CA Versailles, ch. com. 3-1, 21 mai 2025, n° 22/05158
VERSAILLES
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Rago Systemes (SARL)
Défendeur :
Polybail (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dubois-Stevant
Conseillers :
Mme Meurant, Mme Gautron-Audic
Avocats :
Me Debray, Me Prigent, Me Pedroletti, Me Frasson-Gorret
Exposé du litige
La société Polybail est spécialisée dans l'investissement immobilier avec pour secteur d'activité principale la gestion d'actifs immobiliers et leur restructuration.
Par contrat du 7 juin 2016, modifié par avenants des 1er et 3 mars 2017, elle a donné à bail commercial à la société Rago systèmes (« la société Rago »), spécialisée dans la vente de matériel informatique et de réseau numérique, des locaux situés au rez-de-chaussée d'un immeuble sis [Adresse 5] à [Localité 9] [Localité 1], avec prise d'effet au 27 février 2017, pour une durée de douze ans.
Le 27 juin 2019, la société Polybail a obtenu un permis de construire l'autorisant à procéder à des travaux de réhabilitation de l'ensemble immobilier.
Par acte du 30 août 2019, la société Rago a assigné la société Polybail devant le tribunal judiciaire de Nanterre en nullité du bail pour dol, subsidiairement en résolution du bail en raison du comportement fautif de la bailleresse, et en paiement de diverses sommes au titre des restitutions découlant de ses demandes et de dommages et intérêts.
Dans le cadre d'une procédure de référé préventif, un expert judiciaire a été désigné à la demande de la société Polybail le 18 octobre 2019. Les opérations d'expertise ont été rendues communes à la société Rago par ordonnance de référé du président du tribunal judiciaire de Paris du 19 juin 2020.
La société Polybail a, les 14 janvier et 22 septembre 2020 et 10 février 2021, délivré à la société Rago différents commandements de payer visant la clause résolutoire du bail pour défaut de paiement des loyers contractuels.
Devant le tribunal, elle a demandé le rejet des demandes de la société Rago et, reconventionnellement, le constat de l'acquisition de la clause résolutoire à compter du 15 février 2020, le paiement d'un arriéré locatif et de dommages à intérêts au titre du retard direct de chantier consécutif au refus d'accès à ses locaux.
Par jugement du 27 juin 2022, le tribunal a :
- débouté la société Rago de ses demandes de nullité du bail pour dol, de résiliation judiciaire du bail pour manquement de la bailleresse à son obligation de délivrance et de l'ensemble de ses demandes financières ;
- déclaré non-écrite la clause résolutoire du bail ;
- prononcé la nullité du commandement de payer visant la clause résolutoire du bail signifié le 14 janvier 2020 ;
- prononcé la résiliation judiciaire du bail du 7 juin 2016, ordonné, à défaut de départ volontaire, l'expulsion de la société Rago et de tout occupant de son chef des locaux situés au rez-de-chaussée d'un immeuble sis [Adresse 5] à [Localité 9], avec le concours de la force publique et d'un serrurier si besoin, et, en tant que de besoin, le transport et la séquestration des meubles et objets mobiliers garnissant les lieux, aux frais, risques et périls de la société Rago après avoir été listés, décrits avec précision et photographies par l'huissier chargé de l'exécution, fixé l'indemnité d'occupation due par la société Rago à la société Polybail à compter du 1er juillet 2022 et jusqu'à la libération effective des lieux et à la remise des clés, au montant du loyer indexé, augmenté de la TVA et des charges et taxes contractuelles, que la locataire aurait dû payer si le bail ne s'était pas trouvé résilié de son fait, et condamné la société Rago au paiement de cette indemnité d'occupation à la société Polybail jusqu'à la libération des locaux ;
- condamné la société Rago à payer à la société Polybail la somme de 287.165,47 euros au titre de l'arriéré locatif arrêté au 2ème trimestre 2022 inclus ;
- débouté la société Polybail de sa demande indemnitaire au titre du retard de chantier ;
- condamné la société Rago à verser à la société Polybail la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens de l'instance ne comprenant pas le coût des commandements signifiés par voie d'huissier les 14 janvier 2020, 22 septembre 2020 et 10 février 2021;
- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires.
Sur requête en retranchement du 13 juillet 2022 et par jugement du 30 janvier 2023, le tribunal a rectifié ce jugement en en retranchant du dispositif les dispositions relatives à la résiliation judiciaire du bail, l'expulsion, la fixation d'une indemnité d'occupation et la condamnation de la société Rago au paiement de cette indemnité d'occupation, non demandées par la société Polybail.
Le tribunal de commerce de Nanterre a, par jugement du 26 juillet 2022, ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'égard de la société Rago et désigné la société El [O] [T], prise en la personne de Me [T], en qualité d'administrateur judiciaire et la société Alliance, prise en la personne de Me [E], en qualité de mandataire judiciaire.
Par déclaration du 1er août 2022, la société Rago et les organes de la procédure ont fait appel du jugement du 27 juin 2022.
Par jugement du 25 janvier 2023, le tribunal de commerce de Nanterre a prononcé la liquidation judiciaire de la société Rago et désigné la société Alliance, prise en la personne de Me [E], en qualité de liquidateur judiciaire.
Par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par RPVA le 28 avril 2023, les sociétés Rago, Alliance ès qualités et El [O] [T] ès qualités demandent à la cour :
- d'infirmer le jugement rectifié en ce qu'il a débouté la société Rago de ses demandes de nullité du bail pour dol, de résiliation judiciaire du bail, de ses demandes financières, a débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires et a condamné la société Rago à payer à la société Polybail la somme de 287.165,47 euros au titre de l'arriéré locatif arrêté au 2ème trimestre 2022 inclus et celle de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens ;
- statuant à nouveau, à titre principal de prononcer la nullité du bail du 7 juin 2016 pour dol et de condamner la société Polybail à lui régler la somme de 530.024, 22 euros au titre des loyers et accessoires réglés depuis la conclusion du bail précité, sauf à parfaire, avec intérêts au taux légal à compter du 7 juin 2016 et capitalisation des intérêts ;
- à titre subsidiaire de prononcer la résolution judiciaire du bail du 7 juin 2016 pour faute de la société Polybail et à effet à compter du 30 août 2019 et de condamner la société Polybail à lui régler la somme de 223.107,10 euros au titre des loyers et accessoires réglés depuis le 30 août 2019, sauf à parfaire, avec intérêts au taux légal à compter du 30 août 2019 et capitalisation des intérêts ;
- en tout état de cause, de condamner la société Polybail à lui payer la somme de 1.333.000 euros en cas d'annulation ou de résiliation, subsidiairement la somme de 1.204.000 euros en cas de poursuite du bail, au titre des préjudices subis, sauf à parfaire, avec intérêts de retard au taux légal à compter du 30 août 2019 et capitalisation des intérêts, plus subsidiairement et avant-dire droit, de désigner un expert judiciaire avec la mission de déterminer les préjudices subis du fait des troubles décrits dans les présentes conclusions et, le cas échéant et en outre, de l'annulation ou de la résiliation du bail du 7 juin 2016 ;
- sur les demandes de la société Polybail tendant à la voir condamnée au paiement d'une somme d'argent et à voir constater ou prononcer la résiliation du bail du 7 juin 2016, de les déclarer irrecevables ;
- à titre subsidiaire de juger comme étant réputées non écrites la clause du bail située sous l'article « A ' Impôts, taxes, redevances et contributions » qui stipule que « les parties conviennent que le bailleur n'aura pas à transmettre les justificatifs desdits impôts, taxes et redevances au preneur mais les tiendra à sa disposition, à première demande de celui-ci » et la clause résolutoire du bail du 7 juin 2016, de déclarer nul et à tout le moins inefficace le commandement visant la clause résolutoire du 14 janvier 2020, d'ordonner le cas échéant la compensation des sommes éventuellement dues et de condamner la société Polybail aux montants et dans les conditions précités, déduction faite des sommes qui lui seraient dues ;
- à titre plus subsidiaire, en cas de constat de l'acquisition de la clause résolutoire, de suspendre les effets de cette clause, de lui accorder un délai de deux ans pour régler les causes du commandement du 14 janvier 2020 et de fixer le montant de l'indemnité d'occupation éventuellement due au montant du dernier loyer applicable à la date d'acquisition de la clause résolutoire et de réduire les pénalités à la somme d'un euro ;
- en tout état de cause, de débouter la société Polybail de l'ensemble de ses demandes.
- sur les dépens et l'indemnité visée à l'article 700 du code de procédure civile, de condamner la société Polybail aux dépens, avec droit de recouvrement direct, et au paiement de la somme de 20.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par RPVA le 13 décembre 2023, la société Polybail demande à la cour :
- de confirmer le jugement non rectifié du 27 juin 2022 en ce qu'il a débouté la société Rago de ses demandes de nullité du bail, de résolution judiciaire du bail et de ses demandes indemnitaires ;
- de confirmer le jugement en ce qu'il a prononcé la résiliation judiciaire du bail, fixé l'indemnité d'occupation due à compter du 1er juillet 2022 et jusqu'à la libération effective des lieux et la remise des clés au montant du loyer indexé, augmenté de la TVA et des charges et taxes contractuelles, que la locataire aurait dû payer si le bail n'était pas résilié de son fait, condamné la société Rago au paiement de cette indemnité d'occupation jusqu'à la libération des locaux et condamné la société Rago à lui payer la somme de 287.165,47 euros au titre de l'arriéré locatif arrêté au 2ème trimestre 2022 inclus, de condamner Me [E] ès qualités au paiement de cette somme et d'ordonner l'inscription de cette somme au passif de la société Rago ;
- de confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société Rago à lui payer la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, de condamner Me [E] ès qualités au paiement de cette somme et d'ordonner l'inscription de cette somme au passif de la société Rago ;
- de la déclarer recevable en son appel incident, de réformer le jugement en ce qu'il a annulé la clause résolutoire prévue à l'article 19.1 du bail du 7 juin 2016 et ce, à compter du 15 février 2020, et en ce qu'il n'a pas condamné la société Rago à lui payer une somme de 520.832 euros au titre du retard direct de chantier d'un mois et demi consécutif au refus d'accès à ses locaux ;
- statuant à nouveau, de condamner Me [E] ès qualités à lui payer la somme de 520.832 euros au titre du retard direct de chantier d'un mois et demi consécutif au refus d'accès à ses locaux et d'ordonner l'inscription de cette somme au passif de la société Rago ;
- de condamner Me [E] ès qualités à lui verser une somme de 20.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens de l'instance, qui comprendront le coût des commandements de payer, lesquels seront employés en frais privilégiés de procédure collective.
La clôture de l'instruction a été prononcée le 27 juin 2024.
SUR CE,
Il est rappelé que le jugement dont appel, rectifié par voie de retranchement, ne s'est pas prononcé sur la résiliation judiciaire du bail et ses conséquences en termes d'expulsion et d'indemnité d'occupation.
Sur la nullité du bail pour dol :
La société Rago soutient que, lors de la conclusion du bail, la société Polybail n'a pas respecté l'article L. 145-20-2 du code de commerce en ne lui ayant pas donné d'information sur les travaux qu'elle projetait de réaliser dans les trois prochaines années, qu'elle ne l'a pas non plus informée des travaux de restructuration de l'immeuble, alors qu'elle avait déjà pris la décision d'y procéder, et que cette dissimulation de la part d'un professionnel de l'immobilier caractérise son intention dolosive dès lors qu'elle savait que cette information était déterminante de son consentement, les travaux l'empêchant d'exercer librement son activité.
Elle fait valoir que, dans un avis de convocation à l'assemblée générale du 19 mai 2015, le bailleur démontrait déjà son intention de réaliser des travaux pour améliorer les performances énergétiques sur les immeubles de [Localité 9] et de [Localité 11], l'emploi du terme « campagne » impliquant un projet de grande ampleur avec une multitude de travaux, et qu'il avait évoqué dans son document de référence de l'année 2015 la poursuite d'une campagne de travaux à l'instar du processus engagé sur les immeubles de [Localité 9] et de [Localité 11].
La société Polybail conteste les man'uvres dolosives alléguées soutenant que la société Rago n'en rapporte pas la preuve.
Elle fait valoir que les deux pièces produites par la société Rago datent de 2019, que l'une d'elle ne fait pas mention de travaux sur l'ensemble immobilier et qu'en tout état de cause ces pièces sont librement accessibles de sorte qu'elles ne peuvent caractériser une quelconque man'uvre de sa part.
Sur ce,
L'article 1116 ancien du code civil, applicable en la cause compte tenu de la date du signature du bail litigieux, le 7 juin 2016, dispose que « Le dol est une cause de nullité de la convention lorsque les man'uvres pratiquées par l'une des parties sont telles, qu'il est évident que, sans ces man'uvres, l'autre partie n'aurait pas contracté. Il ne se présume pas et doit être prouvé. ».
Le bail litigieux a été conclu entre la société Polybail et M. [U] [S], devant être substitué par une société en cours de création, pour une durée de douze années consécutives, le preneur ayant, aux termes de l'article 2.3. du bail, renoncé expressément et de façon irrévocable à la faculté qui lui est accordée de résilier le bail à l'expiration de la première période triennale pour que le bail s'applique sur une période ferme de six années. Cette clause précise qu'elle est déterminante du consentement de la société Polybail. Le loyer annuel est fixé à 95.000 euros, hors taxes et hors charges.
Un avenant a été conclu le 3 mars 2017 fixant la prise d'effet du bail au 27 février 2017 compte tenu de la réalisation des conditions suspensives tenant à l'obtention du prêt finançant « la création du magasin », la remise de l'extrait Kbis définitif de la société Rago gérée par M. [U] [S] et l'obtention des autorisations administratives, cette condition ayant été levée le 18 janvier 2017, relatives à des travaux d'extension des locaux loués, soit la fermeture d'une terrasse et le réaménagement du sas d'entrée.
La société Polybail a consenti une franchise de trois mois de loyer, hors taxes et hors charges, à compter de la date de prise d'effet du bail puis un loyer annuel progressif de 80.000 euros la première année et de 87.000 euros la deuxième année.
La société Rago, immatriculée le 11 août 2016, a, selon l'usage des locaux défini au bail, une activité de vente de matériel informatique, hi-fi, TV, video, réseau téléphonique, GPS, gaming, multimédia, service après-vente, réparation, montage, installation, démonstration, qu'elle exerce sous l'enseigne LDLC.com dont elle est franchisée.
Pour financer son activité et des travaux d'aménagement intérieur, elle a emprunté une somme totale de 365.000 euros, les contrats de prêt et d'ouverture de crédit sous forme de découvert ayant été signés les 1er et 27 février et 28 avril 2017.
La société Polybail a ainsi donné à bail des locaux pour une durée ferme de six années courant du 27 février 2017 au 27 février 2023 à une société dont elle savait qu'elle était en cours de formation, devant ainsi développer son fonds de commerce, et endettée, l'obtention d'un prêt ayant été une condition suspensive du contrat.
Elle n'a donné aucune information à la société Rago au sujet de travaux affectant l'immeuble, seules des informations sur des travaux d'extension des locaux pris à bail ayant été portées à la connaissance du preneur.
Or il ressort des documents de référence des années 2015 et 2019 de la société Paref, associée unique et présidente de la société Polybail, que l'objet même de la société Polybail a été l'acquisition, en 2014, de l'immeuble sis à [Localité 9], construit en 1995, comprenant les locaux pris à bail par la société Rago en vue de sa valorisation.
Dans le document de référence relatif à l'année 2015, le président de la société Paref exposait ainsi que la société « a entrepris des travaux d'étude et d'amélioration des performances énergétiques de ses actifs, notamment des immeubles de [Localité 11] et [Localité 9], afin de valoriser le patrimoine et sécuriser la demande locative » (souligné par la cour), ce qui vise l'immeuble acquis l'année précédente par la société Polybail. En pages 9 et 37, il est de nouveau fait allusion au « potentiel de valorisation » de l'immeuble de [Localité 9] et il est annoncé en page 37 : « Paref poursuivra la politique active de montée en gamme du patrimoine en menant une campagne de travaux pour améliorer la performance énergétique de ses actifs, à l'image du processus engagé sur les immeubles de [Localité 9] et de [Localité 11] » (souligné par la cour).
Lors de l'assemblée générale des actionnaires du 19 mai 2015, la direction de la société Paref avait en effet présenté, au titre de ses perspectives, qualifiées de « montée en gamme du portefeuille d'actifs », la réorientation de son portefeuille d'actifs vers des immeubles de bureaux conformes aux nouvelles normes environnementales et annoncé qu'« elle mèner[ait] une campagne de travaux sur l'immeuble de [Localité 9] ».
Ainsi pendant l'année 2015, la société Polybail avait engagé un processus d'étude en vue de procéder à des travaux sur l'entier immeuble de [Localité 9], travaux dont l'ampleur ne pouvait être méconnue s'agissant à ce moment-là de rénovation énergétique.
Le 27 juin 2019, la société Polybail a obtenu un permis de construire, dont la demande avait été déposée en avril 2019 (pièce D1 de l'appelante et document de référence pour l'année 2019 de la société Paref). Le document de référence pour l'année 2019 de la société Paref présente l'opération comme un « projet d'envergure sur une surface d'environ 6.400 m² GLA [qui] va permettre la restructuration complète de l'actif en le repositionnant aux meilleurs standards du marché tant pour l'utilisateur final qu'au niveau environnemental ».
Préalablement l'agence d'architecture CALQ, identifiée en pièce D1 de l'appelante, travaillait en décembre 2017, selon le profil LinkedIn d'une architecte (pièce A4 de l'appelante), sur une esquisse pour une « réhabilitation lourde d'un immeuble de bureaux pour Paref/Polybail à [Localité 9] ».
Les documents de référence pour les années 2015 et 2019 ne font pas état d'un changement de perspectives quant à la valorisation de l'immeuble de [Localité 9] acquis en 2014 et l'ensemble des éléments sus énoncés montre une continuité de projet depuis l'acquisition ayant consisté à valoriser cet actif grâce à une montée en gamme et à une amélioration de la performance énergétique, objectifs qui ne pouvaient être atteints que par une opération de réhabilitation.
Ainsi à compter de son acquisition en 2014, des travaux lourds touchant l'ensemble de l'immeuble ont été décidés en leur principe et ont fait l'objet d'étude puis d'une esquisse par un cabinet d'architectes et, enfin, d'une demande de permis de construire. Le projet de travaux de la société Polybail était certain dès 2015 compte tenu des explications données au marché boursier dans le document de référence de sa société-mère pour l'année 2015, ce type de document devant donner aux investisseurs une information exacte de la situation économique et financière de l'émetteur.
Une telle opération de réhabilitation est susceptible d'avoir un fort impact sur les commerces installés dans ce type d'immeuble. La connaissance d'une opération de travaux touchant l'ensemble de l'immeuble, quelles qu'en soient in fine les modalités, est ainsi une information déterminante du consentement d'une société d'y prendre des locaux à bail, de surcroît pour une durée ferme substantielle de six ans, et ce, d'autant plus pour une société nouvellement créée comme en l'espèce qui doit développer son fonds de commerce. Avec cette information, la société Rago, en formation au jour de la conclusion du bail, dépourvue de fonds de commerce et soumise à une condition suspensive d'obtention d'un prêt pour financer son activité, n'aurait assurément pas contracté un tel bail avec une durée ferme de six ans.
La société Polybail n'a pourtant informé son cocontractant de ses intentions et projet ni lorsqu'elle a, en juin 2016, conclu le bail en connaissant sa durée ferme de six années et l'endettement ultérieur du preneur, ni lorsqu'a été signé, le 3 mars 2017, l'avenant fixant la prise d'effet du bail au 27 février 2017.
La société Polybail a ainsi dissimulé à la société Rago l'information selon laquelle elle avait le projet certain d'entamer de lourds travaux de rénovation de l'ensemble de l'immeuble comprenant les locaux pris à bail et situés au rez-de-chaussée.
Elle ne peut sérieusement soutenir que grâce à la publicité des documents de référence de la société Paref, la société Rago pouvait être informée des travaux prévus sur l'immeuble et qu'elle n'a ainsi pas dissimulé cet élément. Les documents de référence, disponibles sur les sites de l'émetteur, sont en effet destinés aux investisseurs susceptibles d'acquérir ou de vendre des titres de cet émetteur. Ils n'ont pas vocation à s'adresser aux éventuels cocontractants de l'émetteur envers lesquels il demeure débiteur des obligations légales d'information. En l'espèce la société Rago ne pouvait être valablement informée des travaux devant affecter l'immeuble dans lequel elle s'apprêtait à prendre des locaux à bail en prenant l'initiative de rechercher le document de référence de la société-mère de son futur bailleur.
La société Polybail a non seulement gardé le silence vis-à-vis de la société Rago sur le projet de rénovation mais a de surcroît pris l'engagement de réaliser des travaux d'extension des locaux loués et consenti une franchise de trois mois de loyer à compter de la prise d'effet du bail et un montant de loyer annuel réduit pendant les deux premières années d'exécution du contrat, engagements de nature à convaincre une société en formation de conclure le bail.
Sont ainsi caractérisées les man'uvres dolosives de la société Polybail sans lesquelles la société Rago n'aurait pas contracté.
La nullité du bail sera donc prononcée, le jugement étant infirmé.
Sur les conséquences de la nullité du bail :
Sur la restitution des loyers :
La société Rago soutient, sur le fondement de l'article 1178 nouveau du code civil, que l'annulation du contrat entraîne une remise en l'état antérieur de sorte que le bailleur est tenu de restituer les sommes perçues en exécution du contrat annulé, que les sommes qu'elle a versées depuis la date d'effet du bail s'élèvent à la somme totale de 530.024,22 euros.
La société Polybail réplique que cette demande est dénuée de tout fondement et qu'y faire droit reviendrait à reconnaître à la société Rago le droit d'occuper le local commercial sans contrepartie et constituerait une atteinte grave à son droit de propriété et que la société Rago a pu exploiter le fonds de commerce sans difficulté depuis la date de la signature du bail jusqu'à la date de l'assignation.
Sur ce,
L'annulation du bail pour un motif étranger au comportement du locataire implique que les parties soient remises dans l'état antérieur où elles se trouvaient de sorte que le preneur est en droit de demander la restitution des sommes versées en exécution de ce bail et que le bailleur est en droit de demander une indemnité d'occupation en contrepartie de la jouissance des lieux, à la condition toutefois que le locataire ait bénéficié de la jouissance de locaux conformes à leur destination contractuelle.
La société Rago est donc bien fondée à réclamer la restitution des sommes qu'elle a versées à la société Polybail.
La société Polybail ne discute pas le montant total des sommes versées par la société Rago, soit la somme de 393.972,53 euros dont le preneur s'est acquitté et visée par le décompte annexé au commandement de payer visant la clause résolutoire qu'elle a délivré le 10 février 2021 et la somme de 20.000 euros correspondant au dépôt de garantie, outre la somme de 53.129,81 euros versée selon le décompte locatif arrêté en novembre 2021 et les sommes d'un montant total de 62.921,88 euros versées à compter du jugement d'ouverture de la procédure collective.
La société Polybail, qui ne demande pas d'indemnité d'occupation en contrepartie de la jouissance des lieux, sera donc condamnée au paiement de la somme de 530.024,22 euros.
La société Rago demande l'application des intérêts légaux à compter du 7 juin 2016 sur la totalité de cette somme. Toutefois les intérêts légaux ne peuvent courir qu'à compter de la date de chaque paiement du loyer et de ses accessoires.
Sur les dommages et intérêts :
La société Rago demande réparation, sur le fondement délictuel, de préjudices constitués par une perte de marge de 1.200.000 euros, les pénalités dues en cas de remboursement anticipé des prêts contractés et la perte des travaux non amortis à raison de l'annulation du bail, soit un montant total de 100.000 euros, le coût des licenciements rendus nécessaires par l'annulation du bail, soit 8.000 euros, la perte des honoraires de commercialisation et des frais de rédaction du bail dont elle s'est acquittée, soit respectivement 28.000 euros et 1.000 euros. Elle soutient qu'elle était en pleine expansion avant les travaux et que son manque à gagner dû à l'annulation du bail s'élève à 1.213.021,65 euros, qu'en raison de cette annulation, elle devra solder ses emprunts effectués au titre de l'exercice de son activité et licencier son dernier employé, qu'elle subit en outre une perte d'amortissement sur les travaux qu'elle avait elle-même engagés et la perte des frais engagés pour la conclusions du bail.
La société Polybail réplique que la perte de chiffre d'affaires invoquée n'existerait qu'en cas de départ des lieux et d'arrêt de l'activité, ce qui ne résulterait que d'un choix de la société Rago et non de son propre fait, que le lien de causalité entre les pertes financières alléguées et l'opération de travaux n'est pas démontré, qu'en outre la prétendue perte de chiffre d'affaires n'est ni certaine ni actuelle et que la perte de marge évaluée par la société Rago est disproportionnée par rapport aux résultats réellement comptabilisés, que les emprunts bancaires étant inhérents à l'activité ne constituent pas un préjudice et qu'ils sont sans lien avec les reproches faits à son égard, que le préjudice né d'un remboursement anticipé des prêts bancaires n'est pas certain, qu'il n'est pas établi qu'un salarié a été licencié en raison des nuisances incriminées et que le dernier salarié sera effectivement licencié à un coût équivalent au précédent licenciement, qu'enfin les préjudices constitués des honoraires de commercialisation et de frais de rédaction d'acte doivent être écartés dès lors que le principe de la restitution des loyers n'est pas recevable.
Sur ce,
Le bail commercial annulé étant réputé n'avoir jamais existé, la société Rago ne peut obtenir réparation d'une perte de chiffre d'affaires et de la marge subséquente attendus de l'exécution dudit bail.
Comme le fait observer la société Polybail, la perte d'un bail commercial n'implique pas la cessation de l'activité exploitée par le preneur qui dispose de la possibilité de poursuivre cette activité dans d'autres locaux de sorte que ni le remboursement anticipé des prêts bancaires ni le licenciement d'un salarié ne constituent des préjudices résultant de l'annulation du bail commercial. En outre la société Rago a été placée en liquidation judiciaire le 25 janvier 2023 de sorte que le remboursement anticipé des prêts bancaires, supposés toujours en cours au jour de l'ouverture du redressement judiciaire le 26 juillet 2022, est impossible et que le salarié, supposé toujours en poste, a dû être licencié à la suite de la liquidation judiciaire.
La société Rago invoque en revanche à juste titre des préjudices nés de la perte des travaux non amortis et des frais exposés en vain lors de la conclusion du bail, ces préjudices, certains et actuels, résultant directement de l'annulation du bail.
Elle ne justifie toutefois pas du montant des travaux non amortis en se bornant à affirmer qu'elle « réunit actuellement les éléments dont le tableau d'amortissement pour estimer précisément le préjudice subi au plus proche de la décision à intervenir » et qu' « il est raisonnable d'ores et déjà de retenir une perte de 100.000 euros à parfaire » sans produire de pièces.
La société Rago justifie, en produisant les factures de son conseil et de la société Immo shops, avoir engagé à hauteur de 1.044 euros des frais d'honoraires consacrés à l'analyse du projet de bail commercial et de la revue du contrat en vue de la négociation avec le bailleur et à hauteur de 28.800 euros des honoraires de commercialisation du local pris à bail.
La société Polybail sera condamnée au paiement d'une somme totale de 29.844 euros à titre de dommages et intérêts.
Sur les demandes reconventionnelles de la société Polybail :
Sur les demandes de résiliation judiciaire du bail et de fixation d'une indemnité d'occupation :
La société Polybail demande la confirmation du jugement en ce qu'il a prononcé la résiliation judiciaire du bail, fixé une indemnité d'occupation à compter du 1er juillet 2022 et condamné la société Rago au paiement de cette indemnité d'occupation et l'inscription à ce titre au passif de la société Rago d'une somme de 287.165,47 euros, montant de l'arriéré locatif arrêté au 2ème trimestre 2022.
Elle soutient qu'en raison de l'acquisition de la clause résolutoire du bail à compter du 15 février 2020, la société Rago est débitrice, au titre de l'article 1.9 du bail, d'une indemnité d'occupation journalière de 365 euros par jour. Elle demande à la cour de fixer l'indemnité journalière due par la société Rago à ce montant jusqu'à la libération des lieux et à compter de la date à laquelle la cour aura fixé la date de résiliation du bail, en intégrant la dette locative, et de fixer au passif de la société Rago une somme de 287.165, 47 euros au titre de l'arriéré locatif arrêté au 2ème trimestre 2022 inclus.
La société Rago soulève l'irrecevabilité de ces demandes en ce qu'elles sont nouvelles en cause d'appel et, sur le fond, demande leur rejet.
Sur ce,
Les dispositions du jugement dont la société Polybail demande la confirmation ont été retranchées du dispositif de la décision du tribunal par le jugement rectificatif.
Compte tenu de l'annulation du bail commercial, qui implique le défaut d'application de la clause résolutoire, à la supposer licite, les demandes de la société Polybail, y compris celles relatives à une indemnité d'occupation, ne peuvent être appréciées par la cour, que ce soit du point de vue de leur recevabilité ou de leur bien-fondé, dès lors qu'elles ne sont formées qu'au titre de la clause résolutoire.
Sur le retard de chantier :
La société Polybail demande l'indemnisation de son préjudice ayant résulté du retard de chantier imputable au refus fautif de la société Rago de lui laisser l'accès aux locaux occupés pour la réalisation des travaux.
Elle se prévaut d'une ordonnance de référé du 10 novembre 2021 ayant ordonné à la société Rago de laisser l'accès aux locaux pour la réalisation des travaux identifiés dans la notice descriptive de l'évacuation des réseaux et fait valoir qu'elle a subi un retard direct d'un mois et demi lié à l'opposition de la société Rago, les travaux en cause ayant été envisagés à compter du 29 novembre 2021 alors qu'ils auraient dû être entamés le 11 octobre 2021 pour éviter tout retard, et qu'il en est résulté un préjudice de frais fixes de 157.994 euros HT et un préjudice de manque à gagner de loyers de 362.838 euros HT.
La société Rago soutient qu'elle n'a commis aucune faute, son refus de laisser l'accès aux locaux étant fondé, qu'aucun retard de chantier ne lui est imputable compte tenu des modalités d'intervention autorisées par le juge des référés, que le quantum du préjudice allégué n'est pas justifié, qu'il n'est pas démontré qu'à défaut d'intervention avant le 11 octobre 2021, la durée de l'ensemble du chantier serait décalée jusqu'à cette intervention.
Elle fait valoir que le bail commercial ne lui faisait pas obligation de laisser l'accès aux locaux pour les travaux entrepris par la société Polybail, qu'aucun mode opératoire destiné à lui garantir la préservation des conditions d'exploitation de ses locaux avant et après chaque intervention ne lui avait été communiqué avant l'ordonnance de référé, que les interventions autorisées par le juge des référés étant échelonnées, aucun retard de chantier ne lui est imputable.
Sur ce,
La société Polybail recherche la responsabilité de la société Rago pour avoir, par sa faute, retardé les travaux entrepris sur l'immeuble pendant la période allant du 11 octobre au 29 novembre 2021.
L'ordonnance de référé révèle que la société Rago n'a pas donné accès aux locaux occupés aux intervenants du chantier, une astreinte ayant été prononcée pour que la société Rago cesse ses actes d'opposition et permette l'accès aux locaux dix lundis sur deux mois et demi. La société Rago ne conteste pas cette opposition qu'elle estime légitime.
Cependant en agissant ainsi, sans établir les risques qu'elle aurait pris en laissant libre l'accès à ses locaux pendant le chantier, la société Rago a commis une faute délictuelle.
Toutefois, en se bornant à produire une fiche récapitulative des dépenses mensuelles engagées pour chaque intervenant pour en déduire les frais fixes supportés sur une période d'un mois et demi, d'une part, et un mandat de commercialisation conclu le 30 juin 2020 pour justifier le manque à gagner de loyers, d'autre part, et en ne donnant pas d'information sur les durées prévisible et réelle des travaux, la date de réception des travaux et le début de la commercialisation réelle de l'immeuble une fois rénové, la société Polybail ne démontre pas que le report du début des travaux permis par le libre accès aux locaux occupés par la société Rago du 11 octobre 2021 au 29 novembre suivant a entraîné un allongement de la durée totale du chantier impliquant le surcoût allégué puis un retard dans la perception des loyers attendus. Cette démonstration est d'autant moins établie que, selon le mandat de commercialisation, signé le 30 juin 2020, la réception des travaux était programmée en octobre 2021, l'avancement du chantier ayant ainsi été nécessairement entravé par les mesures de gestion de la pandémie du covid 19 et leurs conséquences économiques, et qu'en avril 2022 les travaux étaient toujours en cours au vu d'une réclamation de la société Rago concernant une fuite d'eau.
La société Polybail manque ainsi à établir un lien de causalité entre les préjudices allégués et le comportement de la société Rago de sorte que sa demande indemnitaire doit être rejetée. Le jugement sera confirmé sur ce point.
Sur les demandes accessoires :
Le jugement sera infirmé des chefs des dépens et de l'indemnité procédurale allouée à la société Polybail.
Partie perdante, la société Polybail sera condamnée aux dépens de première instance et d'appel et au paiement à la liquidation judiciaire de la société Rago d'une somme globale de 15.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en première instance et en cause d'appel. Elle sera déboutée de sa propre demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La Cour statuant contradictoirement,
Infirme le jugement du 27 juin 2022, rectifié par jugement du 30 janvier 2023, en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a débouté la société Polybail de sa demande indemnitaire au titre du retard de chantier ;
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Prononce l'annulation du bail commercial conclu le 7 juin 2016 entre la société Polybail et la société Rago systèmes ;
Condamne en conséquence la société Polybail à restituer à la société Alliance ès qualités la somme de 530.024,22 euros au titre des loyers et accessoires perçus en exécution du bail commercial annulé, avec application des intérêts au taux légal à chacune des sommes versées par la société Rago en exécution du bail annulé à compter pour chacune de ces sommes de la date de leur paiement ;
Ordonne la capitalisation des intérêts ;
Condamne en outre la société Polybail à payer à la société Alliance ès qualités la somme de 29.844 euros à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal à compter du présent arrêt et ordonne la capitalisation de ces intérêts ;
Dit n'y avoir lieu, en conséquence de l'annulation du bail commercial, de statuer sur la demande de la société Polybail de réformation du jugement en ce qu'il a annulé la clause résolutoire et de condamnation de la société Alliance ès qualités en paiement de la somme de 287.165,47 euros au titre de l'arriéré locatif arrêté au 2ème trimestre 2022 inclus et d'inscription de cette somme au passif de la société Rago systèmes ;
Condamne la société Polybail à payer à la société Alliance ès qualités la somme de 15.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles exposés par les appelantes en première instance et en cause d'appel ;
Condamne la société Polybail aux dépens de première instance et d'appel.
Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.