ADLC, 12 juin 2025, n° 25-DCC-123
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
relative à la prise de contrôle exclusif de la société XPage Group (groupe BVA) par la société IPSOS
Vu le dossier de notification adressé complet au service des concentrations le 14 mai 2025, relatif à la prise de contrôle exclusif de la société XPage Group, holding du groupe BVA, par la société IPSOS, formalisée par une offre ferme d’acquisition signée le 31 mars 2025 ; Vu le livre IV du code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, et notamment ses articles L. 430-1 à L. 430-7 ; Vu les éléments transmis par la partie notifiante au cours de l’instruction ; Vu les autres pièces du dossier ; Adopte la décision suivante :
I. Les entreprises concernées et l’opération
1. IPSOS est une entreprise française de sondages créée en 1975 par Didier Truchot, actuel président, et active plus largement dans le secteur des études de marché. Elle commercialise notamment des études réalisées par enquêtes, dans des secteurs variés, pour les entreprises et les institutions. Elle est présente à l’international, dans environ 90 pays.
2. XPage Group est la holding du groupe BVA, créé en 1970 par Michel Brulé et Jean- Pierre Ville, qui donnent leurs noms à la société : « Brulé, Ville et Associé » (BVA). BVA est, comme IPSOS, active dans le secteur des enquêtes et études de marché dans des secteurs variés dans de nombreux pays.
3. L’opération envisagée consiste en l’acquisition, par IPSOS, de la totalité des titres et des droits de vote de XPage Group.
4. En ce qu’elle se traduit par la prise de contrôle exclusif par IPSOS de XPage Group, l’opération notifiée constitue une opération de concentration au sens de l’article L. 430-1 du code de commerce.
5. Les entreprises concernées réalisent ensemble un chiffre d’affaires mondial supérieur à 150 millions d’euros (IPSOS : 2 390 millions d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2023 ; XPage Group : [>150] millions d’euros pour le même exercice). Chacune de ces deux entreprises réalise, en France, un chiffre d’affaires supérieur à 50 millions d’euros (IPSOS : [>50] millions d’euros pour l’exercice clos le 31 décembre 2023 ; XPage Group : [>50] millions d’euros pour le même exercice).
6. En outre, si le chiffre d’affaires mondial cumulé des entreprises concernées dépasse le seuil de 2 500 millions d’euros, leur chiffre d’affaires cumulé au sein d’un État-membre dépasse le seuil des 100 millions d’euros uniquement en France.
7. Compte tenu de ces chiffres d’affaires, l’opération n’est pas de dimension européenne. En revanche, les seuils de contrôle mentionnés au I de l’article L. 430-2 du code de commerce sont franchis. La présente opération est donc soumise aux dispositions des articles L. 430-3 et suivants du code de commerce, relatives à la concentration économique.
II. Délimitation des marchés pertinents
8. Si l’Autorité n’a jamais été amenée à définir le marché des services d’études de marché, la Commission européenne a eu l’occasion de se prononcer à plusieurs reprises sur cette question, notamment dans le cadre de l’opération de concentration par laquelle Advent a racheté GFK, autorisée, sous réserve d’engagements, le 4 juillet 20231.
9. Sur la base de cette pratique décisionnelle et de l’instruction réalisée dans le cadre de la présente opération, qui a conduit à un test de marché, l’Autorité considère que l’analyse concurrentielle doit être conduite sur un marché national des services d’études de marché personnalisées où les activités des parties se chevauchent à titre principal et dont il convient d’examiner les possibles segmentations.
A. LE MARCHE DES SERVICES D’ETUDES DE MARCHE PERSONNALISEES
1. MARCHE DE SERVICES
10. Parmi les « études de marché », la Commission européenne considère qu’il y a lieu de distinguer trois marchés de services2 :
- les « panels consommateurs » (« Consumer panel services », ci-après
« CPS »), qui suivent dans le temps le comportement, notamment d’achats, d’un échantillon d’individus représentatif de la population à laquelle ils appartiennent ;
- les panels « sortie de caisse » (« Retail measurement services », ci-après
« RMS »), qui suivent les achats d’un panel de clients dans des points de vente donnés ;
- les études de marché personnalisées (« Customized Market Research », ci-après « CMR »), qui consistent en la réalisation d’enquêtes et d’études répondant à la demande spécifique d’un client, réalisées sur-mesure (études ad hoc dans le jargon du secteur).
11. La raison qui justifie cette segmentation est double : d’une part, pour les clients, ces trois types de prestations, qui apportent un regard différent sur les dynamiques des évolutions et tendances concernées, sont complémentaires ; d’autre part, les prestataires ne sont pas les mêmes et il n’existe pas d’acteur qui dispose d’une forte position sur chacun de ces marchés de services3.
12. Le test de marché réalisé pour les besoins de la présente instruction a confirmé cette approche. En effet, 80 % des répondants ayant exprimé un avis sur la question considèrent que la segmentation de la Commission européenne est pertinente.
13. Les parties n’étant pas actives sur les deux premiers marchés (« panels consommateurs » et
« panels sortie de caisse »), les développements qui suivent ne concernent que le marché des services d’études de marché personnalisées (CMR).
Sur une éventuelle distinction des études de marché personnalisées nationales ou multi-pays
14. Dans sa décision précitée du 4 juillet 2023, la Commission européenne a envisagé une segmentation du marché des CMR, entre, d’une part, les études nationales et, d’autre part, les études multinationales (ou multi-pays, c’est-à-dire relatives au comportement d’individus de plusieurs pays) en indiquant notamment que les services fournis sont globalement similaires, même si les études multi-pays sont d’un niveau de complexité plus élevé. Elle a cependant finalement laissé ouverte la question de la pertinence d’une telle segmentation4.
15. En l’espèce, il ressort des informations recueillies dans le cadre du test de marché que les échantillons sur lesquels sont basées les études de marché personnalisées sont composés dans une très large mesure d’individus résidant en France (dont le poids dans les échantillons concernés est généralement supérieur à 80 %). Les demandes exprimées par les clients répondent en effet la plupart du temps à un besoin d’éclairage sur des questions qui s’inscrivent dans un contexte national (ex : baromètre social, sondage d’intentions de vote à une élection, comportements des consommateurs, etc.).
16. En tout état de cause, dès lors que la conclusion de l’analyse concurrentielle demeure inchangée quelle que soit la segmentation retenue, la question d’une segmentation du marché des services d’études de marché personnalisées selon le caractère national ou multinational de l’étude peut rester ouverte.
Sur une éventuelle segmentation du marché des services d’études de marché personnalisées selon le secteur d’activité
17. Dans la décision du 23 septembre 2008 WPP/TNS5, la Commission a évoqué la possibilité de segmenter le marché des services d’études de marché personnalisées selon le secteur d’activité, en particulier celui de la santé et de l’automobile, laissant toutefois ouverte la question de la pertinence d’une telle segmentation.
18. Il ressort du test de marché réalisé dans la présente affaire que le secteur d’activité n’est pas (pour 9 répondants sur 10) un critère de distinction pertinent parmi les services d’études de marché personnalisées.
19. Les informations recueillies indiquent au contraire que les méthodes d’une part, notamment statistiques, et, d’autre part, le type de prestations (i.e. production et mise en forme de connaissances visant à éclairer une question précise à la demande d’un client) sont globalement similaires quel que soit le secteur d’activité concerné. En outre, le test de marché révèle que de nombreux prestataires réalisent des études relatives à des secteurs variés, même si certains acteurs sont spécialisés, notamment dans le secteur de la santé.
20. Cela étant précisé, la conclusion de l’analyse concurrentielle demeurant inchangée quelle que soit la segmentation retenue, la question de la délimitation exacte du marché des services d’études de marché personnalisées selon le secteur d’activité peut être laissée ouverte.
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21. Au vu de ce qui précède, l’opération sera analysée sur le marché des services d’études de marché personnalisées, segmenté selon le caractère national ou multi-pays des études de marché personnalisées, d’une part, et en distinguant le secteur de la santé et le secteur automobile, d’autre part.
2. MARCHE GEOGRAPHIQUE
22. Dans sa décision précitée du 4 juillet 2023, la Commission a considéré que le marché des études de marché personnalisées serait vraisemblablement de dimension nationale, tout en laissant ouverte la question de sa dimension européenne. En effet, elle a relevé que les fournisseurs différaient selon les pays, que le marché était très fragmenté, et que les données sur lesquelles les études sont fondées étaient spécifiques à chaque pays.
23. Les éléments versés au dossier, confirmés par le test de marché, montrent en effet que les études de marché personnalisées ont un caractère national très marqué (constitution des échantillons d’individus au niveau national ; poids des entreprises françaises parmi les clients sur le marché national).
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24. Au vu de ce qui précède, le marché géographique retenu pour les besoins de la présente instruction est national.
III. Analyse concurrentielle
25. L’analyse concurrentielle traite des effets horizontaux de l’opération sur le marché des services d’études de marché personnalisées où les activités des parties se chevauchent à titre principal.
Analyse des effets horizontaux de la concentration à partir des parts de marché des parties
26. L’opération envisagée entraîne un chevauchement d’activité entre IPSOS et BVA sur le marché des services d’études de marché personnalisées, principalement en France. Les parts de marchés estimées des parties6, en termes de chiffres d’affaires réalisés en France, sont reproduites ci-après pour l’ensemble des segmentations envisagées ci-dessus.

27. Il ressort de ces données que la part de marché de la nouvelle entité est inférieure à 25 % quelle que soit la segmentation retenue. Or, sous ce seuil de part de marché, il est présumé que l’opération ne porte pas atteinte à la concurrence par le biais d’effets unilatéraux7.
28. Il convient par ailleurs de souligner une caractéristique du marché des services d’études de marché personnalisées qui renforce l’absence de risque d’effets horizontaux. C’est un secteur qui fonctionne essentiellement par appel d’offres. En conséquence, ce sont les clients qui sont à l’initiative de la demande pour une étude spécifique, et les prestataires potentiels sont, de fait, mis en concurrence à chaque appel d’offres, dont les plus importants sont découpés par lots, lesquels étant généralement attribués à différents prestataires.
29. En pratique, la nouvelle entité devra faire face à la concurrence de nombreux acteurs sur le marché français : premièrement, des acteurs de taille et de réputation comparables tels que Kantar, ou encore IFOP ; deuxièmement, certains grands cabinets de conseil américains ; troisièmement, de petits cabinets d’études, généralement spécialisés sur un secteur ; enfin, de nouveaux acteurs du numérique, au premier rang desquels ceux qui proposent de nouveaux services tels que des outils d’auto-confection et de réalisation de sondages et d’enquêtes. L’Autorité n’écarte pas, à ce stade, l’existence d’une concurrence potentielle des BigTech, qui disposent de données précises sur des aspects variés du comportement et des préférences de centaines de millions d’individus. En l’espèce, cette concurrence potentielle n’est toutefois pas prise en considération en l’absence d’éléments suffisamment étayés montrant qu’elle pourrait, à court terme, exercer une pression concurrentielle certaine sur les acteurs du marché.
30. Ainsi, compte tenu de l’existence de nombreux concurrents et des parts de marché limitées de la nouvelle entité, l’opération entraîne une modification limitée de la structure de la concurrence sur le marché national des services d’études de marché personnalisées et, par conséquent, n’est pas susceptible de porter atteinte à la concurrence.
Sur un éventuel pouvoir de marché sous les seuils d’affectation que détiendrait la nouvelle entité
31. En dépit de la position, limitée ainsi qu’il a été vu supra, que détiendrait la nouvelle entité sur le marché, plusieurs répondants au test de marché ont indiqué que l’opération serait susceptible, selon eux, de porter atteinte à la concurrence, pour les raisons suivantes.
32. Premièrement, dès lors que l’opération envisagée rassemblerait deux entités qui ont déjà, individuellement, une très forte notoriété, la nouvelle entité disposerait d’une notoriété encore plus importante (effet de marque).
33. Deuxièmement, l’opération renforcerait la position du leader du marché, IPSOS, en créant une entité dotée d’une taille lui permettant notamment de constituer des bases de données riches, de réaliser des économies d’échelle importantes, de disposer d’une force commerciale relativement importante et d’une envergure internationale renforcée.
34. Enfin, la nouvelle entité combinerait l’expertise classique d’IPSOS, notamment en matière d’enquêtes, l’expertise de BVA en sciences comportementales, ainsi que les nouveaux outils développés par IPSOS basés sur l’intelligence artificielle (IA), tel que l’outil « Innoexplorer AI », qui serait capable de « générer des innovations et prédire leur potentiel dans n'importe quelle catégorie de produit »8. Selon certains répondants, cette concentration conférerait à IPSOS un avantage concurrentiel.
35. Toutefois, les arguments mis en avant par les concurrents des parties ne sauraient remettre en cause la présomption d’absence d’effets horizontaux liés à l’opération de concentration envisagée, pour les raisons suivantes.
36. Premièrement, l’arrivée ces dernières années de nouveaux opérateurs sur le marché, dont certains ont été interrogés dans le cadre du test de marché, démontre que la notoriété ou encore la constitution ou la détention de bases de données ne sont pas des barrières à l’entrée infranchissables. Sur ce point, il convient de préciser que les données d’enquêtes sont généralement la propriété des clients, et non des prestataires, ce qui empêche toute agrégation ou consolidation des données, ainsi que leur détention, soumise à une règlementation contraignante (i.e. RGPD).
37. Deuxièmement, les arguments ci-dessus présentés, tels que la réalisation d’économies d’échelle ou encore de synergies entre les entités fusionnantes indiquent que l’opération envisagée serait plutôt de nature à accroître la pression concurrentielle sur le marché. Le renforcement de la pression concurrentielle, notamment sur les prix (à la baisse), est d’ailleurs l’une des craintes exprimées par plusieurs répondants au test de marché. En ce sens, l’opération apparaît plutôt pro-concurrentielle puisqu’elle doit conduire les concurrents de la nouvelle entité à mettre en œuvre des stratégies, en termes de qualité, d’innovation ou de prix, pour conserver, voire gagner, des clients.
38. Enfin, s’agissant spécifiquement de l’intelligence artificielle (IA) et plus généralement des technologies informatiques, il convient de relever que ce phénomène n’est ni nouveau ni d’ailleurs propre au secteur des études de marché. Ainsi, IPSOS utilise par exemple depuis de nombreuses années les « Large Language Models » (« LLM ») notamment pour automatiser l’exécution de certaines tâches relatives au traitement des données. En outre, selon un répondant au test de marché, l’outil « Innoexplorer AI » constituerait une avance pour IPSOS, mais il ne s’agit pas d’un outil non-réplicable par un concurrent. En l’état du dossier, l’Autorité constate que l’innovation générée par l’IA n’est pas compromise par l’opération : il existe de nombreuses alternatives sur le marché que les concurrents des parties exploitent ou peuvent développer.
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39. Au vu de ce qui précède, l’opération envisagée n’est pas de nature à porter atteinte à la concurrence sur le marché des services d’études de marché personnalisées en France.
DÉCIDE
Article unique : L’opération notifiée sous le numéro 25-085 est autorisée.
Notes :
1 Commission européenne, décision du 4 juillet 2023, M.10860 ADVENT/GFK.
2 Décision de la Commission européenne du 4 juillet 2023, M.10860 ADVENT/GFK, paragraphes 10 et 11.
3 Décision de la Commission européenne du 4 juillet 2023 précitée, paragraphes 12 à 15.
4 Décision de la Commission européenne du 4 juillet 2023 précitée, paragraphes 25, et décision de la Commission européenne du 23 septembre 2008, M.5232 WPP/TNS, paragraphes 15 à 19.
5 Décision de la Commission européenne du 23 septembre 2008 précitée, paragraphes 13 et 14.
6 Sauf pour le segment « Santé », pour lequel les estimations ont été calculées par l’Autorité de la concurrence à partir des données transmises par la partie notifiante.
7 Autorité de la concurrence, 2020, Lignes directrices de l’Autorité de la concurrence relatives au contrôle des concentrations, paragraphe 624.
8 https://www.ipsos.com/fr-fr/innoexplorer