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Décisions

CA Chambéry, 1re ch., 3 juin 2025, n° 24/00953

CHAMBÉRY

Autre

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

GTM Genie Civil Et Services (SAS), Citinea (Sté)

Défendeur :

MN (SCI)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Hacquard

Conseillers :

Mme Reaidy, M. Sauvage

Avocats :

SCP Le Ray Bellina Doyen, Me Houmani, SELARL Cabinet Benoit Favre

TJ [Localité 8], du 24 juin 2024

24 juin 2024

Faits et procédure

La SCI MN a entrepris au cours de l'année 2007 des travaux de construction d'un centre médical et de logements sur un terrain dont elle est propriétaire, situé [Adresse 2], commune d'[Adresse 7] (74600).

Dans le cadre de cette opération, une étude géotechnique a été réalisée par la société SIC Infra le 2 juillet 2007, et intégrée au marché de travaux qui a été conclu le 21 août 2007 par le maître d'ouvrage avec la société GTM Génie Civil Et Services, chargée des terrassements généraux, de la maçonnerie et des chaussées du chantier.

Constatant l'apparition de fissures au niveau du sous-sol du bâtiment, la SCI MN a mandaté en avril 2021 un bureau d'études géotechnique, la société Celigeo, afin de réaliser un diagnostic G5 de l'ouvrage, qui a mis en exergue un défaut de portance des fondations.

Après avoir mis en place des jauges permettant de suivre l'évolution des fissures constatées, la SCI MN a fait réaliser en mars 2023, par la société 2T.BTP, un diagnostic de l'état actuel de la structure, qui a listé de nombreuses non-conformités géotechniques, de nature à mettre en péril la pérennité de l'immeuble à long terme.

C'est au regard de ces constatations que, suivant exploit en date du 31 janvier 2024, la SCI MN a fait assigner en référé-expertise la société GTM Génie Civil Et Services devant le président du tribunal judiciaire d'Annecy.

Par ordonnance du 24 juin 2024, le président du tribunal judiciaire d'Annecy a notamment :

- Reçu l'intervention volontaire de la société Citinea, venant aux droits de la société GTM Génie Civil Et Services ;

- Ordonné une mesure d'expertise ;

- Désigné M. [G] [Z], [Adresse 6]. 06.80.88.46.21 Mèl : [Courriel 10] avec pour mission de :

- Convoquer et entendre les parties, assistées, le cas échéant, de leurs conseils, et recueillir leurs observations à l'occasion de l'exécution des opérations ou de la tenue des réunions d'expertise,

- Visiter les lieux du litige situés [Adresse 1] à [Localité 9],

- Se faire communiquer toute pièce utile notamment l'assignation, et les pièces jointes à celle-ci,

- Examiner les désordres allégués dans la présente assignation ainsi que les pièces annexées :

- Rechercher si ces désordres proviennent soit d'une non-conformité aux documents contractuels ou aux règles de l'art, soit d'une exécution défectueuse,

- Dire si les causes des désordres et non-conformités étaient connues de l'entreprise et dans ce cas, à quel moment,

- Donner son avis sur la nature, le coût prévisionnel et la durée probable des travaux propres à remédier aux désordres constatés,

- En cas d'urgence reconnue par l'expert, autoriser le demandeur à faire exécuter à ses frais avancés, pour le compte de qui il appartiendra, les travaux estimés indispensables par l'expert, ces travaux étant dirigés par le maître d''uvre du demandeur et par des entreprises qualifiées de son choix, sous le constat de bonne fin de l'expert, lequel, dans ce cas, déposera un pré-rapport précisant la nature et l'importance de ces travaux,

- Fournir tous éléments à la juridiction permettant d'apprécier le cas échéant les responsabilités encourues et les préjudices subis notamment de jouissance,

- S'expliquer techniquement dans le cadre des chefs de mission sur les dires et observations des parties qu'il aura recueillis après leur avoir indiqué à quel point il en est arrivé dans ses investigations ;

- Etablir un pré-rapport qui autorisera les dernières observations des parties dans le délai de vingt jours à compter de leur réception avant la rédaction du rapport définitif ;

- Débouté la société Citinea de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamné la SCI MN aux dépens.

Au visa principalement des motifs suivants :

' la société GTM Génie Civil Et Services ayant fait l'objet d'une fusion-absorption au bénéfice de la société Citinea, l'intervention volontaire de cette dernière sera accueillie ;

' le juge des référés n'a pas vocation à apprécier à ce stade si une quelconque action sur le fondement de l'article 1231-1 et 1231-3 du code civil a vocation, en l'état des éléments qui lui sont transmis, à prospérer ;

' la SCI MN démontre par la production du rapport de la société Celigeo en date du 4 mai 2021 qu'il existe des désordres affectant les fondations de l'immeuble litigieux, de sorte qu'il existe un motif légitime pour la SCI MN à obtenir la désignation d'un expert judiciaire.

Par déclaration au greffe de la cour d'appel du 4 juillet 2024, la société GTM Génie Civil Et Services et la société Citinea ont interjeté appel de cette ordonnance en toutes ses dispositions hormis en ce qu'elle a reçu l'intervention volontaire de la société Citinea, venant aux droits de la société GTM Génie Civil Et Services.

Prétentions et moyens des parties

Aux termes de leurs dernières écritures du 22 juillet 2024, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, la société GTM Génie Civil Et Services et la société Citinea sollicitent l'infirmation des chefs critiqués de la décision et demandent à la cour de :

- Débouter purement et simplement la SCI MN de sa demande d'expertise ;

- La condamner à payer à la société Citinea la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Au soutien de leurs prétentions, la société GTM Génie Civil Et Services et la société Citinea font notamment valoir que :

' alors qu'elle est consciente de la forclusion de son action sur le terrain de la garantie décennale, la SCI MN se contente de procéder par simples affirmations sur l'existence d'une faute dolosive qu'elle aurait commise dans la réalisation des travaux qui lui ont été confiés ;

' il ne suffit pas d'établir l'existence d'un manquement, même grave, aux obligations contractuelles du locateur d'ouvrage pour lui faire supporter la charge d'une faute dolosive, laquelle suppose la violation délibérée et consciente des normes constructives;

' toute action qui serait engagée à son encontre sur le terrain de la faute dolosive apparaît manifestement vouée à l'échec, puisqu'elle ne peut avoir réalisé les fondations par dissimulation ou par fraude alors que les travaux ont été réalisés sous le contrôle d'un maître d'oeuvre et d'un bureau d'études structure ;

' la requérante échoue ainsi à caractériser l'existence d'un litige potentiel qui serait susceptible d'opposer les parties.

Dans ses dernières écritures du 19 août 2024, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, la SCI MN demande de son côté à la cour de :

- Confirmer en toutes ses dispositions l'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal judiciaire d'Annecy le 24 juin 2024 ;

- Débouter la société Citinea de l'ensemble de ses demandes ;

- Condamner la société Citinea à lui verser la somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamner la même aux entiers dépens.

Au soutien de ses prétentions, la SCI MN fait notamment valoir que :

' la responsabilité post-décennale d'un constructeur est soumise à une prescription trentenaire ;

' la conscience, par l'entrepreneur, de la violation des normes constructives et de nature à caractériser l'existence d'un dol ;

' les pièces qu'elle verse aux débats sont de nature à démontrer que les préconisations de l'étude géotechnique réalisée par la société SIC Infra n'ont pas été respectées par l'appelante;

' elle justifie d'un motif légitime à voir ordonner une expertise, sans qu'il ne soit nécessaire, à ce stade, de rapporter la preuve d'un dol.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, la cour se réfère à leurs conclusions visées par le greffe et développées lors de l'audience ainsi qu'à la décision entreprise.

Une ordonnance du 10 mars 2025 a clôturé l'instruction de la procédure. L'affaire a été plaidée à l'audience du 15 avril 2025.

Motifs de la décision

Aux termes de l'article 145 du code de procédure civile, 's'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé'.

Il appartient dans ce cadre au demandeur à l'expertise de démontrer qu'une telle mesure d'instruction est en lien direct avec un litige plausible et crédible, bien qu'éventuel et futur, et non pas d'établir, à ce stade, le bien fondé de l'action en vue de laquelle elle est sollicitée (voir sur ce point notamment : Cour de cassation, Civ 2ème, 4 novembre 2021, 21-14. 023).

Il doit ainsi produire des éléments de nature à permettre au juge de caractériser l'existence d'un motif légitime d'ordonner une mesure d'instruction.

Il est constant, en l'espèce, qu'aucune action fondée sur les dispositions de l'article 1792 du code civil ne peut valablement prospérer à l'encontre de la société GTM Génie Civil Et Services, aux droits de laquelle vient la société Citinea, dès lors que les désordres affectant la structure de l'immeuble, dont se prévaut la requérante, sont apparus postérieurement à l'expiration du délai d'épreuve décennal.

La cour relève, par contre, que l'action en responsabilité qui pourrait être engagée par la SCI MN en cas de faute dolosive de sa contractante ne se trouve pas manifestement prescrite, puisqu'elle était soumise à une prescription trentenaire avant l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, et que la prescription quinquennale désormais applicable court, non pas à compter de la réception des travaux, mais à compter du jour où le titulaire du droit « a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer », conformément à l'article 2224 du code civil, ce qui peut correspondre à la date de la découverte de la faute dolosive par le maître de l'ouvrage. La forclusion décennale ne fait ainsi nullement obstacle à l'engagement de la responsabilité contractuelle du constructeur sur le fondement du dol (voir sur ce point notamment : Cour de cassation, Civ 3ème, 25 mars 2014, n°13-11.189 et Civ 3ème, 5 janvier 2017, n°15-22.772).

Le diagnostic géotechnique G5 réalisé par la société Celigeo met notamment en exergue, dans son rapport du 4 mai 2021, un défaut de portance des fondations de l'immeuble, qui serait imputable à l'absence de respect, par la société GTM Génie Civil Et Services, des préconisations de l'étude de sol préalable aux travaux, laquelle faisait partie intégrante de son marché.

Le rapport établi en mars 2023 par la société 2T.BTP identifie par ailleurs des non-conformités généralisées affectant les fondations par rapport aux plans d'exécution, aux préconisations géotechniques ainsi qu'aux normes en vigueur.

L'existence de fissures affectant l'immeuble se trouve en outre clairement caractérisée par ces deux rapports, ainsi que par le compte-rendu de suivi de lectures de jauges réalisé le 14 septembre 2022 par le cabinet Alpinfield. Ces désordres ne sont du reste pas contestés par l'appelante.

Les pièces qui sont versées aux débats par la SCI MN constituent ainsi des indices probants de ce que la société GTM Génie Civil Et Services aurait, lors de la réalisation des fondations de l'immeuble, méconnu les préconisations de l'étude de sol, et de ce que cette méconnaissance des normes constructives serait à l'origine des désordres constatés.

Il ne saurait par contre être exigé de la requérante, dans le cadre d'une action en référé-expertise, qu'elle rapporte d'ores et déjà la preuve de ce que cette méconnaissance des normes constructives, en particulier de l'étude de sol, par l'entreprise, aurait présenté un caractère délibéré et conscient, de nature à engager sa responsabilité contractuelle pour dol.

La cour ne peut que se borner à constater, en l'état, que la thèse selon laquelle les fautes qui sont imputées à la société GTM Génie Civil Et Services présenteraient un caractère dolosif apparaît à tout le moins crédible et plausible. Une telle thèse ne se trouve en outre nullement invalidée, de manière évidente, par le seule circonstance que les travaux auraient été réalisés sous le contrôle d'un maître d'oeuvre et d'un bureau d'études.

L'existence d'un litige potentiel pouvant opposer les parties se trouve ainsi caractérisée. De sorte que la SCI MN justifie bien d'un motif légitime à voir ordonner la mesure d'expertise qu'elle sollicite.

L'ordonnance entreprise ne pourra donc qu'être confirmée en toutes ses dispositions.

En tant que partie perdante, la société Citinea sera condamnée aux dépens exposés en cause d'appel, ainsi qu'à payer à la SCI MN la somme de 2.000 euros au titre des frais irrépétibles qu'elle a exposés en appel. L'appelante sera enfin déboutée de la demande qu'elle forme de ce chef.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire, et après en avoir délibéré conformément à la loi, dans les limites de sa saisine,

Confirme en toutes ses dispositions l'ordonnance de référé rendue le 24 juin 2024 par le président du tribunal judiciaire d'Annecy,

Y ajoutant,

Condamne la société Citinea aux dépens exposés en cause d'appel,

Condamne la société Citinea à payer à la SCI MN la somme de 2.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Rejette la demande formée de ce chef par la société Citinea.

Arrêt Contradictoire rendu publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,

et signé par Nathalie HACQUARD, Présidente et Sylvie LAVAL, Greffier.

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