CA Nancy, 1re ch., 2 juin 2025, n° 24/00562
NANCY
Arrêt
Infirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cunin-Weber
Vice-président :
M. Silhol
Conseiller :
Mme Olivier-Vallet
Avocats :
Me Vasseur, Me Morhange, Me Gasse, Me Mathis, Me Lecorff
EXPOSE DU LITIGE :
Selon acte sous seing privé établi le 27 mai 2009, la société [5] a donné à bail à la société [6] (ci-après, « la société [6] ») des locaux commerciaux dépendant d'un immeuble situé [Adresse 2] à [Localité 7] (Moselle) à compter du 1er juin 2009 pour une durée de neuf ans, moyennant un loyer annuel d'un montant de 46 644 euros TTC, outre une provision mensuelle sur charges de 600 euros TTC.
Le 2 octobre 2017, la société [6] a fait délivrer à la société [5] un congé pour le 31 mai 2018.
Selon contrat de bail commercial établi le 26 février 2018, la société [5] a loué les locaux à la société [9] à compter du 1er juin 2018 pour une durée de neuf ans moyennant un loyer annuel de 57 600 euros TTC, outre une provision mensuelle sur charge d'un montant de 1 200 euros TTC.
Par jugement du 21 mars 2018, la chambre commerciale du tribunal de grande instance de Metz a placé la société [6] en liquidation judiciaire et a désigné la société [8], prise en la personne de Monsieur [Z] [Y], aux fonctions de liquidateur judiciaire.
Le 16 mai 2018, la société [5] a adressé son bordereau de déclaration de créance au liquidateur judiciaire et l'a informé de la nécessité de pouvoir récupérer les locaux au 1er juin 2018, compte tenu du contrat de bail qu'elle avait conclu avec la société [9].
N'ayant pas obtenu la mise à disposition des locaux commerciaux pour le 1er juin 2018, la société [9] s'est désistée de son engagement de location.
Par lettre recommandée avec demande d'accusé de réception du 7 novembre 2018, le liquidateur a restitué les clés au bailleur.
Par courriers des 6 novembre et 17 décembre 2018, la société [5] s'est plainte auprès du liquidateur de la restitution tardive et fautive des locaux et l'a invité à établir une déclaration de sinistre auprès de son assureur en responsabilité professionnelle.
Le 12 décembre 2018, Monsieur [Z] [Y], ès-qualités, a notifié à la société [5] la résiliation du bail commercial la liant à la société [6].
Par acte du 8 juin 2020, la société [5] a fait assigner devant le tribunal judiciaire de Nancy la société [8] aux fins d'obtenir la réparation de son préjudice.
Par jugement contradictoire du 5 décembre 2023, le tribunal judiciaire de Nancy a :
- dit que la société [8], prise en la personne de Monsieur [Z] [Y], a commis une faute engageant sa responsabilité à l'égard de la société [5],
- condamné la société [8], prise en la personne de Monsieur [Z] [Y], à payer à la société [5] une somme de 5 000 euros au titre de son préjudice de perte de chance de relouer son bien,
- condamné la société [8], prise en la personne de Monsieur [Z] [Y], à payer à la société [5] une somme de 2000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné la société [8], prise en la personne de Monsieur [Z] [Y], aux entiers frais et dépens,
- constaté que l'exécution provisoire est de droit.
Pour statuer ainsi, le premier juge a d'abord rappelé que si le mandataire judiciaire n'est tenu que d'une obligation de moyens, il lui appartient de prendre toute disposition utile pour libérer le plus rapidement possible les locaux occupés par la société mise en liquidation.
Le premier juge a souligné que, au regard des règles contraignantes auxquelles le liquidateur judiciaire est soumis, la réalisation des actifs entreposés dans les locaux au jour de la procédure collective interdisait une restitution immédiate des lieux. Il en a déduit qu'il ne pouvait être reproché à Monsieur [Z] [Y] de ne pas avoir libéré les lieux au 1er juin 2018, date du congé délivré par le locataire.
Il a toutefois constaté que les actifs étaient d'une valeur limitée, la vente aux enchères publiques organisée le 11 septembre 2018 ayant apporté la somme de 2 400 euros, et étaient composés pour l'essentiels de petits matériaux aisément déménageables. Il a estimé que, dans ces conditions, le délai de huit mois à compter de l'ouverture de la procédure collective pour parvenir à la libération des lieux était anormalement long.
Il a également relevé que l'inventaire avait été réalisé le 4 avril 2018 par un huissier de justice et que celui-ci avait eu connaissance du congé donné au bailleur au plus tard le 22 mai 2018.
Au regard de l'ensemble de ces éléments, le premier juge a considéré que le liquidateur judiciaire n'avait pas fait preuve de suffisamment de diligences et que ses négligences avaient empêché le bailleur d'avoir ses locaux à disposition, lui occasionnant ainsi un préjudice.
Le premier juge a ensuite souligné que le préjudice causé par la faute de Monsieur [Y] ne pouvait correspondre ni au montant des loyers qui auraient été versés par le locataire pendant trois ans, ni aux loyers qui auraient pu être perçus entre le congé du 1er juin 2018 et la restitution des clés.
Il a précisé que la perte de chance devait être évaluée en fonction de l'état du marché locatif local afin de déterminer si la location de l'immeuble était une éventualité favorable dont la disparition actuelle et certaine était imputable au liquidateur.
Le premier juge a relevé que la société [5] avait perçu un loyer mensuel, soit 4 487 euros, versé par la société [6] au titre du bail commercial.
Il a noté que les lieux n'ont toujours pas été donnés à bail et que la société [5] ne produit sur une période de quatre années qu'une attestation d'une agence immobilière du 14 novembre 2022 faisant référence à un éventuel candidat à la location.
Il a également observé que les parties s'accordent à dire que les locaux sont situés en centre-ville mais ne présentent qu'une visible moyenne et une faible attractivité commerciale.
Sur la base de ces éléments, le premier juge a évalué à 25 % la perte de chance et à 5 000 euros le préjudice subi par la société [5].
Par déclaration reçue au greffe de la cour, sous la forme électronique, le 22 mars 2024, la société [5] a relevé appel de ce jugement.
Au dernier état de la procédure, par conclusions reçues au greffe de la cour d'appel sous la forme électronique le 26 novembre 2024, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des prétentions et moyens, la société [5] demande à la cour de :
- rejeter l'appel incident formé par la société [8] à l'encontre du jugement rendu par le tribunal judiciaire de Nancy du 5 décembre 2023,
- débouter la société [8] de l'ensemble de ses demandes fins et prétentions,
- confirmer le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Nancy en date du 5 décembre 2023 en ce qu'il a dit que la société [8] prise en la personne de Monsieur [Z] [Y] a commis une faute engageant sa responsabilité à l'égard de la société [5],
- infirmer ce même jugement en ce qu'il a apprécié le préjudice subi par la société [5] à la somme de 5000 euros ;
Statuant à nouveau,
- condamner la société [8] prise en la personne de Monsieur [Z] [Y] à payer à la société [5] la somme de 235 500 euros au titre de son préjudice de perte de chance de relouer le bien,
- condamner la société [8] prise en la personne de Monsieur [Z] [Y] à payer à la société [5] la somme de 5 000 euros en application de l'article 700 du code procédure civile outre les dépens de la procédure.
Au dernier état de la procédure, par conclusions reçues au greffe de la cour d'appel sous la forme électronique le 14 octobre 2024, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des prétentions et moyens, la société [8] demande à la cour, sur le fondement de l'article 1240 du code civil, de :
- infirmer le jugement du tribunal judiciaire de Nancy du 5 décembre 2023 en ce qu'il :
* dit que la société [8], prise en la personne de Monsieur [Z] [Y], a commis une faute engageant sa responsabilité à l'égard de la société [5],
* condamne la société [8] à payer à la société [5] une somme de 5000 euros au titre de son préjudice de perte de chance de relouer son bien,
* condamne la société [8] à payer à la société [5] une somme de 2000 euros en application de l'article 700 du code procédure civile,
* condamne la société [8] aux entiers frais et dépens ;
Par conséquent,
- débouter la société [5] de l'ensemble de ses demandes fins et conclusions,
- condamner la société [5] à verser à la société [8] la somme de 7000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société [5] aux entiers dépens.
La clôture de l'instruction a été prononcée par ordonnance du 14 janvier 2025.
L'audience de plaidoirie a été fixée le 10 février 2025 et le délibéré au 29 avril 2025 prorogé au 2 juin 2025.
MOTIFS DE LA DÉCISION :
Vu les dernières conclusions déposées par la société [5] le 26 novembre 2024 et par la société [8] le 14 octobre 2024 et visées par le greffe auxquelles il convient de se référer expressément en application de l'article 455 du code de procédure civile ;
Vu la clôture de l'instruction prononcée par ordonnance du 14 janvier 2025 ;
Sur l'existence d'une faute commise par le mandataire judiciaire
A l'appui de son appel incident, la société [8] expose qu'elle a immédiatement transmis à l'huissier de justice l'ordonnance du juge-commissaire autorisant la vente aux enchères des biens entreposés dans les locaux commerciaux. Elle souligne que l'huissier de justice a procédé à cette vente le 11 septembre 2018 et a remis les clés au bailleur le 7 novembre suivant.
Elle en déduit qu'elle n'a commis aucun manquement et précise qu'elle ne dispose d'aucun pouvoir d'intervention à l'égard du juge-commissaire et de l'huissier de justice.
Elle prétend qu'elle n'a eu connaissance du congé délivré par la société [6] que le 22 mai 2018, date de réception de la déclaration de créance de la société [5].
Elle considère que, ainsi que l'a retenu le premier juge, il ne peut lui être reproché de ne pas avoir libéré les lieux au 1er juin 2018, soit deux mois après le jugement d'ouverture de la liquidation judiciaire.
Elle rappelle que la vente des actifs est menée dans l'intérêt collectif des créanciers, que le liquidateur ne peut être tenu responsable du prix de vente obtenu, que le mobilier et le matériel entreposés dans les locaux commerciaux interdisaient une restitution immédiate des lieux, qu'elle ne pouvait disposer librement de ce mobilier et de ce matériel, que selon l'ordonnance du juge-commissaire, elle ne pouvait abandonner que les actifs invendus à la suite de la vente aux enchères, que le délai nécessaire à la libération des lieux doit s'apprécier au regard de la nature des actifs à réaliser et des contraintes inhérentes à la loi sur les procédures collectives et que l'impécuniosité de la procédure collective lui interdisait de procéder au déménagement du mobilier et du matériel.
Pour sa part, la société [5] fait valoir que le premier juge a légitimement retenu que le délai de restitution avait été anormalement long.
Elle affirme, cependant, que dès l'ouverture de la procédure collective, soit le 21 mars 2018, elle avait informé le liquidateur judiciaire de ce que la société [6] avait fait délivrer un congé pour le 31 mai suivant. Aussi, si les locaux avaient été restitués dans un délai raisonnable par le liquidateur judiciaire, que l'on peut estimer à quinze jours ou un mois, la société [9] n'aurait sans doute pas résilié son bail.
A cet égard, elle relève que cette société a attendu le 7 août 2018 pour renoncer à la location.
Elle en conclut que si le liquidateur avait agi avec diligence en libérant les lieux et en restituant les clés en fin juin ou début juillet ou au moins, apporté une information suffisante au bailleur, le nouveau locataire aurait pu prendre possession des lieux dans des conditions normales, nonobstant le décalage de la prise d'effet du bail.
* * *
En application de l'article 1240 du code civil, le liquidateur judiciaire est responsable envers les créanciers des fautes qu'il commet à leur préjudice lors de l'exécution de sa mission.
En l'espèce, il est constant qu'en vertu d'un contrat de bail commercial conclu le 27 mai 2009 avec la société [5], la société [6] était locataire de locaux situés au [Adresse 2] à [Localité 7]. Selon acte du 2 octobre 2017, la société [6] a fait notifier à la société [5] un congé pour le 31mai 2018.
Le 26 février 2018, la société [5] a conclu avec la société [9] un contrat de bail commercial dont la date d'effet avait été fixée au 1er juin 2018.
Selon jugement prononcé le 21 mars 2018, la chambre commerciale du tribunal de grande instance de Metz a déclaré ouverte la procédure judiciaire de la société [6], a fixé la cessation des paiement au 1er octobre 2017 et a désigné en qualité de liquidateur judiciaire la société [8], prise en la personne de Monsieur [Z] [Y].
Le 4 avril 2018, Maître [T], huissier de justice associé de la SCP Boob-[T]-Muller-Egloff, a procédé à l'inventaire du mobilier et du matériel situé dans le local commercial loué par la société [6] à la la société [5]. Leur valeur totale à été estimée à la somme de 2 105 euros.
Entre le 17 avril et le 26 avril 2018, Monsieur [Y] a reçu de la part de créanciers des demandes de revendication de divers biens meubles.
Le 25 avril 2018, Monsieur [Y] a, conformément à l'article L642-19 du code de commerce, demandé à la gérante de la société [6] d'exprimer avant le 11 mai suivant son avis sur la vente aux enchère publiques des actifs mobiliers de la société.
Le 14 mai suivant, Monsieur [Y] a saisi le juge-commissaire d'une requête tendant à la vente aux enchères publiques des biens meubles et à l'abandon des d'actifs non réalisés. Dans sa requête, le liquidateur judiciaire exposait que nonobstant la recherche d'acquéreurs et une publicité internet, il n'avait reçu aucune offre amiable.
Selon lettre recommandée dont il a été accusé réception le 22 mai 2018, la société [5] a adressé à Monsieur [Y] son bordereau de créances et lui a confirmé son engagement de louer par bail du 26 février 2018 avec mise à disposition au locataire des lieux au 1er juin suivant.
Par décision du 25 juin 2018, le juge-commissaire a accueilli la requête présentée le 14 mai précédent par Monsieur [Y], a ordonné la vente aux enchères publiques de mobiliers et de matériels et a commis à cet effet la société [4].
Dans la suite immédiate de la notification de cette décision, Monsieur [Y] a demandé, le 18 juillet 2018, à l'huissier de justice de procéder à cette vente aux enchères publiques et au terme de celle-ci, de dresser un procès-verbal de restitution des clés à la société [5].
Par lettre du 17 août 2018, le gérant de la société [5] a informé Monsieur [Y] de ce que la société [9] lui avait signifié la résiliation du bail conclu le 26 février 2018 et a ajouté que cette situation était imputable au liquidateur judiciaire, les locaux étant toujours occupés.
Le 11 septembre 2018, Maître [T] a procédé à la vente aux enchères publiques pour un produit total de 2 400 euros. Le 5 décembre suivant, cet huissier a adressé à Monsieur [Y] le décompte de clôture du dossier et un chèque de 1 912,08 euros correspond au produit de la vente, déduction faite des débours et honoraires.
Par lettre recommandée du 6 novembre 2018 dont il a été accusé réception le 9 novembre suivant par Monsieur [Y], le conseil de la société [5] a souligné que les clés n'avaient pas été restituées à l'échéance du bail, soit le 1er juin 2018, et a demandé de lui indiquer dans quel délai les clés pourraient lui être remises.
Parallèlement, l'huissier de justice a restitué, le 7 novembre 2018, les clés du local à la société [5].
Enfin, le 12 décembre suivant, Monsieur [Y] a notifié à la société [5] la résiliation du bail commercial conclu avec la société [6].
Il résulte de ces éléments que Monsieur [Y], auquel il appartenait d'agir dans l'intérêt collectif des créanciers et non dans celui du seul du seul bailleur, a pris les mesures utiles à la réalisation des actifs de la société [6] et à la libération du local que celle-ci louait à la société [5].
Indépendamment de la valeur des actifs de la société [6], les étapes de la procédure suivie par Monsieur [Y] étaient imposées par l'application des dispositions régissant la liquidation judiciaire. Or, au regard de la chronologie des événements, Monsieur [Y] a agi efficacement et rapidement afin de vendre le mobilier et le matériel de la société [6] entreposés dans le local commercial puis de restituer les clés à la société [5]. Par ailleurs, Monsieur [Y] ne pouvait procéder, antérieurement à cette vente, au déménagement de ces meubles alors que, ainsi qu'il le soutient avec pertinence, il ne pouvait en disposer librement et ne disposait pas des fonds permettant cet enlèvement.
Enfin, il convient de relever que Monsieur [Y], qui avait demandé à l'huissier de justice de dresser un procès-verbal de restitution des clés à l'issue de la vente aux enchères publiques, a notifié la résiliation du bail commercial dès la clôture des opérations de compte de la liquidation judiciaire.
Dans ces conditions, il ne peut être reproché à Monsieur [Y] de ne pas avoir restitué dans un délai raisonnable le local commercial à la société [5].
En conséquence, il y a lieu de rejeter les demandes formées à ce titre par la société [5] et d'infirmer le jugement déféré en ce qu'il a jugé le contraire.
Sur les autres demandes
Compte tenu des développements qui précèdent, le jugement doit être infirmé en ce qu'il a condamné la société [8], prise en la personne de Monsieur [Z] [Y], aux dépens et à payer à la société [5] la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
La société [5], qui succombe à hauteur de cour, doit être condamnée au dépens des procédures de première instance et d'appel.
Enfin, l'équité commande de condamner la société [5] à payer à la société [8], prise en la personne de Monsieur [Z] [Y], la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR, statuant par arrêt contradictoire prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe,
Infirme en toutes ses dispositions le jugement prononcé le 5 décembre 2023 par le tribunal judiciaire de Nancy ;
Statuant à nouveau,
Rejette les demandes formées par la société [5] au titre d'une faute imputable à la société [8], prise en la personne de Monsieur [Z] [Y] ;
Condamne la société [5] à payer à la société [8], prise en la personne de Monsieur [Z] [Y], la somme de 2 000 euros (DEUX MILLE EUROS) sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Rejette la demande formée par la société [5] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la société [5] aux dépens des procédures de première instance et d'appel.
Le présent arrêt a été signé par