CA Paris, Pôle 5 - ch. 16, 1 juillet 2025, n° 24/05336
PARIS
Arrêt
Autre
1. La cour est saisie, sur renvoi après cassation, d'un recours en annulation contre une sentence arbitrale internationale rendue à [Localité 5] le 26 novembre 2018, sous l'égide de la Cour permanente d'arbitrage, dans une affaire (PCA Case No. 2016-14) opposant la société Joint Stock Company « State Savings Bank of Ukraine », également connue sous la dénomination JSC Oschadbank (ci-après, « Oschadbank » ou « la banque »), à la Fédération de Russie.
2. Invoquant l'expropriation par la Fédération de Russie des actifs qu'elle possédait en Crimée, Oschadbank a, le 20 janvier 2016, engagé une procédure arbitrale sur le fondement du Traité bilatéral conclu le 27 novembre 1998 entre la Fédération de Russie et l'Ukraine sur l'encouragement et la protection réciproque des investissements (ci-après, « le Traité »).
3. La Fédération de Russie a contesté la compétence du tribunal arbitral et n'a pas participé à la procédure.
4. Par sa sentence finale du 26 novembre 2018, le tribunal arbitral s'est déclaré compétent et a jugé que la Fédération de Russie avait violé le Traité en procédant à une expropriation illégale des investissements d'Oschadbank sur la péninsule de Crimée. Il a en conséquence condamné la Russie à payer à la banque la somme de 1 111 300 729 dollars US à titre de réparation, outre les frais de la procédure arbitrale, des intérêts et les dépens.
5. La Fédération de Russie a formé un recours en annulation contre cette sentence devant la cour d'appel de Paris, le 19 février 2019.
6. Elle a par ailleurs formé un recours en révision, le 19 août 2019, qui sera rejeté par une sentence du 11 décembre 2023. Cette sentence fait l'objet d'un recours en annulation devant la cour de céans (procédure enregistrée sous le numéro de RG 24/05331), qui est aussi saisie d'un recours en annulation contre la sentence sur les coûts et la requête en divulgation du défendeur, rendue par le même tribunal arbitral le 19 juin 2024 (procédure enregistrée sous le numéro de RG 24/16339).
7. Par arrêt du 30 mars 2021, la cour a annulé la sentence du 26 novembre 2018, en considérant que la condition temporelle de l'article 12 du Traité n'était pas satisfaite, de sorte que le tribunal arbitral s'était à tort déclaré compétent pour connaître du litige.
8. Saisie d'un pourvoi par la banque, la Cour de cassation a, par arrêt du 7 décembre 2022, cassé cette décision pour violation de l'article 1520, 1°, du code de procédure civile, en retenant que ni l'offre d'arbitrage stipulée à l'article 9 du Traité ni la définition des investissements prévue à l'article 1er ne comportaient de restriction ratione temporis et que l'article 12 n'énonçait pas une condition de consentement à l'arbitrage dont dépendait la compétence du tribunal arbitral, mais une règle de fond, de sorte que la cour d'appel devait seulement vérifier, au titre de la compétence ratione temporis, que le litige était né après l'entrée en vigueur du traité. La Cour de cassation a en conséquence renvoyé les parties devant la cour d'appel de Paris autrement composée.
9. La Fédération de Russie a saisi la cour de renvoi le 8 mars 2024.
10. La clôture de l'instruction a été prononcée le 18 février 2025 et l'affaire appelée à l'audience de plaidoirie du 25 mars 2025.
11. En considération de la nature de l'affaire, son renvoi en audience solennelle a été ordonné par décision du Premier président de la cour du 13 mars 2025.
12. Lors de l'audience solennelle du 25 mars 2025, les conseils des parties ont été entendus en leurs plaidoiries. Le représentant du ministère public a été entendu en ses observations. Il a eu la parole en dernier, conformément à l'article 443 du code de procédure civile. La cour a autorisé les parties à produire des notes en délibéré afin de répondre à l'avis oral du ministère public, en application de l'article 445 du même code.
13. Par courrier du 27 mars 2025, la Fédération de Russie a sollicité du représentant du ministère public qu'il communique le support écrit de ses observations, ce que ce dernier a refusé par courrier du 2 avril 2025. Elle a produit une note en délibéré le 15 avril 2025.
14. Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 11 février 2025, la Fédération de Russie demande à la cour, au visa de l'article 1520 du code de procédure civile, de bien vouloir :
- Annuler la sentence arbitrale rendue à [Localité 5] le 26 novembre 2018 dans le PCA Case N° 2016-14 ;
- Condamner la société JSC Oschadbank à verser à la Fédération de Russie la somme de 300.000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner la société JSC Oschadbank aux entiers dépens, dont distraction au profit de la SELARL LX [Localité 5]-Versailles-Reims.
15. Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 10 février 2025, Oschadbank demande à la cour, au visa des articles 122, 700 et 1520 du code de procédure civile, de bien vouloir :
Sur le moyen invoqué par la Fédération de Russie tiré de l'incompétence ratione loci,
- Déclarer irrecevable le moyen d'annulation soulevé par la Fédération de Russie tiré de l'incompétence ratione loci du Tribunal arbitral ;
- À défaut d'en prononcer l'irrecevabilité,
- Rejeter comme mal fondé le moyen d'annulation soulevé par la Fédération de Russie tiré de l'incompétence ratione loci du Tribunal arbitral ;
Sur les autres moyens d'annulation invoqués par la Fédération de Russie,
- Rejeter comme mal fondés les moyens d'annulation soulevés par la Fédération de Russie tirés de l'incompétence (ratione temporis et ratione materiae) du Tribunal arbitral ;
- Rejeter comme mal fondé le moyen d'annulation soulevé par la Fédération de Russie tiré d'une prétendue violation par le Tribunal arbitral de sa mission ;
- Rejeter comme mal fondé le moyen d'annulation soulevé par la Fédération de Russie tiré d'une prétendue fraude procédurale commise par Oschadbank ;
- Rejeter comme mal fondé le moyen d'annulation soulevé par la Fédération de Russie tiré d'un prétendu défaut d'impartialité et d'indépendance du Tribunal arbitral ;
En conséquence :
- Rejeter dans son intégralité le recours en annulation formé par la Fédération de Russie à l'encontre de la sentence arbitrale rendue le 26 novembre 2018 dans l'affaire PCA n° 2016-14 ;
En tout état de cause :
- Rejeter les autres demandes soumises à la cour d'appel par la Fédération de Russie ;
- Rappeler que le rejet du recours en annulation confère l'exequatur à la sentence arbitrale rendue le 26 novembre 2018 dans l'affaire PCA n° 2016-14 ;
- Condamner la Fédération de Russie à verser à la société Joint Stock Company " State Savings Bank of Ukraine " connue sous la dénomination JSC Oschadbank la somme de 400.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner la Fédération de Russie aux dépens.
16. Lors de l'audience du 25 mars 2025, le ministère public a invité la cour à rejeter le recours en annulation formé par la Fédération de Russie.
17. La cour renvoie aux conclusions et à la note en délibéré susvisées pour le complet exposé des moyens des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
A. Sur le premier moyen d'annulation tiré de l'incompétence du tribunal arbitral
III.A.1 Positions des parties
18. La Fédération de Russie soutient que le tribunal arbitral s'est à tort déclaré compétent ratione temporis, ratione loci et ratione materiae.
19. Elle fait valoir, sur la compétence ratione temporis, que :
- il convient d'opérer une distinction entre l'applicabilité du Traité et les conditions de la protection juridictionnelle qu'il institue, le juge devant vérifier, au titre de l'examen de la compétence, que le traité est bien applicable et que les conditions d'application du régime de protection, tant matérielles que juridictionnelles sont bien réunies ;
- le Traité est inapplicable en l'espèce dès lors que l'investissement revendiqué par Oschadbank a été réalisé avant le 1er janvier 1992 ;
- Oschadbank et sa succursale en Crimée, présentée comme étant l'objet de l'expropriation revendiquée par la défenderesse, ont été créées avant cette date ;
- en vertu de l'article 12 du Traité, celui-ci ne s'applique qu'aux investissements réalisés à compter du 1er janvier 1992 ;
- cette clause est claire et ne souffre aucune ambiguïté, elle marque la volonté des parties contractantes de ne protéger que les investissements réalisés après la dissolution de l'Union soviétique ;
- la position d'Oschadbank selon laquelle son investissement serait devenu un investissement protégé en mars 2014, au moment de l'annexion de la Crimée par la Russie, est factuellement et juridiquement fausse ;
- la question de la date de réalisation de l'investissement ne peut être considérée comme une question de fond, la condition énoncée à l'article 12 étant une condition d'application du Traité qui constitue un préalable à la compétence du tribunal arbitral ;
- la distinction opérée entre protection substantielle et protection juridictionnelle est artificielle et ne résulte pas du Traité ;
- la solution retenue sur ce point par l'arrêt de cassation est contraire à la jurisprudence étrangère ;
- elle a été critiquée par la doctrine comme non-fondée en droit ;
- elle a fait l'objet d'une résistance de la cour d'appel de Paris et d'un revirement de la Cour de cassation, qui admet désormais que la compétence du tribunal arbitral doit être appréciée au regard de l'ensemble des dispositions du traité.
20. Elle expose, sur la compétence ratione loci, que :
- le Traité n'est pas applicable territorialement à la Crimée, dès lors que ce territoire ne fait pas l'objet d'une reconnaissance mutuelle ;
- cette inapplicabilité résulte de l'interprétation des termes mêmes du Traité, qui font référence à une condition territoriale, par nature reconnue et non-contestée par les États parties ;
- le mécanisme du Traité ne saurait fonctionner dans l'hypothèse où le prétendu investissement a été réalisé dans une zone territoriale sur laquelle les deux États contractants prétendent avoir un titre valable, une telle approche conduisant à des résultats absurdes ;
- l'exigence d'un territoire non contesté et mutuellement reconnu ne relève pas d'une règle générale de droit international public, mais est spécifique à la rédaction du Traité litigieux et à sa nature ;
- le Traité ne peut s'appliquer à défaut de réciprocité en ce qui concerne la Crimée ;
- comme tout traité bilatéral relatif aux investissements, le Traité a pour objet la création de droits et d'obligations relatifs à la protection de l'investissement ayant un caractère réciproque, cette exigence de réciprocité disparaissant en cas de contestation sur le territoire concerné ;
- à l'instar de la France, des États ayant conclu des traités bilatéraux d'investissement avec la Russie ont considéré que ces traités ne s'appliquaient pas en Crimée en raison du différend territorial et parce qu'ils ne reconnaissaient pas la Crimée comme faisant partie du territoire de la Fédération de Russie ;
- la législation nationale de l'Ukraine, qui refuse tout effet aux lois et règlements de la Fédération de Russie en ce qui concerne la Crimée est la preuve que l'Ukraine reconnaît également l'inapplicabilité du Traité à la Crimée ;
- l'application réciproque des traités internationaux est une règle fondamentale de leur fonctionnement en droit international, qui constitue une condition juridique que les tribunaux doivent vérifier ;
- la fin de non-recevoir soulevée par la défenderesse ne repose sur aucun fondement juridique, n'a pas été soulevée concomitamment dès l'instance relative à la première demande, et se heurte à l'autorité de la chose jugée par la cour d'appel de Paris dans son arrêt de 2022 ;
- la contestation territoriale est une question préalable, qui doit être tranchée avant de pouvoir statuer sur les autres questions d'application du Traité, qu'elles concernent la compétence, la recevabilité ou le fond de la réclamation d'Oschadbank ;
- le tribunal arbitral n'est pas compétent pour trancher le différend territorial sur la Crimée en vertu du Traité, alors même que l'Ukraine n'était pas partie à la procédure arbitrale ;
- Oschadbank ne peut se référer à d'autres affaires rendues sur le fondement du Traité ou d'autres traités internationaux dès lors que, dans ces cas, il a été répondu à la question selon laquelle le contrôle de facto de la péninsule de Crimée par la Fédération de Russie suffisait à satisfaire la condition territoriale, ce qui est différent de l'inapplicabilité du traité à raison du différend ;
- les références à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et à la Cour internationale de justice sont inopérantes, en l'absence de toute analogie possible avec le Traité.
21. Elle retient, sur la compétence ratione materiae, que :
- le prétendu investissement a, en toute hypothèse, été réalisé en Ukraine par une personne morale de droit ukrainien ;
- or, le Traité ne peut trouver à s'appliquer qu'en présence d'un investissement étranger à sa date de réalisation, seuls étant visés les investissements étrangers dès l'origine ;
- il convient donc de se placer à la date de réalisation de l'investissement ;
- ces exigences résultent des termes mêmes du Traité, ce que confirment les linguistes consultés par la Fédération de Russie ;
- toute interprétation contraire conduirait à des résultats absurdes ;
- l'analyse de l'objet, du but et du contexte du Traité conduit à la même conclusion ;
- le tribunal arbitral a, à tort, considéré que le Traité trouvait à s'appliquer en modifiant le sens de ses termes ;
- la jurisprudence distingue les traités bilatéraux d'investissement protégeant les investissements réalisés, comme en l'espèce, de ceux protégeant les investissements détenus.
22. Oschadbank conclut au rejet du moyen d'annulation tiré de l'incompétence du tribunal arbitral.
23. Elle soutient, sur la compétence ratione temporis, que :
- dans son arrêt de 2022, la Cour de cassation a cassé l'arrêt de la cour d'appel en précisant que l'article 12 du traité n'énonce pas une condition de consentement à l'arbitrage dont dépend la compétence du tribunal arbitral mais une règle de fond dont l'examen échappe au juge de l'annulation ;
- la Cour de cassation a précisé que la compétence ratione temporis du tribunal arbitral n'est conditionnée que par la naissance du litige après l'entrée en vigueur du traité ;
- ainsi l'application dans le temps des garanties substantielles et celle des garanties procédurales ne coïncident pas, l'article 9 étant autonome par rapport à l'article 12 ;
- la Cour de cassation a souligné l'importance de la solution dégagée par cet arrêt, prononcé en formation plénière, en le publiant au Bulletin et en le commentant dans son Rapport annuel ;
- la doctrine est majoritairement favorable à cette solution ;
- la jurisprudence postérieure de la cour d'appel de Paris est conforme à cette solution ;
- l'arrêt Etrak du 9 avril 2024, invoqué par la Fédération de Russie, ne constitue pas un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation ;
- la date de réalisation de l'investissement par Oschadbank est dès lors indifférente à la détermination de la compétence du tribunal arbitral ;
- la date alléguée par la Russie est au demeurant fausse, l'investissement ayant été réalisé sur plusieurs années à partir de la création de la branche de Crimée et n'étant devenu un investissement protégé au sens du Traité qu'en mars 2014, lors de l'annexion de la Crimée par la Russie.
24. Elle expose, sur la compétence ratione loci, que :
- cette deuxième branche du moyen est irrecevable dès lors que la réciprocité ne constitue pas une objection de compétence mais une condition de fond, qui ne relève pas des cas d'ouverture du recours en annulation ;
- l'autorité de la chose jugée par la premier arrêt de la cour, résultant de la cassation partielle, ne vaut que pour la recevabilité du grief tirée de l'incompétence ratione temporis ;
- sur le fond, la Russie ne peut élever une objection de territorialité de bonne foi, sans se contredire ;
- elle est à l'origine du différend territorial et ne peut dès lors l'invoquer pour tenter d'échapper à sa responsabilité internationale ;
- son objection est contraire au principe d'interprétation de bonne foi des traités, suivant les dispositions de l'article 31 de la Convention de [Localité 8] sur le droit des traités ;
- elle est aussi contraire au principe d'exécution de bonne foi du Traité, au sens de l'article 26 de la Convention de [Localité 8] ;
- le tribunal arbitral est compétent en dépit des divergences de vue sur la souveraineté du territoire ;
- l'existence d'un différend parallèle relatif à la souveraineté sur un territoire donné ne le prive pas le tribunal arbitral de sa compétence pour trancher le différend sur le fondement d'un traité d'investissement ;
- il n'y a pas de risque d'incursion du tribunal arbitral dans le différend territorial dès lors que le champ d'application géographique n'est déterminé que pour les seuls besoins du traité ;
- la Russie a admis devant le Tribunal Fédéral suisse, dans l'affaire Ukrnafta, qu'il n'était pas nécessaire de juger du différend territorial pour appliquer l'article 9 du Traité, qui fonde la compétence du tribunal arbitral ;
- la prétendue condition de territorialité « par nature non contestée et mutuellement reconnue » n'est pas énoncée par le Traité, la Russie ne démontrant pas en quoi les États contractants auraient eu l'intention de modifier la définition du territoire au sens du Traité ;
- le prétendu dysfonctionnement de la condition de conformité de l'investissement est un faux problème car l'Ukraine reconnaît que, d'un point de vue pratique, la Russie est le seul État exerçant un contrôle total sur le territoire de la Crimée ;
- le défaut de réciprocité invoqué est spéculatif et erroné en droit, la réciprocité n'étant pas une condition de compétence ni une condition de la protection substantielle accordée par le traité ;
- la loi ukrainienne énonçant qu'une entreprise russe établie en Crimée ne serait pas reconnue par l'Ukraine ne vise pas les obligations internationales de l'Ukraine et ne peut donc fonder le raisonnement de la Russie sur l'absence de réciprocité ;
- un État ne peut s'abriter derrière sa loi nationale pour se soustraire à ses obligations internationales ;
- les notes verbales invoquées par la Russie sont inopérantes dès lors qu'elles ne concernent pas le Traité litigieux et émanent de pays tiers à l'Ukraine ;
- en tout état de cause, les juridictions françaises font jouer une présomption de réciprocité des traités, la Cour de cassation considérant qu'en l'absence de dénonciation d'une convention, il n'appartient pas aux juges judiciaires de vérifier si la condition de réciprocité visée à l'article 55 de la Constitution de 1958 est remplie ;
- l'objection de la Russie se heurte à une jurisprudence arbitrale et judiciaire qui a unanimement conclu que la Crimée était un territoire russe au sens du même traité.
25. Elle fait valoir, sur la compétence ratione materiae, que :
- l'investissement en cause est celui d'une partie ukrainienne en Russie ;
- la question de la date de l'investissement est une question de fond, au titre de l'article 12 du traité, de sorte que les arguments de la Fédération de Russie selon lesquels l'investissement ne serait pas étranger car à la date de celui-ci la Crimée faisait partie de l'Ukraine sont voués à l'échec ;
- en tout état de cause, la Russie fait une interprétation erronée de la notion d'investissement au sens du traité car aucune condition temporelle n'est contenue dans l'article 1.1 du traité ;
- d'autres juridictions, saisies de cette question, ont unanimement rejeté le grief formulé par la Russie quant à la compétence ratione materiae des tribunaux arbitraux ;
- la position de la jurisprudence française va également dans ce sens.
26. Le ministère public invite la cour à rejeter le moyen tiré de l'incompétence du tribunal arbitral, considérant que la solution retenue par la Cour de cassation dans son arrêt du 7 décembre 2022 doit être appliquée en ce qui concerne la compétence ratione temporis et que, suivant le même raisonnement, les griefs invoqués par la Fédération de Russie concernant la compétence ratione loci et ratione materiae touchent au fond et échappent à la compétence du juge de l'annulation en vertu du principe de non-révision des sentences arbitrales.
III.A.2 Réponse de la cour
27. L'article 1520, 1°, du code de procédure civile ouvre le recours en annulation lorsque le tribunal arbitral s'est déclaré à tort compétent ou incompétent.
28. Pour l'application de ce texte, il appartient au juge de l'annulation de contrôler la décision du tribunal arbitral sur sa compétence, qu'il se soit déclaré compétent ou incompétent, en recherchant tous les éléments de droit ou de fait permettant d'apprécier la portée de la convention d'arbitrage.
29. En matière de protection des investissements transnationaux, le consentement de l'État à l'arbitrage procède de l'offre permanente d'arbitrage formulée dans un traité, adressée à une catégorie d'investisseurs que ce traité délimite pour le règlement des différends touchant aux investissements qu'il définit.
30. Le contrôle de la décision du tribunal arbitral sur sa compétence est exclusif de toute révision au fond de la sentence, le juge de l'annulation n'ayant à se prononcer ni sur la recevabilité des demandes, ni sur leur bienfondé.
31. En l'espèce, la demande d'arbitrage formée par Oschadbank reposait sur le Traité bilatéral conclu le 27 novembre 1998 entre la Fédération de Russie et l'Ukraine sur l'encouragement et la protection réciproque des investissements.
32. L'article 9 de ce Traité, intitulé « Règlement des litiges entre une Partie contractante et un investisseur de l'autre Partie contractante », stipule :
1. Tout différend entre une partie contractante et un investisseur de l'autre partie contractante qui surgit en rapport avec les investissements, y compris les différends qui concernent le montant, les modalités ou la procédure de paiement des indemnités, prévus à l'article 5 du présent accord, ou la procédure de transfert des paiements, prévue à l'article 7 du présent accord, fait l'objet d'une notification écrite, accompagnée de commentaires détaillés, que l'investisseur transmet à la partie contractante en cause dans le différend. Les parties au différend s'efforceront de régler ce différend dans la mesure du possible par une négociation.
2. Si le différend n'est pas résolu de cette manière dans un délai de six mois à compter de la date de notification écrite, comme il est indiqué au paragraphe 1 du présent article, il sera soumis à l'examen de :
a) une cour ou cour d'arbitrage compétente de la Partie Contractante dans laquelle ont été réalisés les investissements ;
b) l'institut d'arbitrage de la [3] de Stockholm ;
c) un tribunal arbitral ad hoc conformément au règlement d'arbitrage de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI).
3. La sentence arbitrale est définitive et lie les deux parties au litige. Chaque partie contractante s'engage à exécuter cette sentence, conformément à ses lois nationales.
33. L'article 1er, consacré aux « Définitions », précise :
1. Le terme « investissements » désigne toutes sortes d'actifs et de valeurs intellectuelles, qui sont investis par un investisseur de l'une des Parties Contractantes sur le territoire de l'autre Partie Contractante, conformément aux lois de cette dernière, et en particulier :
a) les biens mobiliers et immobiliers, ainsi que les droits de propriété associés ;
b) les fonds, ainsi que les valeurs mobilières, créances, dépôts et autres formes de participation ;
c) les droits de propriété intellectuelle, y compris les droits d'auteur et droits connexes, les marques, les droits relatifs aux inventions, les dessins et modèles industriels, ainsi que les procédés technologiques et le savoir-faire ;
d) les droits d'exercer une activité commerciale, y compris les droits de recherche, d'exploitation et de mise en valeur des ressources naturelles.
La modification de la forme des investissements dans lesquels les fonds sont investis n'affectera pas leur nature en tant qu'investissements, sauf si cette modification est contraire aux lois de la Partie Contractante sur le territoire de laquelle les investissements ont été réalisés.
2. Le terme « investisseur d'une Partie Contractante » désigne :
a) toute personne physique, ressortissante de l'État d'une Partie Contractante et légalement habilitée, conformément aux lois de cet État, à réaliser des investissements sur le territoire de l'autre Partie Contractante ;
b) toute entité juridique constituée conformément aux lois en vigueur sur le territoire de cette Partie Contractante, sous réserve que cette entité juridique soit légalement habilitée, conformément aux lois de sa Partie Contractante, à réaliser des investissements sur le territoire de l'autre Partie Contractante.
[']
4. Le terme « territoire » désigne le territoire de l'Ukraine ou le territoire de la Fédération de Russie, ainsi que leur zone économique exclusive et leur plateau continental respectifs, tels que déterminés conformément au droit international.
34. Aux termes de l'article 12 relatif à l' «Application de l'accord » :
Le présent Accord s'appliquera à tous les investissements réalisés par les investisseurs d'une Partie contractante sur le territoire de l'autre Partie contractante à compter du 1er janvier 1992.
35. Dans le cadre ainsi défini, les parties s'opposent sur la compétence du tribunal arbitral dans sa dimension temporelle, territoriale et matérielle.
Sur la compétence ratione temporis
36. L'offre d'arbitrage invoquée par Oschadbank est énoncée à l'article 9 du Traité, consacré au règlement des litiges entre une partie contractante et un investisseur de l'autre partie contractante. Ce texte, dont les termes ont été rappelés ci-avant, ne prévoit aucune condition relative à la date de réalisation des investissements concernés par la protection juridictionnelle qu'il institue.
37. L'article 1er du Traité, qui précise les notions d'« investissements » et d'« investisseur d'une Partie contractante » auxquelles se réfère l'article 9, ne comporte, de même, aucune restriction temporelle.
38. Si l'article 12 énonce une telle limitation, en visant les investissements réalisés à compter du 1er janvier 1992, l'offre d'arbitrage formulée à l'article 9, à l'aune de laquelle il convient d'apprécier la compétence du tribunal arbitral, ne renvoie pas à cette disposition, à l'égard de laquelle elle présente un caractère autonome.
39. Il s'ensuit que l'examen de la condition de temporalité invoquée par la Fédération de Russie sur le fondement de cet article, pour conclure à l'incompétence du tribunal arbitral, échappe au contrôle du juge de l'annulation, la compétence ratione temporis des arbitres devant s'apprécier en considération de la seule date à laquelle le litige est né.
40. Il n'est à cet égard pas contesté que le différend opposant les parties est né après la date d'entrée en vigueur du Traité, fixée au 27 janvier 2000.
41. Il bénéficie, comme tel, de la protection juridictionnelle instituée à l'article 9 du Traité, de sorte que le critère de compétence ratione temporis du tribunal arbitral doit être considéré comme satisfait.
42. La première branche du moyen est dès lors infondée. Elle sera écartée.
Sur la compétence ratione loci
43. La cour relève, à titre liminaire, que si Oschadbank conteste la recevabilité du grief invoqué par la Fédération de Russie au titre de la compétence territoriale, en faisant valoir que l'objection qui la fonde, tirée de l'absence de réciprocité, ne porte pas sur la compétence du tribunal arbitral mais sur une question d'application du Traité, de sorte qu'elle n'entre pas dans les cas d'annulation prévus à l'article 1520 du code de procédure civile, la défenderesse au recours ne remet pas en cause, ce faisant, le droit d'agir de la demanderesse mais critique les mérites de son argumentation, cette critique touchant, non la recevabilité, mais le bienfondé du grief. Ce dernier doit dès lors être considéré comme recevable.
44. Sur le fond, les notions d'« investissements » et d'« investisseurs » visées par l'offre permanente d'arbitrage mentionnée à l'article 9 du Traité doivent être appréciées à l'aune des définitions données à son article 1er, auxquelles elles renvoient nécessairement et qui précisent en cela le périmètre de la compétence du tribunal arbitral.
45. Aux termes de l'article 1er, les investissements protégés s'entendent de toutes sortes d'actifs ou de valeurs intellectuels « investis par un investisseur de l'une des Parties Contractantes sur le territoire de l'autre Partie Contractante ».
46. Selon le paragraphe 4 du même article, le terme « territoire », employé pour les besoins de cette définition, « désigne le territoire de l'Ukraine ou le territoire de la Fédération de Russie, ainsi que leur zone économique exclusive et leur plateau continental respectifs, tels que déterminés conformément au droit international ».
47. Il est en l'espèce acquis aux débats que les actifs revendiqués par la banque comme constitutifs de son investissement au sens du Traité étaient situés sur la Péninsule de Crimée.
48. Ce territoire a été rattaché à la Fédération de Russie aux termes d'un traité signé le 18 mars 2014 portant acceptation de la République de Crimée au sein de la Fédération de Russie.
49. Pour contester la compétence ratione loci du tribunal arbitral, la demanderesse au recours fait valoir que le Traité sur la protection des investissements n'est pas applicable en Crimée, faute de reconnaissance mutuelle de ce territoire par les parties contractantes et à défaut d'application réciproque du Traité par l'Ukraine.
50. Ces objections ne concernent toutefois pas la compétence arbitrale, telle qu'elle résulte de l'article 9 précité, mais la protection substantielle attachée au Traité, dont le contrôle ne relève pas de la cour, en vertu des principes ci-avant rappelés. Elles sont donc sans emport dans le cadre du présent recours et ne sauraient fonder l'annulation de la sentence.
51. Le contrôle de la compétence arbitrale ratione loci par le juge de l'annulation doit ainsi porter, de façon exclusive, sur l'existence d'un investissement localisé sur le territoire de l'Ukraine ou de la Fédération de Russie au sens de l'article 1er du Traité.
52. Dans la sentence querellée, le tribunal arbitral a considéré que « la Péninsule de Crimée relève du territoire [de la Fédération de Russie] aux fins du traité » (sentence, § 218) en retenant, en substance, que :
- suivant le sens ordinaire, le terme « territoire » renvoie à une zone géographique dans laquelle un État exerce sa juridiction ou a le pouvoir d'exercer son autorité (ibid., § 204) ;
- le contexte de ce terme, au regard de la clause elle-même comme du Traité pris dans son ensemble, conduit à retenir la même définition (ibid., §§ 205 à 212) ;
- en vertu des règles du droit international applicables aux parties, le Traité lie la Fédération de Russie à l'égard de l'ensemble de son territoire, conformément à l'article 29 de la Convention de [Localité 8] (ibid., § 214) ;
- bien qu'elle soit contestée par l'Ukraine et la communauté internationale, la Russie ne peut nier sa revendication de souveraineté sans contredire sa propre Constitution et la position qu'elle a elle-même adoptée devant les Nations-Unies (ibid., § 216).
53. Si la demanderesse au recours souligne l'incompétence du tribunal arbitral pour trancher le différend territorial opposant la Fédération de Russie et l'Ukraine, ce moyen n'est pas de nature à fonder l'annulation de la sentence dès lors que le tribunal n'a pas statué sur cette question, dont il n'était pas saisi. Appelé à se prononcer sur la perte revendiquée d'un investissement par une partie se présentant comme un investisseur au sens du Traité, il s'est en effet borné à relever « aux fins du Traité » que la Fédération de Russie exerçait sa juridiction et son autorité sur la Péninsule de Crimée, tout en prenant soin de préciser qu'il n'entendait pas se prononcer sur « le statut actuel de la Péninsule du Crimée en droit international et qu'il s'abstient donc de commentaire sur cette question » (sentence, § 190).
54. Pas plus que le tribunal arbitral, la cour n'entend se prononcer sur ce point, qui ne relève pas de sa compétence.
55. Ce préalable posé, elle relève que la définition du territoire énoncée à l'article 1(4) du Traité est particulièrement large et ne comporte aucune condition de réciprocité ou de reconnaissance mutuelle ou internationale.
56. La référence faite, à la fin de cet article, au « droit international », à supposer qu'elle renvoie à la notion de territoire plutôt qu'à celles de « zone économique exclusive » et « plateau continental », ne peut être lue comme permettant de retenir une telle exigence, en l'absence de règle générale de droit international conduisant à considérer que la notion de territoire au sens d'un traité impliquerait nécessairement sa reconnaissance internationale ou sa reconnaissance mutuelle par les parties contractantes, une telle restriction ne pouvant notamment se déduire de l'article 29 de la Convention de [Localité 8] sur le droit des traités.
57. L'interprétation de l'article 1(4), suivant les principes énoncés à l'article 31 de cette même Convention, de bonne foi, en suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du Traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but, conduit à la même conclusion :
- outre que le sens habituel des termes employés par la définition n'implique pas les conditions de réciprocité et de reconnaissance mutuelle qu'invoque la demanderesse au recours, leur contexte n'y renvoie pas davantage : la condition de conformité de l'investissement au droit de l'État hôte évoquée à l'article 1(1), mise en avant par la Fédération de Russie, pouvant s'apprécier indépendamment de ces exigences ;
- il en va de même de l'objet et du but du Traité qui, au-delà de la promotion des investissements, visent à leur protection, laquelle conduit à une interprétation large de la notion de territoire, indépendamment du contexte international ou diplomatique.
58. Dans ces conditions, les actifs litigieux étant situés sur un territoire à l'égard duquel la Fédération de Russie revendique sa souveraineté et exerce son autorité, à la suite du rattachement intervenu en 2014, c'est à juste titre que le tribunal arbitral s'est reconnu compétent ratione loci, la condition de compétence territoriale attachée à la notion d'investissement étant satisfaite.
59. La deuxième branche du moyen sera en conséquence rejetée.
Sur la compétence ratione materiae
60. Il n'est pas contesté que la succursale revendiquée par la banque comme constitutive de son investissement entre, par sa nature, dans le champ des actifs énumérés au premier paragraphe de l'article 1 du Traité.
61. La Fédération de Russie conteste la compétence matérielle du tribunal arbitral en faisant valoir que, contrairement aux exigences de cet article, l'investissement litigieux n'était pas étranger à sa date de réalisation, pour avoir été effectué par une partie ukrainienne en Ukraine. Oschadbank objecte que, selon la définition retenue par le texte, cette date est indifférente.
62. Les parties retiennent, pour les besoins de leurs argumentations respectives, des lectures divergentes de la notion d'investissement énoncée à l'article 1(1) du Traité.
63. Dans la version anglaise retenue par le tribunal arbitral, ce texte qualifie d'investissements : 'all kinds of assets and intellectual values, which are invested by an investor of one Contracting Party in the territory of the other Contracting Party', ce qui peut être traduit par : « toutes sortes d'actifs et de valeurs intellectuelles, qui sont investis par un investisseur de l'une des Parties Contractantes sur le territoire de l'autre Partie Contractante ».
64. Les versions officielles russe et ukrainienne de ce texte font débat, les parties produisant des consultations de linguistes à l'appui de leurs positions respectives (pièces FR-50 et FR-51 et RJ-82). Ces consultations portent en particulier la signification des termes « '''''''''''' » (russe) et « vkladyvayutsia » (ukrainien), traduits dans la version anglaise précitée par ' are invested '. Les consultants mandatés par la Fédération de Russie considèrent que l'emploi de ces termes implique un comportement actif de la part de l'investisseur, la demanderesse au recours estimant qu'un tel acte, qui survient à un moment donné, exclut du régime de protection la simple détention d'un investissement. Selon le consultant d'Oschadbank, ces mêmes termes font référence à un état de fait ('state of affairs') et ne fournissent aucun motif linguistique explicite permettant d'exclure des actifs liés à des investissements réalisés dans le passé ou même de déterminer le moment où l'investissement a été réalisé.
65. La cour retient qu'au regard du sens ordinaire des termes, pris dans leur contexte, la définition de l'investissement énoncée à l'article 1(1) du Traité, quelle qu'en soit la version, ne comporte aucune condition de temporalité qui viendrait limiter la protection juridictionnelle formulée à l'article 9. Contrairement à ce que soutient la demanderesse au recours, la référence faite à des actifs qui « sont investis » ne peut en effet être lue comme décrivant uniquement une action passée, l'exigence d'un « comportement actif » de la part de l'investisseur n'excluant pas, au vu de cette formulation, la prise en considération d'un état de fait tenant à l'existence de l'investissement à la date du différend.
66. L'exigence selon laquelle les investissements doivent avoir été réalisés conformément à la loi de l'État hôte n'implique pas davantage de condition de temporalité, ni ne permet de tirer une quelconque conclusion sur les effets d'un déplacement de frontière, l'appréciation de conformité pouvant être réalisée à la date à laquelle l'investissement entre dans le champ de la protection - ce qu'a, au demeurant, fait le tribunal arbitral (sentence, §§ 227 à 229).
67. L'argumentation de la Fédération de Russie tirée de l'article 12 du Traité est quant à elle sans emport, ce texte, qui concerne les conditions d'application du Traité et la protection substantielle qu'il institue, ne pouvant être pris en considération pour apprécier la portée de l'offre d'arbitrage stipulée à l'article 9, qui présente un caractère autonome, ainsi qu'il a été dit précédemment.
68. Il ne peut ainsi être considéré que la protection juridictionnelle instituée par le Traité ne s'appliquerait qu'aux investissements étrangers « dès l'origine », l'offre d'arbitrage ne comportant pas une telle restriction.
69. L'interprétation des articles 9 et 1(1) du Traité à la lumière de son objet et de son but ne remet pas en cause cette appréciation. S'il résulte en effet de ses considérants que cet accord vise à « créer et maintenir des conditions favorables pour des investissements réciproques » ainsi que « des conditions favorables à la promotion de la coopération économique entre les parties contractantes », ces objectifs n'éclipsent nullement la finalité première du Traité qui porte sur la protection des investissements, comme le rappelle son titre. À cet égard, l'extension de cette protection, par le jeu de l'article 12, à des investissements réalisés avant la signature et l'entrée en vigueur de l'accord souligne la primauté de l'objectif de protection sur la dimension incitative mise en avant par la Fédération de Russie pour les besoins de son argumentation.
70. La troisième branche du moyen doit dès lors être écartée.
71. Il résulte de l'ensemble des considérations qui précèdent que les critères de la protection juridictionnelle instituée par l'offre d'arbitrage énoncée à l'article 9 se trouvent réunis, la cour relevant qu'aucun élément ne permet de considérer que la banque ne puisse être qualifiée d'investisseur au sens de l'article 1(2), cette qualification n'étant au demeurant pas en débat.
72. Le moyen tiré de l'incompétence du tribunal arbitral sera en conséquence rejeté.
B. Sur le deuxième moyen d'annulation tiré de la violation de l'ordre public international
III.B.1 Positions des parties
73. La Fédération de Russie conclut à l'existence d'une fraude procédurale commise par Oschadbank, résultant du fait d'avoir caché au tribunal arbitral des documents établissant que l'investissement avait été réalisé avant le 1er janvier 1992 et d'avoir omis de renseigner les arbitres sur la date de son prétendu investissement.
74. Elle fait valoir à ce titre que :
- Oschadbank a volontairement gardé le silence sur la date de réalisation de son investissement, ce qui caractérise l'élément matériel et intentionnel de la fraude ;
- des documents découverts par la Fédération de Russie au cours de la première procédure de recours en annulation établissent que la banque avait acquis et exploité sa succursale en Crimée dès avant le 1er janvier 1992 ;
- ces documents n'étaient connus ni de la Fédération de Russie ni du tribunal arbitral ;
- la banque a volontairement dissimulé durant la procédure arbitrale les dispositions du règlement intérieur de sa succursale, non traduites dans la langue de l'arbitrage, alors qu'elles auraient permis au tribunal arbitral d'apprécier la date de réalisation de l'investissement ;
- ces informations étaient déterminantes pour l'issue du litige ;
- le tribunal arbitral n'a pas statué sur la date de l'investissement, ce qu'a retenu le premier arrêt de la cour d'appel ;
- le fait que les documents aient été accessibles au public ne suffit pas à exclure la volonté de dissimulation ;
- Oschadbank confond dans ses écritures la date de sa création, qu'elle n'a pas dissimulée, avec celle de la création de la succursale, qui est la date de l'investissement, laquelle est seule pertinente et n'était pas connue du tribunal arbitral ;
- la date d'enregistrement administratif de la succursale, mise en avant par la banque, n'est pas pertinente, dès lors que la succursale existait et avait une activité auparavant.
75. Oschadbank répond que :
- l'allégation de fraude procédurale manque en droit, le tribunal arbitral ne pouvant avoir été surpris par la date de réalisation de l'investissement puisque cette date, débattue contradictoirement, n'intéressait pas la solution du litige ;
- l'allégation de fraude manque en fait, Oschadbank n'ayant pas dissimulé des pièces intéressant la solution du litige ;
- les trois documents produits par la Russie ne font que confirmer ce qui avait déjà été indiqué durant la procédure arbitrale ;
- la succursale n'est pas une personne morale distincte d'Oschadbank, dont l'investissement résultait de l'acquisition d'une multitude d'actifs depuis le 2 janvier 1992, ce qui a été indiqué au tribunal arbitral au cours de la procédure ;
- le silence gardé par une partie ne caractérise pas une fraude, en l'absence de man'uvres destinées à corroborer ou dissimuler des circonstances ;
- les informations prétendument dissimulées étaient accessibles publiquement dans les archives de [Localité 4] ;
- en tout état de cause, les pièces invoquées n'étaient pas décisives au regard du raisonnement retenu par le tribunal arbitral.
76. Le ministère public conclut à l'absence de fraude procédurale, en l'absence de faux ou de dissimulation frauduleuse et dès lors que la décision du tribunal arbitral n'a pas été surprise, la date de l'investissement n'intervenant pas dans la solution retenue sur la compétence.
III.B.2 Réponse de la cour
77. Selon l'article 1520, 5°, du code de procédure civile, l'annulation de la sentence peut être poursuivie lorsque sa reconnaissance ou son exécution est contraire à l'ordre public international.
78. L'ordre public international au regard duquel s'effectue le contrôle du juge s'entend de la conception qu'en a l'ordre juridique français, c'est-à-dire des valeurs et principes dont celui-ci ne saurait souffrir la méconnaissance, même dans un contexte international.
79. Ce contrôle s'attache seulement à examiner si l'exécution des dispositions prises par le tribunal arbitral viole de manière caractérisée les principes et valeurs compris dans cet ordre public international.
80. La fraude procédurale commise dans le cadre d'un arbitrage peut être sanctionnée au regard de l'ordre public international de procédure. Elle suppose que des faux documents aient été produits, que des témoignages mensongers aient été recueillis ou que des pièces intéressant la solution du litige aient été frauduleusement dissimulées aux arbitres, de sorte que la décision prise par ceux-ci a été surprise.
81. En l'espèce, la Fédération de Russie invoque l'existence d'une fraude procédurale commise durant l'arbitrage par Oschadbank, à qui elle fait grief d'avoir dissimulé au tribunal arbitral la date de son investissement, en omettant de produire des pièces décisives pour la solution du litige.
82. Elle verse aux débats, au soutien de cette affirmation, la déclaration d'un témoin (pièce FR-55), directeur général du Centre international de protection juridique, qui agit en qualité d'agent du ministère de la justice de la Fédération de Russie pour la supervision de la défense juridique devant les juridictions étrangères. Dans cette déclaration, le témoin indique avoir été informé par un avocat, lors de la préparation du recours en annulation contre la sentence, que la seule analyse des dossiers de la procédure arbitrale ne lui avait pas permis d'identifier la date de réalisation de l'investissement de la banque par l'acquisition de sa succursale en Crimée, de sorte que des recherches complémentaires étaient nécessaires. Le témoin ajoute qu'après des investigations infructueuses effectuées par un cabinet d'avocats russe, un cabinet d'avocat ukrainien a été mandé, dont les recherches dans les archives nationales de [Localité 4] ont permis de mettre à jour des documents relatifs à la transformation de la 'Soviet Ukrainian Oschadbank' en banque ukrainienne.
83. La Fédération de Russie souligne que des investigations poussées ont ainsi été nécessaires pour trouver des documents établissant que la succursale d'Oschadbank en Crimée avait été acquise et exploitée avant le 1er janvier 1992, cette circonstance, qu'Oschadbank a dissimulé aux arbitres, excluant le bénéfice de la protection du Traité. Elle ajoute qu'Oschadbank a produit en cours d'arbitrage une version non-traduite du règlement intérieur de sa succursale qui précise que celle-ci avait été « enregistrée » auprès des autorités ukrainiennes le 2 janvier 1992, l'absence de traduction de ce texte en anglais, langue de l'arbitrage, n'ayant pas permis aux arbitres de s'apercevoir que la création de la succursale était antérieure à 1992 et que la condition temporelle de l'article 12 du Traité n'était pas satisfaite.
84. Oschadbank ne conteste pas que les documents présentés par la Fédération de Russie comme le résultat des recherches précitées (pièces FR-22, FR-25, FR-26 et FR-30) n'ont pas été versés aux débats de la procédure arbitrale.
85. Leur examen fait apparaître qu'en septembre 1991 le directeur de la succursale de la banque en Crimée était membre du Conseil d'Oschadbank, dont les statuts, datés du 3 septembre 1991 et enregistrés le 31 décembre 1991, font état de cette succursale.
86. Dans sa sentence, le tribunal arbitral a considéré, pour apprécier l'existence d'un investissement au sens du Traité, que « Dans des circonstances normales, la création d'une succursale d'une banque ukrainienne sur le territoire du Défendeur constituerait un investissement correspondant au sens de [la] définition [donnée à l'article 1(1)] » (sentence, § 223). Il a ensuite retenu, au vu des objections formulées par la Fédération de Russie, qui invoquait le fait que les investissements litigieux ne pouvaient avoir été réalisés sur son territoire, pour être intervenus avant le rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie, que cette question était « sans objet », la définition de l'investissement ne comportant « aucune obligation temporelle qui limiterait les investissements à ceux qui ont été réalisés après l'entrée en vigueur, dans la Péninsule de Crimée, des obligations de la Fédération de Russie en vertu du Traité » (sentence, § 226).
87. Cette motivation révèle que la date originelle de réalisation de l'investissement par Oschadbank n'a pas été jugée par le tribunal arbitral comme déterminante de son raisonnement quant à la caractérisation de l'existence d'un investissement protégé au sens du Traité, de sorte qu'il ne peut être considéré que sa décision aurait été surprise par la dissimulation invoquée par la demanderesse au recours comme constitutive de l'élément matériel de la fraude.
88. L'assertion selon laquelle les arbitres auraient tenu un raisonnement différent s'ils avaient eu accès à ces documents ou à une traduction en langue anglaise du règlement intérieur de la succursale, qui les aurait conduits à les solliciter, est purement hypothétique, alors même qu'il résulte des pièces versées aux débats que les conditions de création de la banque et de son réseau ont été évoquées devant le tribunal arbitral.
89. Ces pièces établissent en effet qu'Oschadbank a produit, en annexe à son mémoire en demande, une déclaration de témoin du président de son conseil d'administration du 22 août 2016 (pièce FR-2, Statement of Claim, Witness statements) dans laquelle celui-ci indique que : « Après la dissolution de l'URSS et la proclamation de l'indépendance de l'Ukraine, Oschadbank, avec l'ensemble de son réseau sur le territoire de l'Ukraine moderne (y compris la péninsule de Crimée), a été séparée de la Caisse d'épargne de l'URSS et enregistrée en tant qu'institution bancaire indépendante, appelée Caisse d'épargne commerciale spécialisée d'État, auprès de la Banque nationale d'Ukraine ('NBU') le 31 décembre 1991 ». Les conseils d'Oschadbank ont rappelé au tribunal arbitral l'existence de cette déclaration lors de l'audience des plaidoiries du 27 mars 2017, en évoquant l'historique de la banque, sa transformation et son enregistrement en 1991 (pièce R-2, p. 7, p. 25 du transcript).
90. L'existence d'un réseau d'Oschadbank comprenant des actifs sur la péninsule de Crimée au 31 décembre 1991, date de son « enregistrement », était donc connue du tribunal arbitral, de sorte que la demanderesse au recours ne peut valablement faire grief à la défenderesse d'avoir fait usage de man'uvres frauduleuses pour surprendre sa décision.
91. Il s'ensuit que la fraude procédurale invoquée n'est pas établie, la démonstration d'une atteinte caractérisée à l'ordre public international n'étant pas faite.
92. Le deuxième moyen d'annulation soutenu par la Fédération de Russie doit en conséquence être rejeté.
C. Sur le troisième moyen d'annulation tiré du non-respect de sa mission par le tribunal arbitral
III.C.1 Positions des parties
93. La Fédération de Russie conclut à la violation par le tribunal de sa mission, en faisant valoir - première branche du moyen - qu'il n'a pas consacré le temps nécessaire à l'examen du dossier. Elle expose à ce titre que :
- au regard du nombre d'heures déclarées par chacun des arbitres, il est matériellement impossible que le tribunal ait pu examiner l'ensemble des éléments versés à la procédure, alors même que le travail facturé incluait d'autres tâches que le seul examen des pièces ;
- les arbitres n'ont matériellement pas pu, dans le temps particulièrement court qu'ils ont passé sur le dossier, procéder à l'analyse attentive, précise et rigoureuse qu'exigeait pourtant celui-ci ;
- un courriel du président du tribunal interrogeant la Fédération de Russie pour savoir où en était le recours en révision confirme l'absence de traitement diligent de l'affaire ;
- l'une des missions et l'un des devoirs essentiels des arbitres consiste à étudier le dossier d'arbitrage, cette obligation, qui résulte du contrat d'arbitre, étant reconnu par le droit matériel français de l'arbitrage ;
- le Code de conduite de la CNUDCI destiné aux arbitres dans des procédures de règlement de différends relatifs à des investissements internationaux consacre, à son article 5, un devoir de diligence de l'arbitre.
94. Elle ajoute - deuxième branche du moyen - que le tribunal n'a pas procédé aux vérifications qui lui incombaient, en ce que :
- premièrement, le tribunal arbitral a omis de contrôler sa compétence dans tous ses aspects, en ne vérifiant pas si la Fédération de Russie avait donné son consentement à l'arbitrage au regard de l'ensemble des conditions d'application du Traité ;
- le consentement à l'arbitrage s'analyse en une dérogation par un État à sa souveraineté et à son immunité de juridiction, qui ne se présume pas et doit être positivement caractérisée par le tribunal ;
- c'est donc sans respecter ses obligations que le tribunal arbitral a statué en retenant sa propre compétence et, notamment, sans examiner toutes les conditions requises pour caractériser le consentement à l'arbitrage, dont celle, fondamentale, de la date de réalisation du prétendu investissement ;
- il s'est limité à examiner ce qu'il a lui-même compris, trop restrictivement, des contestations de la compétence mentionnées dans la lettre de la Fédération de Russie du 13 mai 2016 ;
- statuer sur des exceptions de compétence n'est pas statuer sur sa propre compétence, ce qui est un devoir de l'arbitre ;
- l'obligation faite à l'arbitre de vérifier sa propre compétence se trouve renforcée lorsque la partie défenderesse attraite à la procédure arbitrale ne comparaît pas, comme c'était le cas en l'espèce ;
- la mission du tribunal arbitral lui impose d'examiner toutes les conditions requises pour caractériser le consentement à l'arbitrage et cette recherche doit être encore plus active lorsqu'une des parties est absente ;
- deuxièmement, le tribunal arbitral ne s'est pas conformé à sa mission dans l'examen du fond de l'affaire, en suivant sur plusieurs points les affirmations d'Oschadbank sans procéder à la moindre vérification ni appréciation ;
- il n'a pas vérifié les affirmations d'Oschadbank quant à l'imputabilité à la Fédération de Russie des actes du Fonds de protection des déposants (DPF) présenté par la banque comme étant à l'origine de la perte de son investissement ;
- la reprise à l'identique de l'argumentation d'Oschadbank, sans aucune appréciation critique, a conduit le tribunal à retenir une solution erronée puisque les conditions de l'imputabilité des actes du DPF à la Fédération de Russie n'étaient pas réunies en l'espèce ;
- elle démontre l'absence de contrôle et de vérification opérée par celui-ci, alors que le dossier d'arbitrage démontre que les conditions de l'imputabilité des actes du DPF à la Fédération de Russie n'étaient pas réunies en l'espèce.
95. Oschadbank répond, sur la première branche, que le tribunal n'encourt aucun grief au titre du temps consacré à l'examen du dossier dès lors que :
- le temps passé par le tribunal arbitral pour l'examen du dossier échappe au contrôle du juge de l'annulation ;
- l'obligation de diligence invoquée par la Russie, sans pertinence devant le juge de l'annulation, n'a rien à voir avec le temps passé sur le dossier ;
- les arbitres ont consacré plus de 800 heures à l'examen de l'affaire, la Fédération de Russie n'apportant aucun élément permettant de démontrer que le tribunal arbitral n'aurait pas été disponible et n'aurait pas consacré assez de temps au dossier.
96. Elle considère, sur la deuxième branche du moyen, que le tribunal arbitral n'avait pas à se substituer à la Russie dans l'exercice de sa défense, en exposant que :
- le tribunal arbitral doit seulement, sans pour autant se substituer à la partie défaillante, exercer une analyse critique des prétentions du demandeur de manière à se convaincre de leur bien-fondé, afin de rendre une sentence motivée ;
- c'est bien ce qu'a fait le tribunal arbitral en l'espèce ;
- il a par ailleurs examiné sa compétence au vu de l'ensemble des critères posés par le Traité, avant de se déclarer compétent pour connaître du litige ;
- il a également examiné dans le détail les prétentions d'Oschadbank et a réalisé sa propre analyse critique des propositions qui lui étaient présentées ;
- la demanderesse au recours tente d'obtenir une révision au fond de la sentence, ce que ne peut faire le juge de l'annulation, le tribunal ayant procédé à un examen complet de sa compétence et s'étant conformé à sa mission dans l'examen au fond de l'affaire, analysant en détail les actes du DPF et leur imputabilité à la Fédération de Russie.
97. Le ministère public invite la cour à écarter le grief, considérant que son appréciation conduirait le juge de l'annulation à se prononcer sur le fond, le temps consacré par les arbitres au traitement du dossier n'entrant pas dans le contrôle prévu en application de l'article 1520 du code de procédure civile.
III.C.2 Réponse de la cour
98. Selon l'article 1520, 3°, du code de procédure civile, le recours en annulation est ouvert si le tribunal a statué sans se conformer à la mission qui lui avait été confiée.
99. Définie par la convention d'arbitrage, cette mission est principalement délimitée par l'objet du litige, lequel est déterminé par les prétentions des parties, sans qu'il y ait lieu de s'attacher uniquement à l'énoncé des questions figurant dans l'acte de mission.
100. Le contrôle du respect de sa mission par le tribunal arbitral est exclusif de toute révision au fond de la sentence, le juge de l'annulation n'ayant pas à vérifier le bien ou le mal fondé de la sentence ni à s'assurer de la pertinence du raisonnement suivi par les arbitres ou de la motivation retenue.
101. Ce contrôle ne peut par ailleurs être entendu comme visant à s'assurer du respect par le tribunal arbitral des autres cas d'ouverture du recours en annulation visés à l'article 1520 précité, qui sont distincts les uns des autres et doivent être appréciés de manière autonome.
Sur le moyen pris en sa première branche
102. La Fédération de Russie entend justifier un manquement du tribunal arbitral à sa mission en relevant que les 824,25 heures de travail déclarées par les arbitres ne leur auraient matériellement pas permis de prendre connaissance de l'ensemble des pièces du dossier, qui comptabiliserait plus de 9 500 pages, caractérisant ainsi un défaut de diligence.
103. En vertu des dispositions et principes ci-avant rappelés, il n'appartient toutefois pas au juge de l'annulation de contrôler, au titre du respect par le tribunal arbitral de sa mission, le temps consacré par les arbitres à l'examen des pièces du dossier qui leur est soumis.
104. La demanderesse au recours ne démontre pas que la convention d'arbitrage, en l'espèce énoncée à l'article 9 du Traité, pas plus que le règlement d'arbitrage de la CNUDCI auquel il renvoie, comporteraient des dispositions spécifiques sur ce point qui n'auraient pas été respectées par le tribunal arbitral.
105. La référence faite à l'article 5 du Code de conduite de la CNUDCI destiné aux arbitres dans des procédures de règlement de différends relatifs à des investissements internationaux ne peut à cet égard être considérée comme pertinente, ce texte, adopté après que la sentence litigieuse eut été rendue, ne définissant pas la mission du tribunal arbitral mais constituant un ensemble de lignes de conduite à l'intention des arbitres dont l'usage est simplement recommandé, ainsi qu'il résulte de la résolution adoptée par l'Assemblée générale des Nations-Unies le 7 décembre 2023.
106. L'article 1464, alinéa 3, du code de procédure civile, rendu applicable à l'arbitrage international par l'article 1506 du même code, consacre quant à lui un devoir de célérité et de loyauté à l'intention des arbitres. Il ne dit rien de l'obligation qui leur serait faite de consacrer un temps défini au traitement du dossier et ne peut donc fonder le grief tiré du non-respect par le tribunal arbitral de sa mission de ce chef.
107. La première branche du moyen ne peut dès lors être considérée comme fondée.
Sur le moyen pris en sa deuxième branche
108. Le tribunal arbitral était en l'espèce saisi par Oschadbank d'une demande d'indemnisation pour violation du Traité bilatéral conclu le 27 novembre 1998 entre la Fédération de Russie et l'Ukraine sur l'encouragement et la protection réciproque des investissements (Notice of Arbitration du 18 janvier 2016, pièce FR-2).
109. Les demandes soumises au tribunal arbitral par la banque, dans son mémoire du 26 août 2016 (Statement of claim, pièce FR-2) étaient formulées en ces termes :
(i) confirming that it has jurisdiction to determine the present dispute ;
(ii) declaring that the Russian Federation has breached the Treaty and international law, and in particular Articles 2(2) (Unconditional Legal Protection); 3(1) (Most Favoured Nation treatment); 4 (Transparency of Legislation); 5(1) (Expropriation) and 7 (Transfer of Funds) of the Treaty;
(iii) ordering the Russian Federation to pay monetary compensation or damages [']
(vii) ordering the Russian Federation to pay all costs incurred in connection with the arbitration proceedings ['];
(viii) granting any other relief as the Tribunal may deem just and proper in the circumstances.
Ce qui signifie (traduction libre):
(i) confirmer qu'il est compétent pour statuer sur le présent litige ;
(ii) déclarer que la Fédération de Russie a violé le Traité et le droit international, en particulier les articles 2(2) (Protection juridique inconditionnelle), 3(1) (Traitement de la nation la plus favorisée), 4 (Transparence de la législation), 5(1) (Expropriation) et 7 (Transfert de fonds) du Traité ;
(iii) ordonner à la Fédération de Russie de payer une compensation financière ou des dommages et intérêts ['] ;
(vii) ordonner à la Fédération de Russie de payer tous les frais engagés dans le cadre de la procédure arbitrale ['] ;
(viii) accorder toute autre mesure que le tribunal jugera juste et appropriée dans les circonstances.
110. La Fédération de Russie, qui n'a pas comparu devant le tribunal arbitral, a néanmoins adressé à ce dernier, en cours de procédure, un courrier de son ambassadeur au Royaume des Pays-Bas, du 21 juin 2016, transmettant un courrier du Directeur adjoint du Département de droit international et de coopération du ministère de la Justice de la Fédération de Russie contestant la compétence d'un tribunal international de la Cour permanente d'arbitrage pour régler le litige (sentence, §§ 18 à 20).
111. Après avoir procédé à une analyse en fait et en droit des questions qui lui étaient soumises, en examinant successivement sa compétence, sous l'angle de la notion de territoire, de l'existence d'un investissement et de la qualité d'investisseur de la banque au sens du Traité, l'« attribution » de responsabilité, l'existence d'une expropriation illicite et les conséquences à en tirer en termes de réparation, le tribunal arbitral, dans le dispositif de sa sentence :
- s'est déclaré compétent pour se prononcer sur le litige ;
- a dit que le Défendeur avait violé le Traité du 27 novembre 1998, et en particulier l'Article 5(1) (Expropriation) du Traité après avoir procédé à l'expropriation illicite des investissements de la Demanderesse dans la Péninsule de Crimée ;
- a statué sur les demandes indemnitaires et sur les coûts de la procédure arbitrale.
112. Il a, ce faisant, répondu aux prétentions des parties et demandes qui lui étaient soumises, et s'est conformé aux exigences de sa mission.
113. Le grief de la Fédération de Russie tiré de ce que le tribunal arbitral n'aurait pas satisfait à ses obligations en ne vérifiant pas sa compétence dans tous ses aspects, faute notamment d'avoir examiné la date de réalisation de l'investissement litigieux, ne peut à cet égard prospérer dès lors que :
- la demanderesse au recours invite, ce faisant, le juge de l'annulation à se prononcer sur le bienfondé de la motivation retenue par les arbitres, ce qu'il ne peut faire sous couvert de contrôler le respect par le tribunal de sa mission ;
- elle conteste par ce biais le non-respect par le tribunal arbitral de sa compétence, dont le contrôle ne relève pas du cas d'ouverture énoncé à l'article 1520, 3°, du code de procédure civile, les deux griefs, distincts, devant être appréciés de manière autonome.
114. Doivent de même être écartés comme infondés les moyens et arguments se rattachant à l'appréciation portée par les arbitres sur l'imputabilité des actes du DPF à la Fédération de Russie, qui procèdent là encore d'une demande de révision au fond de la sentence, étant observé qu'il ne peut être considéré que le tribunal arbitral se serait borné à reprendre les écritures de la demanderesse à l'arbitrage sur ce point.
115. Le moyen tiré du non-respect par le tribunal arbitral de sa mission doit en conséquence être rejeté.
D. Sur le quatrième moyen d'annulation tiré de l'irrégularité de constitution du tribunal arbitral
III.D.1 Positions des parties
116. La Fédération de Russie soutient qu'il existe des doutes raisonnables quant à l'indépendance de l'un des co-arbitres dès lors que :
- cet arbitre a joué le rôle d'amicus curiae, en 2024, dans une procédure distincte entre les actionnaires de la société pétrolière Ioukos et la Fédération de Russie, à l'appui de Ioukos, alors que le recours en révision avait été engagé par la Russie ;
- même si la soumission du mémoire d'amicus curiae par l'arbitre est postérieure à la sentence attaquée, elle est révélatrice de doutes préexistants qui justifient qu'elle soit prise en considération pour l'appréciation de la validité de cette sentence ;
- la jurisprudence admet que le juge de l'annulation puisse prendre en considération des faits postérieurs à la reddition de la sentence pour apprécier l'indépendance et l'impartialité de l'arbitre ;
- l'intervention de l'arbitre comme amicus curiae dans une procédure tierce mettant en cause la Fédération de Russie entre dans les comportements interdits par le code de conduite de la CNUDCI ;
- l'arbitre en cause a, dans un livre, indiqué avoir utilisé à plusieurs reprises la procédure d'amicus curiae pour « mener la danse depuis les coulisses » ;
- les doutes sur son indépendance sont d'autant plus légitimes en l'espèce que son intervention à l'appui de l'adversaire de la Russie s'est faite volontairement.
117. Elle ajoute qu'il existe des doutes raisonnables sur l'impartialité du même co-arbitre dès lors que :
- sa réponse à la demande de récusation dont il était l'objet de la part de la Russie était lapidaire ;
- les mots choisis dans son mémoire d'amicus curiae sont offensants à l'égard de la Fédération de Russie.
118. Oschadbank conclut au rejet du moyen en soutenant que :
- l'intervention de l'arbitre en qualité d'amicus curiae est postérieure de cinq années au prononcé de la sentence ;
- elle ne révèle aucun lien, direct ou indirect, avec les parties en litige dans la présente affaire ;
- le code de conduite de la CNUDCI est inapplicable et constitue une recommandation non contraignante ;
- à le supposer applicable, ses dispositions vaudraient pour la procédure américaine dans laquelle l'arbitre a déposé comme amicus curiae ;
- l'article cité par la [7] n'exclut pas le rôle d'amicus curiae, qu'il n'envisage pas ;
- les extraits du livre publié par l'arbitre sont sans pertinence au regard de la situation présente devant la cour ;
- la chronologie est incompatible avec la prétention de la Russie, la position prise par l'arbitre en qualité d'amicus curiae ne pouvant remettre en cause une sentence rendue cinq ans avant ;
- le refus de l'arbitre de se retirer du recours en révision sans réaffirmer son indépendance et son impartialité est sans effet, une demande de récusation ne créant aucune obligation de cette nature.
119. Le ministère public estime que le moyen doit être rejeté, considérant que la participation d'un arbitre en qualité d'amicus curiae à une procédure postérieure de plusieurs années à la procédure arbitrale litigieuse et sans lien avec celle-ci n'est pas de nature à créer un doute raisonnable sur son indépendance et son impartialité.
III.D.2 Réponse de la cour
120. L'article 1520, 2°, du code de procédure civile ouvre le recours en annulation lorsque le tribunal a été irrégulièrement constitué.
121. Il appartient au juge de l'annulation d'apprécier à ce titre l'indépendance et l'impartialité de l'arbitre, en relevant toute circonstance de nature à affecter son jugement et à provoquer dans l'esprit des parties un doute raisonnable sur ces qualités, qui sont de l'essence même de la fonction arbitrale.
122. L'appréciation de l'indépendance procède d'une approche objective consistant à caractériser des faits précis et vérifiables, extérieurs à l'arbitre et susceptibles d'affecter sa liberté de jugement, tels que des liens personnels, professionnels ou économiques avec l'une des parties.
123. L'impartialité de l'arbitre suppose quant à elle l'absence de préjugés ou de partis pris susceptibles d'affecter son jugement, lesquels peuvent résulter de multiples facteurs tels que la nationalité de l'arbitre, son environnement social, culturel ou juridique.
124. Il résulte en l'espèce des pièces versées aux débats que M. [S] [P] [T], co-arbitre dans la procédure arbitrale litigieuse, a soumis, avec deux professeurs de droit international public, une demande d'autorisation pour déposer un mémoire en tant qu'amuci curiae, à l'appui des requérants, dans une affaire opposant, devant la cour d'appel du district de Columbia, les sociétés Hulley Entreprises Ltd., Yukos Universal Limited et Veteran Petroleum, en qualité de requérantes, à la Fédération de Russie (pièce FR-16). Datée du 8 mai 2024, cette requête était accompagnée d'un mémoire d'amici curiae, portant à titre principal sur l'application de l'autorité de la chose jugée aux décisions des tribunaux de première instance confirmant les sentences arbitrales étrangères (ibid.).
125. Huit jours après le dépôt de ce mémoire, la Fédération de Russie a formé une requête en récusation contre M. [T] dans le cadre de la procédure en révision de la sentence objet du présent recours, alors pendante devant la cour permanente d'arbitrage (pièce FR-61).
126. Par courriel du 23 mai 2024, M. [T] a répondu à cette requête en ces termes (pièce FR-62) :
'Dear addressees,
I hereby notify all addressees that I do NOT - repeat, NOT - accept the challenge made against me by the Russian Federation therefore do not withdraw as arbitrator from the 'Subject': PCA Case No. 2016-14 arbitration.'
Ce qui signifie (traduction libre) :
« Chers destinataires,
Je vous informe par la présente que je n'accepte PAS - je répète, PAS - la demande en récusation faite contre moi par la Fédération de Russie, aussi je ne me retire pas comme arbitre de l'affaire PCA Case No. 2016-14. »
127. La cour constate que l'initiative prise par M. [T] de participer en qualité d'amicus curiae à la procédure conduite devant la cour d'appel du district de Columbia ne révèle aucun lien, de quelque nature qu'il soit, entre l'intéressé et l'une des parties à la procédure ayant abouti à la sentence querellée, pas plus qu'avec leurs conseils, des parties qui leur seraient liées, des experts ou témoins en lien avec cette procédure. Elle ne peut dès lors être considérée comme propre à créer un doute raisonnable quant à l'indépendance de ce co-arbitre.
128. Elle ne peut davantage être regardée comme susceptible d'établir un tel doute quant à son impartialité. Outre que le mémoire d'amici curiae ne porte pas sur l'objet du litige à l'origine de la sentence, ni ne s'y rattache d'une quelconque façon, l'initiative ainsi prise, fût-elle au profit de parties opposées à la Fédération de Russie, est intervenue plus de cinq ans après que la sentence litigieuse eut été rendue. Ne disant rien de l'état d'esprit de l'intéressé entre 2016 et 2018, elle ne démontre aucun préjugé ou parti pris de sa part dans le jugement de l'affaire à l'origine de cette sentence. L'argument selon lequel ce mémoire contiendrait des expressions offensantes envers la Fédération de Russie, à le supposer fondé, est à cet égard inopérant.
129. Il en va de même de l'invocation du récit fait par M. [T] dans son livre Judging Iran, publié en 2023. Ce texte, qui décrit sa pratique d'amicus curiae dans des affaires étrangères au litige opposant Oschadbank à la Fédération de Russie, ne dit rien de celle-ci, de sorte qu'il ne peut rien en être inféré quant au traitement de ce litige.
130. L'invocation par la demanderesse au recours de l'article 4(3) du Code de conduite de la CNUDCI destiné aux arbitres dans des procédures de règlement de différends relatifs à des investissements internationaux, est également sans incidence. Ce texte, qui a pour objet la « Limitation du cumul des rôles », prévoit que, « pendant une période de trois ans, l'ancien arbitre ne doit pas agir en tant que représentant légal ou témoin expert dans une autre procédure de règlement d'un différend relatif à un investissement international ou une procédure connexe impliquant la même partie ou une partie qui lui est liée, ou les mêmes parties ou des parties qui leur sont liées, sauf convention contraire des parties au différend ». Il ne correspond donc pas au cas d'espèce.
131. Enfin, le simple refus opposé par l'arbitre à la demande de récusation de visant, fût-il exprimé en termes lapidaires, ne suffit pas à établir un doute raisonnable sur son impartialité, la cour observant que rien n'imposait alors à l'arbitre de réaffirmer son indépendance et son impartialité.
132. Le quatrième moyen d'annulation, qui manque en fait, sera donc rejeté.
E. Sur le recours en annulation de la sentence
133. Il résulte de l'ensemble des considérations et développements qui précèdent, qu'aucun des moyens d'annulation soutenus par la Fédération de Russie n'est propre à justifier l'annulation de la sentence objet du présent recours.
134. Il y a lieu, dans ces conditions, de rejeter ce recours dans son intégralité, ce rejet conférant l'exequatur à la sentence arbitrale querellée, en vertu des dispositions du deuxième alinéa de l'article 1527 du code de procédure civile.
F. Sur les frais du procès
135. La Fédération de Russie sera condamnée aux dépens, conformément à l'article 696 du code de procédure civile, la demande qu'elle forme au titre des frais irrépétibles étant rejetée.
136. Elle sera en outre condamnée à payer à la défenderesse au recours la somme de 300 000 euros en application de l'article 700 du même code, ce montant tenant compte de la durée et de la complexité de la procédure.
Par ces motifs, la cour :
1) Déclare recevable le moyen d'annulation soulevé par la Fédération de Russie tiré de l'incompétence ratione loci du tribunal arbitral ;
2) Rejette le recours en annulation formé par la Fédération de Russie contre la sentence arbitrale rendue le 26 novembre 2018 dans l'affaire PCA n° 2016-14 ;
3) Rappelle qu'en application de l'article 1527 du code de procédure civile, le rejet du recours en annulation confère l'exequatur à la sentence arbitrale ;
4) Condamne la Fédération de Russie aux dépens ;
5) Rejette la demande de condamnation formée par la Fédération de Russie sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
6) La condamne à verser à la société Joint Stock Company 'State Savings Bank of Ukraine' connue sous la dénomination 'JSC Oschadbank' la somme de trois cents mille euros (300 000,00 €) en applicat du même article.