CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 11 juin 2025, n° 23/16421
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Orenoc (SASU)
Défendeur :
Agicap (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Brun-Lallemand
Conseillers :
Mme Depelley, M. Richaud
Avocats :
Me Boirot, Me Boccon Gibod, Me Belivier, Me Kim
FAITS ET PROCÉDURE
La société Agicap a été constituée le 20 octobre 2016 avec pour activité principale la conception, l'édition, le développement et l'exploitation de sites internet et mobiles, dans tous domaines d'activités, permettant notamment aux entreprises de gérer leur trésorerie. Elle propose notamment des solutions de gestion de trésorerie en ligne à destination des petites et moyenne entreprises (PME) ainsi que des très petites entreprises (TPE). En plus des licences en direct, la société Agicap propose des logiciels de trésorerie qu'elle concède à des clients sous forme de marque blanche sous un principe de sous-licences à des tiers.
La société GCL Experts Gestion (ci-après "la société GCL") regroupe un ensemble de professionnels et de conseillers en gestion ayant décidé de s'unir, sous un même nom, afin de développer leur activité. Le réseau met notamment à la disposition de ses membres des moyens de communication pour promouvoir leur activité ainsi qu'un ensemble de moyens techniques, logiciels et services attachés.
C'est dans ce cadre que la société GCL a conclu le 31 mai 2017 avec la société Agicap un contrat de licence d'une solution logicielle de trésorerie appelée " Expert+Tréso ". Aux termes de ce contrat :
- La société Agicap a autorisé la société GCL à concéder la solution "Expert+Tréso" à l'ensemble des membres de son réseau par le biais d'une sous-licence,
- La société Agicap a facturé directement des redevances de licence à chacun des membres du réseau,
- La société Agicap a reversé à la société GCL une quote-part des redevances de licence ainsi facturées directement aux membres du réseau,
La société Orenoc, qui a pour activité la fourniture de conseils en gestion et pilotage d'entreprises, a conclu le 20 décembre 2016 un contrat d'adhésion au réseau GCL Experts Gestion et, dans ce cadre, a eu recours au logiciel " Expert + Tréso " développé par la société Agicap.
Par lettre du 28 janvier 2022, la société GCL a dénoncé auprès de la société Agicap le contrat de licence du 31 mai 2017 avec effet au 31 mars 2022, puis reporté au 13 avril 2022, au profit d'une solution concurrente à celle de la société Agicap, proposée aux membres de son réseau.
Par courriel du 30 mars 2022, la société Agicap a informé la société Orenoc qu'en raison de la fin de son contrat avec le réseau GCL, le logiciel "Expert + Tréso" ne serait plus disponible après le 13 avril 2022, lui proposant ainsi une nouvelle offre de logiciel au prix de 1 188 euros HT par an.
Par courriel du 15 avril 2022, la société Orenoc a demandé à la société Agicap la poursuite de l'exploitation du logiciel " Expert + Tréso " dans les conditions tarifaires antérieures, courriel auquel la société Agicap a répondu le même jour en rejetant la demande de la société Orenoc, expliquant que le contrat de licence la liant à GCL avait pris fin de sorte que les sous-licences accordées à la société Orenoc avaient été résiliées.
Par lettre du 15 avril 2022, la société Orenoc a fait valoir une rupture brutale sans préavis raisonnable de leur relation commerciale établie depuis plus de 5 ans et a mise en demeure la société Agicap de poursuivre les mêmes conditions contractuelles et la même tarification appliquées à son égard pour les contrats en cours et qui ont été payés par avance.
Par lettre de mise en demeure du 31 mai 2022, la société Orenoc a réitéré sa demande de poursuite de la licence logiciel en indiquant qu'elle faisait face à la perte de six clients et sollicité le règlement de la somme de 159 260 euros au titre de l'indemnisation de son préjudice.
Par lettre du 29 juin 2022, la société Agicap a contesté cette demande en indiquant à la société Orenoc qu'aucun contrat ne les liaient, que la décision de résiliation du contrat de licence du 31 mai 2017 avait été prise par la société GCL et que la société Orenoc aurait pu accepter la proposition commerciale émise par la société GCL ou par la société Agicap elle-même.
C'est dans ces circonstances que, par acte du 11 octobre 2022, la société Orenoc a assigné la société Agicap devant le tribunal de commerce de Rennes pour obtenir réparation du préjudice résultant de la rupture brutale d'une relation commerciale établie.
Par jugement du 8 juin 2023, le tribunal de commerce de Rennes a :
- Dit que le tribunal de commerce de Rennes est matériellement et territorialement compétent pour juger l'affaire,
- Dit qu'il n'y a pas lieu à surseoir à statuer,
- Dit que la société Orenoc est recevable et bien fondée en son action,
- Dit et jugé qu'il n'existait pas de relation contractuelle établie entre la société Orenoc et la société Agicap,
- Débouté la société Orenoc de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
- Débouté la société Agicap du surplus de ses demandes, fins et conclusions,
- Condamné la société Orenoc à payer à la société Agicap la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamné la société Orenoc aux entiers dépens de l'instance,
- Liquidé les frais de greffe à la somme de 79,07 euros tels que prévus aux articles 695 et 701 du code de procédure civile.
La société Orenoc a interjeté appel de ce jugement par déclaration reçue au greffe de la Cour le 5 octobre 2023.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 22 décembre 2023, la société Orenoc demande à la Cour de :
Vu les articles 1113 et suivants et 1240 et suivants du code civil,
Vu l'article L. 442-1 du code de commerce,
Vu les articles 596 et 700 du code de procédure civile,
Recevoir la société Orenoc en son appel et la dire bien fondée,
Y faisant droit,
Débouter la société Agicap de l'ensemble de ses demandes,
Constater que les sociétés Orenoc et Agicap étaient liées par des relations commerciales établies depuis 2017, soit durant 5 années,
Par conséquent,
Infirmer le jugement rendu le 8 février 2016 en ce qu'il a :
- Dit et jugé qu'il n'existe pas de relation contractuelle établie entre la société Orenoc et la société Agicap,
- Débouté la société Orenoc de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
- Débouté la société Agicap du surplus de ses demandes, fins et conclusions,
- Condamné la société Orenoc à payer à la société Agicap la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamné la société Orenoc aux entiers dépens de l'instance,
- Liquidé les frais de greffe à la somme de 79,07 euros tels que prévu aux articles 695 et 700 du code de procédure civile.
Et statuant à nouveau,
Constater que lesdites relations commerciales ont été rompues brutalement à l'initiative exclusive de la société Agicap,
Décider qu'un préavis d'une durée raisonnable n'a pas été respecté et que ce préavis doit être fixé à huit mois au minimum,
Condamner à titre principal la société Agicap à verser à la société Orenoc la somme de 84069,48 euros au titre du chiffre d'affaires perdu, augmentée des intérêts de droit à compter de son assignation,
Condamner à titre subsidiaire la société Agicap à verser à la société Orenoc un montant correspondant au préjudice de rupture brutale déterminé selon la méthode de la marge brute, augmenté des intérêts de droit à compter de son assignation,
Condamner en tout état de cause la société Agicap à verser à la société Orenoc la somme de 10 400 euros au titre des coûts engendrés, augmentée des intérêts de droit à compter de son assignation,
Condamner la société Agicap à verser à la société Orenoc la somme de 10 000 euros au titre du préjudice moral augmentée des intérêts de droit à compter de son assignation,
Condamner la société Agicap à verser à la société Orenoc la somme de 16 320 euros au titre du détournement de clientèle,
Condamner la société Agicap à payer à la société Orenoc, la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens de la procédure de 1er degré et de la présente procédure d'appel.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 18 mars 2025, la société Agicap demande à la Cour de :
Vu l'article L.442-1 II du code de commerce,
Vu l'article 1240 du code civil,
Vu les articles 564 et suivants et 700 du code de procédure civile,
Vu l'adage " nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude ",
Vu la jurisprudence,
Vu les pièces versées aux débats,
A titre liminaire :
Déclarer les demandes de la société Orenoc sur le fondement de la concurrence déloyale et le détournement de clientèle irrecevables en ce qu'elles constituent des demandes nouvelles en cause d'appel,
Juger qu'en tout état de cause, la société Agicap n'a pas détourné de manière fautive la clientèle de la société Orenoc,
Juger que la demande de réparation du préjudice réclamée par la société Orenoc sur le fondement du temps passé pour dégradation de l'image de la société est la conséquence de la propre négligence de la société Orenoc,
En conséquence,
Rejeter les demandes indemnitaires formulées par la société Orenoc,
A titre principal :
Déclarer la société Orenoc infondée dans son recours,
Confirmer le jugement du 8 juin 2023 rendu par le tribunal de commerce de Rennes en ce qu'il a :
- Dit et jugé qu'il n'existe pas de relation contractuelle établie entre la société Orenoc et la société Agicap,
- Débouté la société Orenoc de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
- Débouté la société Agicap du surplus de ses demandes, fins et conclusions,
- Condamné la société Orenoc à payer à la société Agicap la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamné la société Orenoc aux entiers dépens de l'instance,
- Liquidé les frais de greffe a la somme de 79,07 euros tels que prévu aux articles 695 et 700 du code de procédure civile.
En conséquence,
Débouter la société Orenoc de l'ensemble de des demandes, fins et conclusions,
A titre subsidiaire :
Si par extraordinaire la cour d'appel de Paris venait infirmer le jugement et devait considérer que la société Agicap avait une relation commerciale établie avec la société Orenoc et qu'elle l'a brutalement rompu, il lui est demandé de :
Juger que la demande de réparation du préjudice réclamée par la société Orenoc est disproportionnée et vouée à réparer le principe même de la rupture et non le préjudice causé par la brutalité de la rupture,
Juger que la demande de réparation du préjudice réclamée par la société Orenoc sur le fondement du temps passé pour la migration des clients vers un autre logiciel est la conséquence de la propre négligence de la société Orenoc,
Juger que la demande de réparation du préjudice réclamée par la société Orenoc sur le fondement du temps passé pour dégradation de l'image de la société est la conséquence de la propre négligence de la société Orenoc,
En conséquence,
Rejeter les demandes indemnitaires formulées par la société Orenoc,
Alternativement,
Moduler à la baisse les demandes indemnitaires formulées par la société Orenoc en ce qu'elles ont pour objectif la réparation de la rupture elle-même et non la réparation du préjudice causé par la brutalité de la rupture,
Rejeter les demandes de la société Orenoc en réparation des dommages et intérêts pour les temps passé pour la migration des clients vers un autre logiciel dès lors qu'elles sont la conséquence de ses propres négligences,
Rejeter les demandes de la société Orenoc en réparation des dommages et intérêts pour dégradation de l'image de la société dès lors qu'elles sont la conséquence de ses propres négligences,
En tout état de cause :
Condamner la société Orenoc à verser à la société Agicap la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamner la société Orenoc au paiement des entiers dépens de la présente instance.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 2 avril 2025.
La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIVATION
I - Sur la demande au titre d'une rupture brutale de la relation commerciale
Exposé des moyens
Au soutien de son appel, la société Orenoc expose avoir entretenu une relation commerciale établie au sens de l'article L.442-1 du code de commerce dès la fin de l'année 2016 avec la société Agicap, soit plusieurs mois avant que cette dernière ne conclue un contrat de licence avec la société GCL, le 31 mai 2017. Pour démontrer le caractère " direct " de leur relation, la société Orenoc invoque l'application de l'article 1113 du code civil, expliquant que, la société Agicap adressait directement à la société Orenoc des offres personnalisées, ce comportement manifestant une volonté non équivoque des parties de s'accorder sur les caractéristiques essentielles d'un contrat. Par ailleurs, elle souligne que la société Agicap a procédé à l'installation du logiciel et l'a assisté tout au long de son utilisation. Enfin, elle indique que les flux de factures et de paiement étaient uniquement échangés entre elle et la société Agicap. Ceci exposé, elle affirme que le contrat de licence liant la société GCL à la société Agicap était en réalité un contrat d'apport d'affaires, et non un contrat de licence comme son appellation semble l'indiquer, la société GCL étant rémunérée par la société Agicap par des commissions d'apport d'affaires. Elle relève que le réseau GCL n'intervenait ni pour la facturation, ni pour l'émission des avoirs, ni pour la négociation des prix, ni pour l'utilisation des fonctions du logiciel. Dès lors, elle prétend que la distribution du logiciel "Expert + Tréso" ne se faisait pas par le biais du réseau GCL mais par des liens contractuels externes entre les membres du réseau et des éditeurs tels que la société Agicap. La société Orenoc en déduit avoir entretenu une relation commerciale présentant un caractère suivi, stable et habituel, a minima depuis le mois de mars 2017, avec la société Agicap.
Selon la société Orenoc, cette relation commerciale a été brutalement rompue par la société Agipac en l'informant, par courriel du 30 mars 2022 de la rupture de leur contrat 15 jours avant la mise hors service du logiciel " Expert + Tréso ", intervenue le 13 avril 2022. Elle explique que la brutalité de cette rupture a provoqué une fuite soudaine de près de la moitié de ses clients qui étaient engagés auprès d'elle pour une durée de 24 mois à compter de la conclusion de leur contrat respectif. Aussi, elle allègue l'existence d'un préjudice résultant de la brutalité de cette rupture, consistant en la perte du chiffre d'affaires escompté avec chacun de ses clients dont le contrat, d'une durée de 24 mois avec reconduction tacite, dépendait de l'exploitation du logiciel " Expert + Tréso " développé par la société Agicap. Elle expose ainsi que ses clients, privés de l'exploitation de ce logiciel, ont préféré rompre leur contrat, lui causant ainsi un préjudice financier conséquent qu'elle évalue à la somme totale de 84 069,48 euros.
A titre subsidiaire, elle demande à la Cour de condamner la société Agicap à la dédommager sur la base du taux de marge brute dont elle aurait été privée pendant la durée du préavis de rupture qui aurait dû être appliqué. En outre, la société Orénoc réclame l'indemnisation de la perte subie du fait d'une intervention pour réduire les conséquences économiques provoquées par l'interruption du logiciel " Expert + Tréso " chez ses clients, évaluée à la somme de 10 400 euros. La société Orenoc sollicite également la réparation d'un préjudice moral caractérisé par une atteinte à son image commerciale s'inférant du caractère brutal de la rupture, dès lors que l'interruption soudaine du logiciel permettant à ses clients d'accéder à leurs données de trésorerie a eu pour effet de la discréditer et de rompre leur confiance. Elle évalue ce préjudice à la somme de 10 000 euros.
En réponse, la société Agicap soutient qu'elle n'a jamais entretenu de relation commerciale établie avec la société Orenoc. A ce titre, elle souligne que la société Orenoc ne produit aucune pièce susceptible d'établir l'existence d'une relation commerciale depuis 2016, les courriels produits par la société Orenoc étant postérieurs à la conclusion du contrat d'adhésion du 20 décembre 2016 au réseau GCL et aux échanges avec la société GCL concernant la mise à disposition sous marque blanche du logiciel de gestion de trésorerie "Expert + Tréso". S'agissant d'un prétendu caractère " direct " de leur relation, la société Agicap affirme qu'elle n'a été contractuellement liée qu'à la société GCL, à l'instar de la société Orenoc, avec laquelle elle n'a jamais conclu de contrat. Elle expose ainsi que le contrat de licence du 31 mai 2017 prévoyait que la société GCL concède des sous-licences à ses membres, dont la société Orenoc, à des tarifs négociés entre la société GCL et elle-même, la société Agicap. Ces tarifs étaient ainsi certes facturés par la société Agicap à la société Orenoc, mais toujours en application du contrat d'adhésion au réseau GCL conclu par la société Orenoc le 20 décembre 2016, auquel elle n'a pas été partie. Elle ajoute que le contrat de licence du 31 mai 2017 prévoyait lui-même que la société Agicap facture directement des redevances à chacun des membres du réseau, et ce, au tarif négocié. Elle en conclut qu'aucune relation contractuelle antérieure et directe ne la liait à la société Orenoc, la distribution des logiciels se faisant via le réseau GCL.
Aussi, selon la société Agicap, elle n'est pas à l'origine de la rupture ainsi reprochée par la société Orenoc, la société GCL ayant seule rompu les relations contractuelles nouées au titre du contrat de licence du 31 mai 2017, afin de proposer aux membres de son réseau une solution concurrente. Elle expose ainsi que les membres du réseau demeuraient libres de souscrire à l'offre de l'éditeur de leur choix, dans un contexte " hors réseau ". Dans ce contexte, elle explique avoir proposé aux membres n'ayant pas souscrit à l'offre proposée par la société GCL de basculer gratuitement les comptes de leurs clients vers sa propre solution de logiciel, et de bénéficier d'un tarif privilégié réservé exclusivement aux anciens membres du réseau. La société Orenoc ayant refusé d'accepter l'offre formulée par la société GCL, elle affirme qu'une telle décision impliquait nécessairement la fin de la mise à disposition du logiciel " Expert + Tréso " dans les mêmes conditions privilégiées que celles prévues à ce contrat. Au regard de ces éléments, elle soutient qu'aucune rupture brutale ne peut lui être imputée.
Sur le préjudice, la société Agicap fait valoir que la société Orenoc ne peut demander réparation du préjudice résultant de la rupture brutale de relations commerciales établies en sollicitant que lui soit versé le chiffre d'affaires dont elle aurait été privée du fait de l'interruption de l'exploitation du logiciel dès lors qu'elle ne peut seulement solliciter, sur ce fondement, que la perte de marge sur couts variables pendant la durée d'un préavis dont elle aurait été privée. Ceci exposé, elle prétend que, à supposer qu'un délai de préavis doive s'appliquer, un délai de 5 mois doit être pris en compte pour le calcul du préjudice de la société Orenoc. Elle demande donc à la Cour de rejeter la demande de la société Orenoc formulée à titre principal en ce qu'elle n'est pas conforme à la jurisprudence. Alternativement, elle demande à ce que la Cour module à la baisse l'ensemble des demandes de préjudice formées par la société Orenoc en ce qu'elles ont pour objectif la réparation de la rupture elle-même, et non la réparation du préjudice causé par la brutalité de la rupture.
S'agissant des autres préjudices allégués par la société Orenoc, la société Agicap rappelle qu'au 22 mars 2022, le seul membre du réseau n'ayant pas pris ses dispositions quant à la cessation annoncée sur la plateforme " Expert + Tréso " était la société Orenoc, alors même qu'elle avait été avertie à plusieurs reprises par la société GCL et elle-même. Dès lors, la société Agicap affirme que la société Orenoc n'a subi aucun préjudice, sauf pour sa propre négligence dans la gestion de ses rapports avec GCL et ses propres clients.
Réponse de la Cour,
L'article L.442-1 II du code de commerce dispose que :
II- Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels, et, pour la détermination du prix applicable durant sa durée, des conditions économiques du marché sur lequel opèrent les parties.
En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois.
Les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure"
La relation commerciale, pour être établie au sens des dispositions susvisées, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.
Le texte précité vise à sanctionner, non la rupture elle-même, mais sa brutalité caractérisée par l'absence de préavis écrit ou l'insuffisance de préavis. Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné.
La Cour constate que, depuis 2017 et pendant près de 5 années, la société Orenoc a entretenu une relation commerciale établie au sens de l'article L.442-1 précité avec la société Agicap, en ce qu'elle utilisait pour ses propres clients le logiciel " Expert+Tréso " développé par cette dernière et que cette utilisation était directement facturée par la société Agicap auprès de la société Orenoc.
Toutefois, les pièces versées aux débats par les parties, mettent en évidence que cette relation commerciale nouée entre les parties s'inscrivait dans le cadre d'un contrat intitulé "licence sur solution Agicap" conclu le 31 mai 2017 entre la société Agicap et la société CGL animant un réseau auquel avait adhéré la société Orenoc par contrat signé le 20 décembre 2016.
Ce contrat de licence souscrit entre les sociétés Agicp et GCL précisait que la licence conférait le droit :
- A GCL Experts Gestion d'exploiter gracieusement, et à titre non-exclusif la Solution, dans des conditions générales d'utilisation de la Solution, figurant en Annexe 2,
- De concéder des sous-licences aux sous-licenciés exclusivement, suivant leur souscription d'un ou plusieurs abonnement(s), par Interface Entreprise, auprès d'Agicap, dans le strict respect des conditions générales d'utilisation de la Solution, figurant en Annexe 2,
- Aux sous-licenciés et aux utilisateurs, sous réserve de la souscription d'un abonnement, par Interface Entreprise, d'accéder et d'utiliser la Solution, dans les conditions générales d'utilisation de la Solution figurant en Annexe 2
Et s'agissant des conditions financières, ce contrat prévoyait à l'article 7 qu'en contrepartie de la promotion de la Solution auprès des potentiels sous-licenciés, les parties convenaient que pour chaque sous-licence conclue, la société Agicap reversait à la société GCL une quote-part de la rémunération reçue par Agicap, au titre de chaque Abonnement par Interface Entreprise souscrit par les sous-licenciés, dont le montant et les modalités de versement étaient définies en Annexe 4 ( "la Rémunération").
Il est justifié par la société Agicap (pièces n° 3, 6 et 7), que les frais d'abonnement pour les membres du réseau GCL avaient été négociés préalablement à la conclusion de ce contrat de licence et ces derniers étaient en mesure de bénéficier d'une offre unique en cette qualité, notamment un "Abonnement Extra".
La société Orenoc prétend avoir bénéficié d'une relation contractuelle antérieure et indépendante à ce contrat de licence. Elle produit à cet effet, un contrat du 6 mars 2017 souscrit par un de ses clients Aevi (pièce n°4) pour l'utilisation du logiciel de trésorerie Agicap et un courriel de première connexion du 5 avril 2017 (pièce n°19). Si ces éléments corroborent le fait énoncé dans l'attestation du dirigeant du réseau GCL (pièce n°18) que la collaboration entre ce réseau et Agicap avait été initiée par le dirigeant d'Orenoc qui y avait travaillé en amont, ils ne suffisent cependant pas pour démontrer l'existence d'un courant d'affaires stable et établi entre les parties avant la conclusion du contrat de licence du 31 mai 2017. Au contraire, la société Agicap justifie que les " Abonnements Extra " de la société Orenoc n'ont été facturés qu'à compter du 21 juillet 2017 (pièces n° 7 et 7-1), et à compter du 20 octobre 2017 pour le client Aevi (pièce 26). Sans être sérieusement contredite, la société Agicap explique que le dirigeant de la société Orenoc a bénéficié d'un compte test personnel pendant la période de négociation du contrat de licence pour le réseau (pièces 2, 3 et 24). En outre, si la société Agicap a pu faire la proposition d'une nouvelle offre à la société Orenoc par courriel du 1er mai 2019 (pièce Orenoc n°21), il n'est pas établi que le tarif préférentiel dont bénéficiait la société Orenoc résultait d'une négociation directe entre les parties et en dehors du cadre du réseau GCL. Enfin, la société Orenoc ne produit aucune facture concernant la période antérieure à la conclusion du contrat de licence avec la société GCL le 31 mai 2017, ni aucun document contractuel conclu directement avec la société Agicap.
Il s'ensuit que la relation commerciale établie entre la société Orenoc et la société Agicap était encadrée par le contrat de licence souscrit par le réseau GCL le 31 mai 2017 auquel la société Orenoc avait préalablement adhéré, et qui lui avait permis de bénéficier d'un tarif préférentiel sous la forme d'une offre unique pour les membres du réseau.
Ceci est corroboré par le fait que lorsque la société GCL a dénoncé le contrat de licence par lettre du 28 janvier 2022 à effet au 31 mars 2022 reporté au 13 avril 2022 suivant les stipulations contractuelles, celle-ci a demandé à la société Agicap (pièces n° 13,14 et 15) de lui laisser le soin d'annoncer cette dénonciation au profit d'une solution concurrente aux membres de son réseau et de communiquer une tarification pour les membres souhaitant conclure un contrat de licence directement avec la société Agicap.
Ainsi, les sociétés GCL et Agicap ont proposé une alternative aux membres du réseau :
- Soit migrer leurs clients vers une autre solution choisie par GCL et venant succéder à Agicap, pour un prix négocié par GCL,
- Soit basculer gratuitement les comptes de leurs clients vers la solution Agicap, à un tarif négocié de 1 188 € HT par an (remise de 50% par rapport au prix catalogue applicable pour toute souscription individuelle ou hors "groupe") réservé exclusivement aux membres du réseau
La société Orenoc a bien été informée de la rupture du contrat réseau GCL et invitée à opter pour une migration chez un autre éditeur, ou une migration vers une solution Agicap aux conditions tarifaires proposées (notamment pièces Agicap n° 16 et 17 et pièce Orenec n°8).
La société Orenoc a refusé ces propositions et a revendiqué le droit de poursuivre sa relation avec la société Agicap pour l'exploitation du logiciel "Exoert+Tréso" suivant le tarif précédemment négocié en 2017, ce qui a été refusé par la société Agicap compte tenu de la résiliation du contrat de licence réseau.
Certes, la poursuite du partenariat proposé par la société Agicap impliquait une augmentation substantielle du tarif passant au 1er avril 2022 de 408 HT par an à 1188 € HT par an. Toutefois, il ressort clairement de la spécificité de la relation commerciale nouée entre les parties dans le cadre du contrat de licence souscrit par le réseau GCL, que cette modification de la relation commerciale soumise à la société Orenoc est la conséquence directe de la dénonciation par lettre du 28 janvier 2022 du contrat de licence par le réseau GCL auquel appartenait la société Orenoc. Il s'ensuit que cette modification de la relation ne traduit pas une intention de rupture de la part de la société Agicap mais est la conséquence directe de la décision prise par le réseau GCL auquel appartenait la société Orenoc d'opter pour une solution concurrente.
Dans ces circonstances, la rupture de la relation commerciale n'est pas imputable à la société Agicap.
En conséquence, le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté la société Orenoc de ses demandes formulées à l'encontre de la société Agicap au titre d'une rupture abusive et brutale de la relation commerciale établie.
II - Sur la demande au titre d'une concurrence déloyale et de détournement de clientèle
Exposé des moyens,
La société Orenoc expose que la société Agicap a détourné certains de ses clients en utilisant son accès direct à son portefeuille client, proposant à ces derniers de souscrire à une offre commerciale nouvelle par simple clic sur l'interface du logiciel. Ayant précisément identifié la perte du client Défi Cuisines, la société Orenoc sollicite la réparation du préjudice résultant du détournement de ce client à hauteur de 16 320 euros (24 mois x 680 euros), ayant été privée du chiffre d'affaires qui aurait pu être généré jusqu'au terme du contrat, fixé en aout 2023.
En réponse, la société Agicap soulève à titre liminaire l'irrecevabilité de cette prétention sur le fondement de l'article 564 du code de procédure civile, celle-ci étant nouvelle en cause d'appel.
A titre subsidiaire, la société Agicap affirme que la société Orenoc ne démontre pas l'existence d'une man'uvre déloyale constitutive d'une faute au sens de l'article 1240 du code civil, le départ du client Défi Cuisines s'expliquant par la dénonciation du contrat licence du 31 mai 2017 par GCL. Aussi, elle expose que la proposition commerciale formulée aux membres du réseau n'ayant pas opté pour le nouvel éditeur choisi par GCL ne peut s'analyser en une man'uvre de détournement de clientèle dès lors que ceux-ci demeuraient libres d'adhérer à l'offre de leur choix, à savoir une offre " réseau " ou une offre "hors réseau". Elle prétend ainsi que la société Orenoc ne peut se prévaloir de sa propre négligence dans son traitement de la fin de la mise à disposition de la plateforme "Expert + Tréso".
Réponse de la Cour,
En première instance, la société Orenoc n'a pas formulé de demande au titre d'une concurrence déloyale et d'un détournement de clientèle sur le fondement de l'article 1240 du code civil.
A hauteur d'appel, la société Orenoc n'explique pas en quoi cette nouvelle prétention est formulée dans les conditions de l'article 564 du code de procédure civile, ou qu'elle tend aux mêmes fins que les demandes formulées en première instance en application de l'article 565 du code de procédure civile ou qu'elle en l'accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire en application de l'article 566 du même code.
Dès lors, la société Orenoc sera déclarée irrecevable en sa demande.
III - Sur l'article 700 du code de procédure civile
Le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné la société Orenoc aux dépens de première instance et à payer à la société Agicap la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
La société Orenoc, succombant en son appel, sera condamnée aux dépens d'appel.
En application de l'article 700 du code de procédure civile, la société Orenoc sera déboutée de sa demande et condamnée à payer à la société Agicap la somme de 10 000 euros.
PAR CES MOTIFS
La Cour,
Déclare irrecevable la demande de la société Orenoc en condamnation de la société Agicap à lui payer la somme de 16 320 euros au titre d'un détournement de clientèle, comme étant nouvelle ;
Confirme le jugement en toutes ses dispositions soumises à la Cour ;
Y ajoutant,
Condamne la société Orenoc aux dépens d'appel ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la société Orenoc et la condamne à payer à la société Agicap la somme de 10 000 euros.