CA Aix-en-Provence, ch. 1-3, 9 mai 2025, n° 21/03616
AIX-EN-PROVENCE
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
ENEDIS (S.A.)
Défendeur :
Compagnie d'Assurance ACM (S.A.)
***
Dans la nuit du 15 au 16 juin 2012, une rupture du neutre sur le dispositif de comptage du courant électrique fourni par la société Enedis a provoqué des dommages sur l'installation électrique de l'agence CIC située à [Localité 3].
Cette dernière a déclaré le sinistre à sa compagnie d'assurances, la société ACM Iard, qui a confié au cabinet Cunningham Lindsey France le soin de chiffrer l'étendue des dommages subis et de déterminer l'imputabilité des désordres.
L'expertise s'est déroulée contradictoirement le 8 août 2012 et le rapport d'expertise amiable déposé le 26 décembre 2012 a estimé les dommages à la somme de 15 657,20 euros sur la base d'une valeur neuve et à celle de 10 109,01 euros, vétusté déduite.
La compagnie ACM a indemnisé le préjudice de son assurée à hauteur de 9 229,20 euros et s'est ensuite rapprochées de la société Enedis pour obtenir réparation sur la base d'une valeur à neuf à hauteur de 15 657,20 euros.
Le producteur d'électricité a refusé mais, par l'intermédiaire de la société Diot - entreprise gestionnaire pour son compte et celui d'EDF Assurances -, il a proposé une indemnité de 10 461,63 euros correspondant à la valeur hors taxe vétusté déduite.
En l'absence d'accord, le 4 août 2017, la compagnie d'assurances ACM Iard et la société CIC ont assigné la société Enedis ainsi que la société Diot en indemnisation sur la base d'une valeur à neuf des équipements endommagés, remboursement du montant de l'indemnité versée par l'assureur à son assuré et paiement de dommages et intérêts pour résistance abusive.
Par jugement expressément assorti de l'exécution provisoire rendu le 11 février 2021, le tribunal judiciaire de Toulon a :
- déclaré la société Enedis responsable des dommages provoqués sur les équipements électriques de l'agence bancaire CIC [Localité 3],
- mis hors de cause la société cabinet Diot,
- dit n'y avoir lieu à application d'une franchise contractuelle sur les sommes réclamées par la société CIC,
- fixé l'indemnisation du sinistre subi dans la nuit du 15 au 16 juin 2012 par l'établissement bancaire CIC-Agence de [Localité 3] à la somme de 15 157,20 euros,
- condamné la société Enedis à payer à la compagnie d'assurances ACM Iard la somme de 9 229,20 euros au titre du remboursement des sommes versées à son assurée,
- condamné la société Enedis à payer à la société CIC la somme de 6 428 euros au titre du complément d'indemnisation du sinistre non pris en charge par la compagnie d'assurances,
- débouté la compagnie d'assurances ACM Iard et la société CIC de leur demande d'indemnité pour résistance abusive ainsi que de leur demande au titre de l'article 10 du décret du 8 mars 2001,
- condamné Enedis à payer à la compagnie d'assurances ACM et à la société CIC la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné la société Enedis aux entiers dépens, distraits au profit de Maître Sylvain Pontier, avocat.
Vu l'appel limité de la société Enedis suivant déclaration du 10 mars 2021, et l'appel incident régularisé par la compagnie d'assurances ACM et la société CIC dans leurs conclusions du 6 août 2021,
Vu les dernières conclusions notifiées le 29 octobre 2021 pour la société Enedis, qui demande à la cour en substance de confirmer le jugement en ce qu'il a mis hors de cause la société cabinet Diot et débouté la compagnie ACM Iard et la société CIC de leur demande d'indemnisation pour résistance abusive ainsi que de leur demande au titre de l'article 10 du décret du 8 mars 2001 mais de le réformer pour le surplus, et de :
A titre principal,
- déclarer l'action des ACM et de la société CIC irrecevable car prescrite,
- déclarer l'action des ACM irrecevable pour absence de qualité et d'intérêt à agir,
- débouter les ACM et la société CIC de leurs demandes formulées à l'égard d'Enedis,
Subsidiairement,
- après avoir déclaré que seule la législation sur les produits défectueux est applicable, qu'il y a lieu à l'application d'une franchise de 500 euros, que les dysfonctionnements allégués de l'automate ne sont pas prouvés et que la CIC [Localité 3] ne rapporte pas la preuve de l'exercice d'une activité assujettie à la TVA, dire que les dommages peuvent être évalués à 10 461,63 euros et qu'aucune somme supérieure à 732,43 euros ne saurait être allouée à CIC [Localité 3] au titre de l'évaluation des dommages, déduction faite de la somme déclarée versée par les ACM (9 229,20 euros) et de la franchise de 500 euros,
En tout état de cause,
- déclarer qu'une franchise à hauteur de 500 euros devra être appliquée sur toute somme qui serait allouée,
- rejeter la demande des ACM et CIC [Localité 3] au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner ces dernières à lui payer une indemnité de 2 000 euros de ce dernier chef ainsi qu'aux entiers dépens d'instance,
Vu les uniques conclusions notifiées le 6 août 2021 pour la compagnie d'assurances ACM Iard et la société CIC, aux fins de :
- confirmation du jugement en toutes ses dispositions, sauf sur le rejet de leur demande d'indemnité pour résistance abusive,
- condamnation Enedis à leur verser une somme de 3 000 euros de ce chef, ainsi qu'une indemnité du même montant sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile
Vu l'ordonnance de clôture en date du 25 octobre 2024,
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens et des prétentions des parties, la cour se réfère aux conclusions écrites susvisées.
A l'issue de l'audience du 10 janvier 2025, à laquelle elles ont été régulièrement convoquées, les parties ont été avisées que la décision était mise en délibéré pour être rendue le 28 mars 2025 par mise à disposition au greffe. A cette date, elles ont été informées par le greffe que le délibéré était prorogé au 9 mai 2025.
MOTIFS
En première instance, la société Enedis soutenait que seule la législation sur la législation sur les produits défectueux est applicable et invoquant le fait qu'elle n'avait commis aucune faute dans la gestion du sinistre, elle demandait au tribunal de limiter l'indemnisation des préjudices à la valeur de remplacement des biens endommagés vétusté déduite, en excluant une valeur à neuf. Sur la base d'une somme globale de 10 109,01 euros, elle indiquait être prête à verser 9 229,20 euros aux ACM et le solde de 879,81 euros à la société CIC, sous déduction d'une franchise de 500 euros conformément aux articles 1245-1 et suivants du code civil.
Le tribunal l'a condamnée sur la base d'une valeur à neuf en écartant la franchise aux motifs que :
- 'quand bien même l'action indemnitaire eut été possible sur la base de la responsabilité du fait des produits défectueux, rien n'empêche les requérants d'avoir fondé leur action comme ils l'ont fait' sur les dispositions des articles 1134 et 1146 et suivants anciens du code civil,
- qu'il ressort du rapport d'expertise amiable contradictoire que la société Enedis a commis une faute technique dans l'exécution de son obligation de délivrance conforme de l'énergie électrique par surtension,
- celle-ci engage sa responsabilité nonobstant toute faute consécutive de gestion du sinistre,
- eu égard au principe de la réparation intégrale du préjudice et à défaut de production du contrat d'assurance, il n'est pas possible d'opposer un coefficient de vétusté ou une franchise faisant exception à l'application de ce principe.
En cause d'appel, la société Enedis soutient désormais en premier chef que l'action indemnitaire de la société CIC et l'action subrogatoire de la compagnie ACM sont irrecevables car prescrites et que l'action subrogatoire de l'assureur se heurte à une seconde fin de non-recevoir tirée du défaut d'intérêt à agir faute de production du contrat d'assurance et des quittances justifiant des paiements allégués.
S'agissant de la première fin de non-recevoir invoquées, l'appelante se réfère aux dispositions de l'article 122 du code de procédure civile qui énumère un certain nombre de fins de non-recevoir, et de l'article 1245-16 du code civil selon lequel l'action en réparation fondée sur la responsabilité des produits défectueux 'se prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur' et elle oppose que la surtension s'étant produite le 15 juin 2012, l'action était prescrite à la date de l'assignation, délivrée le 4 août 2017, en l'absence tout acte interruptif dans l'intervalle.
La société CIC et la compagnie d'assurances ACM objectent que le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux n'exclut pas l'application d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle, dès lors que ceux-ci reposent sur des fondements différents de celui d'un défaut de sécurité, telle une faute et qu'en l'espèce, la surtension a constitué une défaillance dans le service de distribution d'électricité, de sorte qu'il peut être reproché à Enedis un manquement à ses obligations contractuelles vis-à-vis de l'agence CIC. Dans ce cas, l'action n'est pas soumise à la prescription triennale applicable en matière de responsabilité des produits défectueux.
Il résulte du rapport de sinistre établi contradictoirement le 8 août 2012 et versé aux débats que le préjudice subi par la société CIC est consécutif à une surtension liée à une rupture du neutre, qui a affecté l'ensemble des installations électriques de l'agence du CIC situé à [Localité 3] et a endommagé ses appareils électriques.
Il y a donc lieu de mettre en 'uvre les dispositions relatives à la responsabilité du fait des produits défectueux, qui s'appliquent 'à la réparation du dommage résultant d'une atteinte à la personne ou à un bien autre que le produit défectueux lui-même', ce qui est le cas en l'occurrence, à défaut de pouvoir rechercher la responsabilité de la société Enedis sur un autre fondement, tel celui de la garantie des vices cachés en l'absence de dommage résultant d'une atteinte au produit vendu, ou celui de la responsabilité contractuelle en l'absence de faute caractérisée (cf. 1ère civ., 19 avril 2023, pourvoi n° 21-23.726).
Il a en effet également été jugé (cf. Com., 13 avril 2023, pourvoi n° 20-17.368) que :
'- selon l'article 2 de la directive 85/374/CEE, pour l'application de cette directive, le terme « produit » désigne également l'électricité et, selon l'article 3, paragraphe 1, le terme « producteur » désigne le fabricant d'un produit fini, le producteur d'une matière première ou le fabricant d'une partie composante, et toute personne qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou un autre signe distinctif,
- la directive 85/374/CEE a été transposée en droit interne par la loi n° 98-389 du 19 mai 1998 aux articles 1386-1 à 1386-18, devenus 1245 à 1245-17, du code civil,
- aux termes de l'article 1386-3, devenu 1245-2, du code civil, l'électricité est considérée comme un produit et, aux termes de l'article 1386-6, devenu 1245-5, alinéa 1er, du même code, est producteur, lorsqu'il agit à titre professionnel, le fabricant d'un produit fini, le producteur d'une matière première, le fabricant d'une partie composante,
- répondant à la question préjudicielle précitée, la CJUE a dit pour droit :
« L'article 3, paragraphe 1, de la directive 85/374/CEE du Conseil, du 25 juillet 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, telle que modifiée par la directive 999/34/CE du Parlement européen et du Conseil, du 10 mai 1999, doit être interprété en ce sens que le gestionnaire d'un réseau de distribution d'électricité doit être considéré comme étant un « producteur », au sens de cette disposition, dès lors qu'il modifie le niveau de tension de l'électricité en vue de sa distribution au client final »,
- elle a, à cet effet, précisé qu'un gestionnaire d'un réseau de distribution d'électricité ne se limite pas à livrer de l'électricité, mais participe au processus de sa production en modifiant une de ses caractéristiques, à savoir sa tension, en vue de la mettre en état d'être offerte au public aux fins d'être utilisée ou consommée (point 45).
- il en résulte que le gestionnaire d'un réseau de distribution d'électricité doit être considéré comme un « producteur », au sens de l'article 1386-6, devenu 1245-5, alinéa 1er, du code civil, dès lors qu'il modifie le niveau de tension de l'électricité en vue de sa distribution au client final'.
La Cour de cassation a encore énoncé, dans ce même arrêt, qu' 'il résulte de l'article 1386-18, devenu 1245-17, du code civil, que, si le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux n'exclut pas l'application d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle, c'est à la condition que ceux-ci reposent sur des fondements différents' cela, avant de rejeter le pourvoi formé contre un arrêt ayant retenu, sur le fondement de l'article 1386-17 devenu 1245-16 du code civil, la prescription d'une action similaire à celles de la société CIC et de la compagnie d'assurances ACM, puisqu'engagée contre la société Enedis suite à un dommage consécutif à une surtension, liée elle-même à une rupture du neutre du réseau de distribution triphasé.
En l'occurrence également, la surtension liée à la rupture du neutre sur le système de comptage électronique en mode triphasé de l'abonné a provoqué des dommages sur ses installations et appareils électriques puisqu'elle a affecté ses systèmes de protection sécurité et coffres, sa climatisation, son enseigne et les automates bancaires. Par ailleurs et contrairement aux constatations des premiers juges, le rapport d'expertise amiable contradictoire n'établit aucunement que la société Enedis a commis une 'faute technique dans l'exécution de son obligation de délivrance conforme de l'énergie électrique par surtension' susceptible de fonder sa condamnation sur le terrain de la responsabilité contractuelle de droit commun. Il n'est en effet nullement question d'un manquement du producteur d'électricité à son obligation d'entretien du réseau.
En revanche, la surtension ayant causé des dommages à des biens autres que le produit défectueux lui-même, la société CIC ne pouvait agir que sur le fondement de la responsabilité des produits défectueux.
Or - comme l'oppose à juste titre la société Enedis qui est en droit de le faire en tout état de cause, s'agissant d'une fin de non-recevoir -, cette action engagée seulement le 4 août 2017 se heurte à la prescription triennale de l'ancien article 1386-17, devenu 1245-16, du code civil, en l'état d'un sinistre subi dans la nuit du 15 au 16 juin 2012, qu'il s'agisse de l'action en responsabilité de la victime directe ou de l'action subrogatoire de son assureur, lequel a immédiatement été informé et a missionné un cabinet d'expertise ayant - selon ses affirmations - procédé dès le 8 août 2012 et dont le rapport lui a été remis le 26 décembre 2012.
Les actions de la société CIC et de la compagnie d'assurances ACM seront donc déclarées irrecevables pour cause de prescription, et le jugement sera infirmé en toutes ses dispositions, hormis uniquement celle ayant décidé de la mise hors de cause de la société cabinet Diot, dont la cour n'est pas saisie en l'état des appels principal et incident.
Pour le surplus et en dépit de ce qui lui est également demandé par la société Enedis, la cour ne pourra confirmer le jugement sur le rejet d'une partie des prétentions des demanderesses, dès lors qu'elle déclare leurs actions irrecevables.
Parties perdantes au sens de l'article 696 du code de procédure civile, la compagnie d'assurances ACM et la société CIC supporteront les dépens de première instance et d'appel.
L'équité commande en revanche de ne pas faire application de l'article 700 du code de procédure civile à leur détriment.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant contradictoirement et par arrêt mis à la disposition des parties au greffe, et dans les limites de sa saisine :
- infirme le jugement rendu le 11 février 2021 par le tribunal judiciaire de Toulon en toutes ses dispositions relatives à l'action engagée à l'encontre de la société Enedis ;
Statuant à nouveau de ces chefs et y ajoutant,
- déclare irrecevables les actions en responsabilité pour produit défectueux et subrogatoire engagées le 4 août 2017 par la société CIC et par la société ACM Iard à l'encontre de la société Enedis, suite à un sinistre survenu dans la nuit du 15 au 16 juin 2012 ;
- dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamne in solidum la société CIC et par la société ACM Iard aux dépens aux entiers dépens de première instance et d'appel.