ou pratiques justifiées par des motifs non économiques, tenant au caractère et au cadre spécifiques de certaines rencontres sportives, cette restriction du champ d'application des dispositions en cause devant rester limitée à son objet propre. Elle en déduisait que la seule circonstance qu'une règle aurait un caractère purement sportif ne faisait pas pour autant sortir la personne qui exerce l'activité régie par cette règle ou l'organisme qui a édicté celle-ci du champ d'application du traité et que, si l'activité sportive en cause entrait dans le champ d'application du traité, les conditions de son exercice étaient alors soumises à l'ensemble des obligations qui résultent des différentes dispositions du traité qui, notamment, visent à assurer la libre circulation des travailleurs, la liberté d'établissement, la libre prestation des services ou la concurrence (CJCE, 18 juillet 2006, Meca-Médina c/ Commission, C-519/04 P, §25 à 28).
Interprétant cette décision, la Commission précisait dans son livre blanc sur le sport du 11 juillet 2007 que la CJCE reconnaît ainsi qu'il convient de tenir compte de la spécificité du sport dans le sens où les règles qui ont pour effet de restreindre la concurrence et qui sont inhérentes à l'organisation et au bon déroulement d'un sport de compétition ne constituent pas une violation du droit communautaire de la concurrence pour autant que ces effets soient proportionnés au véritable intérêt sportif légitime poursuivi.
Plus récemment, dans son arrêt European Superleague Company SL c. Fifa et UEFA du 21 décembre 2023 (affaire C-333/21 qui portait sur une série de règles par lesquelles la Fifa et l'UEFA entendaient régir, d'une part, l'autorisation préalable de certaines compétitions internationales de football ainsi que la participation des clubs de football professionnel et des joueurs à celles-ci et, d'autre part, l'exploitation des différents droits liés à ces compétitions), la CJUE a précisé que l'article 165 TFUE ne constituait pas une règle spéciale qui soustrairait le sport à tout ou partie des autres dispositions du droit primaire de l'Union susceptibles d'être appliquées à celui-ci ou qui imposerait de lui réserver un traitement particulier dans le cadre de cette application (§101). Elle ajoutait que:
-"tout en disposant d'une autonomie juridique leur permettant d'adopter des règles relatives, notamment, à l'organisation des compétitions dans leur discipline, à leur bon déroulement et à la participation des sportifs à celles-ci (voir, en ce sens, arrêts du 11 avril 2000, [Z], C-51/96 et C-191/97, ['] points 67 et 68, ainsi que du 13 juin 2019, TopFit et Biffi, C-22/18, ['] point 60), de telles associations ne sauraient, ce faisant, limiter l'exercice des droits et des libertés que le droit de l'Union confère aux particuliers (voir, en ce sens, arrêts du 15 décembre 1995, [E], C-415/93, ['] points 81 et 83, ainsi que du 13 juin 2019, TopFit et Biffi, C-22/18, ['] point 52)" (§75) ;
- dans la mesure où l'exercice d'un sport constitue une activité économique, il relève des dispositions du droit de l'Union qui sont applicables en présence d'une telle activité et que seules certaines règles spécifiques qui, d'une part, ont été adoptées exclusivement pour des motifs d'ordre non économique et qui, d'autre part, portent sur des questions intéressant uniquement le sport en tant que tel doivent être regardées comme étant étrangères à toute activité économique, telles celles portant sur l'exclusion des joueurs étrangers de la composition des équipes participant aux compétitions entre équipes représentatives de leur pays ou sur la fixation des critères de classement utilisés pour sélectionner les athlètes participant à des compétitions à titre individuel (§83 et 84) ;
- la prise en compte éventuelle des spécificités du sport lors de l'application de l'article 101 du TFUE ne peut s'opérer que dans le cadre et dans le respect des conditions ainsi que des critères d'application prévus par ce texte. Ainsi, lorsqu'il est soutenu qu'une règle adoptée par une association sportive constitue une entente anticoncurrentielle, la caractérisation de cette règle comme entente anticoncurrentielle doit s'appuyer sur un examen concret de son contenu dans le contexte réel dans lequel celle-ci est appelée à être mise en 'uvre. Un tel examen peut impliquer de tenir compte, par exemple, de la nature, de l'organisation ou encore du fonctionnement du sport concerné et, plus spécifiquement, de son degré de professionnalisation, de la manière dont il est exercé, de la façon dont interagissent les différents acteurs qui y participent ainsi que du rôle joué par les structures ou les organismes qui en sont responsables à tous les niveaux, avec lesquels l'Union favorise la coopération, conformément à l'article 165§3 du TFUE (§104 et 105).
Aussi, le simple fait que l'association Rugby Europe organise un sport n'est pas de nature à exclure ses décisions et pratiques du champ d'application du droit de la concurrence.
Sur la délimitation du marché pertinent
Quoiqu'elle soit moins importante pour l'entente que pour l'abus de position de dominante, la délimitation préalable du marché pertinent demeure nécessaire pour apprécier l'aptitude de l'accord en cause à affecter le commerce entre Etats membres et à restreindre ou fausser le jeu de la concurrence au sein de l'Union (CJCE, 11 juillet 2013, Gosselin c. Commission, C-440/11, §101).
Ainsi que le révèle l'article 1.3 de ses statuts modifiés le 11 décembre 2015 définissant son objet social, l'association Rugby Europe, qui regroupe 47 fédérations sportives actives et agit sur délégation de l'association World Rugby en vertu d'un accord cadre du 3 mars 1999 (pièce 18 de l'appelante), organise à titre exclusif (article 2.2.1 de ses statuts) les compétitions européennes de rugby à tous niveaux (hors Six Nations), les stages et les rencontres concernant les entraineurs et les arbitres ainsi que la formation et les compétitions régionales impliquant les jeunes et apporte une aide administrative et technique aux fédérations européennes pour développer le jeu. Elle organise dans ce cadre près de 80 matchs par an dans le cadre des compétitions suivantes : Championnat européen des nations, Qualifications pour la coupe du monde de rugby dans la zone Europe, Coupe d'Europe des clubs réservée aux clubs amateurs des pays ne participant pas à la Heineken Cup, Coupe d'Europe des régions, Viking tri-nations, Championnat européen des clubs, Coupe de la mer du Nord, Championnat des Balkans, Coupe d'Europe centrale et orientale, Coupe baltique, Coupe nordique, Trophée européen féminin, Tournoi européen juniors, Championnats européens de rugby à sept en catégorie masculine et féminine.
A ce titre, l'association Rugby Europe, qui exploite une Web TV, bénéficie d'aides directes et de subventions versées par l'association World Rugby (articles 1.7 et 2.4 de ses statuts) qui s'ajoutent aux cotisations de ses membres et à ses revenus commerciaux (contrats publicitaires, parrainage, organisation des tournois, droits de diffusion définis dans le Manuel du Tournoi communiqué en délibéré) qui s'élevaient à 24 513 euros en 2020 et 152 154 euros en 2021 (pièce 50 de l'appelante) et représentaient entre 6 et 9 % de son budget total qui atteignait 2 à 3 millions sur cette période (page 14 de ses écritures).
A raison de l'exclusivité dont jouit l'association Rugby Europe, toute fédération non affiliée ne peut participer aux championnats qu'elle organise et ne peut affronter une équipe d'une fédération adhérente qu'avec l'accord exprès du président de l'association World Rugby (article 16.2.1 de son règlement, pièce 32 de l'appelante) et à charge pour elle d'en supporter l'intégralité des coûts, tandis que ses membres peuvent participer en moyenne à quatre à six matchs internationaux par an et ainsi apparaître puis progresser dans un classement international (pièce 28 de l'appelante).
Ainsi, l'association Rugby Europe agit sur le marché de dimension européenne de l'organisation et de la commercialisation des compétitions de rugby sur le territoire de l'Union ainsi que de l'exploitation des différents droits liés à ces compétitions. Et, l'association Rugby Europe exerçant cette activité économique de manière uniforme sur l'ensemble du territoire de l'Union à titre exclusif, la règle en cause, qui touche à l'accès même au marché, est par nature susceptible d'affecter sensiblement le commerce entre Etats membres, constat qui fonde l'application du droit de l'Union.
Sur l'existence d'une entreprise
Le sujet de la norme posée par l'article 101 du TFUE et par l'article L 420-1 du code de commerce est, en droit interne, ainsi que l'induit la combinaison des articles L 420-1 et L 464-2 du code de commerce pour l'entente, comme en droit de l'Union, l'entreprise. Notion autonome, elle est définie, au titre de l'entente comme de l'abus de position de dominante, comme toute entité exerçant sur un marché une activité économique indépendamment de son statut juridique, y compris de sa personnalité juridique, et de son mode de financement (CJCE, 23 avril. 1991, Klaus Höfner et Fritz Elser c/ Macrotron GmbH, C-41/90, §21).
A cet égard, au sens de l'article L 410-1 du code de commerce dans sa rédaction applicable au litige (sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2021-649 du 26 mai 2021 reprenant la définition de la CJCE) comme à celui du droit de l'Union, une activité économique, qui ne se réduit pas une activité commerciale, s'entend de toute activité de production, de distribution et de services ou comme toute activité consistant à offrir des biens ou des services sur un marché donné (CJCE, 12 septembre 2000, Pavlov e.a., C-180/98 à C-184/98, §75). L'approche de la notion d'entreprise étant fonctionnelle et économique, une entité unique peut, en vertu du principe de dissociation, être qualifiée d'entreprise pour certaines de ses activités seulement, la qualification s'opérant ainsi concrètement en considération de l'activité liée à l'objet de l'accord entre entreprises, de la décision d'association d'entreprises ou de la pratique concertée en cause (en ce sens, CJCE, 16 mars 2004, AOK-Bundesverband, C-264/01, C-306/01, C-354/01 et C-355/01, §58 et suivants). C'est ainsi, qu'une association à but non lucratif qui, en plus de participer à l'adoption de décisions administratives autorisant des compétitions sportives, les organise elle-même et conclut dans ce cadre des contrats de parrainage, de publicité et d'assurance peut être qualifiée d'entreprise en ce qui concerne ces dernières activités (CJCE, 1er juillet 2008, Motosykletistiki Omospondia Ellados NPID, C-49/07).
L'association Rugby Europe, qui dispose d'ailleurs d'une commission commerciale l'assistant dans ses relations avec les différents partenaires marketing et médias et dans le suivi de l'industrie du sport (article 4.4.3 de son règlement intérieur), se trouve dans cette situation : organisant des compétitions et des rencontres de rugby au niveau européen, elle exerce une activité économique consistant en la vente de billets, les recettes pouvant être partagées avec les organisateurs affiliés, et en la perception des droits de diffusion audiovisuels ainsi que des droits publicitaires et marketing, en particulier relatifs au sponsoring sportif (en ce sens, pour la Fédération française de football, Autorité de la concurrence, décision n° 09-D-31 du 30 septembre 2009, citée par l'appelante). Et, la règle en cause, en ce qu'elle affecte directement la possibilité pour une fédération et les équipes qui la constituent de participer à ces compétitions ou rencontres, touche directement à cette activité dont ces dernières, à défaut d'organiser elles-mêmes les championnats, peuvent espérer des retombées économiques directes ou indirectes, le Manuel du Tournoi de l'association Rugby Europe précisant les modalités de partage des recettes entre celle-ci et la fédération hôte (droits de retransmission, sponsoring, vente de tenues et billetterie).
Enfin, le caractère économique d'une activité ne dépendant pas de sa rentabilité (CJUE, 19 décembre 2012, Mitteldeutsche Flughahen AG, C-288/11, §50), l'argument de l'association Rugby Europe tenant à la faiblesse de ses résultats n'est pas pertinent.
Aussi, cette dernière est une entreprise au sens du droit de la concurrence pour l'appréciation de la décision concertée en cause.
Sur l'existence d'une décision d'association d'entreprises
La caractérisation d'une entente suppose celle d'un accord de volontés exprès ou tacite mais librement consenti entre plusieurs entreprises. En ce sens, constituent des décisions d'association d'entreprises toutes les directives émanant d'un groupement d'entreprises, peu important sa forme juridique, lorsqu'elles sont l'expression fidèle de la volonté du groupement de coordonner le comportement de ses membres sur le marché (CJCE, 19 février 2002, [C], C-309/99, §44 et suivants).
Ainsi, dans son arrêt European Superleague précité, la CJUE a précisé que les articles 101 et 102 TFUE sont applicables à la FIFA et à l'UEFA en ce que ces deux associations exercent une double activité économique consistant à organiser et à commercialiser des compétitions de football interclubs sur le territoire de l'Union ainsi qu'à exploiter les différents droits liés à ces compétitions, et qu'elles doivent être qualifiées, à ce titre, d'entreprises. Elle ajoutait qu'elles étaient en outre soumises à l'article 101 du TFUE en ce qu'elles ont pour membres des associations nationales de football qui peuvent elles-mêmes être qualifiées d'entreprises car elles exercent une activité économique liée à l'organisation et à la commercialisation de compétitions de football interclubs à l'échelle nationale ainsi qu'à l'exploitation de droits liés à celles-ci, ou qui ont elles-mêmes pour membres ou pour affiliés des entités pouvant être qualifiées comme telles, à l'instar des clubs de football. Elle indiquait enfin que la décision d'une association consistant à adopter ou à mettre en 'uvre une réglementation ayant une incidence directe sur les conditions d'exercice de l'activité économique des entreprises qui en sont directement ou indirectement membres peut constituer une décision d'association d'entreprises au sens de l'article 101 du TFUE (§115 à 118).
En dépit des différences d'envergure des entités concernées et des enjeux économiques, la situation de l'association Rugby Europe, constituée de fédérations regroupant des clubs de rugby qui sont également qualifiables d'entreprises en ce qu'elles exercent une activité économique de même nature (billetterie, diffusion, parrainage, formation, vente de produits dérivés), est identique, peu important que les équipes soient nationales et non seulement locales. Ses membres étant réputés avoir adhérés à ses statuts, les stipulations qu'il contient, tel l'article 3.2.1 en débat (et sa confirmation à l'article 3.2.3), constitue en soi une décision d'association d'entreprises. A cet égard, le fait que l'association Rugby Europe ait modifié ses statuts pour se conformer à ceux de l'association World Rugby, à le supposer établi, ne constitue pas une contrainte telle que, irrésistible, elle affecterait le libre consentement des parties et la qualification d'accord de volontés.
Sur l'objet ou l'effet restrictif de la décision d'association d'entreprises sur la concurrence
Les articles 101 du TFUE et L 420-1 du code de commerce prohibent les ententes qui ont pour objet ou pour effet de fausser le jeu de la concurrence, l'emploi de la conjonction de coordination " ou " signifiant le caractère alternatif de cette condition. Dans l'hypothèse où, au terme d'un tel examen, la pratique s'avère avoir un objet anticoncurrentiel, il n'est pas nécessaire de procéder à l'examen de ses effets sur la concurrence. Il convient donc, dans un premier temps, de procéder à l'examen du comportement en cause (CJUE, Superleague, déjà cité, §159).
La notion d'objet anticoncurrentiel doit être comprise comme renvoyant exclusivement à certains types de coordination entre entreprises qui révèlent un degré suffisant de nocivité à l'égard de la concurrence pour qu'il puisse être considéré qu'un examen de leurs effets n'est pas nécessaire, certaines formes de coordination entre entreprises pouvant être regardées, par leur nature même, comme nuisibles au bon fonctionnement du jeu normal de la concurrence (même arrêt, §162). Quoique moins nocifs que les cartels horizontaux conduisant à la fixation des prix, à la limitation des capacités de production ou à la répartition de la clientèle, certains types d'accords horizontaux conduisant à l'exclusion d'entreprises concurrentes du marché peuvent être considérés, dans certains cas, comme ayant un objet anticoncurrentiel (même arrêt, §163 et 164).
Afin de déterminer si un accord, une décision d'association d'entreprises ou une pratique concertée présente, par sa nature même, un degré suffisant de nocivité à l'égard de la concurrence pour pouvoir être considéré comme ayant pour objet d'empêcher, de restreindre ou de fausser celle-ci, il est nécessaire d'examiner (même arrêt, §165 à 168) :
- la teneur de l'accord, de la décision ou de la pratique en cause ;
- le contexte économique et juridique dans lequel s'insèrent l'accord, la décision ou la pratique en cause en prenant en considération la nature des produits ou des services concernés ainsi que les conditions réelles qui caractérisent la structure et le fonctionnement du ou des secteurs ou marchés en question ;
- les buts que visent l'accord, de la décision ou de la pratique en cause en déterminant les buts objectifs que ce comportement vise à atteindre à l'égard de la concurrence, l'intention subjective des acteurs d'empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence et le fait qu'elles aient poursuivi certains objectifs légitimes n'étant en revanche pas déterminants.
En outre, si les spécificités d'un sport peuvent autoriser la soumission de l'organisation et du déroulement des compétitions internationales à des règles communes destinées à garantir leur homogénéité et leur coordination au sein d'un calendrier d'ensemble ainsi qu'à promouvoir de façon adéquate et effective la tenue de compétitions sportives fondées sur l'égalité des chances et le mérite, le cas échéant en règlementant la participation des clubs et des joueurs, elles ne sont pas susceptibles de légitimer l'absence de critères matériels et de modalités procédurales propres à garantir le caractère transparent, objectif, précis et non discriminatoire de telles règles (même arrêt, §144 et 175).
Lors du dépôt de la première demande d'affiliation de l'association GRFU le 3 novembre 2010, les articles 3.1 des statuts et 1 du règlement intérieur de l'association Rugby Europe dans leur version du 27 juin 2009 ne prévoyaient qu'une candidature soumise au vote de l'assemblée générale par "une fédération reconnue en tant qu'organisme national gouvernant du rugby par le Comité National Olympique ou le conseil ou le ministère des sports du pays de la fédération" (pièce 9 de l'appelante). Ce critère n'emportait pas par lui-même l'impossibilité pour l'association GRFU d'intégrer l'association Rugby Europe, la seule hésitation portant alors sur l'interprétation du terme "pays". A cet égard, un membre du comité exécutif de l'association Rugby Europe impliqué dans l'examen du dossier d'adhésion de l'association GRFU relevait que cette dernière remplissait les conditions requises à raison, d'une part, de son dispositif sportif, du nombre de clubs et de licenciés ainsi que du plan de développement mis en 'uvre et, d'autre part, du fait que l'étude juridique sollicitée par le comité exécutif en réponse aux objections de la fédération espagnole concluait à l'absence d'obstacle juridique à l'adhésion (pièce 6 de l'appelante).
La modification apportée le 12 décembre 2015 aux statuts de l'association Rugby Europe, qui comportent comme nouvelle condition alternative à l'affiliation l'appartenance de la fédération à un Etat membre des Nations-Unies ou sa reconnaissance par son Comité National Olympique reconnu par le Comité International Olympique (article 3.2.1), interdit inéluctablement toute affiliation de l'association GRFU. En effet, Gibraltar n'est pas un Etat membre des Nations-Unies et est soumis à la souveraineté du Royaume-Uni qui ne dispose d'aucune fédération, ses nations constitutives bénéficiant d'une dérogation expresse et participant par ailleurs aux tournois majeurs que sont les Six Nations ou les compétitions organisées par l'European Professional Club Rugby qui lui sont également inaccessibles (pièce 28 de l'appelante non contredite par la pièce 21 de l'intimée). Faute de pouvoir adhérer à une organisation régionale, l'association GRFU ne peut non plus intégrer l'association World Rugby (pièces 36 et 42 de l'appelante).
Cette impossibilité dirimante, qui ferme l'accès de l'association GRFU au marché pertinent et aux aides financières directes et indirectes accordées aux membres de l'association Rugby Europe, prive de visibilité et de marge de progression sur la scène internationale, et partant d'attractivité, ses équipes qui ne bénéficient ni de l'assistance ni de la formation de l'association Rugby Europe et qui supportent en outre, lorsqu'elle organise des rencontres non officielles avec des équipes non adhérentes, des coûts importants qui sont sinon pris en charge par l'association Rugby Europe (même pièce). Cette dernière admet d'ailleurs dans ses écritures que l'adhésion procure à ses membres un avantage incontestable (page 5 de ses écritures). Or, sa perte n'est pas compensée par la faculté résiduelle des joueurs de Gibraltar de participer aux jeux olympiques en rugby à sept ou aux compétitions internationales dans l'équipe nationale d'un Etat avec lequel ils seraient étroitement liés.
Si Gibraltar n'est pas comparable aux nations constitutives du Royaume-Uni sur le plan sportif, notamment à raison de leur rôle historique dans la constitution du rugby et de leur niveau international, l'association Rugby Europe, qui n'invoque le bénéfice d'aucune exemption, n'explique pas en quoi le fait d'être un Etat reconnu par les Nations-Unies ou d'être reconnu par son Comité National Olympique lui-même reconnu par le Comité International Olympique, et non seulement un pays entendu comme un territoire constituant une entité géographique et humaine, participe d'une logique sportive et non économique, notamment à raison, par exemple, de l'homogénéité des compétitions et de l'impératif de protection de l'intégrité physique des joueurs. Alors que les buts que poursuit l'introduction du nouveau critère de l'article 3.2.1 de ses statuts ne sont pas explicités, l'unique argument que l'association Rugby Europe oppose pour en justifier la stipulation réside dans son obligation de se conformer à la Charte olympique et aux statuts de l'association World Rugby comme les autres associations régionales (pièces 15, 16, 19 et 20 de l'intimée). Mais, outre le fait que cette éventuelle contrainte n'est pas de nature à justifier la commission d'une pratique anticoncurrentielle, ce raisonnement n'est intrinsèquement pas pertinent car :
- aucune pièce ne révèle l'existence d'une telle obligation qui n'est prévue ni dans les statuts de l'association World Rugby ni dans l'accord-cadre du 8 mars 1999, qui n'évoque de surcroît que les " fédérations européennes " définies selon un critère géographique entendu souplement ;
- la reconnaissance du rugby à sept comme discipline olympique remontant au 9 octobre 2009, elle ne peut expliquer la modification statutaire réalisée six ans plus tard, Gibraltar étant par ailleurs membre d'associations sportives administrant la pratique de sports olympiques telles l'UEFA. Et, rien ne démontre que les statuts de l'association World Rugby stipulaient une telle restriction en 2015, celle-ci n'apparaissant que dans son Processus d'affiliation du 1er janvier 2022 (pièce 17 de l'intimée) tandis que l'article 6(d) de ses statuts ouvre l'affiliation aux fédérations nationales basées dans un territoire ou pays (pièces 36 et 18 de l'appelante).
Dès lors, si le critère alternatif posé par l'article 3.2.1 des statuts de l'association Rugby Europe est prima facie objectif et transparent en ce que sa signification est claire et qu'il est connu de tous, il ne sert aucun objectif sportif identifié et ne répond à aucune logique économique légitime. Ne servant pas d'intérêt légitime, il apparaît arbitraire, purement discrétionnaire et, partant, discriminatoire. Aussi, au regard des conséquences radicales de son application sur l'accès au marché pertinent et de l'absence de toute alternative offerte à l'association GRFU, il est anticoncurrentiel par objet.
Sur la sanction de la pratique anticoncurrentielle
En application de l'article 101, point 2, du TFUE, comme en vertu de l'article L 420-3 du code de commerce, la sanction de la décision d'association d'entreprises constituant une pratique anticoncurrentielle est sa nullité de plein droit.
Aussi, le litige portant non sur une délibération de l'assemblée générale de l'association Rugby Europe mais sur une stipulation de ses statuts et la Cour n'ayant pas à se substituer à ses organes délibérants, l'intégration directe de l'association GRFU n'est pas envisageable.
Par ailleurs, seul le critère alternatif posé par l'article 3.2.1 et la dérogation restrictive posée par l'article 3.2.3, qui en confirme l'existence pour en préciser l'étendue et lui est de ce fait indivisiblement lié, sont anticoncurrentiels par objet. Les autres stipulations de l'article 3.2, qui régissent le sort des fédérations non-européennes et définissent les conditions du vote sur l'affiliation d'un nouveau membre et de présentation de son dossier de candidature ainsi que les modalités d'accession au statut de membre associé, sont dissociables et ne sont d'ailleurs pas critiquées par l'association GRFU.
En conséquence, le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a rejeté les demandes d'injonction et de nullité de l'article 3.2 dans sa globalité présentées par l'association GRFU mais infirmé en ce qu'il a rejeté sa prétention au titre de la nullité des articles 3.2.1 et 3.2.3 de ses statuts. Celle-ci sera prononcée.
Les moyens tirés de l'existence d'un abus de position dominante et d'une discrimination au sens de l'article 1er de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 étant développés à titre cumulatif au soutien des mêmes prétentions, il n'y a pas lieu de procéder à leur examen.
2°) Sur les frais irrépétibles et les dépens
Le jugement entrepris sera infirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens, sauf en ce qu'il a rejeté la demande de l'association Rugby Europe sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Succombant, l'association Rugby Europe, dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamnée à supporter les entiers dépens d'appel ainsi qu'à payer à l'association GRFU la somme de 15 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,
Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions soumises à la Cour, sauf en ce qu'il a :
- rejeté la demande de nullité de l'article 3.2 dans sa globalité présentée par l'association Gibraltar Rugby Football Union, hors articles 3.2.1 et 3.2.3 des statuts de l'association Rugby Europe ;
- rejeté la demande d'injonction de l'association Gibraltar Rugby Football Union;
- débouté l'association Rugby Europe de sa demande au titre des frais irrépétibles ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés,
Prononce la nullité des articles 3.2.1 et 3.2.3 des statuts de l'association Rugby Europe dans leur version en vigueur au jour de l'ordonnance de clôture ;
Y ajoutant,
Rejette la demande de l'association Rugby Europe au titre des frais irrépétibles ;
Condamne l'association Rugby Europe à payer à l'association Gibraltar Rugby Football Union la somme de 15 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne l'association Rugby Europe à supporter les entiers dépens de l'instance ;
Dit que le présent arrêt sera transmis à la Commission européenne en application de l'article 15, paragraphe 2, du règlement (CE) n°1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise oeuvre des règles de concurrence prévues aux articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.