CA Versailles, ch. com. 3-2, 13 mai 2025, n° 24/06303
VERSAILLES
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Duroc Aktiebolag (Sté)
Défendeur :
Griffine Enduction (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Guerlot
Vice-président :
M. Roth
Conseiller :
Mme Cougard
Avocats :
Me Mze, Me Regrettier-Germain, Me Laurent, Me Dupuy
EXPOSE DU LITIGE
En juillet 2019, la société de droit suédois Duroc Aktiebolag (Duroc) a acheté la totalité des actions de la société française Griffine Enduction, spécialisée dans la conception et la production de tissus enduits.
Le 13 mars 2023, le tribunal de commerce de Pontoise a placé la société Griffine Enduction en redressement judiciaire.
Le 22 mai 2023, la société Duroc a déclaré à la procédure collective plusieurs créances au titre de deux conventions de compte courant d'associé et au titre de prestation de services réalisées au profit de la société en liquidation, pour un montant global total de 12 997 501,70 euros.
Le 8 juin 2023, le tribunal de commerce a converti le redressement judiciaire de la société Griffine Enduction en liquidation judiciaire et désigné la société de Keating en qualité de liquidateur.
Le 18 septembre 2024, par une ordonnance réputée contradictoire n°2024M02155, le juge-commissaire a :
- constaté l'admission de la partie non contestée de cette créance pour la somme de 244 375 euros échu à titre chirographaire et 10 900 euros à échoir à titre chirographaire ;
Sur la partie contestée de cette créance :
- rejeté le créancier pour une somme de 1 191 875 euros à titre privilégié.
Le même jour, par une seconde ordonnance réputée contradictoire n°2024M02172, le juge-commissaire a :
- constaté l'admission de la partie non contestée de cette créance pour la somme de 109 684,67 euros échu à titre chirographaire ;
Sur la partie contestée de cette créance :
- rejeté le créancier pour une somme de 551 567 euros à titre chirographaire.
Le 27 septembre 2024, la société Duroc Aktiebolag a interjeté appel de ces deux ordonnances en leurs dispositions ayant partiellement écarté ses créances.
Ces affaires ont été enregistrées sous les numéros RG 24/06302 et 24/06303.
Le 10 octobre 2024, le conseiller de la mise en état en a prononcé la jonction.
Le 15 octobre 2024, les déclarations d'appel ont été signifiées à la société Griffine Enduction par remise à personne habilitée. Les premières conclusions de l'appelante lui ont été signifiées le 6 janvier 2025 par procès-verbal de recherches infructueuses. Celle-ci n'a pas constitué avocat.
La clôture de l'instruction a été prononcée le 3 mars 2025.
A l'audience du 10 mars, l'ordonnance de clôture a été révoquée et l'instruction à nouveau clôturée.
Par dernières conclusions du 7 mars 2025, l'appelante demande à la cour de :
- infirmer l'ordonnance du 18 septembre 2024 en ce qu'elle a rejeté sa créance au passif de la société Griffine Enduction, à hauteur de 1 191,875 euros au titre des intérêts à échoir postérieurement au jour du jugement d'ouverture en application de la Convention de Compte Courant d'Associé du 11 février 2022 ;
- infirmer l'ordonnance du 18 septembre 2024 en ce qu'elle a rejeté sa créance au passif de la société Griffine Enduction, à hauteur de 540 316,00 euros au titre des intérêts à échoir postérieurement au jour du jugement d'ouverture en application de la Convention de Compte Courant d'Associé du 14 avril 2022 ;
Statuant à nouveau,
- admettre au passif de la société Griffine Enduction, ses créances à échoir, d'un montant total de 1 732 193 euros au titre des intérêts à échoir postérieurement au jour du jugement d'ouverture en application des Conventions de Compte Courant d'Associés, composée de :
1 191 875 euros en application de la Convention de Compte Courant d'Associé du 11 février 2022 ;
540 316 euros en application de la Convention de Compte Courant d'Associé du 14 avril 2022 ;
Y ajoutant,
- condamner les sociétés Griffine Enduction et de Keating à lui verser la somme de 6 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner les sociétés Griffine Enduction et [W] aux entiers dépens.
Par dernières conclusions du 4 mars 2025, la société de Keating, prise en la personne de M. [O] [W], agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Griffine Enduction, demande à la cour de :
- confirmer les ordonnances du 18 septembre 2024 ;
- débouter la société Duroc Aktiebolag de l'ensemble de ses demandes ;
- condamner la société Duroc Aktiebolag à lui payer la somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les entiers dépens.
Pour plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux conclusions susvisées.
MOTIFS
Sur la créance de l'appelante au titre des intérêts
La société Duroc fait valoir que le juge-commissaire a, au visa de l'article L. 622-28 du code de commerce, rejeté ses créances au titre des intérêts postérieurs au jugement d'ouverture dus sur les sommes mises à disposition de sa filiale en compte courant, alors que le cours des intérêts s'est poursuivi après ce jugement, les deux conventions de compte courant d'associé signées en 2022 ayant été conclues pour une durée supérieure à un an ; que ces conventions ne constituent pas des avenants à la convention de trésorerie, ou de cash pooling, conclue en 2020, laquelle n'était pas un contrat de prêt.
Le liquidateur soutient que la règle de l'arrêt du cours des intérêts est opposable au créancier ; qu'en effet, les conventions de compte courant d'associé de 2022 ont été précédées par un contrat de cash pooling de 2020, laquelle ne prévoyait ni la durée de la mise à disposition des fonds, ni les modalités de leur remboursement, de sorte que la société Duroc pouvait à tout moment se faire rembourser les fonds ; que ces deux conventions s'analysent comme des avenants au contrat de 2020.
Réponse de la cour
L'article L. 622-28 du code de commerce dispose que le jugement d'ouverture d'une procédure collective arrête le cours des intérêts légaux et conventionnels, ainsi que de tous intérêts de retard et majorations, à moins qu'il ne s'agisse des intérêts résultant de contrats de prêt conclus pour une durée égale ou supérieure à un an ou de contrats assortis d'un paiement différé d'un an ou plus.
En juillet 2019, la société Duroc a racheté la totalité des parts de la société Griffine Enduction.
Le 1er juin 2020, la société Duroc a conclu avec vingt de ses filiales européennes, dont la société Griffine Enduction, un cash pool agreement, rédigé en langue anglaise, c'est-à-dire une convention de trésorerie.
Cette convention prévoit, notamment en ses articles 2.1, 3.2 et 9.1, que les filiales, désignées comme les cash pool members, transfèrent leur trésorerie excédentaire dans un pot commun appelé cash pool facility, de manière que la société Duroc, cash pool owner, décide ou non de mettre à la disposition de ceux des membres qui en auraient besoin une partie de ces fonds.
Contrairement à ce que soutient le liquidateur, cette convention ne stipule pas expressément la possibilité pour la société Duroc, associé unique de la société Griffine Enductions, de se faire rembourser à tout moment les fonds mis à disposition de sa filiale.
Mais dès lors que cette convention ne prévoit aucun transfert horizontal de fonds entre les cash pool members, mais seulement des transferts depuis la société Duroc, cash pool owner, vers ses filliales, et inversement, les fonds mis à la disposition de la société Griffine Enductions au titre du pool ont nécessairement été inscrits aux comptes de cette société en compte courant d'associé et doivent être considérés comme des créances de la société-mère à ce titre, de sorte que, selon le droit commun, la société Duroc était en droit de réclamer paiement à tout moment de ces fonds mis à disposition de sa filiale.
Deux conventions de compte courant d'associé ont ensuite été conclues entre la société Duroc et la société Griffine Enduction les 11 février 2022 et 14 février 2022.
Dès lors que la convention de trésorerie de 2020 a pour objet la mise à disposition de fonds par la société mère dans les livres de sa filiale en compte courant d'associé, ces deux conventions ont complété la première, auxquelles, implicitement, elles peuvent être considérées comme des avenants.
Or chacune de ces deux conventions stipulent en leur article 3.2 la possibilité pour la filiale de rembourser à son associé unique les avances en compte courant de manière échelonnée sur une période de cinq ans, moyennant le paiement d'un intérêt de 3%.
Les deux conventions de 2022 ont ainsi précisé les modalités de remboursement à l'associé unique, cash pool owner, des sommes mises à la disposition de la filiale au titre du cash pool.
Les trois conventions liant les parties, prises dans leur ensemble, constituent ainsi des contrats de prêt conclus pour une durée égale ou supérieure à un an ou des contrats assortis d'un paiement différé d'un an ou plus au sens de l'article L. 622-28 précité.
Et quand bien même il serait retenu que les sommes en compte courant au jour du jugement d'ouverture l'étaient au titre des deux conventions de compte courant d'associé, prises isolément, les modalités de remboursement stipulées sont telles qu'elles entrent aussi dans l'exception prévue à l'article L. 622-28.
Les intérêts échus postérieurement au jugement d'ouverture sont donc dus sur les sommes alors inscrites en compte courant.
Il convient en conséquence d'infirmer les ordonnances entreprises et d'admettre à la procédure collective les créances d'intérêts en cause, pour les sommes réclamées, dont le calcul n'est pas contesté.
Sur les demandes accessoires
L'issue du litige commande de mettre les dépens à la charge de la société liquidée.
L'équité ne commande pas en revanche, compte tenu de la situation économique respectives des parties, d'allouer d'indemnité de procédure à l'une d'elles.
PAR CES MOTIFS,
la cour, statuant par arrêt réputé contradictoire,
Infirme l'ordonnance du 18 septembre 2024 n°2024M02155 en ce qu'elle a écarté la créance de la société Duroc à hauteur de la somme de 1 191 875 euros à titre privilégié ;
Statuant à nouveau,
Admet cette créance à la procédure collective ;
Infirme l'ordonnance du 18 septembre 2024 n°2024M02172 en ce qu'elle a écarté la créance de la société Duroc à hauteur de la somme de 551 567 euros à titre chirographaire ;
Statuant à nouveau,
Admet cette créance à la procédure collective ;
Dit que les dépens seront employés en frais privilégiés de procédure ;
Rejette les demandes formulées sur le fondement de l'article 700 du code des procédures civiles d'exécution.
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
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