CA Montpellier, 5e ch. civ., 20 mai 2025, n° 22/03406
MONTPELLIER
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Carrosserie (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Fillieux
Conseiller :
M. Garcia
Conseiller :
Mme Strunk
Avocats :
Me Garrigue, Me Massot, Me Sagard, Me Gadel, SCP Nicolau-Malavialle-Gadel-Capsie
EXPOSE DU LITIGE
M. [V] [N] et M. [E] [B] ont consenti le 1er novembre 1983 à M. [J] [Y] un bail commercial pour un local situé à [Localité 8] (66) moyennant un loyer annuel de 33.000 francs HT. Le bail a été renouvelé le 1er novembre 1992, avec un loyer porté à la somme de 50.940 francs HT.
M. [J] [Y] a fait apport de son fonds de commerce à la SARL Entreprise De Carrosserie [J] [Y].
Le bail a fait l'objet d'un renouvellement pour la période du 1er mai 2001 au 30 avril 2010 avec un loyer de 70 000 francs HT puis d'un nouveau renouvellement pour la période comprise entre le 1er mai 2010 et le 30 avril 2019.
Le 8 novembre 2018, la SAS Carrosserie [J] [Y] a signifié aux bailleurs une demande de renouvellement du bail dans le cadre des dispositions de l'article L. 145-10 du code de commerce aux mêmes charges et conditions.
Le 6 février 2019, les bailleurs ont exprimé leur souhait de renouveler le bail aux mêmes charges et conditions à l'exception du prix du loyer qu'ils voulaient voir augmenter à 32.160 euros HT, dans le cadre des dispositions de l'article L. 145-11 du code de commerce.
Le 13 mars 2019, la SAS Carrosserie [J] [Y] a contesté l'augmentation du loyer.
Le 26 septembre 2019, M. [V] [N] et M. [E] [B] ont requis et obtenu l'autorisation d'assigner la SAS Carrosserie [J] [Y] devant le juge statuant en matière de loyers commerciaux.
M. [U] [F], puis Mme [K] [O] ont été successivement désignés en qualité d'expert judiciaire par jugements rendus respectivement le 30 juillet 2020 puis le 26 août 2020. Cette dernière a rendu son rapport le 15 octobre 2021.
Le jugement rendu le 7 juin 2022 par le tribunal judiciaire de Perpignan :
Fixe la valeur locative des locaux à usage commercial sis à [Localité 8] (Pyrénées-Orientales) donnés à bail à la SAS Carrosserie [J] [Y] par M. [V] [N] et M. [E] [B] à la somme de 22.500 euros hors taxes et hors charges à compter du renouvellement du bail intervenu le 30 avril 2019 ;
Se déclare incompétent pour connaître de la demande reconventionnelle de condamnation au paiement de dommages et intérêts ;
Condamne la SARL Carrosserie [J] [Y] à payer à M. [V] [N] et M. [E] [B] la somme de 1.500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la SARL Carrosserie [J] [Y] à supporter les entiers dépens ;
Dit n'y avoir lieu à prononcer l'exécution provisoire.
Le premier juge a retenu que le rapport d'expertise est bien contradictoire en ce que la feuille de présence comporte les noms de toutes les parties, attestant qu'elles ont participé aux opérations d'expertise.
Il a également retenu qu'eu égard à l'augmentation de la taxe foncière de 85% sur la période 2016-2021 et à la différence avec les prix couramment pratiqués dans le voisinage, le déplafonnement du montant du loyer commercial se justifie.
Le juge des loyers commerciaux s'est déclaré incompétent pour connaître de la demande en paiement de dommages intérêts en ce qu'elle ne concerne pas directement la fixation du montant du bail commercial.
La SARL Carrosserie [J] [Y], prise en la personne de son représentant légal en exercice, a relevé appel de la décision par déclaration au greffe du 24 juin 2022.
Dans ses dernières conclusions du 14 janvier 2025, la SARL Carrosserie [J] [Y] demande à la cour de :
Réformer le jugement dont appel dans toutes ses dispositions ;
Juger que la demande de déplafonnement du loyer commercial est infondée et injustifiée ;
Débouter M. [C] [B] et Mme [R] [Z], intervenants volontaires à l'instance en qualité de successibles de feu M. [E] [B] et de feu M. [V] [N], de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions ;
Juger que le bail a été renouvelé le 1er mai 2019 avec un montant de loyer identique à celui du bail précédent ;
A titre reconventionnel
Les condamner solidairement à payer à la société [Y] la somme de 15.000 euros à titre de dommages intérêts et 5.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Les condamner solidairement aux entiers dépens d'instance dont distraction au bénéfice des avocats de la cause.
Elle soutient que l'article L 145-34 du code de commerce n'autorise le déplafonnement que dans les cas d'une modification des éléments prévus aux 4 premiers alinéas de l'article L145-33 du code de commerce à l'exclusion du 5° alors que M. [S] [X] fonde son rapport sur l'augmentation des prix des locaux dans le voisinage, que de surcroît son rapport n'a pas été établi au contradictoire des parties.
Elle souligne que l'expert judiciaire retient que le local n'a pas été modifié pas plus que les obligations des parties, que la modification des facteurs locaux prise en l'extension de la zone commerciale n'est qu'un projet à venir et ne s'est nullement produite durant la période examinée et qu'enfin il ne s'agit nullement d'une modification notable, que de surcroît le dynamisme de la zone est sans conséquence sur le commerce de carrosserie examiné.
Elle fait valoir que l'expert judiciaire n'a pas retenu aucun élément de nature à justifier un déplafonnement du loyer pendant la période du bail renouvelé, et que la valeur locative étant supérieure au loyer indexé, il convient de retenir le prix du loyer indexé.
Elle précise que l'augmentation de la taxe foncière n'a pas été appréciée sur la période considérée, mais sur une période qui excède celle du bail renouvelé et que l'augmentation de la taxe foncière est restée circonscrite.
Enfin sur la demande reconventionnelle en dommages et intérêts, elle soutient que le juge des loyers est compétent pour en connaître et que sa demande est fondée.
Dans leurs dernières conclusions du 10 décembre 2024, M. [C] [B] et Mme [R] [N], intervenant respectivement en qualité d'ayant droit de M. [E] [B] et de M. [V] [N], demandent à la cour de :
Voir accueillir l'intervention volontaire de M. [C] [B] en sa qualité d'héritier de M. [E] [B], décédé le 25 juillet 2024 ;
Donner acte à Mme [R] [Z], veuve [N], de son intervention volontaire en sa qualité d'ayant droit de M. [V] [N], décédé le 6 juin 2023 à [Localité 7] ;
Confirmer le jugement rendu par le juge des loyers commerciaux le 7 juin 2022 ;
Constater le changement notable des obligations respectives des parties, des facteurs locaux de commercialité et la différence significative entre le montant du loyer litigieux et les prix couramment pratiqués dans le voisinage ;
Constater le déplafonnement du loyer commercial ;
Fixer le loyer du bail commercial déplafonné à hauteur de 22 500 euros par an hors taxes et hors charges, correspondant à la valeur locative annuelle ;
Rejeter la demande reconventionnelle en dommages et intérêts de la SAS Carrosserie [J] [Y] comme étant infondée ;
Condamner la SAS Carrosserie [J] [Y] à verser aux consorts [B]-[Z], veuve [N], la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
Ils soutiennent que la forte augmentation de la taxe foncière laissée à la charge du bailleur constitue une modification des obligations des parties, qu'en l'espèce de 2010 à 2019, soit durant la période litigieuse, elle a connu une hausse de + 84%, ce qui justifie le déplafonnement du loyer.
De surcroît, ils font valoir que l'accroissement de la population dans la zone commerciale constitue une modification des facteurs locaux de commercialité ayant une incidence sur le commerce considéré, sachant que la zone d'achalandage ne doit pas se limiter à la commune de [Localité 8] mais s'étend à la zone de [Localité 7] sud et les communes de [Localité 3] et [Localité 4], de même que l'accroissement du trafic routier dans le secteur.
Ils soutiennent enfin que le rapport de M. [S] [X], soumis au débat contradictoire des parties, peut être retenu par le juge.
La clôture de la procédure a été prononcée par ordonnance du 3 mars 2025.
MOTIFS:
1) Sur le déplafonnement :
En application des dispositions de l'article L 145-33 du code de commerce 'le montant des loyers des baux renouvelés ou révisés doit correspondre à la valeur locative. A défaut d'accord, cette valeur est déterminée d'après :
1 Les caractéristiques du local considéré ;
2 La destination des lieux ;
3 Les obligations respectives des parties ;
4 Les facteurs locaux de commercialité ;
5 Les prix couramment pratiqués dans le voisinage ;'
Selon les dispositions de l'article L145-34 dudit code, le loyer du bail renouvelé à l'expiration de son échéance contractuelle ne peut excéder la variation de l'indice convenu intervenue depuis la fixation initiale. Le loyer ainsi déterminé constitue un plafond qui ne peut être dépassé.
Toutefois, l'article L145-34 sus visé prévoit un calcul du loyer du bail renouvelé à la valeur locative en cas de modification, au cours du bail expiré, des quatre premiers éléments constitutifs de la valeur locative, à l'exception du prix du voisinage puisque l'article L145-34 ne vise pas le 5ième élément de l'article L145-33.
Seule une lecture erronée de l'article L145-34 du code de commerce a permis au juge de première instance de se fonder sur une modification des prix couramment pratiqués dans le voisinage pour justifier un déplafonnement du loyer et cette analyse ne peut prospérer en cour d'appel.
Les bailleurs soutiennent qu'une modification notable des obligations des parties et des facteurs locaux de commercialité est intervenue durant la période du bail expiré, ayant une influence sur le commerce considéré, de nature à justifier d'écarter la règle du plafonnement du loyer.
* Sur la taxe foncière :
La modification de l'obligation des parties pour justifier le déplafonnement du loyer doit être intervenue durant la période du bail expiré, sans tenir compte des les modifications qui se sont produites après l'expiration du bail.
En l'espèce, la période à examiné a débuté le 1er mai 2010 pour arriver à son terme le 30 avril 2019. Ainsi, l'augmentation de la taxe foncière intervenue entre le 30 avril 2019 et l'année 2021 ne peut être retenue pour justifier un déplafonnement du loyer, ainsi que l'a fait à tort le juge de première instance.
Mme [O], expert judiciaire, conclut à l'absence de modification notable des obligations des parties en raison de l'augmentation de la taxe foncière dont le paiement est assumé par le bailleur, en relevant que la taxe foncière en 2016 s'élevait à 1 693euros et les avis d'imposition pour les années 2017 et 2018 ne lui ont pas été communiqués.
Les bailleurs communiquent les avis d'impositions pour l'année 2010 et l'année 2016 d'où il résulte que la taxe foncière a augmenté, passant de 1391euros à 1621 euros. Cette évolution de 16,63% ne constitue pas une modification notable des obligations de parties de nature à justifier l'exclusion de la règle du plafonnement, sachant que la taxe foncière pour l'année 2019 ne sera réglée par les bailleurs qu'en août 2019, soit après l'expiration du bail renouvelé. Dés lors cette augmentation ne peut être retenue comme ayant été réalisée pendant le cours du bail expiré.
* Sur les facteurs locaux de commercialité :
Les bailleurs se prévalent titre de la modification des facteurs locaux de commercialité, de l'accroissement de la population dans la zone d'achalandage.
Mme [O], qui reprend les chiffres de l'INSEE faisant état d'une augmentation de la population de la commune de [Localité 8] passant de 4 410habitants en 2010 à 4 887 habitants en 2019 soit une augmentation de 11%, ne retient pas de modification notable des facteurs locaux de commercialité de nature significative pour le commerce considéré.
Les bailleurs contestent cette analyse en relevant que la clientèle du commerce de carrosserie ne provient pas uniquement de la commune de [Localité 8], mais que sa zone d'achalandage inclut la zone de [Localité 7] sud et les communes de [Localité 3] et de [Localité 4].
Il est acquis et non contesté que la commune de [Localité 8] se situe à environ 7km du centre de la ville de [Localité 7], ville à laquelle elle est reliée par la route départementale 900, à 4 km de la commune de [Localité 4] et à 5km de la commune de [Localité 3].
Toutefois, il n'est nullement justifié de l'augmentation significative de la population extrêmement modeste de ces deux dernières communes. M. [S] [X], tiers consulté par les bailleurs qui verse son avis aux débats, fait état d'une augmentation des permis de construire dans les communes sus visées de l'ordre de 17 à 21% sur 10 ans, sans confronter ce chiffre à la moyenne nationale des permis de construire permettant de caractériser une particularité notable de cette évolution.
Outre que la source de tels chiffres n'est pas recensée, l'absence d'indication de la période considérée ôte également toute valeur probante à de telles données. Enfin, l'augmentation du nombre de permis de construire dans une commune ne peut justifier à elle seule l'exclusion du principe du plafonnement sans analyse précise de la clientèle du commerce considéré permettant de dégager son intérêt dans l'évolution stigmatisée, sauf à retenir un déplafonnement des loyers de tous les commerces situés dans les zones visées. Une évolution notable des facteurs locaux peut être indifférente à l'activité exercée, notamment lorsqu'il s'agit d'un commerce très particulier comme en l'espèce de carrosserie qui ne concerne pas des achats quotidiens réalisés par une clientèle d'habitués résidant à proximité.
Mme [O] relève que le commerce, qui se situé en bordure de la route départementale à proximité d'un rond point, bénéficie d'une excellente commercialité. Toutefois, le commerce jouissait de cet emplacement dès son origine et aucune amélioration durant la période considérée n'est notée. Selon le même raisonnement que précédemment, il convient de relever que l'augmentation du trafic routier entre 2011 et 2018 de 22% sur la route reliant la ville de [Localité 7] à l'Espagne est un élément trop général pour avoir un impact sur le commerce considéré, sauf à entraîner le déplafonnement de tous les commerces situés sur cet axe et ce d'autant qu'il n'est pas justifié que la circulation routière sur le territoire nationale n'a pas augmenté dans les mêmes proportions.
Il convient d'infirmer la décision de première instance et de retenir les conclusions de l'expert judiciaire qui énonce que sur la période considérée aucune modification notable des facteurs locaux de commercialité de nature à avoir une influence favorable sur le commerce considéré n'a été relevée.
2) Sur les dommages et intérêts :
Le droit d'agir en justice est ouvert à tout plaideur qui s'estime lésé dans ses droits, son exercice ne dégénérant en abus qu'autant que les moyens qui ont été invoqués à l'appui de la demande sont d'une évidence telle qu'un plaideur, même profane, ne pourra pas ignorer le caractère abusif de sa démarche ou qu'il n'a exercé son action qu'à dessein de nuire en faisant un usage préjudiciable à autrui. En l'espèce, l'appréciation inexacte de leurs droits par les bailleurs n'est pas constitutive d'une faute. S'estimant lésés dans leur droit, ils ont pu, sans abus, demander à ce qu'il soit statué sur leur demande. La demande de dommages et intérêts pour procédure abusive doit être rejetée.
L'équité ne commande nullement de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
La recherche de la valeur locative des locaux ayant été faite dans l'intérêt des deux parties, il convient de faire masse des dépens en ce compris les frais d'expertise judiciaire et de première instance et de dire que chaque partie en supportera la moitié.
Par ces motifs, la cour statuant par arrêt contradictoire :
Infirme le jugement rendu le 7 juin 2022 par le tribunal judiciaire de Perpignan en toutes ses dispositions ;
Statuant à nouveau :
Reçoit M. [C] [B] et Mme [R] [Z] veuve [N] en leur intervention volontaire en leur qualité d'ayant droit de respectivement M. [E] [B] et M. [V] [N],
Fixe le loyer du bail renouvelé le 1er mai 2019 au montant de loyer indexé soit la somme annuel de 17 428,96euros,
Déboute les parties du surplus de leurs demandes,
Dit que les dépens, y compris les frais d'expertise et ceux de première instance seront partagés par moitié entre les parties.