CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 22 mai 2025, n° 24/03052
PARIS
Arrêt
Autre
PARTIES
Demandeur :
Rolex France (SAS), Rolex SA (Sté), Rolex Holding SA (Sté)
Défendeur :
I & Fils (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Jollec
Vice-président :
M. Barbier
Conseiller :
Mme Fenayrou
Vu la décision de l'Autorité de la concurrence n° 23-D-13 du 19 décembre 2023 relative à des pratiques mises en 'uvre dans le secteur de la distribution de luxe de montres de luxe ;
Vu la déclaration de recours déposée au greffe de la Cour le 20 février 2024 par les sociétés Rolex France, Rolex SA et Rolex Holding ;
Vu l'exposé des moyens et les conclusions d'incident relatives à la protection des secrets des affaires déposés au greffe de la Cour le 29 mars 2024 par les sociétés Rolex France, Rolex SA et Rolex Holding ;
Vu la déclaration « d'intervention volontaire partielle » et la déclaration de « recours incident partiel » déposées au greffe de la Cour le 26 avril 2024 par la société Pellegrin & Fils ;
Vu le courriel adressé par le greffe le 30 mai 2024 à l'avocat de la société Pellegrin & Fils, à l'avocat de la fondation Hans Wilsdorf, à l'Autorité de la concurrence, au ministère de l'économie et au ministère public, au terme duquel il a été sollicité leurs éventuelles observations sur la demande de secret d'affaires ;
Vu le courriel adressé par le greffe le 15 juillet 2024 aux avocats des sociétés Rolex France, Rolex SA et Rolex Holding leur demandant de produire un tableau complété permettant à la Cour d'identifier pour chacun des éléments qui auraient déjà été couverts par la protection au titre du secret des affaires, la décision de l'Autorité et la requête y afférente ;
Vu le courriel adressé par le greffe le 10 octobre 2024 aux avocats des sociétés Rolex France, Rolex SA et Rolex Holding leur demandant de compléter le tableau en indiquant la période de temps concernée par chacune des pièces dont il est sollicité la protection du secret des affaires, avant 2017, après 2017, sur une période débutant en 2017 et se poursuivant après 2017 ou sur une période indifférenciée ;
Vu les dernières conclusions n° 4 des sociétés Rolex France, Rolex SA et Rolex Holding demandant la protection du secret des affaires déposées au greffe le 21 octobre 2024 ;
Vu les conclusions de la société Pellegrin & Fils sur la demande au titre du secret des affaires du 16 juillet 2024 ;
Vu les observations de l'Autorité de la concurrence sur la demande au titre du secret des affaires du 19 juin 2024 ;
Vu le courriel adressé au greffe le 3 juin 2024 par lequel la fondation Hans Wilsdorf a informé la Cour qu'elle ne s'opposait pas à la demande des sociétés Rolex France, Rolex SA et Rolex Holding ;
Vu le courriel adressé au greffe le 27 juin 2024 par lequel le ministre de l'économie indique ne pas déposer d'observations à la suite de la demande au titre de la protection du secret des affaires ;
Vu le courriel adressé par le greffe le 14 novembre 2024 par lequel la Cour sollicite les observations des parties, avant le 28 novembre 2024 quant à une décision rendue sans audience ;
Vu le courriel adressé au greffe le 18 novembre 2024 par lequel les sociétés Rolex France, Rolex SA et Rolex Holding ne s'opposent pas à ce que la décision soit rendue sans audience ;
Vu l'article R. 153-4 du code de commerce autorisant le juge à statuer, sans audience, sur la communication ou la production des pièces et ses modalités ;
L'affaire ayant été transmise au ministère public.
FAITS ET PROCÉDURE
1.Par la décision n° 23-D-13 du 19 décembre 2023 relative à des pratiques mises en 'uvre dans le secteur de la distribution de luxe de montres de luxe (ci-après « la décision attaquée »), l'Autorité de la concurrence (ci-après « l'Autorité ») a sanctionné la société Rolex France SAS, en tant qu'auteure, la société Rolex Holding SA et la fondation Hans Wilsdorf, en tant qu'entités mères, et la société Rolex SA en tant que société ayant exercé une influence déterminante sur la société auteure.
2.Il leur est reproché d'avoir mis en 'uvre une entente verticale visant à interdire la vente en ligne des montres Rolex par ses distributeurs agréés, pratique contraire aux articles 101, paragraphe 1, du Traité de fonctionnement de l'Union européenne (ci-après « le TFUE ») et L. 420-1 du code de commerce.
3.Cette décision fait suite aux saisines de l'Union de la Bijouterie Horlogerie et de la société Pellegrin & Fils (ci-après « Pellegrin ») en janvier 2017, et à des opérations de visite et saisie réalisées le 17 janvier 2019.
4.Aux termes de leur demande au titre du secret des affaires, les sociétés Rolex France, Rolex SA et Rolex Holding (ci-après « Rolex ») demandent à la Cour, sur le fondement de l'article L. 153-1 du code de commerce et conformément aux modalités prévues par les articles R. 152-1 et R. 153-2 et suivants du code de commerce, de :
' ORDONNER que l'accès aux éléments mentionnés dans le tableau supra, qui ont été communiqués par Rolex dans son exposé des moyens au soutien du recours en réformation à l'encontre de la décision attaquée, en leur version confidentielle intégrale, ainsi que ceux demandés par l'Autorité dans ses observations du 19 juin 2024 (données utilisées et programmes informatiques mis en 'uvre pour réaliser les études économiques produites par Rolex au soutien de son exposé des moyens), sera restreint à la Cour, à l'Autorité, au ministre de l'économie et au ministère public.
' ORDONNER que toute utilisation éventuelle de ces informations confidentielles par l'Autorité, le ministre ou le ministère public fera l'objet de mesures adéquates de protection des secrets des affaires ainsi identifiés, telle que la production de versions non-confidentielles à la destination de la partie intervenante et de toute autre partie tierce.
' ORDONNER que la motivation de l'arrêt de la Cour à intervenir sur le recours précité et, si nécessaire, les modalités de publicité de cet arrêt seront adaptées aux nécessités de la protection du secret des affaires.
' REJETER la demande d'accès formulée par Pellegrin dans ses observations en date du 27 juin 2024, relative aux informations antérieures à 2017 sur le sujet de disponibilités des montres Rolex.
5.La Cour, par courriel du 30 mai 2024, dont elle a informé le ministère public le même jour, a invité les parties, l'Autorité et le ministre chargé de l'économie à faire part de leur position sur cette demande.
6.Pellegrin et l'Autorité ont déposé des observations et la fondation Hans Wilsdorf a fait savoir par courriel du 3 juin 2024 qu'elle ne s'oppose pas à la demande.
7.Aux termes de ses conclusions récapitulatives n° 2, Pellegrin demande à la Cour de juger que la demande de protection des secrets d'affaires de Rolex portant sur le sujet de disponibilités des montres Rolex n'est fondée que pour autant que les informations occultées sont postérieures à 2017 et d'ordonner que l'accès aux informations antérieures à 2017 sur le sujet des disponibilités des montres Rolex lui soit ouverte.
8.Aux termes de ses observations, l'Autorité s'en remet à la sagesse de la Cour pour apprécier si les versions non confidentielles sont suffisamment détaillées pour permettre à Pellegrin d'exercer sa défense. Elle demande la production des données et des programmes informatiques ayant servi à l'élaboration des deux rapports économiques et ne s'oppose pas à ce que la protection du secret des affaires soit ordonnée.
MOYENS DES PARTIES
9.Rolex expose que la demande d'opposition de Pellegrin s'agissant des pièces antérieures à 2017, seules contestées, n'est pas fondée. Rolex fait d'abord valoir qu'il n'est pas cohérent pour Pellegrin de soutenir que les pièces de 2017 ne pourraient pas bénéficier de la protection du secret des affaires alors que Pellegrin ne s'oppose pas à cette protection pour les pièces postérieures à 2017. Rolex conteste, ensuite, l'allégation selon laquelle des informations ayant une ancienneté de plus de 5 ans ne pourraient plus bénéficier du secret des affaires, aucun texte ne prévoyant un critère d'ancienneté. Quant à la jurisprudence, il soutient qu'elle permet la protection de données de plus de cinq ans (CA Paris, 25 avril 2017 RG 16/22365 qui a énoncé que les données sur la valeur des ventes, bien qu'elles aient plus de 5 ans, demeuraient sensibles et constituaient un élément stratégique pour chaque entreprise). Il conteste enfin l'interprétation d'un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne (ci-après « CJUE ») (CJUE Grande chambre 14 mars 2017, C-162/15 P) développée par Pellegrin et affirme que l'arrêt retient que des informations, en dépit de leur ancienneté, constituent des éléments relevant d'une protection du secret des affaires.
10.Rolex fait valoir, en deuxième lieu, que, d'une part, les données relatives à la disponibilité des montres antérieures à 2017 doivent bénéficier de la protection du secret des affaires au motif de la persistance des données structurelles de production auxquelles elle est soumise avant 2017 ou après 2017. L'accès à ces informations permettrait d'obtenir des informations sensibles sur la stratégie commerciale actuelle et future de Rolex. D'autre part, Rolex affirme que l'absence de communication des données de disponibilité des montres Rolex antérieures à 2017 n'est pas de nature à porter atteinte aux intérêts de Pellegrin ou d'affecter ses droits. Le fait de ne pas avoir accès à ces documents n'empêche pas Pellegrin de faire état de sa propre expérience s'agissant de la disponibilité des montres. Quant à l'Autorité, au ministre et à la Cour, Rolex affirme qu'ils seront en mesure de confronter cette expérience de Pellegrin aux données de disponibilités dont Rolex demande la protection et que Pellegrin pourra dans tous les cas être en mesure de contester l'analyse ou les conclusions qui seront tirées de ces données.
11.À titre surabondant, Rolex indique vouloir protéger ses informations vis-à-vis des tiers afin qu'elles ne soient pas accessibles dans le cadre de la procédure devant la cour d'appel ou dans la publication de l'arrêt. La circonstance que Pellegrin ait eu accès à certains de ces éléments dans le cadre de la procédure devant l'Autorité n'affecte nullement le bien-fondé des demandes devant la Cour, Rolex rappelant que les parties à la procédure devant l'Autorité sont soumises à une obligation de non divulgation sous peine de sanction pénale (article L. 463-6 du code de commerce).
12.Concernant enfin la demande de l'Autorité relative à la communication de l'obtention des données et des programmes informatiques mis en 'uvre pour réaliser deux analyses économiques, Rolex ne s'y oppose pas dès lors que les données en question peuvent bénéficier de la même protection au titre du secret des affaires que les études économiques auxquelles elles se rattachent.
13.Elle précise qu'il s'agit des données, sous forme de fichiers électroniques, sous-jacentes aux analyses exposées dans les deux études économiques présentées par Rolex et qu'elles contiennent, notamment, des informations relatives aux volumes de production de Rolex, à la valeur de ses ventes, à la disponibilité de ses produits et aux délais d'attente de ses clients, informations non publiquement disponibles, commercialement très sensibles, et ayant en tant que telles déjà fait l'objet de la demande de protection initiale au titre du secret des affaires, en ce qui concerne leur présentation dans lesdites études et leur reprise dans l'exposé des moyens de Rolex. Elle indique que de manière générale, la communication de ces données à des concurrents ou à d'autres acteurs du secteur serait susceptible de lui porter un grave préjudice.
14.Pellegrin soutient que certains éléments ont été produits devant l'Autorité sans qu'ils soient occultés (la croissance de Rolex au § 45 de l'exposé des moyens, le nombre de montres attribuées à Rolex France au § 80, les informations sur les nombre de points de vente des distributeurs indépendants de Rolex au § 214, l'élasticité prix figurant au § 59 du rapport MAPP, l'importance du prix et de la marque dans la décision d'achat au § 59 du rapport MAPP, les pourcentages sur l'attribut prix de la note de bas de page 35 du rapport MAPP, la production annuelle de montres visée à la note de bas de page n° 52 du rapport MAPP etc.) et que ces éléments n'ont dès lors rien de secret. Il indique que Rolex les avait déjà largement développés devant l'Autorité et que Pellegrin s'était fondé sur les objectifs tels que développés afin de démontrer qu'ils ne pouvaient pas justifier une interdiction générale et absolue de la vente en ligne. Enfin, concernant les données relatives aux disponibilités des montres, il relève que ce sujet est devenu le point central et toute l'argumentation de Rolex, ce qui n'était pas le cas devant l'Autorité. Il ne s'oppose pas à ce que les données sur la période récente au cours de laquelle ces difficultés de disponibilités seraient apparues, à savoir après 2017 soient protégées, mais s'y oppose pour les données antérieures à 2017. Il précise que dans tous les cas, en raison de la règle des cinq ans, ces données ne pouvaient plus être protégées.
15.L'Autorité fait valoir que les demandes de Rolex ne soulèvent pas d'objection et qu'elle s'en remet à la sagesse de la Cour pour déterminer si les versions non confidentielles sont suffisamment détaillées pour permettre à Pellegrin d'exercer ses droits de la défense. Elle souligne que postérieurement à la décision attaquée, Rolex a annexé deux analyses économiques dans l'exposé des moyens dont elle demande l'obtention des données utilisées et l'ensemble des programmes informatiques mis en 'uvre pour réaliser ces études. Elle précise que cette communication doit bénéficier de la protection du secret des affaires.
MOTIVATION
16.À titre liminaire, il sera relevé que Rolex soulève uniquement, dans les motifs de ses dernières écritures, l'irrecevabilité de la demande de Pellegrin relative à la demande de communication des pièces antérieures à 2017, sans reprendre cette fin de non-recevoir dans le dispositif de ses conclusions. La Cour n'en étant dès lors pas saisie, il n'y a pas lieu de l'examiner.
I. SUR LES INFORMATIONS, DOCUMENTS OU PARTIE DE DOCUMENTS BÉNÉFICIANT D'UNE DÉCISION DU RAPPORTEUR GÉNÉRAL DE L'AUTORITÉ DE PROTECTION DU SECRET DES AFFAIRES
17.Il résulte des pièces produites par Rolex, au soutien de ses conclusions d'incident, et notamment du tableau et des décisions de l'Autorité sur le secret des affaires (pièces 1 à 6), que la protection a déjà été accordée, en application de l'article L. 463-4 du code de commerce, par le rapporteur général de l'Autorité pour les pièces suivantes :
' Exposé des moyens paragraphes 80, 508 et 657 ;
' Exposé des moyens paragraphe 214 ;
' Exposé des moyens 443 à 448, 484 ;
' Pièce n° 1 : « rapport économique sur la décision 23-D-13 de l'Autorité de la concurrence sanctionnant Rolex » établi par le cabinet MAPP, paragraphes 81, 86, 88, 91 et 92, le tableau 3 du paragraphe 85 et les notes de bas de page 52 et 60.
18.Cette protection poursuit ses effets devant la cour d'appel.
19.Il le sera, dès lors, constaté au dispositif de la présente décision.
II. SUR LES INFORMATIONS, DOCUMENTS OU PARTIE DE DOCUMENTS POSTÉRIEURS À 2017 RELATIFS À LA DISPONIBILITÉ DES MONTRES ET NE BÉNÉFICIANT PAS D'UNE PROTECTION DU SECRET DES AFFAIRES DEVANT L'AUTORITÉ
20.Pour ces informations, documents ou partie de documents portant sur une période postérieure à 2017, la Cour constate que Pellegrin ne s'oppose pas à ce que ces informations postérieures à 2017, date à laquelle les difficultés relatives à la disponibilité des montres seraient intervenues, bénéficient d'une protection de secret des affaires.
21.Il ressort de l'examen des pièces produites par Rolex, que la Cour a examinées dans leur version confidentielle, que les pièces suivantes relatives notamment à la disponibilité des montres portent sur une période postérieure à 2017 :
' Exposé des moyens paragraphes 35 (et tableau), 491, 495 et 546 ;
' Exposé des moyens paragraphes 17 et 657 ;
' La pièce n° 2 « analyse économique en réponse à la décision de l'Autorité de la concurrence relatives aux pratiques mises en 'uvre par Rolex » établi par Analysis Group le 26 mars 2024 : paragraphes 10, 11, 14, 26 et 40, ainsi que les tableaux 1, 2, 3 et 6 et les figures 4 et 10 ;
' Exposé des moyens paragraphes 659 et 660 ;
' Exposé des moyens paragraphe 615.
22.Compte tenu de l'accord de Pellegrin pour que les informations postérieures à 2017 bénéficient de la protection du secret des affaires et de l'absence d'opposition de l'Autorité à la demande de Rolex, la Cour constatera que l'ensemble des documents ou parties de documents cités bénéficie de la protection du secret des affaires.
III. SUR LES INFORMATIONS, DOCUMENTS OU PARTIE DE DOCUMENTS RELATIFS À LA DISPONIBILITÉ DES MONTRES VISANT UNE PÉRIODE INDIFFÉRENCIÉE ET NE BÉNÉFICIANT PAS D'UNE PROTECTION DU SECRET DES AFFAIRES DEVANT L'AUTORITÉ
23.La Cour constate que les documents ou partie de documents, en version confidentielle, comportant les informations dont la protection est demandée, visent de manière objective une période de temps indifférenciée.
24.Pour déterminer la date des informations concernées, il convient de retenir la date du document.
25.Il s'agit des pièces suivantes :
' Exposé des moyens du 29 mars 2024 paragraphe 31 et 45 ;
' Exposé des moyens du 29 mars 2024 paragraphes 32, 48 ;
' Rapport Analysis Group du 24 mars 2024 paragraphes 4, 39 et 55 (pièce n° 2).
26.Pour les mêmes raisons exposées au 2° tenant à l'accord de Pellegrin et à l'absence d'opposition de l'Autorité, ces parties de documents bénéficieront de la protection du secret des affaires.
27.En outre, les paragraphes 45 et 48 font état d'informations tirées du rapport du cabinet MAAP qui sont déjà couvertes au titre du secret des affaires par une décision du rapporteur général de l'Autorité.
IV. SUR LES INFORMATIONS, DOCUMENTS OU PARTIES DE DOCUMENTS ANTÉRIEURS À 2017 RELATIFS À LA DISPONIBILITÉ DES MONTRES
28.L'article L. 153-1 du code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi n° 2018-670 du 30 juillet 2018, dispose :
« Lorsque, à l'occasion d'une instance civile ou commerciale ayant pour objet une mesure d'instruction sollicitée avant tout procès au fond ou à l'occasion d'une instance au fond, il est fait état ou est demandée la communication ou la production d'une pièce dont il est allégué par une partie ou un tiers ou dont il a été jugé qu'elle est de nature à porter atteinte à un secret des affaires, le juge peut, d'office ou à la demande d'une partie ou d'un tiers, si la protection de ce secret ne peut être assurée autrement et sans préjudice de l'exercice des droits de la défense :
1° Prendre connaissance seul de cette pièce et, s'il l'estime nécessaire, ordonner une expertise et solliciter l'avis, pour chacune des parties, d'une personne habilitée à l'assister ou la représenter, afin de décider s'il y a lieu d'appliquer des mesures de protection prévues au présent article ;
2° Décider de limiter la communication ou la production de cette pièce à certains de ses éléments, en ordonner la communication ou la production sous une forme de résumé ou en restreindre l'accès, pour chacune des parties, au plus à une personne physique et une personne habilitée à l'assister ou la représenter ;
3° Décider que les débats auront lieu et que la décision sera prononcée en chambre du conseil ;
4° Adapter la motivation de sa décision et les modalités de publication de celle-ci aux nécessités de la protection du secret des affaires. ».
29.S'agissant des informations susceptibles d'être protégées au titre du secret des affaires, l'article L. 151-1 du code de commerce dispose :
« Est protégée au titre du secret des affaires toute information répondant aux critères suivants :
1° Elle n'est pas, en elle-même ou dans la configuration et l'assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité ;
2° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ;
3° Elle fait l'objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protections raisonnables compte tenu des circonstances pour en conserver le caractère secret. ».
30.Concernant la condition relative à l'écoulement du temps, si pour les demandes de protection du secret des affaires formées devant la Cour, contrairement à celles formées devant l'Autorité régies par l'article 463-14, alinéa 1er du code de commerce, il n'existe aucun texte prévoyant un délai au-delà duquel les informations sont présumées ne plus être confidentielles, il résulte néanmoins de la jurisprudence européenne (voir notamment CJUE, 14 mars 2017, Evonik Degussa/Commission C-162/15P, point 64) portant sur l'article 30, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003 du 16 décembre 2002 relatif à la mise en 'uvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité, que, des informations qui ont été secrètes ou confidentielles, mais qui datent de cinq ans ou plus, doivent, du fait de l'écoulement du temps, être considérées, en principe, comme historiques et comme ayant perdu, de ce fait, leur caractère secret ou confidentiel, à moins que, exceptionnellement, la partie qui se prévaut de ce caractère ne démontre que, en dépit de leur ancienneté, ces informations constituent encore des éléments essentiels de sa position commerciale ou de celles de tiers concernés.
31.La même jurisprudence précise que ces considérations, qui conduisent à une présomption réfragable, sont valables dans le contexte de demandes de traitement confidentiel à l'égard de parties intervenantes dans le cadre de recours devant les juridictions de l'Union.
32.Il y a donc lieu, pour des raisons de cohérence, d'appliquer ce même délai de cinq ans devant la Cour saisie d'une demande de protection du secret des affaires sur le fondement de l'article L. 151-1 du code de commerce et ainsi de juger que les informations qui datent de cinq ans ou plus, à la date du recours formé devant la Cour, ne peuvent plus être protégées au titre du secret des affaires, sauf preuve qu'une telle protection demeure encore fondée.
33.Si une telle preuve est rapportée et que la présomption est ainsi écartée, le juge doit alors rechercher, lorsque cela lui est demandé, si les pièces sont indispensables pour prouver les faits allégués et si l'atteinte portée n'est pas strictement proportionnée à l'objectif poursuivi.
34.En l'espèce, il incombe à Rolex, demandeur à une protection du secret des affaires, de renverser la présomption réfragable et d'établir la preuve du caractère secret et confidentiel des informations datant de cinq ou plus, à compter de la date du recours le 20 février 2024, soit pour les documents ou parties de documents antérieurs au 20 février 2018.
35.Néanmoins, compte tenu de l'accord de Pellegrin pour considérer que les documents ou parties de documents postérieurs à 2017 relatifs à la disponibilité des montres bénéficient de la protection du secret des affaires, Rolex doit donc démontrer que seuls les documents se rapportant à l'année 2017 et à la période qui lui est antérieure nécessitent d'être protégés.
36.Trois documents ou parties de documents, dont la protection du secret des affaires est sollicitée par Rolex, sont concernés.
37.Il s'agit :
' Du rapport économique établi par le cabinet MAAP du 27 mars 2024 paragraphes 59 et 191 et les notes de bas de pages 35 et 145 (pièce n° 1).
' De l'exposé des moyens du 29 mars 2024 paragraphes 502 et les figures associées.
' Du rapport économique établi par le cabinet Analysis Group du 26 mars 2024 paragraphes 4, 39 et 55 (pièce n° 2).
38.Ces documents portent partiellement sur une période concernant l'année 2017 et la période qui lui est antérieure.
39.Ainsi, le paragraphe 4 du rapport Analysis Group, identique au paragraphe 502 de l'exposé des moyens et aux figures, dont l'objet est le stock moyen de montres Rolex détenus par les revendeurs de Rolex, vise une période entre 2015 et 2022. Le paragraphe 39 du même rapport relatif à l'évolution du volume de la production porte sur une période entre 2011 et 2021, le paragraphe 55 concerne le volume des ventes par Rolex à ses distributeurs entre 2011 à 2021. Quant aux paragraphe 191 du rapport établi par le cabinet MAAP et les notes de bas de page, il fait une unique référence en 2015, les autres dates étant en 2017. Enfin, le paragraphe 59 du même rapport fait état d'éléments datés des années 2014 et 2015.
40.Conformément à la position des parties qui a été rappelée aux 1°, 2° et 3°, la protection du secret des affaires sera ordonnée pour la partie de ces documents portant sur la période qui est postérieure à 2017.
41.Concernant la partie des documents portant sur l'année 2017 et la période qui lui est antérieure, la Cour relève que Rolex se contente d'affirmer que ces passages contiennent des informations relatives à la disponibilité des montres qui présentent une valeur commerciale, financière et stratégique. Aucune argumentation spécifique en vue de démontrer que, en dépit de leur ancienneté, lesdites informations constituent encore des éléments essentiels de sa position commerciale et que leur divulgation serait susceptible de causer un préjudice, n'a été développée par Rolex.
42.Quant à la durée de la procédure qui a débuté en 2017, aucun élément ne permet de soutenir que si la procédure avait été plus rapide, Rolex aurait bénéficié devant l'Autorité d'une protection au titre du secret des affaires pour ces documents ou parties de documents antérieurs à 2017 voire de 2017.
43.Il en est de même du moyen selon lequel il existerait une persistance des données structurelles de production avant 2017 comme après 2017, Rolex se bornant en effet à affirmer, sans aucun élément pour l'établir ni commencement de preuve, que l'accès aux données antérieures à 2017 permettrait de connaître les données postérieures à 2017.
44.Enfin, la volonté de Rolex de se protéger également des tiers et non pas seulement de Pellegrin est inopérant. En effet, le principe de l'écoulement du temps sur la protection du secret des affaires s'applique de manière indifférenciée, quelle que soit la finalité de la protection.
45.Il résulte de l'ensemble de ces considérations que la demande de Rolex sera, dès lors, rejetée mais uniquement pour l'année 2017 et la période qui lui est antérieure.
46.Il lui appartiendra donc de produire une nouvelle version non confidentielle n'occultant pas, pour ces trois pièces, les données se rapportant à 2017 et la période qui lui est antérieure.
V. SUR LA DEMANDE DE COMMUNICATION DE L'AUTORITÉ ET LA PROTECTION DU SECRET DES AFFAIRES
47.La Cour constate l'accord de Rolex pour produire, conformément à la demande de l'Autorité, les données (data packs) et les programmes informatiques, qui ont permis l'établissement des deux rapports économiques, sous réserve que la protection du secret des affaires soit accordée, ces données contenant des informations relatives aux volumes de production de Rolex, à la valeur de ses ventes, à la disponibilité de ses produits et aux délais d'attente de ses clients, et n'étant pas des informations publiquement disponibles. L'Autorité ne s'oppose pas à la protection du secret des affaires de ces données.
48.Il convient, dès lors, de dire que Rolex produira ces pièces et d'ordonner leur protection au titre du secret des affaires.
PAR CES MOTIFS
La Cour :
CONSTATE que les paragraphes 80, 214, 443 à 448, 484, 508 et 657 de l'exposé des moyens, ainsi que les paragraphes 81, 86, 88, 91 et 92 et le tableau 3 du paragraphe 85, les notes de bas de page 52 et 60 de la pièce n° 1 intitulée « rapport économique sur la décision 23-D-13 de l'Autorité de la concurrence sanctionnant Rolex » établie par le cabinet MAPP sont couverts par une protection devant l'Autorité au titre du secret des affaires, qui poursuit ses effets dans le cadre de la présente instance ;
DIT que l'accès à la version confidentielle de l'exposé des moyens portant sur les paragraphes 14, 17, 26, 31, 32, 35 (avec le tableau), 40, 48, 491, 495, 546, 615, 657, 659 et 660 ainsi que l'accès à la version confidentielle des paragraphes 4, 39 et 55, aux tableaux 1, 2, 3 et 6 et aux figures 4 et 10 de la pièce n° 2 intitulée « analyse économique en réponse à la décision de l'Autorité de la concurrence relatives aux pratiques mises en 'uvre par Rolex » établie par le cabinet Analysis Group seront restreints à la Cour, à l'Autorité de la concurrence, au ministre chargé de l'économie et au ministère public ;
DIT que l'accès à la version confidentielle des paragraphes 59 et 191 et les notes de bas de pages 35 et 156 de la pièce n°1 établie par le cabinet MAAP, le paragraphe 502 et les figures associées de l'exposé des moyens et des paragraphes 4, 39 et 55 de la pièce n° 2 établie par le cabinet Analysis Group, en ce qu'ils portent sur une période postérieure à 2017, seront restreints à la Cour, à l'Autorité de la concurrence, au ministre chargé de l'économie et au ministère public ;
REJETTE la demande des sociétés Rolex France, Rolex SA et Rolex Holding au titre de la protection du secret des affaires de la partie des paragraphes 59 et 191 et les notes de bas de pages 35 et 156 de la pièce n° 2 établie par le cabinet MAAP, du paragraphe 502 et les figures associées de l'exposé des moyens et des paragraphes 4, 39 et 55 de la pièce n° 1 établie par le cabinet Analysis Group en ce qu'ils portent sur l'année 2017 et la période qui lui est antérieure.
INVITE les sociétés Rolex France, Rolex SA et Rolex Holding à produire, en conséquence, une nouvelle version non confidentielle ;
DIT que les données utilisées pour l'établissement des études économiques réalisées par les cabinets MAPP (pièce 1) et Analysis Group (pièce 2) et les programmes informatiques mis en 'uvre pour les réaliser seront produits par les sociétés Rolex France, Rolex SA et Rolex Holding et que l'accès à leur version confidentielle sera restreint à la Cour, à l'Autorité de la concurrence, au ministre chargé de l'économie et au ministère public ;
DIT que la motivation de la décision à intervenir sur le fond et les modalités de publicité de celle-ci seront adaptées aux nécessités de la protection du secret des affaires accordée à ces pièces et extraits de l'exposé des moyens ;
RÉSERVE les dépens.