Livv
Décisions

CA Aix-en-Provence, ch. 3-2, 5 juin 2025, n° 24/05205

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

Autre

CA Aix-en-Provence n° 24/05205

5 juin 2025

COUR D'APPEL D'AIX-EN-PROVENCE

Chambre 3-2

ARRÊT AU FOND

DU 05 JUIN 2025

Rôle N° RG 24/05205 - N° Portalis DBVB-V-B7I-BM5OE

[I] [X]

C/

[N] [P]

LE PROCUREUR GÉNÉRAL

Copie exécutoire délivrée

le : 5 juin 2025

à :

Me Valérie CARDONA

Me Didier ESCALIER

Décision déférée à la Cour :

Jugement du Tribunal de Commerce d'ANTIBES en date du 09 Avril 2024 enregistré(e) au répertoire général sous le n° 2023 003021.

APPELANT

Maître [I] [X],

ès qualités de Liquidateur Judiciaire de la SASU [9], inscrite au RCS d'ANTIBES sous le n° [N° SIREN/SIRET 5] dont le siège social est sis [Adresse 4], désigné en cette qualité par jugement du Tribunal de Commerce d'ANTIBES en date du 11.10.2022 prononçant la Liquidation Judiciaire Simplifiée, demeurant [Adresse 3]

représenté par Me Valérie CARDONA, avocat au barreau de GRASSE substitué par Me Axelle TESTINI, avocat au barreau D'AIX-EN-PROVENCE

INTIMES

Madame [N] [P]

née le [Date naissance 1] 1967 à [Localité 7], de nationalité française, demeurant [Adresse 2]

Représentée par Me Didier ESCALIER de la SELAS COMPAGNIE FIDUCIAIRE ANTIBOISE, avocat au barreau de GRASSE

EN PRESENCE DE :

Monsieur LE PROCUREUR GÉNÉRAL,

demeurant [Adresse 6]

*-*-*-*-*

COMPOSITION DE LA COUR

L'affaire a été débattue le 19 Mars 2025 en audience publique devant la cour composée de :

Madame Gwenael KEROMES, Présidente de chambre, magistrate rapporteure

Madame Muriel VASSAIL, Conseillère

Mme Isabelle MIQUEL, Conseillère

qui en ont délibéré.

Greffière lors des débats : Madame Chantal DESSI.

Les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 05 Juin 2025.

MINISTERE PUBLIC :

Auquel l'affaire a été régulièrement communiquée.

ARRÊT

Contradictoire,

Prononcée par mise à disposition au greffe le 05 Juin 2025,

Signé par Madame Gwenael KEROMES, Présidente de chambre et Madame Chantal DESSI, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par la magistrate signataire.

***

EXPOSE DU LITIGE

La Sasu [9], créée et immatriculée en mai 2019 exerçait sous l'enseigne «'[8]», une activité de bar, débit de boisson, restauration fabrication ou commercialisation de produits alimentaires. Elle a fait l'objet d'une liquidation judiciaire prononcée par le tribunal de commerce d'Antibes le 11 octobre 2022, Me [I] [X] étant désigné en qualité de liquidateur judiciaire. La date de cessation des paiements a été fixée au 11 avril 2021.

Par jugement rendu le 09 avril 2024 (n°2023003021), le tribunal de commerce d'Antibes, saisi sur assignation délivrée à la requête du liquidateur judiciaire d'une action en responsabilité pour insuffisance d'actif dirigée contre Mme [N] [P], à raison des fautes de gestion commises par elle ayant contribué à l'insuffisance d'actif, a':

- débouté Me [I] [X] ès qualités de sa demande aux fins de condamnation de Mme [N] [P] à devoir supporter au titre de l'insuffisance d'actif de la société [9] la somme de 120 439,46 euros,

- laissé à la charge de chacune des parties les frais irrépétibles,

- débouté les parties de toutes autres demandes,

- dit n'y avoir lieu à exécution provisoire

- liquidé les frais de greffe.

Le tribunal de commerce a pris en compte dans sa motivation, pour écarter le premier grief, que si Mme [N] [P] a commis une négligence en ne déclarant pas l'état de cessation des paiements dans les 45 jours de sa constatation, la France a connu trois périodes de confinement dues à la crise du Covid 19, le premier ayant débuté le 17 mars 2020'; que le fonds de commerce de débit de boisson n'a pu commencer son activité qu'au mois de juillet 2020 alors que son droit au bail été acquis le 18 février 2020, un mois avant le début du premier confirment et que la crise sanitaire n'a pas permis à la société [9] de pérenniser son activité.

Sur la conduite d'une mauvaise stratégie dans le mandat social, le tribunal de commerce a écarté ce grief, estimant que l'exploitation d'une activité de restauration exigeait que l'établissement réponde à certaines exigences sanitaires et de sécurité et que la restriction de destination des locaux en raison de leur inadaptation à l'activité de restauration était nécessaire afin de reprendre le bail et que l'acquisition a été réalisée à l'aide d'un emprunt bancaire après analyse des risques par la banque qui n'a pas trouvé le prix excessif.

Sur la perte du bail commercial, le tribunal a considéré que la faute ne peut être caractérisée en l'absence de demande de délais de paiement ou d'appel de la part de Mme [N] [P] qui, de bonne foi, a reconnu la dette de la société'; que le bailleur n'était pas opposé à la cession du fonds de commerce ou du droit au bail, et qu'une publication dans un journal d'annonces légale a eu lieu, mais qu'aucune banque n'a pris le risque de financer cette acquisition en raison de la crise sanitaire.

Le tribunal n'ayant retenu aucun grief entrainant la responsabilité de Mme [N] [P] pour insuffisance d'actif a conséquemment débouté le liquidateur judiciaire de ses demandes.

Me [I] [X] ès qualités a interjeté appel de ce jugement, par déclaration du 22 avril 2024.

Par conclusions déposées et signifiées par RPVA le 23 avril 2024 l'appelant demande à la cour':

- d'infirmer le jugement et statuant à nouveau,

- de retenir l' insuffisance d'actif à hauteur de 120 439,46 euros,

- de retenir la responsabilité pour insuffisance d'actif de Mme [N] [P] au titre des fautes de gestion commises ayant contribué à insuffisance d'actif ,

- de condamner Mme [N] [P] à supporter l' insuffisance d'actif à hauteur de 120 439,46 euros qui sera versée entre les mains du liquidateur judiciaire,

A titre subsidiaire,

- de condamner Mme [N] [P] à telle somme qu'il plaira à la cour de fixer qui sera versée entre les mains du liquidateur judiciaire en vue de sa répartition selon les modalités de l'article L 651-2 du code de commerce

- dans tous les cas, de débouter Mme [N] [P] de ses demandes et de la condamner à la somme de 6 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel.

Me [I] [X] ès qualités indique que l' insuffisance d'actif n'est pas contestable et s'établit à la somme de 102 439,43 euros,

Il invoque plusieurs manquements à l'encontre de Mme [N] [P], en l'occurrence':

- l'absence de déclaration de cessation des paiements dans les 45 jours et le délai de plus d'une année entre la date de cessation des paiements fixée au 11 avril 2021 et celle de la déclaration de cessation des paiements du 28 septembre 2022, ce qui a aggravé considérablement durant cette période le passif, du fait de la créance du bailleur au titre des loyers impayés s'élevant à 45 719,93 euros à titre privilégié.

- la conduite d'une mauvaise stratégie dans le mandat social': la société [9] n'a pas acquis du précédent exploitant les locaux le fonds de commerce mais uniquement le droit au bail pour la somme de 160 000 euros, prix qu'il estime exorbitant, et en ce qu'elle a signé ensuite un nouveau bail le 18 février 2020 en modifiant la destination des lieux, non pour l'élargir, mais pour la restreindre, puisque le bail ne mentionne plus l'activité de restauration traditionnelle mais à la place, une activité limitée au débit de boisson et à la restauration sans cuisson avec faculté de réchauffage des plats à emporter à l'aide d'un micro-ondes.

- une faute de gestion caractérisée par la perte du bail commercial, suite à la délivrance le 12 janvier 2022 d'un commandement de payer visant la clause résolutoire pour un montant de 28 648,74 euros pour loyers impayés remontant au mois de février 2020 et d'une procédure de référé au terme de laquelle une ordonnance de référé sera rendue faisant droit aux demandes du bailleur sans que la Sasu [9], représentée par un conseil, ne tente d'obtenir des délais de paiement, afin de préserver le droit au bail, gage des créanciers.

- une gestion contraire à l'intérêt social dans l'intérêt de la dirigeante': Mme [N] [P] a préféré payer la dette bancaire dont elle était caution solidaire pour éviter d'être actionnée'à titre de caution personnellement : le paiement préférentiel de la banque au profit du dirigeant de la société caractérise une faute de gestion, pour les mêmes raisons que précédemment.

Par conclusions n°1 déposées et notifiées par voie électronique, Mme [N] [P] demande à la cour de confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions et de condamner Me [I] [X] ès qualités au paiement de la somme de 4'000 euros, ainsi qu'aux dépens de l'instance.

Concernant les griefs invoqués par le liquidateur, Mme [P] réplique que les locaux ne permettaient pas d'exploiter un fonds de restauration ce pourquoi, l'activité a été restreinte dans le bail commercial, faute de travaux de mise aux normes des locaux'; en raison de l'impossibilité de faire prospérer l'activité, il n'a pas été possible de revendre le fonds de commerce depuis le début de l'année 2022, de sorte que la dette locative n'a fait que s'accroitre'; les confinements successifs intervenus entre 2020 et 2021, la SASU [9], ne lui permettaient pas d'espérer revendre le fonds de commerce qu'elle avait créé un mois avant le premier confinement, dans de bonnes conditions en l'absence de toute activité et de chiffre d'affaires'; enfin, la SASU [9] s'est retrouvée exclue des aides gouvernementales, car ne remplissant pas les critères d'attribution.

Le ministère public, aux termes d'un avis déposé le 13 février 2025, sollicite l'infirmation du jugement sur le fondement des moyens développés par le liquidateur judiciaire, qu'il fait siens, et demande à ce que Mme [N] [P] soit condamnée à supporter l'insuffisance d'actif à hauteur de 120 439,46 euros au regard des fautes de gestions commises dans la gestion de la société [9], qui sont parfaitement caractérisées par le mandataire judiciaire.

Le 30 mai 2024, l'affaire a été fixée à bref délai à l'audience du 19 mars 2025. La clôture a été prononcée le 20 février 2025.

Il sera renvoyé, conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs prétentions et moyens respectifs.

MOTIFS DE LA DECISION

Il résulte des dispositions de l'article L.651-2 du code de commerce que peut être condamné à supporter l'insuffisance d'actif d'une personne morale placée en liquidation judiciaire, tout dirigeant de droit ou de fait, responsable d'une ou plusieurs fautes de gestion excédant la simple négligence, commise antérieurement à l'ouverture de la procédure collective et ayant contribué à cette insuffisance d'actif.

Pour que l'action initiée par le liquidateur judiciaire puisse prospérer il incombe à celui-ci de démontrer :

- une insuffisance d'actif, laquelle s'établit à la différence entre le montant du passif admis et le montant de l'actif de la personne morale débitrice,

- une ou plusieurs fautes de gestion, excédant la simple négligence, antérieures à l'ouverture de la procédure collective et imputables au dirigeant jusqu'à la date de cessation de ses fonctions

- le lien de causalité entre la ou les fautes commises et l'insuffisance d'actif.

Enfin, à supposer l'existence de fautes de gestion établies à l'encontre du dirigeant de la personne morale, les juges du fond apprécient souverainement, au regard des circonstances propres à l'espèce, la nécessité de prononcer à l'encontre de celui-ci une sanction pécuniaire et le montant de celle-ci.

Il n'est pas nécessaire que le passif ait été intégralement vérifié à la date à laquelle l'action en responsabilité est engagée, ni que l'actif ait été intégralement réalisé, il suffit qu'à cette date l'insuffisance d'actif soit certaine.

Il ressort des éléments versés aux débats que le passif de la Sasu [9] s'élève à 126 429,12 euros et que l'actif réalisé ou en caisse s'élève à la somme de 5 989,63 euros'; l' insuffisance d'actif s'établit par conséquent à la somme de 120'439,49 euros.

S'agissant des fautes de gestion alléguées par le liquidateur judiciaire à l'encontre de Mme [P]':

Le choix de recourir à une cession du droit au bail suivi de la conclusion d'un nouveau bail, excluant toute activité de restauration ne saurait caractériser une faute de gestion, dès lors que l'exercice d'une telle activité était rendue impossible sans d'importants travaux de mise en conformité des locaux loués'; de même, le versement d'un prix de cession élevé peut tenir compte de critères de commercialité propres aux locaux loués et ne caractérise pas, à lui seul, une faute de gestion.

Si le fait de ne pas solliciter des délais de paiement à l'occasion du contentieux relatif à la résiliation du bail pour non-paiement des termes du loyer rendant dès lors impossible l'exploitation du débit de boisson est de nature à constituer une faute de gestion dans la mesure où le maintien du bail préserve la valeur vénale du fonds de commerce et donc celle de l'actif, qui est le gage des créanciers, pour autant, c'est dans l'exercice de son pouvoir d'appréciation que le tribunal a fait prévaloir la bonne foi de Mme [P] laquelle a reconnu la dette locative et n'a pas sollicité des délais de paiement en l'absence de certitude quant à la reprise d'une activité dans des conditions de rentabilité suffisante.

En ce qui concerne le grief tenant au non-paiement des loyers au profit du remboursement du prêt bancaire dont Mme [P] était tenue en qualité de caution solidaire, le décompte de la créance du bailleur reprise dans le commandement de payer délivré le 12 janvier 2022, fait apparaitre que la société [9] s'est acquittée des loyers jusqu'au 5 septembre 2020, pour une somme totale de 12 120,69 euros avant de cesser tout versement, portant ainsi le montant des loyers échus impayés à la date du 5 décembre 2021 à 28 414,32 euros (devenue 31 128,61 euros suivant relevé de compte arrêté au 6 février 2022).

Le fait qu'elle ait privilégié le règlement du prêt bancaire n'a pas eu pour effet de favoriser Mme [N] [P] dans la mesure où elle était également caution solidaire des engagements de la société [9] au titre du bail signé le 18 février 2020 dans la limite de la somme de 48 000 euros, en principal et intérêts sur toute la durée du bail et par conséquent tenue personnellement à la dette locative.

En revanche l'omission déclarative de l'état de cessation des paiements au plus tard dans les 45 jours de sa constatation revêt, au cas d'espèce, un caractère volontaire qui résulte'de la longueur du délai écoulé entre l'état de cessation des paiements fixé au 11 avril 2021 et la déclaration de cessation des paiements intervenue le 28 septembre 2022, soit près de 18 mois après, et de la connaissance qu'avait Mme [P] des difficultés financières de la société [9] dès le mois de septembre 2020 date à laquelle elle a cessé de régler le loyer commercial, de l'incertitude quant à une date de reprise d'activité en raison de la durée de la crise sanitaire, de l'absence de perspectives financières à court terme, la société étant exclue des dispositifs d'aides aux entreprises et ne disposant pas d'une trésorerie ou de fonds propres suffisants dans un contexte d'inactivité pour faire face aux échéances bancaires et locatives.

C'est donc en pleine connaissance de cause que la déclaration de cessation des paiements a été intentionnellement retardée, sans que l'appelante n'ait sollicité une mesure de conciliation, ce qui a eu pour conséquence d'augmenter le passif, la dette locative étant passée à 31 128,61 euros au 6 février 2022, et d'aggraver en conséquence l'insuffisance d'actif.

Il y a lieu par conséquent d'infirmer le jugement entrepris et de fixer la contribution de Mme [N] [P], au regard de la faute de gestion commise qui a contribué à aggraver l'insuffisance d'actif et compte tenu par ailleurs des circonstance particulières dans lesquelles la société [9] a été empêchée d'exploiter son fonds, à la somme de 10'000 euros.

Sur les demandes accessoires

Mme [N] [P], succombant n'est pas fondée en ses demandes au titre des dépens et des frais irrépétibles.

Elle sera condamnée à verser à Me [I] [X] ès qualités, la somme de 2'000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

Elle sera en outre condamnée aux dépens de la procédure d'appel.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par arrêt rendu contradictoirement, par mise à disposition au greffe,

Infirme le jugement déféré en ce qu'il n'a retenu à l'encontre de Mme [N] [P] aucune faute de gestion de nature à entrainer sa responsabilité au titre des dispositions de l'article L.651-2 du code de commerce et a débouté Me [I] [X] ès qualités de ses demandes';

Statuant à nouveau,

Déclare Mme [N] [P] responsable en application des dispositions de l'article L.651-2 du code de commerce, de l'insuffisance d'actif de la société [9], pour avoir en sa qualité de dirigeante de la Sasu [9], omis sciemment de déclarer l'état de cessation des paiements'de celle-ci'dans le délai de quarante-cinq jour au plus tard, de sa constatation';

En conséquence,

Condamne Mme [N] [P] à payer à Me [I] [X], pris en sa qualité de liquidateur judiciaire de la Sasu [9], la somme de 10'000 euros, au titre de sa contribution à l'insuffisance d'actif';

Déboute Me [I] [X] ès qualités du surplus de sa demande au titre de l'article L.651-2 du code de commerce';

Condamne Mme [N] [P] à payer à Me [I] [X] pris en sa qualité de liquidateur judiciaire de la Sasu [9], la somme de 2'000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile';

Condamne Mme [N] [P] aux entiers dépens d'appel.

LA GREFFIERE LA PRESIDENTE

© LIVV - 2025

 

[email protected]

CGUCGVMentions légalesPlan du site