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Décisions

CA Paris, Pôle 4 - ch. 13, 13 mai 2025, n° 22/04983

PARIS

Arrêt

Autre

CA Paris n° 22/04983

13 mai 2025

Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 13

ARRET DU 13 MAI 2025

(n° , 12 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 22/04983 - N° Portalis 35L7-V-B7G-CFNPF

Décision déférée à la Cour : Jugement du 19 Janvier 2022 -Tribunal Judiciaire de PARIS - RG n° 19/07410

APPELANTE

S.A.S. [13]

[Adresse 3]

[Localité 11]

Représentée par Maître Frédérique ETEVENARD, avocat au barreau de PARIS, toque : K0065, avocat postulant

et par Maître Pierre GROETZ de la SELURL GRC JURIS, avocat au barreau de COLMAR, avocat plaidant

INTIMÉS

Monsieur [Z] [Y]

[Adresse 4]

[Localité 7]

S.A.S. [10] prise en la personne de son représentant légal

[Adresse 2]

[Localité 6]

Société d'assurance à forme mutuelle [12] prise en la personne de son représentant légal

[Adresse 1]

[Localité 5]

Représentés par Maître Jeanne BAECHLIN de la SCP Jeanne BAECHLIN, avocat au barreau de PARIS, toque : L0034, avocat postulant,

et par Maître Sabine du GRANRUT de L'A.A.R.P.I. FAIRWAY, avocat au barreau de PARIS, avocat postulant

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 11 Mars 2025, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Madame Sophie VALAY-BRIÈRE, Première Présidente de chambre, et Madame Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente de chambre, chargée du rapport.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Madame Sophie VALAY-BRIÈRE, Première Présidente de chambre

Madame Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente de chambre

Madame Estelle MOREAU, Conseillère

Greffière, lors des débats : Madame Michelle NOMO

ARRET :

- contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour le 13 mai 2025, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Sophie VALAY-BRIÈRE, Première Présidente de chambre et par Victoria RENARD, Greffière, présente lors de la mise à disposition.

***

M. [Z] [Y], avocat au barreau de Paris, a défendu les intérêts de la Sas [13], en première instance et en appel, à l'occasion d'un contentieux l'opposant aux sociétés [8] et [9] apparteant à un même groupe, auxquelles la société [13] reprochait de s'être livrées à un détournement de clientèle par le biais du débauchage de deux salariés.

Par jugement du 16 avril 2015, le tribunal de grande instance de Colmar a condamné, avec exécution provisoire, la société [8] à verser à la société [13] les sommes de 160 000 euros à titre de dommages et intérêts et 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et la société [9] à lui verser la somme de 3 000 euros à titre de dommages et intérêts.

Les sociétés [8] et [9] ont interjeté appel de cette décision.

Le 10 novembre 2016, le conseiller de la mise en état de la cour d'appel de Colmar a radié l'affaire, les appelantes n'ayant pas payé à l'intimée les sommes auxquelles elles étaient condamnées en dépit de l'exécution provisoire prévue par le jugement du 16 avril 2015.

Le 10 janvier 2017, la société [8] a été placée en liquidation judiciaire.

Par lettre du 28 janvier 2018, la société [13] a mis en cause la responsabilité de M. [Y], n'ayant pu recouvrer le montant des condamnations prévues par le jugement du 16 avril 2015 et, le 24 avril 2018, M. [Y] a déclaré ce sinistre à la Sas [10], société de courtage en assurances.

C'est dans ces circonstances que, par acte du 20 juin 2019, la société [13] a fait assigner M. [Y] et la société [10] devant le tribunal judiciaire de Paris aux fins d'obtenir leur condamnation solidaire au paiement de dommages et intérêts.

Par acte du 29 septembre 2020, la société [13] a fait assigner en intervention forcée la société d'assurance à forme mutuelle [12] (la société [12]) afin d'obtenir sa condamnation in solidum avec M. [Y] au paiement de dommages et intérêts.

Par jugement du 19 janvier 2022, le tribunal judiciaire de Paris a :

- déclaré irrecevables les demandes de la société [13] formées à l'encontre de la société [10],

- débouté la société [13] de ses demandes formées à l'encontre de M. [Y] et de la société [12],

- condamné la société [13] aux dépens,

- laissé à chaque partie la charge des frais qu'elle a exposés au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- rappelé que sa décision est exécutoire de droit à titre provisoire,

- débouté les parties du surplus de leurs demandes.

Par déclaration du 4 mars 2022, la société [13] a interjeté appel de cette décision.

Dans ses dernières conclusions, notifiées et déposées le 28 novembre 2022, la Sas [13] demande à la cour de :

- déclarer son appel recevable et bien fondé,

- confirmer le jugement en ce qu'il a reconnu une faute de M. [Y] engageant sa responsabilité,

- infirmer sur tous les autres points le jugement,

statuant à nouveau,

- confirmer que M. [Y], par manquement à son devoir de diligence, a commis une faute engageant sa responsabilité,

- condamner M. [Y], la société [10] et la société [12], solidairement, à l'indemniser de l'ensemble des préjudices subis à savoir 166 000 euros (sic) au titre des montants mis en compte à son profit par le tribunal de grande instance de Colmar dans son jugement du 12 juillet 2015,

en sus de ce qui précède, concernant la seule société [10],

à titre principal, faute pour la société [10] de justifier qu'elle n'a pas mandat pour gérer le sinistre,

- maintenir l'intégralité des demandes à son encontre,

à titre subsidiaire, si la société [10] justifiait de cette absence de mandat,

- condamner la société [10] à justifier, au besoin sous astreinte de 100 euros par jour, des diligences qu'elle a intentées auprès de la société d'assurance de M. [Y] dans le cadre de ce sinistre,

- acter que la question des dommages et intérêts sollicités pour manquement reste en suspend en fonction des éléments qui seront apportés par la société [10],

- acter que la question des dommages et intérêts sollicités de la société [10] pour manquements à son obligation de diligence n'a pu être tranchée par le tribunal judiciaire de Paris, faute pour ce dernier d'avoir enjoint ledit cabinet à produire les éléments susvisés,

- acter en conséquence qu'à défaut de justifier, d'une part, de son absence de délégation, et d'autre part, de ses propres diligences dans la gestion du sinistre vis-à-vis de la société [12], la société [10] a engagé sa propre responsabilité au regard de ses propres défaillances,

- condamner en conséquence la société [10] à lui payer la somme de 20 000 euros de dommages et intérêts,

en sus de ce qui précède, concernant la seule société [12],

- dire recevable et bien fondée la demande en intervention forcée formulée à l'encontre de la société [12],

- condamner la société [12] à justifier, au besoin sous astreinte de 100 euros par jour des diligences qu'elle a intentées dans le cadre de ce sinistre,

à défaut,

- acter que la société [12] engage sa propre responsabilité pour défaut de diligence dans la gestion de ce sinistre,

- condamner la société [12] à lui verser la somme de 10 000 euros de dommages et intérêts, en raison de la faute commise dans sa gestion du sinistre,

dans tous les cas,

- condamner solidairement M. [Y], la société [10] et la société [12] au paiement de la somme de 15 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner solidairement M. [Y], la société [10] et la société [12] aux entiers frais et dépens des deux procédures.

Dans leurs dernières conclusions, notifiées et déposées le 28 août 2022, M. [Z] [Y], la Sas [10] et la société d'assurance à forme mutuelle [12] demandent à la cour de :

- confirmer le jugement en ce qu'il a :

déclaré irrecevables les demandes de la société [13] formées à l'encontre de la société [10],

débouté la société [13] de ses demandes formées à l'encontre de M. [Y] et de la société [12],

condamné la société [13] aux dépens,

laissé à chaque partie la charge des frais qu'elle a exposés au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

rappelé que sa décision est exécutoire de droit à titre provisoire,

débouté les parties du surplus de leurs demandes,

en tout état de cause,

- débouter la société [13] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions formées à leur encontre,

- débouter la société [13] de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la société [13] à payer à M. [Y] la somme de 7 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la société [13] à payer à la société [10] la somme de 7 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la société [13] à payer à la société [12] la somme de 7 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la société [13] aux entiers dépens, dont distraction au profit de Mme Jeanne Baechlin, avocat, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

La clôture de l'instruction a été prononcée le 21 janvier 2025.

SUR CE,

Sur la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à défendre de la société [10]

Le tribunal a jugé que la société [10] est une société de courtage en assurances et non une société d'assurance et n'a pas qualité à défendre à l'action en garantie formée à son encontre par la société [13] pour les manquements reprochés à son avocat de sorte que les demandes formées à son encontre par la société [13] sont irrecevables.

La société [13] soutient que :

- le tribunal a omis de statuer sur sa demande d'injonction à la société [10] de justifier, sous astreinte, d'une délégation de gestion d'assurance ou de son absence dont dépendait sa responsabilité d'assureur en cas de délégation ou sa responsabilité pour défaut de diligence dans la transmission et le suivi du sinistre auprès de la société [12], en l'absence d'un tel mandat,

- il ne pouvait statuer sur la fin de non-recevoir tenant au défaut de qualité à agir de la société [10] sans avoir au préalable tiré les conséquences de l'existence ou de l'absence de délégation d'assurance,

- la société [10] n'a pas traité la déclaration de sinistre et engage sa responsabilité soit pour ne pas avoir géré le sinistre vis à vis de l'assuré si elle dispose d'une délégation d'assurance, soit pour ne pas avoir exécuté ses propres diligences dans la gestion du sinistre vis à vis de la société [12], à défaut d'une telle délégation.

M. [Y], la société [10] et la société [12] sollicitent la confirmation de ce chef du jugement aux motifs que :

- la société [10] n'est pas une société d'assurance mais une société de courtage et la société [13] qui a assigné la société [12] ne peut solliciter sa condamnation in solidum avec M. [Y] au paiement de dommages et intérêts,

- il n'incombe pas au courtier de démontrer qu'il n'a reçu aucune délégation d'assurance alors que la société [13] a mis en cause la société d'assurance dont elle écrit expressément qu'elle est l'assureur de la responsabilité civile des avocats.

L'article 122 du code de procédure civile dispose que constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.

Selon l'article 32 du code de procédure civile, est irrecevable toute prétention émise par ou contre une personne dépourvue du droit d'agir.

Conformément à l'article 124-3 du code des assurances, le tiers lésé dispose d'un droit d'action directe à l'encontre de l'assureur garantissant la responsabilité civile de la personne responsable.

La société [13] qui sollicite la condamnation in solidum (et non solidaire) de M. [Y] et de la société [10] exerce une action directe à l'encontre de cette dernière et non une action en garantie.

Elle ne peut agir à son encontre que si la société [10] dont elle ne discute pas la qualité de courtier d'assurance a reçu une délégation de gestion d'assurance de la part de la société [12] à l'encontre de laquelle elle exerce également une action directe en sa qualité d'assureur de M. [Y].

Or, d'une part, l'extrait Kbis de la société [10] démontre que celle-ci exerce une activité de courtage d'assurances et de réassurances et ne mentionne pas de gestion d'assurance par délégation et, d'autre part, la société [12] ne conteste pas être l'assureur garantissant la responsabilité civile professionnelle de M. [Y], ce dont il se déduit que la société [10] n'a pas qualité à défendre à l'action directe intentée contre elle par la société [13] en qualité d'assureur garantissant la responsabilité civile de l'avocat.

En revanche, la société [10] a qualité à défendre à l'action en responsabilité civile professionnelle intentée à son encontre en sa qualité de courtier d'assurance pour manquement à son obligation de diligence dans la transmission de la déclaration de sinistre de la société [13] à la société [12], assureur de M. [Y].

Sur la responsabilité de M. [Y]

Sur la faute :

Le tribunal a jugé que M. [Y] a manqué à son devoir de diligence en ce qu'il était en charge des intérêts de la société [13] s'agissant de l'exécution du jugement du 16 avril 2015 et n'a pas engagé de procédure en redressement judiciaire à l'encontre des sociétés débitrices alors que la société [13] avait donné son accord pour engager une telle procédure et n'a pas déclaré la créance de sa cliente à la suite du placement en liquidation judiciaire de la société [8] dont il a été informé par sa cliente.

La société [13] soutient que M. [Y] a manqué à son obligation de diligence tant en ce qui concerne la prise de garanties que le suivi de la liquidation judiciaire de la société [8], en ce que :

- elle lui avait demandé par courriels du 30 juin 2014 et du 28 janvier 2015 de prendre les garanties nécessaires sur le patrimoine de la société [8] pour qu'elle puisse recouvrer sa créance et de mettre en place à cet effet des mesures conservatoires, tel le nantissement de son fonds de commerce ou une saisie conservatoire sur ses comptes bancaires, ce qu'il n'a pas fait,

- elle l'avait autorisé à engager une procédure de redressement judiciaire à l'égard des deux sociétés appelantes en juillet et novembre 2016 et contrairement à ses engagements, il n'a intenté aucune action en temps et en heure en redressement judiciaire contre la société [8], malgré plusieurs relances,

- il n'a pas déclaré ses créances auprès du liquidateur judiciaire de la société [8], alors même qu'elle l'avait informé le 13 juillet 2017 de l'existence de cette procédure collective, et qu'il avait jusqu'au 29 juillet 2017 pour formuler une requête en relevé de forclusion, en application de l'article L.622-26 du code de commerce, le jugement d'ouverture ayant été publié le 29 janvier 2017, ne se manifestant auprès du liquidateur judiciaire que le 16 octobre 2017.

M. [Y] et la société [12] ne contestent pas l'existence d'une faute de la part de M. [Y] pour ne pas avoir inscrit un nantissement sur le fonds de commerce mais estiment qu'il a toutefois mis en oeuvre des mesures d'exécution forcée du jugement du 16 avril 2015, lesquelles se sont heurtées à l'insolvabilité des sociétés [9] et [8].

L'avocat, tenu à un devoir de conseil et à une obligation de diligence envers son client, doit prendre toutes les initiatives utiles pour assurer la défense des intérêts de celui-ci, en particulier sauvegarder l'exercice d'actions propres à permettre son indemnisation et le conseiller quant à la mise en oeuvre de telles actions.

D'une première part, il est justifié que par courriel du 30 juin 2014, la société [13] ayant appris qu'une agence [9] Santé à [Localité 11] était à louer, a demandé à son avocat d'accélérer la procédure et de prendre 'une mesure de mise sous séquestre d'une provision', du fait d'une suspicion de 'fermeture-liquidation', demande qu'elle a renouvelée le 28 janvier 2015, sans obtenir de réponse.

Si la mesure sollicitée n'existait pas, M. [Y] aurait dû, après analyse juridique de cette demande, faire diligenter une saisie conservatoire sur les comptes bancaires des sociétés poursuivies et, dans sa lettre du 31 décembre 2017 à la société [13], il a reconnu que celle-ci lui avait demandé d'inscrire un nantissement sur le fonds de commerce et qu'il n'avait pas procédé à cette inscription et l'a informée qu'elle pouvait engager sa responsabilité.

Son manquement de diligence à ce titre est établi.

De seconde part, dès le 5 mai 2015, M. [Y] demandait à son confrère postulant à [Localité 11] de faire délivrer un commandement de payer et de procéder à toute saisie utile dès réception de la copie exécutoire du jugement et, indiquant que l'avocat de la société [8] l'avait informé que sa cliente n'avait aucune surface financière pour exécuter la décision, il lui annonçait qu'il prévoyait si cette information était confirmée de lui adresser une assignation en redressement judiciaire de ladite société et par lettre du même jour, il préconisait cette assignation en redressement auprès de sa cliente 'avec pour objectif de faire tomber le groupe entier'.

Il ne l'a cependant pas fait ni après avoir reçu de l'huissier de justice dès juin 2015 la confirmation du fait que les comptes de la société [8] étaient clôturés ou débiteurs, ni après que la société [13] lui a donné le 26 juillet 2016 son accord de principe sur cette assignation, répondant qu'il attendait la décision du conseiller de la mise en état sur sa demande de radiation de l'affaire, ni en novembre 2016 alors qu'il redemandait à sa cliente son accord pour ce faire après avoir obtenu la radiation de l'affaire devant la cour d'appel et que la société [13] lui répondait positivement dans la minute qui suivait, ayant encore tardé à le faire, en demandant le 7 août 2017 à son confrère postulant de tenter de nouveau l'exécution de la décision estimant que ce serait 'grâce à cette position qu'[il] pourrait utilement assigner le groupe [9] en redressement judiciaire'.

M. [Y] a manqué à son obligation de diligence en ne saisissant pas, dès le mois de juin 2015, le tribunal de grande instance de Colmar d'une demande d'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire à l'encontre de la société [8].

De troisième part, alors que la société [13] l'avait averti de l'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire à l'encontre de la société [8] et l'avait interrogé sur la déclaration de leur créance par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 13 juillet 2017, M. [Y] en accusait réception le 26 juillet suivant, lui présentait des excuses pour son inertie et s'engageait à 'reprendre immédiatement l'exécution de la décision' mais ne lui indiquait que le 16 octobre 2017 qu'il avait 'insisté' auprès de son confrère de Colmar afin qu'il adresse une requête en relevé de forclusion au tribunal de grande instance de Colmar et qu'il formait un recours auprès du juge commissaire afin que sa créance figure sur l'état des créances.

La société [13] justifie de la saisine du juge commissaire, fondée sur l'article R.624-8 du code de commerce par lettre du 16 octobre 2017, sans que l'issue de cette demande soit connue.

En revanche, l'intervention de M. [Y] auprès des son confrère de [Localité 11] n'est pas établie et le jugement de liquidation judiciaire de la société [8] ayant été publié le 29 janvier 2017, M. [Y] a commis un manquement à son obligation de diligence en ne déposant pas une requête en relevé de forclusion alors qu'il pouvait encore le faire lorsqu'il a été avisé de l'ouverture de la procédure collective, le délai de six mois prévu à l'article L.622-26 du code de commerce pour solliciter un relevé de forclusion n'expirant que le 29 juillet 2017.

Sur le lien de causalité et le préjudice :

Le tribunal a jugé que :

- s'agissant de la société [9], l'existence d'un préjudice subi par la société [13] n'est pas établie puisqu'une saisie-attribution a permis de prélever sur ses comptes bancaires en septembre 2015 la somme de 4 060 euros, d'un montant supérieur à celui de la condamnation prononcée à l'encontre de cette société,

- la perte de chance réelle et sérieuse de recouvrer le montant des condamnations prononcées à l'encontre de la société [8] invoquée par la société [13] n'est pas démontrée puisque cette dernière n'apporte pas la preuve de la solvabilité de la société [8] ou de l'existence d'actifs saisissables.

La société [13] soutient que :

- les manquements de M. [Y] sont à l'origine d'un préjudice réel, certain et direct pour elle, lié à l'impossibilité de recouvrer les fonds alloués par le tribunal en 2015 en ce que :

en ne prenant pas les mesures conservatoires qu'elle a sollicitées à compter du 30 juin 2014, M. [Y] lui a interdit de garantir sa créance future, alors que le nantissement de son fonds de commerce aurait empêché la société [8] d'organiser son insolvabilité et qu'elle aurait pu récupérer les fonds bloqués du fait de l'exécution provisoire attachée au jugement dès avril 2015, soit bien avant que la société [8] ne se rende insolvable,

en n'intervenant pas dans la procédure de liquidation judiciaire, M. [Y] lui a interdit de rechercher la responsabilité personnelle du dirigeant de la société [8], et conséquemment de récupérer des sommes sur le patrimoine de ce dernier, alors même que la question de la fraude du dirigeant organisant l'insolvabilité de la société [8] par le transfert de son patrimoine dans celui d'une autre structure, en particulier la société [9], méritait d'être soulevée,

- les intimés comme les premiers juges se fondent de manière erronée sur le mois de mai 2015 pour apprécier la solvabilité de la société [8] alors qu'elle avait demandé à M. [Y] de mettre en place des mesures conservatoires les 30 juin 2014 et 28 janvier 2015 et que, dès lors, la solvabilité de la société [8] doit être appréciée entre ces deux dates et que celle-ci était in bonis au 31 décembre 2013 tout comme au 30 septembre 2014,

- il ne peut lui être reproché de ne pas produire les comptes annuels de la société [8] puisque celle-ci ne les a pas déposés au greffe pour les exercices 2014, 2015 et suivants ni le jugement de clôture de la liquidation judiciaire alors que la procédure était toujours en cours en 2022,

- son préjudice ne consiste pas en une perte de chance et doit être réparé par l'allocation du montant de la totalité des gains perdus, en ce que si M. [Y] avait mis en place en 2014 des mesures conservatoires, elle aurait pu recouvrer l'intégralité des condamnations prononcées par jugement du 16 avril 2015,

- elle est bien fondée à solliciter un montant de 166 000 euros au titre du préjudice qu'elle subit, notamment au regard des frais qu'elle a engagés pour faire valoir ses droits depuis 2016, ceux-ci étant bien supérieurs aux 4 060 euros précédemment recouvrés dans le cadre de l'exécution du jugement du 16 avril 2015.

M. [Y] et la société [12] répliquent que :

- la société appelante n'établit pas l'existence d'un préjudice en ce qui concerne la société [9], en confirmation du jugement,

- la société [13] ne justifie d'aucune perte de chance de recouvrer les sommes dont elle était créancière auprès de la société [8] puisque les tentatives de saisies sur ses comptes bancaires sollicitées par M. [Y] dès le prononcé du jugement du 16 avril 2015 se sont heurtées à l'insolvabilité de la société débitrice,

- il n'est pas démontré qu'une inscription de nantissement sur le fonds de commerce aurait permis à la société [13] de récupérer une quelconque somme dans le cadre de la liquidation judiciaire,

- la société [8] avait cessé son activité en date du 30 juin 2015 et rendu 'provisoirement' le fonds de commerce qu'elle louait à la société [9] dans le cadre d'un contrat de location-gérance et son résultat d'exploitation au titre de l'exercice 2015 était négatif de plus de 470 000 euros,

- la société [13] prétend à tort qu'il faudrait apprécier l'état financier de la société [8] avant la condamnation du 16 avril 2015 puisque sa solvabilité doit être étudiée au moment où les diligences auraient pu être entreprises par M. [Y], soit après cette condamnation,

- la société [13] n'établit pas l'existence d'un lien de causalité direct et certain entre son prétendu préjudice et la faute de M. [Y], ne démontrant pas que l'absence de certaines diligences serait seule de nature à entraîner l'irrecouvrabilité de sa créance,

- la réparation de la perte de chance ne peut être égale à l'avantage que cette chance aurait procuré si elle s'était réalisée.

La responsabilité du professionnel du droit est une responsabilité de droit commun qui suppose la preuve d'une faute, d'un dommage et d'un lien de causalité entre l'une et l'autre. Il en résulte, notamment, que le préjudice invoqué doit être certain, qu'il s'agisse du préjudice entier ou d'une perte de chance.

Dans le cas où le préjudice ne peut s'analyser qu'en une perte de chance, il appartient à celui qui invoque un préjudice d'apporter la preuve que la perte de chance est réelle et sérieuse et si une perte de chance même faible est indemnisable, la perte de chance doit être raisonnable et avoir un minimum de consistance.

La réparation de la perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée.

La société [13] ne justifie d'aucun préjudice s'agissant de la société [9] puisqu'une saisie-attribution a permis de prélever sur les comptes bancaires de cette société en septembre 2015 la somme de 4 060 euros, d'un montant supérieur à celui de la condamnation au paiement de la somme de 3 000 euros à titre de dommages et intérêts prononcée à l'encontre de cette société, que seule la société [8] a été condamnée aux dépens et que le montant des frais de saisie n'est pas établi.

Les conséquences préjudiciables pour la société [13] du défaut de prise de mesures conservatoires entre le 30 juin 2014 et le 28 janvier 2015, du défaut d'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire dès juin 2015 et du défaut de déclaration de créance à la liquidation judiciaire de la société [8] prononcée le 10 janvier 2017 ne peuvent s'analyser qu'en une perte de chance de recouvrer la somme de 163 000 euros allouée par jugement du tribunal de grande instance de Colmar du 16 avril 2015, au vu de l'aléa que ces mesures conservatoires ou procédures comportaient.

S'agissant du défaut de nantissement du fonds de commerce en 2014, il ressort du Kbis de la société [8] que celle-ci exploitait son fonds de commerce en location-gérance de sorte qu'elle n'en n'était pas propriétaire et que celui-ci ne pouvait pas faire l'objet d'un nantissement judiciaire à la demande de la société [13], laquelle ne justifie donc d'aucune perte de chance d'obtenir le recouvrement de sa créance à ce titre.

S'agissant de la saisie conservatoire de créance, celle-ci aurait, selon les articles L.523-1 et suivants et R.523-1 et suivants du code des procédures d'exécution nécessité l'autorisation d'un juge et aurait été effectuée pour un montant déterminé par lui et s'agissant de la spécificité de l'action soit une action en dommages et intérêts pour concurrence déloyale, il existe un aléa important quant au fait que le juge aurait donné l'autorisation de pratiquer cette saisie et l'aurait consentie à hauteur de 160 000 euros .

Par ailleurs, s'il ne peut être reproché à la société [13] de produire le bilan de l'exercice 2014 de la société [8] alors que celle-ci n'a pas déposé au greffe ses bilans pour les exercices 2014, 2015 et suivants, il ressort du bilan de l'exercice 2013 que le résultat net de l'entreprise était de 152 700 euros et du rapport du commissaire à la transformation de la Sarl [8] en Sas du 17 décembre 2014 que l'analyse des comptes provisoirement arrêtés au 30 septembre 2014 faisait ressortir un résultat positif de 22 248 euros.

Il s'en déduit qu'à l'été 2014, l'assiette de la saisie de créance n'aurait pu dépasser la somme de 30 000 euros et le commissaire de justice chargé de l'exécution du jugement du 16 avril 2015 ayant dès le 17 juin 2015 rendu compte des quatre saisies attribution diligentées sur les comptes bancaires de la société [8], il doit en être déduit qu'il aurait conformément à l'article R.523-7 du code des procédures civiles d'exécution, signifié au tiers saisi un acte de conversion au plus tard à cette date soit avant l'ouverture de la procédure collective du 10 janvier 2017 ayant fixé provisoirement la date de cessation des paiements au 10 juillet 2015.

Au vu de ces éléments, la perte de chance d'obtenir le recouvrement de sa créance à hauteur de la somme de 30 000 euros est fixée à 50 % et la perte de chance évaluée à 15 000 euros en lien de causalité avec cette première faute.

Il ressort des conclusions d'incident de la société [8] déposées devant le conseiller de la mise en état de la cour d'appel de Colmar le 2 juin 2016 que cette société a cessé son activité en juin 2015 et 'rendu provisoirement' son fonds de commerce à la société [9] qui en était propriétaire selon un avenant au contrat de location-gérance du 30 juin 2015 et que le résultat net de l'exercice clos au 31 décembre 2015 était négatif de 470 532 euros, et de l'extrait K-bis précité que la cessation des paiements a été fixée provisoirement au 10 juillet 2015 de sorte que la société [13] ne justifie pas d'un préjudice en lien de causalité avec le défaut d'assignation en redressement judiciaire de la société à compter de juin 2015.

Enfin, la société [13] n'établit aucune perte de chance d'obtenir, si elle avait pu intervenir dans la procédure de liquidation judiciaire, la possibilité de rechercher la responsabilité personnelle du dirigeant de la société [8] et d'obtenir le recouvrement de sa créance sur le patrimoine de ce dernier, alors que, d'une part, il ressort de la lettre que M. [Y] a adressée à sa cliente le 13 décembre 2016 que le mandataire liquidateur l'avait contacté téléphoniquement et lui avait exposé qu'outre le fait qu'il n'avait pu appréhender aucun fonds dans le cadre de la liquidation judiciaire, il ne disposait d'aucun élément concernant une éventuelle possibilité d'action contre les autres sociétés du groupe [9] et qu'il n'était absolument pas favorable à l'extension de cette procédure collective, et que, d'autre part, la société appelante ne produit aucun élément permettant à la cour d'apprécier la responsabilité personnelle du gérant.

En conséquence, M. [Y] et la société [12] sont condamnés in solidum à payer à la société [13] la somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts.

Sur la demande de condamnation de la société [12] à des dommages et intérêts en raison de sa faute dans la gestion du sinistre :

Le tribunal a jugé que :

- la société [13] ne peut invoquer un défaut de diligence propre à la société [12] sur le fondement de l'article L.124-3 du code des assurances, en ce que son action directe à l'encontre de l'assureur est circonscrite à la seule garantie par ce dernier de la responsabilité civile professionnelle de l'avocat,

- la société [13] ne justifie d'aucun préjudice puisque la garantie de la société [12] aurait avec certitude été mise en oeuvre dans le cadre de la présente procédure si M. [Y] avait été condamné.

La société [13] soutient que :

- les premiers juges ont commis une erreur de droit dans l'application et l'interprétation de l'article L.124-3 du code des assurances,

- depuis la date du 24 avril 2018 à laquelle M. [Y] a écrit à la société de courtage [10], la société [12] ne lui a jamais écrit pour contester son droit à indemnisation ou prendre en charge le sinistre,

- les premiers juges devaient solliciter de la société [12] la preuve de ses diligences afin de pouvoir statuer sur l'existence de manquements à ses obligations de sa part,

- dans le cas où la société [10] ne disposait d'aucune délégation de gestion d'assurance, elle a dû transmettre à la société [12] l'action en responsabilité qu'elle a initiée et la société [12] engage sa responsabilité pour défaut de diligence si elle ne justifie pas avoir effectué une action dans son dossier,

- la société [12] doit justifier des diligences qu'elle a accomplies pour la gestion de son dossier, au besoin sous astreinte de 100 euros par jour et à défaut,être condamnée à lui payer une somme de 10 000 euros en raison de la faute commise dans sa gestion du sinistre.

La société [12] réplique que :

- elle n'a pas à prendre position s'agissant du bien fondé des réclamations ni à justifier des diligences intentées dans le cadre du sinistre,

- elle n'a aucun lien contractuel avec la société [13] et n'est redevable d'une obligation de diligence qu'à l'égard de son assuré, M. [Y].

Les premiers juges ont estimé à bon droit que la société [13] ne peut invoquer un défaut de diligence propre à la société [12] sur le fondement de l'article L.124-3 du code des assurances, qui offre au tiers lésé une action directe à l'encontre de l'assureur limitée à la seule possibilité d'une condamnation de ce dernier au titre de la responsabilité civile professionnelle de l'avocat.

Le jugement est donc confirmé en ce qu'il a débouté la société [13] de sa demande de dommages et intérêts pour manquement de diligence dans la prise en charge de sa demande.

Sur la responsabilité de la société [10] en raison de sa faute

La société [13] sollicite, en l'absence de mandat pour gérer le sinistre, la condamnation de la société [10] à justifier des diligences qu'elle a effectuées auprès de la société [12] dans le cadre du sinistre, au besoin sous astreinte de 100 euros par jour, mais également 'd'acter' qu'elle n'en justifie pas et de la condamner au paiement de dommages et intérêts.

Elle soutient que :

- elle n'a jamais reçu de réponse ni de la société [10] ni de la société [12] après sa mise en cause de la responsabilité de l'avocat par lettre du 28 janvier 2018,

- la société [10] n'a pas traité la déclaration de sinistre et engage sa propre responsabilité pour ne pas avoir exécuté ses propres diligences dans la gestion du sinistre vis à vis de la société [12],

- il incombe à la société [10] de rapporter la preuve de ses diligences et non l'inverse.

La société [10] répond que :

- la société [13] ne peut demander au juge d'ordonner une mesure d'injonction pour suppléer sa carence dans l'administration de la preuve,

- elle n'est tenue d'aucune obligation de diligence à l'égard de la société [13].

La société [10], en sa qualité de courtier d'assurance, n'était tenue que de transmettre la déclaration de sinistre de M. [Y] à la société d'assurance [12], laquelle ne conteste pas l'avoir reçue, et, n'ayant aucun lien contractuel avec la société [13], elle n'avait aucune obligation de l'informer de l'exécution de cette diligence.

La société [13] est donc déboutée de sa demande de condamnation au paiement d'une somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts à l'encontre de la société [10].

Sur les dépens et les frais irrépétibles

Les dispositions relatives aux dépens et aux frais de procédure de première instance sont infirmées.

Les dépens de première instance et d'appel doivent incomber à M. [Y] et la société [12], lesquels sont également condamnés in solidum à payer à la société [13] une somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Il n'y a pas lieu, en revanche, de faire droit à la demande formée par la société [10] sur ce même fondement.

PAR CES MOTIFS :

La cour,

Infirme le jugement en toutes ses dispositions,

Déclare irrecevable l'action directe de la Sas [13] à l'encontre de la Sas [10],

Déclare recevable la demande de dommages et intérêts formée par la Sas [13] à l'encontre de la Sas [10] pour manquement à son obligation de diligence dans la transmission de la déclaration de sinistre à l'assureur, en sa qualité de courtier,

Condamne in solidum M. [Z] [Y] et la société d'assurance mutuelle [12] à payer à la Sas [13] la somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts au titre de sa perte de chance,

Déboute la Sas [13] de sa demande en paiement de la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts à l'encontre de la société d'assurance mutuelle [12],

Déboute la Sas [13] de sa demande en paiement de la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts à l'encontre de la Sas [10],

Condamne in solidum M. [Z] [Y] et la société d'assurance mutuelle [12] aux dépens,

Condamne in solidum M. [Z] [Y] et la société d'assurance mutuelle [12] à payer à la Sas [13] une somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

Dit n'y avoir lieu à condamnation de la Sas [13] au paiement d'une somme à la Sas [10] sur ce même fondement.

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE

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