CA Chambéry, 2e ch., 28 mai 2025, n° 22/00210
CHAMBÉRY
Autre
Autre
N° Minute : 2C25/229
COUR D'APPEL de CHAMBÉRY
2ème Chambre
Arrêt du Mercredi 28 Mai 2025
N° RG 22/00210 - N° Portalis DBVY-V-B7G-G5C3
Décision déférée à la Cour : Jugement du TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de CHAMBERY en date du 20 Janvier 2022, RG 20/00343
Appelantes
G.A.E.C. DES CATTONS, dont le siège social est sis [Adresse 3] pris en la personne de son représentant légal
Compagnie d'assurance GROUPAMA RHONE ALPES AUVERGNE, dont le siège social est sis [Adresse 1] prise en la personne de son représentant légal
Représentés par la SELARL CORDEL, avocat au barreau D'ALBERTVILLE
Intimée
S.A.S. FROMAGERIE DE LA TOURNETTE dont le siège social est sis [Adresse 2] prise en la personne de son représentant légal
Représentée par la SELARL BOLLONJEON, avocat postulant au barreau de CHAMBERY et la SARL JUDIXA, avocat plaidant au barreau D'ANNECY
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COMPOSITION DE LA COUR :
Lors de l'audience publique des débats, tenue en double rapporteur, sans opposition des avocats, le 11 mars 2025 par Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente, à ces fins désignée par ordonnance de Madame la Première Présidente, qui a entendu les plaidoiries, en présence de Monsieur Fabrice GAUVIN, Conseiller, avec l'assistance de Madame Sylvie DURAND, Greffière présente à l'appel des causes et dépôt des dossiers et de fixation de la date du délibéré, à laquelle il a été procédé au rapport,
Et lors du délibéré, par :
- Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente, qui a rendu compte des plaidoiries
- Monsieur Fabrice GAUVIN, Conseiller,
- Mme Elsa LAVERGNE, Conseillère, Secrétaire Générale,
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EXPOSÉ DU LITIGE
La société Fromagerie de la Tournette, filiale de la société Verdannet, fabrique et commercialise à un niveau industriel différents fromages au lait cru, que lui fournissent divers producteurs des départements de la Savoie et de la Haute-Savoie, dont le GAEC des Cattons, adhérent de la coopérative laitière des Hautes Bauges. Des prélèvements sont réalisés au début de la production afin de vérifier la présence d'agents pathogènes éventuels.
Le GAEC des Cattons est assuré auprès de la compagnie Groupama Rhône Alpes Auvergne (Groupama).
Le 19 septembre 2018, le lait du GAEC des Cattons a été collecté par la Fromagerie de la Tournette avec plusieurs autres laits et mis en fût pour la fabrication de fromages au lait cru de type tome des Bauges et tomme de Savoie.
Après une suspicion de contamination du lait révélée par les premières analyses des caillés de la production du 20 septembre 2018, une analyse bactériologique a conclu le 25 septembre 2018 à la présence de salmonelles dans le lait collecté le 19 septembre 2018.
Une enquête du service qualité de la fromagerie a conclu que les fromages au lait cru produits du 19 au 27 septembre 2018 ont été contaminés par cette bactérie. Cette contamination a été confirmée par le LIDAL, laboratoire agréé pour la recherche de salmonelles. Les investigations ultérieures ont révélé que la contamination provient du lait collecté auprès du GAEC des Cattons.
Les fromages contaminés (produits du 19 au 27 septembre 2019) ont été détruits, soit 3 199 tomes des Bauges et 2 513 tommes de Savoie pour un poids de 3 334 kg.
Un procès-verbal de constatations relatives aux causes, circonstances et à l'évaluation des dommages a été établi le 4 avril 2019 à l'initiative de la compagnie CFDP Assurances, assureur de la Fromagerie de la Tournette, en présence de deux experts, l'un mandaté par CFDP Assurances et l'autre par Groupama, assureur du GAEC des Cattons, aux termes duquel les dommages ont été évalués à la somme de 98 093,50 euros, ramenée à 83 484,30 euros selon procès-verbal du 26 novembre 2019, après rectification d'une erreur de comptabilisation des heures de main d'oeuvre.
Faisant suite à ces expertises et à des pourparlers, le 28 novembre 2019 Groupama a proposé une indemnisation forfaitaire de 40 000 euros, considérant qu'il ne lui appartient pas d'assumer le risque d'entreprise pris par la Fromagerie de la Tournette dont les procédés de fabrication aboutissent à une aggravation du sinistre.
En réponse, par lettre recommandée avec accusé de réception du 2 décembre 2019 le conseil de la Fromagerie de la Tournette a proposé une indemnisation amiable, forfaitaire et globale, de 75 000 euros.
Aucun accord n'ayant été trouvé, par actes délivrés le 3 mars 2020, la Fromagerie de la Tournette a fait assigner le GAEC des Cattons et son assureur Groupama devant le tribunal judiciaire de Chambéry aux fins d'indemnisation de son préjudice.
Par jugement contradictoire du 20 janvier 2022, le tribunal judiciaire de Chambéry a essentiellement :
dit que le GAEC des Cattons est responsable du préjudice subi par la Fromagerie de la Tournette au titre de la responsabilité du fait des produits défectueux,
dit que Groupama doit garantir son assuré le GAEC des Cattons des condamnations mises à sa charge,
débouté le GAEC des Cattons et Groupama de leur demande de partage de responsabilité du fait de la faute de la victime,
condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama, à payer à la Fromagerie de la Tournette à titre de dommages et intérêts la somme de 83 434 euros hors taxes, portant intérêts au taux légal à compter du 3 mars 2020,
débouté le GAEC des Cattons et Groupama de l'ensemble de leurs demandes,
débouté la Fromagerie de la Tournette de sa demande sur le fondement de la résistance abusive,
condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama à payer à la Fromagerie de la Tournette la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama aux entiers dépens distraits au profit de Me Girard-Madoux, avocat,
ordonné l'exécution provisoire de la décision.
Par déclaration du 8 février 2022, le GAEC des Cattons et Groupama ont interjeté appel de cette décision.
L'affaire a été fixée à l'audience du 28 novembre 2023.
Par arrêt contradictoire rendu le 15 février 2024, auquel il est renvoyé pour un plus ample exposé des faits et des prétentions initiales des parties, la cour d'appel de Chambéry a :
sursis à statuer sur l'ensemble des demandes,
ordonné la réouverture des débats,
invité les parties à s'expliquer sur la limitation de la réparation des préjudices telle que définie par l'article 1245-1 du code civil et son application à l'espèce,
renvoyé à cette fin l'affaire à l'audience de mise en état du 13 mars 2024,
réservé les dépens.
Par conclusions notifiées le 8 janvier 2025, auxquelles il est expressément renvoyé pour l'exposé des moyens, le GAEC des Cattons et la compagnie Groupama Rhône Alpes Auvergne demandent en dernier lieu à la cour de :
Vu les dispositions des articles 1245-3 et suivants du code civil,
réformer le jugement déféré, en ce qu'il a :
- dit que le GAEC des Cattons est responsable du préjudice subi par la Fromagerie de la Tournette au titre de la responsabilité du fait des produits défectueux,
- dit que Groupama doit garantir son assuré le GAEC des Cattons des condamnations mises à sa charge,
- débouté le GAEC des Cattons et Groupama de leur demande de partage de responsabilité du fait de la faute de la victime,
- condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama, à payer à la Fromagerie de la Tournette à titre de dommages et intérêts la somme de 83 434 euros hors taxes, portant intérêts au taux légal à compter du 3 mars 2020,
- débouté le GAEC des Cattons et Groupama de l'ensemble de leurs demandes,
- condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama à payer à la Fromagerie de la Tournette la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama aux entiers dépens distraits au profit de Me Girard-Madoux, avocat,
- ordonné l'exécution provisoire de la décision,
confirmer le jugement déféré en ce qu'il a débouté la Fromagerie de la Tournette de sa demande de dommages et intérêts,
Statuant à nouveau,
dire et juger que la Fromagerie de la Tournette a commis une faute dans la survenance du préjudice dont elle demande l'indemnisation,
dire et juger que la responsabilité de la Fromagerie de la Tournette a concouru par moitié dans la survenance du sinistre,
En conséquence,
débouter la Fromagerie de la Tournette de sa demande en paiement de la somme de 83 434,30 euros hors taxes,
A titre principal,
limiter la réclamation de la Fromagerie de la Tournette, toutes causes confondues, à la somme de 3 375 euros hors taxes, franchise légale de 500 euros déduite,
A titre subsidiaire,
limiter la réclamation de la Fromagerie de la Tournette, toutes causes confondues, à la somme de 5 457 euros hors taxes, franchise légale de 500 euros déduite,
En tout état de cause,
débouter la Fromagerie de la Tournette de sa demande de dommages-intérêts pour résistance abusive,
condamner la Fromagerie de la Tournette à payer au GAEC des Cattons et à sa compagnie d'assurance Groupama la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
condamner la même aux entiers dépens.
Par conclusions notifiées le 16 janvier 2025, auxquelles il est expressément renvoyé pour l'exposé des moyens, la société Fromagerie de la Tournette demande en dernier lieu à la cour de :
Vu l'article 1245-3 du code civil,
confirmer le jugement déféré en ce qu'il a :
- dit que le GAEC des Cattons est responsable du préjudice subi par la Fromagerie de la Tournette au titre de la responsabilité du fait des produits défectueux,
- dit que Groupama doit garantir son assuré le GAEC des Cattons des condamnations mises à sa charge,
- débouté le GAEC des Cattons et Groupama de leur demande de partage de responsabilité du fait de la faute de la victime,
- condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama, à payer à la Fromagerie de la Tournette à titre de dommages et intérêts la somme de 83 434 euros hors taxes, portant intérêts au taux légal à compter du 3 mars 2020,
- débouté le GAEC des Cattons et Groupama de l'ensemble de leurs demandes,
- condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama à payer à la Fromagerie de la Tournette la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama aux entiers dépens distraits au profit de Me Girard-Madoux, avocat,
A titre subsidiaire et uniquement sur la limitation du préjudice :
juger que seule la valeur du lait contaminé produit par la GAEC des Cattons sera exclue de l'indemnisation sollicitée,
juger que cette valeur s'élève à 5 931,70 euros,
débouter le GAEC des Cattons et Groupama de l'ensemble de leurs demandes,
infirmer le jugement déféré en ce qu'il a débouté la Fromagerie de la Tournette de sa demande sur le fondement de la résistance abusive,
Statuant à nouveau,
condamner le GAEC des Cattons et sa compagnie d'assurance Groupama in solidum à payer à la Fromagerie de la Tournette la somme de 5 000 euros à titre de dommages et intérêts pour résistance abusive,
condamner les mêmes in solidum au paiement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens distraits pour ceux d'appel au profit de la SELURL Bollonjeon, avocat associé, sur ses offres et affirmations de droit en application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
L'affaire a été clôturée à la date du 20 janvier 2025 et renvoyée à l'audience du 11 mars 2025, à laquelle elle a été retenue et mise en délibéré à la date du 22 mai 2025 et prorogé à ce jour.
MOTIFS DE LA DÉCISION
1. Sur la responsabilité du GAEC des Cattons :
Le GAEC des Cattons et son assureur Groupama font grief au jugement déféré d'avoir retenu la responsabilité du premier alors, selon les appelants, que la Fromagerie de la Tournette ne démontre pas que la contamination soit survenue lors de la traite d'origine par la défaillance du GAEC des Cattons, l'éleveur ne pouvant jamais garantir que le lait qu'il livre est exempt de tout germe. Ils font valoir que l'éleveur n'est tenu qu'à une obligation de moyens à laquelle un manquement n'est pas démontré, le GAEC des Cattons ayant tout mis en oeuvre pour livrer un lait de qualité et n'ayant aucun moyen de détecter la présence de salmonelle en l'absence d'animaux malades dans son exploitation. Ils invoquent enfin le processus de fabrication des fromages adopté par la Fromagerie de la Tournette qui serait fautif et à l'origine du sinistre.
La Fromagerie de la Tournette soutient qu'il s'agit d'une responsabilité sans faute encourue par le GAEC des Cattons et qu'aucune faute ne peut lui être reprochée.
Sur ce, la cour,
En application de l'article 1245 du code civil, le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime.
L'article 1245-3 du code civil dispose qu'un produit est défectueux lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre.
Dans l'appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, il doit être tenu compte de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l'usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation.
L'article 1245-8 du même code dispose que le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage.
Selon l'article 1245-9, le producteur peut être responsable du défaut alors même que le produit a été fabriqué dans le respect des règles de l'art ou de normes existantes ou qu'il a fait l'objet d'une autorisation administrative.
Et l'article 1245-10 dispose que le producteur est responsable de plein droit à moins qu'il ne prouve :
1° qu'il n'avait pas mis le produit en circulation ;
2° que, compte tenu des circonstances, il y a lieu d'estimer que le défaut ayant causé le dommage n'existait pas au moment où le produit a été mis en circulation par lui ou que ce défaut est né postérieurement ;
3° que le produit n'a pas été destiné à la vente ou à toute autre forme de distribution ;
4° que l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n'a pas permis de déceler l'existence du défaut ;
5° ou que le défaut est dû à la conformité du produit avec des règles impératives d'ordre législatif ou réglementaire.
Le producteur de la partie composante n'est pas non plus responsable s'il établit que le défaut est imputable à la conception du produit dans lequel cette partie a été incorporé ou aux instructions données par le producteur de ce produit.
En l'espèce, il n'est pas contesté que la présence de salmonelle dans le lait constitue un défaut au sens de l'article 1245-3 précité en ce qu'elle rend le lait ou tout produit dérivé impropre à sa consommation.
L'imputabilité de la contamination par la salmonelle de la production de la Fromagerie de la Tournette par le lait fourni par le GAEC des Cattons n'est pas discutée, ni par celui-ci, ni par son assureur.
Cette imputabilité résulte au demeurant des constatations techniques de l'expertise amiable, selon laquelle l'analyse des échantillons prélevés avant mélange des laits de tous les producteurs concernés, a permis d'identifier que seul le producteur n° 47 de la coopérative des Hautes Bauges, soit le GAEC des Cattons, est positif. Cette analyse a été confirmée par le LIDAL
Les appelants font grief au jugement de n'avoir pas caractérisé la faute commise par le GAEC des Cattons.
Toutefois, la responsabilité du producteur du fait de produits défectueux est une responsabilité de plein droit dont le producteur ne peut s'exonérer qu'en rapportant la preuve de l'une des causes énumérées par l'article 1245-10 précité.
Le GAEC des Cattons et Groupama n'invoquent aucune de ces causes exonératoires, à l'exception du dernier alinéa de ce texte.
Cependant, ce moyen est inopérant en ce que le lait est un produit en lui-même ; ce ne sont pas les fromages produits par la Fromagerie de la Tournette qui sont en cause. Le produit défectueux, à savoir le lait fourni par le GAEC des Cattons, l'était avant son incorporation au lait des autres producteurs. Le défaut présenté par le lait n'est imputable ni à la conception des fromages de la Fromagerie de la Tournette, ni aux instructions données au producteur par celle-ci.
Aussi, c'est à juste titre que le tribunal a retenu que la responsabilité du GAEC des Cattons est engagée de plein droit, sans qu'il soit nécessaire de prouver une faute à son égard.
2. Sur la faute invoquée à l'encontre de la Fromagerie de la Tournette :
Le GAEC des Cattons et Groupama font grief au jugement déféré d'avoir écarté toute faute de la Fromagerie de la Tournette de nature à diminuer son droit à indemnisation, alors, selon eux, que les conditions de collecte du lait et de mélange de celui-ci, ainsi que le process de fabrication de la Fromagerie de la Tournette seraient défaillants. Ils excipent ainsi du fait que la fromagerie mélange dans un tank l'ensemble des laits de plusieurs tournées, entraînant en cas de contamination provenant d'un seul producteur la destruction de l'ensemble du lot de fromage produit, soit en l'espèce 9 journées de collecte mélangées avant tout résultat d'analyse. Ils soutiennent que la Fromagerie de la Tournette refuse de faire le moindre effort sanitaire pour limiter les sinistres qui deviennent récurrents et pèsent entièrement sur les producteurs. Ils exposent que l'éleveur ignore la capacité du tank dans lequel son lait est dépoté, ainsi que le nombre de producteurs dont le lait est mélangé. Les appelants soutiennent ainsi que la moitié du préjudice subi par la Fromagerie de la Tournette devrait rester à sa charge.
La Fromagerie de la Tournette soutient que son process de collecte et de fabrication a été examiné par les experts amiables, lesquels ne l'ont pas jugé fautif, en ce compris l'expert désigné par Groupama, que son protocole de collecte, de mélange du lait après prélèvement d'échantillon (pour analyse) et la transformation en fromage est celui connu et accepté par la profession « la filière lait cru des Savoie » depuis de nombreuses années qu'elle a respecté. Elle rappelle que le GAEC des Cattons a accepté en toute connaissance de cause le risque lié au mélange de lait, lequel s'effectue dès la mise en commun par la coopérative dont il est adhérent. Elle précise enfin que les conditions de fabrication des fromages au lait cru obligent à une mise en production du lait dans les 24 à 36 heures de la dernière traite, tandis que les résultats des analyses bactériologiques des échantillons ne peuvent être connus que dans les 72 heures, de sorte qu'aucun résultat de test ne peut être obtenu avant la mise en fabrication.
Sur ce, la cour,
En application de l'article 1245-12 du code civil, la responsabilité du producteur peut être réduite ou supprimée, compte tenu de toutes les circonstances, lorsque le dommage est causé conjointement par un défaut du produit et par la faute de la victime ou d'une personne dont la victime est responsabale.
Il appartient au GAEC des Cattons et à Groupama de rapporter la preuve d'une faute commise par la Fromagerie de la Tournette ayant causé le dommage lui-même.
Or les appelants se contentent d'affirmer sans le prouver que le process de collecte du lait et de production mis en place par l'intimée serait fautif, alors qu'aucune des différentes normes applicables n'interdisent ou limitent le mélange de laits provenant de différents producteurs, ce qui est au demeurant inhérent à une production un tant soit peu industrielle, ne serait-ce que pour assurer un volume suffisant en production.
En outre, la contamination par la salmonelle n'est détectable qu'après la mise en production du fromage, puisqu'il faut 72 heures après le prélèvement de contrôle (effectué dans le tank) pour en obtenir le résultat, ce qui n'est pas contesté par les appelants, alors que, s'agissant de la production de fromages au lait cru, pour partie soumise au cahier des charges d'une IGP, le lait doit être mis en production dans les 24 à 36 heures de la collecte. De ce fait il ne peut être fait grief à la fromagerie d'avoir mélangé les laits, ce mélange étant nécessaire à la production même du fromage.
Il sera ajouté que l'expertise amiable n'a, à aucun moment, mis en cause les modalités de collecte du lait et de production du fromage par l'intimée. Particulièrement, le volume important de lait mélangé avant mise en production n'apparaît pas en lui-même fautif, sauf à vouloir imposer à la Fromagerie de la Tournette un process de fabrication différent, ce qui ne se peut hors d'une réglementation obligatoire.
A cet égard, l'avis du docteur [C] invoqué par les appelants (pièce n° 2) ne démontre pas que le process de fabrication de la Fromagerie de la Tournette serait fautif, cet expert vétérinaire constatant simplement que le mélange du contenu de deux citernes de collecte contribue à aggraver le dommage. En effet, il se contente d'indiquer qu'il « suffirait à la coopérative d'adapter son infrastructure (disposer de 2 tanks de stockage séparés), ou son organisation (attendre que le contenu du tank correspondant à la première collecte ait été mis en transformation pour remplir le tank de stockage avec le lait du 2ème tour de collecte) pour diminuer l'ampleur du dommage consécutif à la contamination ». Ces considérations peuvent tout au plus être prises comme des recommandations, mais non comme une démonstration de la faute alléguée.
En tout état de cause, les appelants ne rapportent pas la preuve qui leur incombe que la faute alléguée à l'encontre de la Fromagerie de la Tournette serait la cause, même partielle, du dommage que celle-ci a subi.
En effet, si le mélange de laits a conduit à une aggravation du dommage, ce mélange n'est pas la cause du dommage qui résulte exclusivement de la contamination du lait fourni par le GAEC des Cattons, qui a contaminé l'ensemble de la production en cause.
Les appelants soutiennent enfin que la faute de la Fromagerie de la Tournette devrait se déduire du nombre élevé de sinistres de ce type qu'elle subit, en faisant ainsi peser sur les seuls producteurs le coût des préjudices, disproportionné au regard de la valeur du lait fourni.
Cet argument n'a aucun fondement juridique et ne saurait avoir pour effet de réduire la responsabilité de plein droit encourue par le GAEC des Cattons.
C'est donc par des motifs pertinents que la cour approuve que le tribunal a écarté toute faute commise par la Fromagerie de la Tournette et déclaré le GAEC des Cattons seul responsable du préjudice qu'elle a subi.
3. Sur l'indemnisation des préjudices :
Les appelants soutiennent que l'évaluation des préjudices à laquelle il a été procédé ne vaut pas accord de leur part sur l'indemnisation due, et que, conformément aux dispositions de l'article 1245-1 du code civil, outre la franchise légale de 500 euros, la Fromagerie de la Tournette ne peut pas obtenir l'indemnisation :
- de la valeur de la totalité du lait qui lui a été livré et qu'elle a payé, pour une valeur de 41 852,44 euros, qui n'est pas un préjudice indemnisable,
- des frais d'analyse LIDAL qui auraient été exposés en tout état de cause par la Fromagerie de la Tournette, et ne sont pas justifiés.
Sur les autres préjudices ils soutiennent que les planches d'affinage en épicéa qui ont dû être remplacées étaient totalement amorties, soit une valeur nulle, et n'admettent que les frais de destruction et de transport pour 3 875 euros HT.
La Fromagerie de la Tournette soutient que la réouverture des débats ne porte que sur la seule question de la prise en compte du prix du lait défectueux dans le préjudice, que les parties se sont accordées sur l'évaluation du préjudice constatée par un procès-verbal signé par l'expert mandaté par Groupama ce qui l'engage. Subsidiairement, elle soutient que seule la valeur du lait livré par le GAEC des Cattons doit être déduite en application de l'article 1245-1 du code civil, soit le lait contaminé lui-même pour 5 931,70 euros. Elle souligne que l'intervention du LIDAL ne s'impose qu'en cas de contamination détectée afin de la confirmer, que l'indemnisation des planches d'affinage détruites n'est pas contestable ni les frais de destruction des fromages.
Sur ce, la cour,
L'arrêt avant dire droit rendu le 15 février 2024 a sursis à statuer sur l'ensemble des demandes, de sorte que cet arrêt n'a pas limité la discussion au seul poste de préjudice relatif à la valeur du lait et les appelants peuvent à l'évidence développer de nouveaux moyens en réponse aux réclamations de la Fromagerie de la Tournette, quel que soit le poste de préjudice. C'est donc en vain que celle-ci cherche à cantonner la discussion à la seule valeur du lait.
La Fromagerie de la Tournette sollicite la confirmation de la condamnation des appelants au paiement d'une somme globale de 83 484,30 euros comprenant, selon le procès-verbal contradictoire d'évaluation des dommages signé le 26 novembre 2019, les postes suivants :
- valeur du lait acheté pour 73 046 litres (facture sept 2018) 41 852,44 euros
- coût de fabrication pour 73 046 litres 21 614,31 euros
- frais d'analyse LIDAL et PR analyses internes (118) 2 082,70 euros
- frais d'expertise CPA Experts 2 417,80 euros
- remplacement de 1073 planches d'affinage
(facture Monnet-Sève) 11 642,05 euros
- frais de destruction:
- facture PROVALT 2 992,50 euros
- transport 882,50 euros
La Fromagerie de la Tournette soutient que l'estimation des dommages a été acceptée par Groupama dont l'expert a signé le procès-verbal de constatation.
Toutefois, il est indiqué en préambule de ce procès-verbal (pièce n° 1 des appelants), que « ce document n'a pour but que d'établir contradictoirement les constatations et observations des experts présents pour donner aux assureurs intéressés les éléments objectifs nécessaires à la gestion du sinistre. Il ne peut être considéré par aucune des parties comme une reconnaissance des garanties stipulées dans les contrats d'assurances ou comme une acceptation des responsabilités éventuelles. Il n'implique donc pas la prise en charge par tel ou tel des assureurs concernés des indemnités qui lui sont réclamées ».
L'évaluation contradictoire des dommages qui résulte de ce document n'engage donc nullement les appelants, et particulièrement Groupama.
Par ailleurs, il ne peut non plus être tiré aucune conséquence du courrier d'offre transactionnelle de Groupama du 28 novembre 2019 (pièce n° 5 de l'intimée), ce courrier précisant « bien entendu, cette offre n'aurait aucune valeur en cas de procédure judiciaire », les termes de ce courrier contenant diverses contestations quant à l'étendue de la prise en charge du sinistre incombant tant à l'assureur qu'à l'assuré le GAEC des Cattons.
Les appelants sont donc recevables à contester le montant des indemnités réclamées par la Fromagerie de la Tournette.
Selon l'article 1245-1 du code civil, la responsabilité du fait des produits défectueux s'applique à la réparation du dommage qui résulte d'une atteinte à la personne, et à la réparation du dommage supérieur à un montant déterminé par décret, qui résulte d'une atteinte à un bien autre que le produit défectueux lui-même.
Le montant de la franchise légale a été fixé à 500 euros par l'article 1er du décret n° 2005-113 du 11 février 2005.
Il est de jurisprudence constante que ce régime de responsabilité ne s'applique pas à la réparation du dommage qui résulte d'une atteinte au produit défectueux lui-même et aux préjudices économiques découlant de cette atteinte.
Le produit défectueux lui-même est le lait livré par le GAEC des Cattons, et non la totalité du lait mis en production par la Fromagerie de la Tournette après mélange des laits des différents producteurs. Le lait des autres producteurs s'étant révélé sain, sa valeur perdue par la Fromagerie de la Tournette constitue un préjudice indemnisable au sens de l'article 1245-1 du code civil, en ce que le lait défectueux du GAEC des Cattons a porté atteinte au lait sain auquel il a été mélangé, qui est un bien autre que le produit défectueux lui-même, quand bien même ils sont de même nature.
Aussi, c'est en vain que les appelants sollicitent la déduction du préjudice de la totalité du lait acheté contaminé par le lait fourni par le GAEC des Cattons.
Il résulte des pièces produites aux débats que sur les 73 046 litres de lait mis en production et contaminés par le lait fourni par le GAEC des Cattons, celui-ci a fourni 10 352 litres (pièces n° 4 et 5 de l'intimée), pour une valeur non contestée de 5 931,70 euros. Cette somme sera donc déduite du montant réclamé au titre du prix du lait, soit une indemnité due à ce titre de :
41 852,44 euros - 5 931,70 euros = 35 920,74 euros HT.
En ce qui concerne le coût de transformation du lait, exposé en pure perte par la Fromagerie de la Tournette qui a été contrainte de détruire la totalité des fromages produits contaminés, ce préjudice est indemnisable en ce qu'il résulte de l'atteinte portée par le lait défectueux aux produits finis que sont les tomes des Bauges et tommes de Savoie. La Fromagerie de la Tournette est donc bien fondée à en obtenir l'indemnisation pour la somme de 21 614,31 euros HT.
Les frais d'analyses exposés par la Fromagerie de la Tournette sont également indemnisables puisqu'ils résultent de la contamination du lait. En effet, il s'agit ici des analyses rendues nécessaires par la contamination détectée, et non des analyses courantes qui ont permis de la mettre en évidence. Les analyses par le LIDAL ne sont prévues qu'afin de confirmer une contamination révélée par les analyses courantes auxquelles la Fromagerie de la Tournette est tenue.
Cette dernière est donc fondée à obtenir l'indemnisation des frais d'analyses retenus pour 2 082,70 euros.
Les experts ont retenu que les planches d'affinage, contaminées également par la salmonelle, devaient être détruites. Il s'agit là encore d'un dommage causé à un bien autre que le produit défectueux lui-même qui doit être indemnisé. Les appelants soutiennent que ces planches, entièrement amorties, n'auraient aucune valeur. Toutefois, il n'est pas discutable que la destruction des planches a été rendue nécessaire par la contamination imputable au GAEC des Cattons, de sorte que leur remplacement doit être indemnisé, qu'elles soient ou non amorties sur un plan comptable.
La Fromagerie de la Tournette est donc fondée à obtenir l'indemnisation du coût de leur remplacement pour 11 642,05 euros HT représentant 1 073 planches en épicéa au prix de 10,85 euros l'unité.
Les frais de destruction des fromages contaminés et les frais de transport associés ne sont pas discutés par les appelants, ils seront donc retenus pour un total de 3 875,00 euros.
Enfin, concernant les frais d'expertise exposés par la Fromagerie de la Tournette, ceux-ci n'entrent pas dans la définition des préjudices indemnisables. Il s'agit en effet de frais exposés dans le cadre de l'administration de la preuve et non d'un dommage à un bien autre que le produit défectueux lui-même. La somme de 2 417,80 euros ne sera donc pas retenue.
Il convient de déduire des indemnités la franchise légale de 500 euros.
L'indemnisation allouée à la Fromagerie de la Tournette s'établit donc à la somme totale de : 35 920,74 euros + 21 614,31 euros + 2 082,70 euros + 11 642,05 euros + 3 875,00 euros - 500,00 euros = 74 634,80 euros. Il n'est pas discuté qu'il s'agit d'une somme hors taxes.
Le jugement déféré sera réformé et les appelants condamnés in solidum au paiement de cette somme, outre intérêts au taux légal à compter de l'assignation du 3 mars 2020.
4. Sur la demande de dommages et intérêts pour résistance abusive :
La Fromagerie de la Tournette forme un appel incident à l'encontre du jugement déféré en ce qu'il a rejeté sa demande de dommages et intérêts pour résistance abusive et fait valoir que l'appel est manifestement guidé par Groupama qui entend remettre en cause ses engagements et des pratiques industrielles que cet assureur a pourtant acceptées. L'intimée souligne que la cause exonératoire de responsabilité invoquée par Groupama est manifestement vouée à l'échec et qu'ainsi elle fait indûment obstacle à l'indemnisation de la fromagerie.
Les appelants soutiennent qu'il ne peut leur être reproché aucune résistance abusive alors que c'est la Fromagerie de la Tournette qui a cessé toute discussion amiable et a préféré la voie judiciaire.
Sur ce, la cour,
Il appartient à celui qui entend obtenir une indemnisation pour résistance abusive de démontrer que le retard dans le paiement résulte d'une faute commise par son débiteur et qu'il en a subi un préjudice qui ne serait pas réparé par les intérêts moratoires.
En l'espèce, s'il est exact que les moyens de défense invoqués par les appelants ont été écartés, ces derniers n'ont fait qu'exercer leur droit de se défendre et de faire appel, sans abus démontré. En outre, la Fromagerie de la Tournette ne rapporte pas la preuve qui lui incombe d'un préjudice qu'elle aurait précisément subi du fait du retard dans son indemnisation, étant rappelé que le jugement déféré, assorti de l'exécution provisoire, a été exécuté.
La demande de dommages et intérêts sera donc rejetée et le jugement confirmé de ce chef.
5. Sur les demandes accessoires :
Le GAEC des Cattons et Groupama, qui succombent à titre principal, supporteront les entiers dépens de l'appel, avec application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile au profit de la SELURL Bollonjeon, avocat associé.
Il serait inéquitable de laisser à la charge de la Fromagerie de la Tournette la totalité des frais exposés en appel, et non compris dans les dépens. Il convient en conséquence de lui allouer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant publiquement, par arrêt contradictoire,
Confirme le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Chambéry le 20 janvier 2022, sauf en ce qu'il a condamné in solidum le GAEC des Cattons et la compagnie Groupama Rhône Alpes Auvergne, à payer à la société Fromagerie de la Tournette à titre de dommages et intérêts la somme de 83 434 euros hors taxes, portant intérêts au taux légal à compter du 3 mars 2020,
Réformant de ce chef et statuant à nouveau,
Condamne in solidum le GAEC des Cattons et la compagnie Groupama Rhône Alpes Auvergne à payer à la société Fromagerie de la Tournette à titre de dommages et intérêts la somme de 74 634,80 euros hors taxes, outre intérêts au taux légal à compter du 3 mars 2020,
Déboute la société Fromagerie de la Tournette du surplus de sa demande indemnitaire,
Y ajoutant,
Condamne in solidum le GAEC des Cattons et la compagnie Groupama Rhône Alpes Auvergne aux entiers dépens de l'appel, avec application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile au profit de la SELURL Bollonjeon, avocat associé,
Condamne in solidum le GAEC des Cattons et la compagnie Groupama Rhône Alpes Auvergne à payer à la société Fromagerie de la Tournette la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, pour les frais exposés en appel.
Ainsi prononcé publiquement le 28 mai 2025 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de Procédure Civile, et signé par Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente et Madame Sylvie DURAND, Greffière.
La Greffière La Présidente
Copies :
28/05/2025
la SELARL SELARL CORDEL
+ GROSSE
la SELARL BOLLONJEON
+ GROSSE
COUR D'APPEL de CHAMBÉRY
2ème Chambre
Arrêt du Mercredi 28 Mai 2025
N° RG 22/00210 - N° Portalis DBVY-V-B7G-G5C3
Décision déférée à la Cour : Jugement du TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de CHAMBERY en date du 20 Janvier 2022, RG 20/00343
Appelantes
G.A.E.C. DES CATTONS, dont le siège social est sis [Adresse 3] pris en la personne de son représentant légal
Compagnie d'assurance GROUPAMA RHONE ALPES AUVERGNE, dont le siège social est sis [Adresse 1] prise en la personne de son représentant légal
Représentés par la SELARL CORDEL, avocat au barreau D'ALBERTVILLE
Intimée
S.A.S. FROMAGERIE DE LA TOURNETTE dont le siège social est sis [Adresse 2] prise en la personne de son représentant légal
Représentée par la SELARL BOLLONJEON, avocat postulant au barreau de CHAMBERY et la SARL JUDIXA, avocat plaidant au barreau D'ANNECY
-=-=-=-=-=-=-=-=-
COMPOSITION DE LA COUR :
Lors de l'audience publique des débats, tenue en double rapporteur, sans opposition des avocats, le 11 mars 2025 par Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente, à ces fins désignée par ordonnance de Madame la Première Présidente, qui a entendu les plaidoiries, en présence de Monsieur Fabrice GAUVIN, Conseiller, avec l'assistance de Madame Sylvie DURAND, Greffière présente à l'appel des causes et dépôt des dossiers et de fixation de la date du délibéré, à laquelle il a été procédé au rapport,
Et lors du délibéré, par :
- Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente, qui a rendu compte des plaidoiries
- Monsieur Fabrice GAUVIN, Conseiller,
- Mme Elsa LAVERGNE, Conseillère, Secrétaire Générale,
-=-=-=-=-=-=-=-=-=-
EXPOSÉ DU LITIGE
La société Fromagerie de la Tournette, filiale de la société Verdannet, fabrique et commercialise à un niveau industriel différents fromages au lait cru, que lui fournissent divers producteurs des départements de la Savoie et de la Haute-Savoie, dont le GAEC des Cattons, adhérent de la coopérative laitière des Hautes Bauges. Des prélèvements sont réalisés au début de la production afin de vérifier la présence d'agents pathogènes éventuels.
Le GAEC des Cattons est assuré auprès de la compagnie Groupama Rhône Alpes Auvergne (Groupama).
Le 19 septembre 2018, le lait du GAEC des Cattons a été collecté par la Fromagerie de la Tournette avec plusieurs autres laits et mis en fût pour la fabrication de fromages au lait cru de type tome des Bauges et tomme de Savoie.
Après une suspicion de contamination du lait révélée par les premières analyses des caillés de la production du 20 septembre 2018, une analyse bactériologique a conclu le 25 septembre 2018 à la présence de salmonelles dans le lait collecté le 19 septembre 2018.
Une enquête du service qualité de la fromagerie a conclu que les fromages au lait cru produits du 19 au 27 septembre 2018 ont été contaminés par cette bactérie. Cette contamination a été confirmée par le LIDAL, laboratoire agréé pour la recherche de salmonelles. Les investigations ultérieures ont révélé que la contamination provient du lait collecté auprès du GAEC des Cattons.
Les fromages contaminés (produits du 19 au 27 septembre 2019) ont été détruits, soit 3 199 tomes des Bauges et 2 513 tommes de Savoie pour un poids de 3 334 kg.
Un procès-verbal de constatations relatives aux causes, circonstances et à l'évaluation des dommages a été établi le 4 avril 2019 à l'initiative de la compagnie CFDP Assurances, assureur de la Fromagerie de la Tournette, en présence de deux experts, l'un mandaté par CFDP Assurances et l'autre par Groupama, assureur du GAEC des Cattons, aux termes duquel les dommages ont été évalués à la somme de 98 093,50 euros, ramenée à 83 484,30 euros selon procès-verbal du 26 novembre 2019, après rectification d'une erreur de comptabilisation des heures de main d'oeuvre.
Faisant suite à ces expertises et à des pourparlers, le 28 novembre 2019 Groupama a proposé une indemnisation forfaitaire de 40 000 euros, considérant qu'il ne lui appartient pas d'assumer le risque d'entreprise pris par la Fromagerie de la Tournette dont les procédés de fabrication aboutissent à une aggravation du sinistre.
En réponse, par lettre recommandée avec accusé de réception du 2 décembre 2019 le conseil de la Fromagerie de la Tournette a proposé une indemnisation amiable, forfaitaire et globale, de 75 000 euros.
Aucun accord n'ayant été trouvé, par actes délivrés le 3 mars 2020, la Fromagerie de la Tournette a fait assigner le GAEC des Cattons et son assureur Groupama devant le tribunal judiciaire de Chambéry aux fins d'indemnisation de son préjudice.
Par jugement contradictoire du 20 janvier 2022, le tribunal judiciaire de Chambéry a essentiellement :
dit que le GAEC des Cattons est responsable du préjudice subi par la Fromagerie de la Tournette au titre de la responsabilité du fait des produits défectueux,
dit que Groupama doit garantir son assuré le GAEC des Cattons des condamnations mises à sa charge,
débouté le GAEC des Cattons et Groupama de leur demande de partage de responsabilité du fait de la faute de la victime,
condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama, à payer à la Fromagerie de la Tournette à titre de dommages et intérêts la somme de 83 434 euros hors taxes, portant intérêts au taux légal à compter du 3 mars 2020,
débouté le GAEC des Cattons et Groupama de l'ensemble de leurs demandes,
débouté la Fromagerie de la Tournette de sa demande sur le fondement de la résistance abusive,
condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama à payer à la Fromagerie de la Tournette la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama aux entiers dépens distraits au profit de Me Girard-Madoux, avocat,
ordonné l'exécution provisoire de la décision.
Par déclaration du 8 février 2022, le GAEC des Cattons et Groupama ont interjeté appel de cette décision.
L'affaire a été fixée à l'audience du 28 novembre 2023.
Par arrêt contradictoire rendu le 15 février 2024, auquel il est renvoyé pour un plus ample exposé des faits et des prétentions initiales des parties, la cour d'appel de Chambéry a :
sursis à statuer sur l'ensemble des demandes,
ordonné la réouverture des débats,
invité les parties à s'expliquer sur la limitation de la réparation des préjudices telle que définie par l'article 1245-1 du code civil et son application à l'espèce,
renvoyé à cette fin l'affaire à l'audience de mise en état du 13 mars 2024,
réservé les dépens.
Par conclusions notifiées le 8 janvier 2025, auxquelles il est expressément renvoyé pour l'exposé des moyens, le GAEC des Cattons et la compagnie Groupama Rhône Alpes Auvergne demandent en dernier lieu à la cour de :
Vu les dispositions des articles 1245-3 et suivants du code civil,
réformer le jugement déféré, en ce qu'il a :
- dit que le GAEC des Cattons est responsable du préjudice subi par la Fromagerie de la Tournette au titre de la responsabilité du fait des produits défectueux,
- dit que Groupama doit garantir son assuré le GAEC des Cattons des condamnations mises à sa charge,
- débouté le GAEC des Cattons et Groupama de leur demande de partage de responsabilité du fait de la faute de la victime,
- condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama, à payer à la Fromagerie de la Tournette à titre de dommages et intérêts la somme de 83 434 euros hors taxes, portant intérêts au taux légal à compter du 3 mars 2020,
- débouté le GAEC des Cattons et Groupama de l'ensemble de leurs demandes,
- condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama à payer à la Fromagerie de la Tournette la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama aux entiers dépens distraits au profit de Me Girard-Madoux, avocat,
- ordonné l'exécution provisoire de la décision,
confirmer le jugement déféré en ce qu'il a débouté la Fromagerie de la Tournette de sa demande de dommages et intérêts,
Statuant à nouveau,
dire et juger que la Fromagerie de la Tournette a commis une faute dans la survenance du préjudice dont elle demande l'indemnisation,
dire et juger que la responsabilité de la Fromagerie de la Tournette a concouru par moitié dans la survenance du sinistre,
En conséquence,
débouter la Fromagerie de la Tournette de sa demande en paiement de la somme de 83 434,30 euros hors taxes,
A titre principal,
limiter la réclamation de la Fromagerie de la Tournette, toutes causes confondues, à la somme de 3 375 euros hors taxes, franchise légale de 500 euros déduite,
A titre subsidiaire,
limiter la réclamation de la Fromagerie de la Tournette, toutes causes confondues, à la somme de 5 457 euros hors taxes, franchise légale de 500 euros déduite,
En tout état de cause,
débouter la Fromagerie de la Tournette de sa demande de dommages-intérêts pour résistance abusive,
condamner la Fromagerie de la Tournette à payer au GAEC des Cattons et à sa compagnie d'assurance Groupama la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
condamner la même aux entiers dépens.
Par conclusions notifiées le 16 janvier 2025, auxquelles il est expressément renvoyé pour l'exposé des moyens, la société Fromagerie de la Tournette demande en dernier lieu à la cour de :
Vu l'article 1245-3 du code civil,
confirmer le jugement déféré en ce qu'il a :
- dit que le GAEC des Cattons est responsable du préjudice subi par la Fromagerie de la Tournette au titre de la responsabilité du fait des produits défectueux,
- dit que Groupama doit garantir son assuré le GAEC des Cattons des condamnations mises à sa charge,
- débouté le GAEC des Cattons et Groupama de leur demande de partage de responsabilité du fait de la faute de la victime,
- condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama, à payer à la Fromagerie de la Tournette à titre de dommages et intérêts la somme de 83 434 euros hors taxes, portant intérêts au taux légal à compter du 3 mars 2020,
- débouté le GAEC des Cattons et Groupama de l'ensemble de leurs demandes,
- condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama à payer à la Fromagerie de la Tournette la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné in solidum le GAEC des Cattons et Groupama aux entiers dépens distraits au profit de Me Girard-Madoux, avocat,
A titre subsidiaire et uniquement sur la limitation du préjudice :
juger que seule la valeur du lait contaminé produit par la GAEC des Cattons sera exclue de l'indemnisation sollicitée,
juger que cette valeur s'élève à 5 931,70 euros,
débouter le GAEC des Cattons et Groupama de l'ensemble de leurs demandes,
infirmer le jugement déféré en ce qu'il a débouté la Fromagerie de la Tournette de sa demande sur le fondement de la résistance abusive,
Statuant à nouveau,
condamner le GAEC des Cattons et sa compagnie d'assurance Groupama in solidum à payer à la Fromagerie de la Tournette la somme de 5 000 euros à titre de dommages et intérêts pour résistance abusive,
condamner les mêmes in solidum au paiement de la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens distraits pour ceux d'appel au profit de la SELURL Bollonjeon, avocat associé, sur ses offres et affirmations de droit en application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
L'affaire a été clôturée à la date du 20 janvier 2025 et renvoyée à l'audience du 11 mars 2025, à laquelle elle a été retenue et mise en délibéré à la date du 22 mai 2025 et prorogé à ce jour.
MOTIFS DE LA DÉCISION
1. Sur la responsabilité du GAEC des Cattons :
Le GAEC des Cattons et son assureur Groupama font grief au jugement déféré d'avoir retenu la responsabilité du premier alors, selon les appelants, que la Fromagerie de la Tournette ne démontre pas que la contamination soit survenue lors de la traite d'origine par la défaillance du GAEC des Cattons, l'éleveur ne pouvant jamais garantir que le lait qu'il livre est exempt de tout germe. Ils font valoir que l'éleveur n'est tenu qu'à une obligation de moyens à laquelle un manquement n'est pas démontré, le GAEC des Cattons ayant tout mis en oeuvre pour livrer un lait de qualité et n'ayant aucun moyen de détecter la présence de salmonelle en l'absence d'animaux malades dans son exploitation. Ils invoquent enfin le processus de fabrication des fromages adopté par la Fromagerie de la Tournette qui serait fautif et à l'origine du sinistre.
La Fromagerie de la Tournette soutient qu'il s'agit d'une responsabilité sans faute encourue par le GAEC des Cattons et qu'aucune faute ne peut lui être reprochée.
Sur ce, la cour,
En application de l'article 1245 du code civil, le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime.
L'article 1245-3 du code civil dispose qu'un produit est défectueux lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre.
Dans l'appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, il doit être tenu compte de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l'usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation.
L'article 1245-8 du même code dispose que le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage.
Selon l'article 1245-9, le producteur peut être responsable du défaut alors même que le produit a été fabriqué dans le respect des règles de l'art ou de normes existantes ou qu'il a fait l'objet d'une autorisation administrative.
Et l'article 1245-10 dispose que le producteur est responsable de plein droit à moins qu'il ne prouve :
1° qu'il n'avait pas mis le produit en circulation ;
2° que, compte tenu des circonstances, il y a lieu d'estimer que le défaut ayant causé le dommage n'existait pas au moment où le produit a été mis en circulation par lui ou que ce défaut est né postérieurement ;
3° que le produit n'a pas été destiné à la vente ou à toute autre forme de distribution ;
4° que l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n'a pas permis de déceler l'existence du défaut ;
5° ou que le défaut est dû à la conformité du produit avec des règles impératives d'ordre législatif ou réglementaire.
Le producteur de la partie composante n'est pas non plus responsable s'il établit que le défaut est imputable à la conception du produit dans lequel cette partie a été incorporé ou aux instructions données par le producteur de ce produit.
En l'espèce, il n'est pas contesté que la présence de salmonelle dans le lait constitue un défaut au sens de l'article 1245-3 précité en ce qu'elle rend le lait ou tout produit dérivé impropre à sa consommation.
L'imputabilité de la contamination par la salmonelle de la production de la Fromagerie de la Tournette par le lait fourni par le GAEC des Cattons n'est pas discutée, ni par celui-ci, ni par son assureur.
Cette imputabilité résulte au demeurant des constatations techniques de l'expertise amiable, selon laquelle l'analyse des échantillons prélevés avant mélange des laits de tous les producteurs concernés, a permis d'identifier que seul le producteur n° 47 de la coopérative des Hautes Bauges, soit le GAEC des Cattons, est positif. Cette analyse a été confirmée par le LIDAL
Les appelants font grief au jugement de n'avoir pas caractérisé la faute commise par le GAEC des Cattons.
Toutefois, la responsabilité du producteur du fait de produits défectueux est une responsabilité de plein droit dont le producteur ne peut s'exonérer qu'en rapportant la preuve de l'une des causes énumérées par l'article 1245-10 précité.
Le GAEC des Cattons et Groupama n'invoquent aucune de ces causes exonératoires, à l'exception du dernier alinéa de ce texte.
Cependant, ce moyen est inopérant en ce que le lait est un produit en lui-même ; ce ne sont pas les fromages produits par la Fromagerie de la Tournette qui sont en cause. Le produit défectueux, à savoir le lait fourni par le GAEC des Cattons, l'était avant son incorporation au lait des autres producteurs. Le défaut présenté par le lait n'est imputable ni à la conception des fromages de la Fromagerie de la Tournette, ni aux instructions données au producteur par celle-ci.
Aussi, c'est à juste titre que le tribunal a retenu que la responsabilité du GAEC des Cattons est engagée de plein droit, sans qu'il soit nécessaire de prouver une faute à son égard.
2. Sur la faute invoquée à l'encontre de la Fromagerie de la Tournette :
Le GAEC des Cattons et Groupama font grief au jugement déféré d'avoir écarté toute faute de la Fromagerie de la Tournette de nature à diminuer son droit à indemnisation, alors, selon eux, que les conditions de collecte du lait et de mélange de celui-ci, ainsi que le process de fabrication de la Fromagerie de la Tournette seraient défaillants. Ils excipent ainsi du fait que la fromagerie mélange dans un tank l'ensemble des laits de plusieurs tournées, entraînant en cas de contamination provenant d'un seul producteur la destruction de l'ensemble du lot de fromage produit, soit en l'espèce 9 journées de collecte mélangées avant tout résultat d'analyse. Ils soutiennent que la Fromagerie de la Tournette refuse de faire le moindre effort sanitaire pour limiter les sinistres qui deviennent récurrents et pèsent entièrement sur les producteurs. Ils exposent que l'éleveur ignore la capacité du tank dans lequel son lait est dépoté, ainsi que le nombre de producteurs dont le lait est mélangé. Les appelants soutiennent ainsi que la moitié du préjudice subi par la Fromagerie de la Tournette devrait rester à sa charge.
La Fromagerie de la Tournette soutient que son process de collecte et de fabrication a été examiné par les experts amiables, lesquels ne l'ont pas jugé fautif, en ce compris l'expert désigné par Groupama, que son protocole de collecte, de mélange du lait après prélèvement d'échantillon (pour analyse) et la transformation en fromage est celui connu et accepté par la profession « la filière lait cru des Savoie » depuis de nombreuses années qu'elle a respecté. Elle rappelle que le GAEC des Cattons a accepté en toute connaissance de cause le risque lié au mélange de lait, lequel s'effectue dès la mise en commun par la coopérative dont il est adhérent. Elle précise enfin que les conditions de fabrication des fromages au lait cru obligent à une mise en production du lait dans les 24 à 36 heures de la dernière traite, tandis que les résultats des analyses bactériologiques des échantillons ne peuvent être connus que dans les 72 heures, de sorte qu'aucun résultat de test ne peut être obtenu avant la mise en fabrication.
Sur ce, la cour,
En application de l'article 1245-12 du code civil, la responsabilité du producteur peut être réduite ou supprimée, compte tenu de toutes les circonstances, lorsque le dommage est causé conjointement par un défaut du produit et par la faute de la victime ou d'une personne dont la victime est responsabale.
Il appartient au GAEC des Cattons et à Groupama de rapporter la preuve d'une faute commise par la Fromagerie de la Tournette ayant causé le dommage lui-même.
Or les appelants se contentent d'affirmer sans le prouver que le process de collecte du lait et de production mis en place par l'intimée serait fautif, alors qu'aucune des différentes normes applicables n'interdisent ou limitent le mélange de laits provenant de différents producteurs, ce qui est au demeurant inhérent à une production un tant soit peu industrielle, ne serait-ce que pour assurer un volume suffisant en production.
En outre, la contamination par la salmonelle n'est détectable qu'après la mise en production du fromage, puisqu'il faut 72 heures après le prélèvement de contrôle (effectué dans le tank) pour en obtenir le résultat, ce qui n'est pas contesté par les appelants, alors que, s'agissant de la production de fromages au lait cru, pour partie soumise au cahier des charges d'une IGP, le lait doit être mis en production dans les 24 à 36 heures de la collecte. De ce fait il ne peut être fait grief à la fromagerie d'avoir mélangé les laits, ce mélange étant nécessaire à la production même du fromage.
Il sera ajouté que l'expertise amiable n'a, à aucun moment, mis en cause les modalités de collecte du lait et de production du fromage par l'intimée. Particulièrement, le volume important de lait mélangé avant mise en production n'apparaît pas en lui-même fautif, sauf à vouloir imposer à la Fromagerie de la Tournette un process de fabrication différent, ce qui ne se peut hors d'une réglementation obligatoire.
A cet égard, l'avis du docteur [C] invoqué par les appelants (pièce n° 2) ne démontre pas que le process de fabrication de la Fromagerie de la Tournette serait fautif, cet expert vétérinaire constatant simplement que le mélange du contenu de deux citernes de collecte contribue à aggraver le dommage. En effet, il se contente d'indiquer qu'il « suffirait à la coopérative d'adapter son infrastructure (disposer de 2 tanks de stockage séparés), ou son organisation (attendre que le contenu du tank correspondant à la première collecte ait été mis en transformation pour remplir le tank de stockage avec le lait du 2ème tour de collecte) pour diminuer l'ampleur du dommage consécutif à la contamination ». Ces considérations peuvent tout au plus être prises comme des recommandations, mais non comme une démonstration de la faute alléguée.
En tout état de cause, les appelants ne rapportent pas la preuve qui leur incombe que la faute alléguée à l'encontre de la Fromagerie de la Tournette serait la cause, même partielle, du dommage que celle-ci a subi.
En effet, si le mélange de laits a conduit à une aggravation du dommage, ce mélange n'est pas la cause du dommage qui résulte exclusivement de la contamination du lait fourni par le GAEC des Cattons, qui a contaminé l'ensemble de la production en cause.
Les appelants soutiennent enfin que la faute de la Fromagerie de la Tournette devrait se déduire du nombre élevé de sinistres de ce type qu'elle subit, en faisant ainsi peser sur les seuls producteurs le coût des préjudices, disproportionné au regard de la valeur du lait fourni.
Cet argument n'a aucun fondement juridique et ne saurait avoir pour effet de réduire la responsabilité de plein droit encourue par le GAEC des Cattons.
C'est donc par des motifs pertinents que la cour approuve que le tribunal a écarté toute faute commise par la Fromagerie de la Tournette et déclaré le GAEC des Cattons seul responsable du préjudice qu'elle a subi.
3. Sur l'indemnisation des préjudices :
Les appelants soutiennent que l'évaluation des préjudices à laquelle il a été procédé ne vaut pas accord de leur part sur l'indemnisation due, et que, conformément aux dispositions de l'article 1245-1 du code civil, outre la franchise légale de 500 euros, la Fromagerie de la Tournette ne peut pas obtenir l'indemnisation :
- de la valeur de la totalité du lait qui lui a été livré et qu'elle a payé, pour une valeur de 41 852,44 euros, qui n'est pas un préjudice indemnisable,
- des frais d'analyse LIDAL qui auraient été exposés en tout état de cause par la Fromagerie de la Tournette, et ne sont pas justifiés.
Sur les autres préjudices ils soutiennent que les planches d'affinage en épicéa qui ont dû être remplacées étaient totalement amorties, soit une valeur nulle, et n'admettent que les frais de destruction et de transport pour 3 875 euros HT.
La Fromagerie de la Tournette soutient que la réouverture des débats ne porte que sur la seule question de la prise en compte du prix du lait défectueux dans le préjudice, que les parties se sont accordées sur l'évaluation du préjudice constatée par un procès-verbal signé par l'expert mandaté par Groupama ce qui l'engage. Subsidiairement, elle soutient que seule la valeur du lait livré par le GAEC des Cattons doit être déduite en application de l'article 1245-1 du code civil, soit le lait contaminé lui-même pour 5 931,70 euros. Elle souligne que l'intervention du LIDAL ne s'impose qu'en cas de contamination détectée afin de la confirmer, que l'indemnisation des planches d'affinage détruites n'est pas contestable ni les frais de destruction des fromages.
Sur ce, la cour,
L'arrêt avant dire droit rendu le 15 février 2024 a sursis à statuer sur l'ensemble des demandes, de sorte que cet arrêt n'a pas limité la discussion au seul poste de préjudice relatif à la valeur du lait et les appelants peuvent à l'évidence développer de nouveaux moyens en réponse aux réclamations de la Fromagerie de la Tournette, quel que soit le poste de préjudice. C'est donc en vain que celle-ci cherche à cantonner la discussion à la seule valeur du lait.
La Fromagerie de la Tournette sollicite la confirmation de la condamnation des appelants au paiement d'une somme globale de 83 484,30 euros comprenant, selon le procès-verbal contradictoire d'évaluation des dommages signé le 26 novembre 2019, les postes suivants :
- valeur du lait acheté pour 73 046 litres (facture sept 2018) 41 852,44 euros
- coût de fabrication pour 73 046 litres 21 614,31 euros
- frais d'analyse LIDAL et PR analyses internes (118) 2 082,70 euros
- frais d'expertise CPA Experts 2 417,80 euros
- remplacement de 1073 planches d'affinage
(facture Monnet-Sève) 11 642,05 euros
- frais de destruction:
- facture PROVALT 2 992,50 euros
- transport 882,50 euros
La Fromagerie de la Tournette soutient que l'estimation des dommages a été acceptée par Groupama dont l'expert a signé le procès-verbal de constatation.
Toutefois, il est indiqué en préambule de ce procès-verbal (pièce n° 1 des appelants), que « ce document n'a pour but que d'établir contradictoirement les constatations et observations des experts présents pour donner aux assureurs intéressés les éléments objectifs nécessaires à la gestion du sinistre. Il ne peut être considéré par aucune des parties comme une reconnaissance des garanties stipulées dans les contrats d'assurances ou comme une acceptation des responsabilités éventuelles. Il n'implique donc pas la prise en charge par tel ou tel des assureurs concernés des indemnités qui lui sont réclamées ».
L'évaluation contradictoire des dommages qui résulte de ce document n'engage donc nullement les appelants, et particulièrement Groupama.
Par ailleurs, il ne peut non plus être tiré aucune conséquence du courrier d'offre transactionnelle de Groupama du 28 novembre 2019 (pièce n° 5 de l'intimée), ce courrier précisant « bien entendu, cette offre n'aurait aucune valeur en cas de procédure judiciaire », les termes de ce courrier contenant diverses contestations quant à l'étendue de la prise en charge du sinistre incombant tant à l'assureur qu'à l'assuré le GAEC des Cattons.
Les appelants sont donc recevables à contester le montant des indemnités réclamées par la Fromagerie de la Tournette.
Selon l'article 1245-1 du code civil, la responsabilité du fait des produits défectueux s'applique à la réparation du dommage qui résulte d'une atteinte à la personne, et à la réparation du dommage supérieur à un montant déterminé par décret, qui résulte d'une atteinte à un bien autre que le produit défectueux lui-même.
Le montant de la franchise légale a été fixé à 500 euros par l'article 1er du décret n° 2005-113 du 11 février 2005.
Il est de jurisprudence constante que ce régime de responsabilité ne s'applique pas à la réparation du dommage qui résulte d'une atteinte au produit défectueux lui-même et aux préjudices économiques découlant de cette atteinte.
Le produit défectueux lui-même est le lait livré par le GAEC des Cattons, et non la totalité du lait mis en production par la Fromagerie de la Tournette après mélange des laits des différents producteurs. Le lait des autres producteurs s'étant révélé sain, sa valeur perdue par la Fromagerie de la Tournette constitue un préjudice indemnisable au sens de l'article 1245-1 du code civil, en ce que le lait défectueux du GAEC des Cattons a porté atteinte au lait sain auquel il a été mélangé, qui est un bien autre que le produit défectueux lui-même, quand bien même ils sont de même nature.
Aussi, c'est en vain que les appelants sollicitent la déduction du préjudice de la totalité du lait acheté contaminé par le lait fourni par le GAEC des Cattons.
Il résulte des pièces produites aux débats que sur les 73 046 litres de lait mis en production et contaminés par le lait fourni par le GAEC des Cattons, celui-ci a fourni 10 352 litres (pièces n° 4 et 5 de l'intimée), pour une valeur non contestée de 5 931,70 euros. Cette somme sera donc déduite du montant réclamé au titre du prix du lait, soit une indemnité due à ce titre de :
41 852,44 euros - 5 931,70 euros = 35 920,74 euros HT.
En ce qui concerne le coût de transformation du lait, exposé en pure perte par la Fromagerie de la Tournette qui a été contrainte de détruire la totalité des fromages produits contaminés, ce préjudice est indemnisable en ce qu'il résulte de l'atteinte portée par le lait défectueux aux produits finis que sont les tomes des Bauges et tommes de Savoie. La Fromagerie de la Tournette est donc bien fondée à en obtenir l'indemnisation pour la somme de 21 614,31 euros HT.
Les frais d'analyses exposés par la Fromagerie de la Tournette sont également indemnisables puisqu'ils résultent de la contamination du lait. En effet, il s'agit ici des analyses rendues nécessaires par la contamination détectée, et non des analyses courantes qui ont permis de la mettre en évidence. Les analyses par le LIDAL ne sont prévues qu'afin de confirmer une contamination révélée par les analyses courantes auxquelles la Fromagerie de la Tournette est tenue.
Cette dernière est donc fondée à obtenir l'indemnisation des frais d'analyses retenus pour 2 082,70 euros.
Les experts ont retenu que les planches d'affinage, contaminées également par la salmonelle, devaient être détruites. Il s'agit là encore d'un dommage causé à un bien autre que le produit défectueux lui-même qui doit être indemnisé. Les appelants soutiennent que ces planches, entièrement amorties, n'auraient aucune valeur. Toutefois, il n'est pas discutable que la destruction des planches a été rendue nécessaire par la contamination imputable au GAEC des Cattons, de sorte que leur remplacement doit être indemnisé, qu'elles soient ou non amorties sur un plan comptable.
La Fromagerie de la Tournette est donc fondée à obtenir l'indemnisation du coût de leur remplacement pour 11 642,05 euros HT représentant 1 073 planches en épicéa au prix de 10,85 euros l'unité.
Les frais de destruction des fromages contaminés et les frais de transport associés ne sont pas discutés par les appelants, ils seront donc retenus pour un total de 3 875,00 euros.
Enfin, concernant les frais d'expertise exposés par la Fromagerie de la Tournette, ceux-ci n'entrent pas dans la définition des préjudices indemnisables. Il s'agit en effet de frais exposés dans le cadre de l'administration de la preuve et non d'un dommage à un bien autre que le produit défectueux lui-même. La somme de 2 417,80 euros ne sera donc pas retenue.
Il convient de déduire des indemnités la franchise légale de 500 euros.
L'indemnisation allouée à la Fromagerie de la Tournette s'établit donc à la somme totale de : 35 920,74 euros + 21 614,31 euros + 2 082,70 euros + 11 642,05 euros + 3 875,00 euros - 500,00 euros = 74 634,80 euros. Il n'est pas discuté qu'il s'agit d'une somme hors taxes.
Le jugement déféré sera réformé et les appelants condamnés in solidum au paiement de cette somme, outre intérêts au taux légal à compter de l'assignation du 3 mars 2020.
4. Sur la demande de dommages et intérêts pour résistance abusive :
La Fromagerie de la Tournette forme un appel incident à l'encontre du jugement déféré en ce qu'il a rejeté sa demande de dommages et intérêts pour résistance abusive et fait valoir que l'appel est manifestement guidé par Groupama qui entend remettre en cause ses engagements et des pratiques industrielles que cet assureur a pourtant acceptées. L'intimée souligne que la cause exonératoire de responsabilité invoquée par Groupama est manifestement vouée à l'échec et qu'ainsi elle fait indûment obstacle à l'indemnisation de la fromagerie.
Les appelants soutiennent qu'il ne peut leur être reproché aucune résistance abusive alors que c'est la Fromagerie de la Tournette qui a cessé toute discussion amiable et a préféré la voie judiciaire.
Sur ce, la cour,
Il appartient à celui qui entend obtenir une indemnisation pour résistance abusive de démontrer que le retard dans le paiement résulte d'une faute commise par son débiteur et qu'il en a subi un préjudice qui ne serait pas réparé par les intérêts moratoires.
En l'espèce, s'il est exact que les moyens de défense invoqués par les appelants ont été écartés, ces derniers n'ont fait qu'exercer leur droit de se défendre et de faire appel, sans abus démontré. En outre, la Fromagerie de la Tournette ne rapporte pas la preuve qui lui incombe d'un préjudice qu'elle aurait précisément subi du fait du retard dans son indemnisation, étant rappelé que le jugement déféré, assorti de l'exécution provisoire, a été exécuté.
La demande de dommages et intérêts sera donc rejetée et le jugement confirmé de ce chef.
5. Sur les demandes accessoires :
Le GAEC des Cattons et Groupama, qui succombent à titre principal, supporteront les entiers dépens de l'appel, avec application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile au profit de la SELURL Bollonjeon, avocat associé.
Il serait inéquitable de laisser à la charge de la Fromagerie de la Tournette la totalité des frais exposés en appel, et non compris dans les dépens. Il convient en conséquence de lui allouer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant publiquement, par arrêt contradictoire,
Confirme le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Chambéry le 20 janvier 2022, sauf en ce qu'il a condamné in solidum le GAEC des Cattons et la compagnie Groupama Rhône Alpes Auvergne, à payer à la société Fromagerie de la Tournette à titre de dommages et intérêts la somme de 83 434 euros hors taxes, portant intérêts au taux légal à compter du 3 mars 2020,
Réformant de ce chef et statuant à nouveau,
Condamne in solidum le GAEC des Cattons et la compagnie Groupama Rhône Alpes Auvergne à payer à la société Fromagerie de la Tournette à titre de dommages et intérêts la somme de 74 634,80 euros hors taxes, outre intérêts au taux légal à compter du 3 mars 2020,
Déboute la société Fromagerie de la Tournette du surplus de sa demande indemnitaire,
Y ajoutant,
Condamne in solidum le GAEC des Cattons et la compagnie Groupama Rhône Alpes Auvergne aux entiers dépens de l'appel, avec application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile au profit de la SELURL Bollonjeon, avocat associé,
Condamne in solidum le GAEC des Cattons et la compagnie Groupama Rhône Alpes Auvergne à payer à la société Fromagerie de la Tournette la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, pour les frais exposés en appel.
Ainsi prononcé publiquement le 28 mai 2025 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de Procédure Civile, et signé par Madame Alyette FOUCHARD, Conseillère faisant fonction de Présidente et Madame Sylvie DURAND, Greffière.
La Greffière La Présidente
Copies :
28/05/2025
la SELARL SELARL CORDEL
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la SELARL BOLLONJEON
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