TA Toulouse, 4e ch., 16 juin 2025, n° 2104286
TOULOUSE
PARTIES
Demandeur :
Préfet de la Haute-Garonne
Défendeur :
MAN SE (Sté), MAN Truck et Bus SE (Sté), MAN Truck et Bus Deutschland GmbH (Sté), Daimler AG (Sté), CNH Industrial N.V. (Sté), Stellantis N.V. (Sté), Iveco S.p.A (Sté), Iveco Magirus AG (Sté), AB Volvo (Sté), Volvo Lastvagnar AB (Sté), Renault Truck (SAS), Volvo Group Trucks Central Europe GmbH (Sté), Paccar Inc. (Sté), DAF Trucks N.V. (Sté), DAF Trucks Deutschland GmbH (Sté), Scania AB (Sté), Scania CV AB (Sté), Scania Deutschlang GmbH (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Clen
Juges :
M. Quessette, Mme Lejeune
Avocats :
Me Flour, Me Bardet
Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 16 juillet 2021, le préfet de la Haute-Garonne demande au tribunal de condamner solidairement les sociétés MAN SE, MAN Truck et Bus SE, MAN Truck et Bus Deutschland GmbH, Daimler AG, CNH Industrial N.V., Stellantis N.V., IVECO S.p.A, IVECO Magirus AG, AB Volvo (publ), Volvo Lastvagnar AB, Renault Truck SAS, Volvo Group Trucks Central Europe GmbH, PACCAR Inc., DAF Trucks N.V., DAF Trucks Deutschland GmbH, Scania AB (publ), Scania CV AB (publ) et Scania Deutschlang GmbH à verser à l'Etat la somme totale de 760 396,63 euros toutes taxes comprises (TTC), à parfaire, assortie des intérêts au taux légal à compter de la date de dépôt de la requête, ainsi que de la capitalisation des intérêts à chaque échéance annuelle pour produire eux-mêmes des intérêts.
Il soutient que :
- ces sociétés sont responsables d'une pratique anticoncurrentielle qui a porté préjudice à l'Etat et a été sanctionnée par des décisions des 19 juillet 2016 et 27 septembre 2017 de la Commission européenne ;
- l'Etat est fondé à rechercher leur responsabilité sur le fondement des articles L. 481-2 et L. 481-7 du code de commerce ;
- l'action de l'Etat n'est pas forclose ;
- l'Etat a subi un préjudice financier correspondant aux surcoûts qu'il a supporté, majorés de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) dès lors qu'il est lui-même un consommateur final assujetti à cette taxe ;
- le montant de ce surcoût doit être établi à 20 % du prix, majoré de la TVA, de chaque véhicule acquis par la direction interdépartementale des routes (DIR) Sud-Ouest pour la période du 1er janvier 2007 au 18 janvier 2011, soit la somme de 760 396,63 euros TTC.
Par un mémoire en défense, enregistré le 10 mars 2022, les sociétés Scania AB, Scania CV AB et Scania Deutschland GmbH, représentées par Me Lazerges et Me Sauzay, concluent au rejet de la requête et à ce que la somme de 4 000 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elles font valoir que :
- la décision du 27 septembre 2017 de la Commission européenne n'était pas définitive à la date d'introduction de la requête ;
- aucune pratique anti-concurrentielle ne leur est imputable ;
- les dispositions de l'article L. 481-2 du code de commerce ne leur sont pas applicables ;
- le lien de causalité entre les prétendues pratiques anticoncurrentielles et le préjudice allégué n'est pas établi alors que la présomption prévue à l'article L. 481-7 du code de commerce ne leur est pas applicable dès lors que la Commission européenne n'a pas elle-même caractérisé de lien entre les pratiques qui leur sont imputées et le prix net final payé par les consommateurs, la DIR Sud-Ouest a passé ses commandes auprès de l'Union des groupements d'achats publics (UGAP) et non directement auprès des constructeurs de camions et les pratiques imputées au constructeur Scania, qui ne produit que des poids-lourds, n'ont pu avoir pour effet une augmentation générale des prix des camions d'un tonnage moyen ;
- le montant demandé d'indemnisation n'est pas justifié et son calcul est erroné ;
- en tout état de cause, l'Etat ne démontre pas la réalité du préjudice qu'il prétend avoir subi ;
- les autres moyens de la requête ne sont pas fondés.
Par un mémoire en défense, enregistré le 10 mars 2022, les sociétés PACCAR Inc., DAF Trucks Deutschland GmbH et DAF Trucks N.V., représentées par Mes Rameau, Helfer et Léonard, concluent au rejet de la requête et à ce que la somme totale de 15 000 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elles font valoir que :
- la juridiction administrative est incompétente pour connaître du présent litige dès lors qu'aucun contrat administratif ne les lie à l'Etat, les commandes en cause ayant été passées par l'UGAP ;
- la requête est irrecevable dès lors qu'il n'est pas démontré que son signataire bénéficie d'une délégation pour ce faire au nom de l'Etat ;
- l'Etat n'est pas fondé à rechercher l'engagement de leur responsabilité quasi-délictuelle en l'absence de lien contractuel direct et de tout comportement dolosif de leur part ;
- aucune faute ne leur est imputable en l'absence d'un comportement dolosif et les véhicules acquis par la DIR Sud-Ouest l'ont été au terme d'une procédure de publicité et de mise en concurrence conforme aux règles de la commande publique ;
- l'Etat ne démontre pas avoir subi un préjudice certain, personnel et direct ;
- les caractères direct et certain du lien de causalité entre la prétendue faute et le préjudice allégué ne sont pas établis dès lors que les dispositions de l'article L. 481-2 et suivants du code de commerce sont inapplicables en l'espèce et que les éléments produits par le requérant ne sont pas probants ;
- les autres moyens de la requête ne sont pas fondés.
Par un mémoire en défense, enregistré le 10 mars 2022, les sociétés Traton SE, venant aux droits de la société MAN SE, MAN Truck et Bus SE et MAN Truck et Bus Deutschland GmbH, représentées par Mes Le Bihan-Graf et Eberhardt-Le Prévost, concluent au rejet de la requête et à ce que la somme de 6 000 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elles font valoir que :
- la juridiction administrative est incompétente pour connaître de la requête dès lors qu'elles ne sont liées à l'Etat par aucun contrat et que les véhicules à l'origine du litige, qui ne sont pas de la marque MAN, ont été acquis par l'UGAP ;
- la requête est irrecevable dès lors qu'elle est dépourvue d'objet à leur égard ;
- leur responsabilité quasi-délictuelle ne saurait être engagée à l'égard de faits intervenus en dehors des périodes sanctionnées par la Commission européenne ;
- les dispositions des articles L. 481-2 et L. 481-7 du code de commerce sont inapplicables en l'espèce, la créance alléguée étant née avant leur entrée en vigueur le 11 mars 2017 ;
- il n'est pas établi qu'elles auraient commis une faute susceptible d'engager leur responsabilité dès lors que la DIR Sud-Ouest ne démontre pas avoir acquis des camions de la marque MAN entre 2007 et 2011, ni que l'infraction sanctionnée par la Commission européenne aurait eu des effets anticoncurrentiels sur les procédures de passation menées par l'UGAP ou par la DIR Sud-Ouest ;
- le préjudice allégué n'est pas établi dès lors que l'Etat ne démontre pas l'exactitude du montant de l'indemnisation qu'il demande, alors que l'UGAP a appliqué une marge commerciale sur les camions revendus à la DIR Sud-Ouest ;
- les caractères direct et certain du lien de causalité entre le préjudice allégué et la faute invoquée ne sont pas établis dès lors que les camions en cause ont été acquis auprès de l'UGAP, qu'elles n'ont pas participé à une entente sur la fixation des prix nets des camions, que les effets de la pratique dénoncée par la Commission européenne ne peuvent être présumés et que la DIR Sud-Ouest n'a jamais acheté de camions ou eu de relations commerciales avec le groupe MAN ;
- elles ne sauraient être condamnées solidairement avec les autres parties défenderesses d'autant plus que l'Etat ne démontre pas avoir subi un préjudice unique et indivisible.
Par un mémoire en défense, enregistré le 10 mars 2022, les sociétés CNH Industrial N.V., IVECO S.p.A, IVECO Magirus AG et Stellantis N.V., représentés par Mes Castex et Maazel, concluent au rejet de la requête et à ce que les entiers dépens et la somme de 5 000 euros soient mis à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elles font valoir que :
- la juridiction administrative est incompétente pour en juger dès lors que les commandes litigieuses ont été passées par l'UGAP ;
- la requête est irrecevable sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle dès lors qu'elles ne sont pas liées contractuellement à l'Etat, ce qui écarte toute hypothèse d'agissements dolosifs ;
- l'Etat n'est pas fondé à solliciter une condamnation solidaire des défenderesses dès lors que la Cour de justice de l'Union européenne n'a pas admis cette faculté, qui par ailleurs méconnaîtrait les dispositions de la directive " Dommages ", transposées par l'ordonnance du 9 mars 2017 ;
- les dispositions des articles L. 481-7 et L. 481-9 du code de commerce sont inapplicables en l'espèce, dès lors qu'elles sont entrées en vigueur postérieurement à la naissance des créances dont il est demandé l'indemnisation ;
- les conditions d'engagement de la responsabilité solidaire des constructeurs ne sont pas réunies et aucun texte spécifique ou accord entre les sociétés défenderesses ne la prévoit ;
- il n'est pas établi qu'elles auraient commis une faute dès lors que le manquement au droit de la concurrence ne constitue pas nécessairement un dol et qu'aucun des véhicules de la marque IVECO acquis par la DIR Sud-Ouest n'entre dans le périmètre de la décision de la Commission européenne sanctionnant une entente illicite ;
- une faute serait strictement circonscrite à l'infraction sanctionnée par la Commission européenne, qui ne porte aucune constatation sur les effets des pratiques reprochées sur le marché, et aux produits couverts par cette décision, acquis entre le mois de janvier 1997 et le mois de janvier 2011 ;
- le préjudice allégué, qui ne peut pas être présumé, n'est pas démontré dès lors que l'Etat ne justifie pas avoir acquis des véhicules entrant dans le champ matériel de la sanction prononcée par la Commission européenne, les prix d'achat sont ceux pratiqués par l'UGAP et, en tout état de cause, les modalités de calcul de la créance sont erronées ;
- le montant de l'indemnisation demandée ne peut inclure la TVA dès lors que l'Etat perçoit cette taxe ;
- le lien entre les prix pratiqués en France par la marque IVECO et les échanges d'informations postérieurs à la fin d'année 2004 entre les filiales allemandes des constructeurs mis en cause n'est pas établi ;
- le lien de causalité entre le préjudice allégué et la faute invoquée n'est pas davantage établi dès lors que les véhicules de la marque IVECO acquis par la DIR Sud-Ouest ne relèvent pas de la décision de la Commission européenne.
Par un mémoire en défense, enregistré le 11 mars 2022, les sociétés Renault Trucks SAS, AB Volvo, Volvo Lastvagnar AB et Volvo Groupe Trucks Central Europe GmbH, représentées par Mes Lecat, Philippe et Cuche, concluent au rejet de la requête et à ce que la somme de 5 000 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elles font valoir que :
- la juridiction administrative est incompétente au motif que les contrats en cause ont été conclus par l'UGAP ;
- les dispositions des articles L. 481-1 et suivants du code de commerce ne sont pas applicables ;
- la faute alléguée n'est pas établie dès lors que la Commission européenne n'a pas elle-même constaté les effets des pratiques anti-concurrentielles ;
- le préjudice subi par l'Etat, qui ne peut être présumé, n'est pas démontré dès lors que la méthode de calcul proposée par l'Etat est erronée et que le surcoût allégué n'est pas établi ;
- le montant d'une indemnisation ne saurait être majoré du montant de la TVA ;
- le lien de causalité entre le préjudice allégué et la faute invoquée n'est pas établi dès lors que les commandes litigieuses ont été passées par l'UGAP, et non par l'Etat.
La requête a été communiquée à l'UGAP, qui n'a pas produit d'observations.
Par ordonnance du 14 mars 2025, la clôture de l'instruction a été fixée au 15 avril 2025 à 12 heures.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 ;
- l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 ;
- le code de commerce ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Lejeune,
- les conclusions de M. Déderen, rapporteur public,
- et les observations de Me Flour, représentant des sociétés CNH Industrial N.V., IVECO S.p.A, IVECO Magirus AG et Stellantis N.V., et Me Bardet, représentant des sociétés Renault Trucks SAS, AB Volvo (publ), Volvo Lastvagnar AB et Volvo Groupe Truck Central Europe GmbH.
Considérant ce qui suit :
1. Par décision du 19 juillet 2016, la Commission européenne a constaté que plusieurs constructeurs de camions se sont rendus responsables de pratiques anticoncurrentielles, en méconnaissance des articles 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et 53 de l'accord sur l'Espace économique européen, et a infligé des amendes aux sociétés MAN SE., MAN Truck et Bus SE et MAN Truck et Bus Deutschland GmbH, concernant la période du 17 janvier 1997 au 20 septembre 2010, ainsi qu'aux sociétés Daimler AG, Fiat Chrysler Automobiles N.V., CNH Industrial N.V., IVECO S.p.A, Iveco Magirus AG, AB Volvo (publ.), Volvo Lastvagnar AB, Renault Trucks SAS, Volvo Group Trucks Central Europe GmbH, PACCAR Inc., DAF Trucks Deutschland GmbH et DAF Trucks N.V., concernant la période du 17 janvier 1997 au 18 janvier 2011. Par décision du 27 septembre 2017, la Commission européenne a constaté que les sociétés Scania AB, Scania CV AB et Scania Deutschland GmbH étaient également responsables de telles pratiques anticoncurrentielles, sur la période du 17 janvier 1997 au 18 janvier 2011, et leur a infligé une amende.
2. La DIR Sud-Ouest, a fait l'acquisition de plusieurs véhicules utilitaires de six à seize tonnes et de plus de seize tonnes entre le 1er janvier 2007 et le 18 janvier 2011. Par la présente requête, l'Etat, représenté par le préfet de la Haute-Garonne, recherche la condamnation des constructeurs de camions mis en cause à la réparation du préjudice qu'il estime avoir subi du fait de ces pratiques anticoncurrentielles.
Sur l'exception d'incompétence opposée par les sociétés défenderesses :
3. Lorsqu'une personne publique est victime, à l'occasion de la passation d'un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible de mettre en cause la responsabilité quasi-délictuelle non seulement de l'entreprise avec laquelle elle a contracté, mais aussi des entreprises dont l'implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché, et de demander au juge administratif leur condamnation solidaire. Un tel principe est également applicable dans l'hypothèse où la personne publique victime de pratiques anticoncurrentielles n'a pas directement conclu un tel marché avec l'entreprise responsable de ces pratiques, mais a utilisé l'intermédiaire d'une centrale d'achat pour revente.
4. En l'espèce, le préfet de la Haute-Garonne demande la condamnation solidaire des sociétés défenderesses en indemnisation du préjudice financier qu'il estime avoir subi du fait de leurs pratiques concurrentielles, au titre de leur responsabilité quasi-délictuelle. Aussi, et en application du principe énoncé au point précédent, les sociétés défenderesses ne sauraient utilement faire valoir qu'elles n'ont pas entretenu de relations contractuelles avec la DIR du Sud-Ouest au cours de la période en cause. Par suite, l'exception d'incompétence de la juridiction administrative ne peut qu'être écartée.
Sur le principe de la responsabilité :
5. Aux termes de l'article L. 481-1 du code de commerce, dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 9 mars 2017 relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles, transposant la directive du 26 novembre 2014 : " Toute personne physique ou morale formant une entreprise ou un organisme mentionné à l'article L. 464-2 est responsable du dommage qu'elle a causé du fait de la commission d'une pratique anticoncurrentielle définie aux articles L. 420-1, L. 420-2, L. 420-2-1, L. 420-2-2 et L. 420-5 ainsi qu'aux articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ".
En ce qui concerne la faute :
6. Aux termes de l'article L. 481-2 du code de commerce : " Une pratique anticoncurrentielle mentionnée à l'article L. 481-1 est présumée établie de manière irréfragable à l'égard de la personne physique ou morale désignée au même article dès lors que son existence et son imputation à cette personne ont été constatées par une décision qui ne peut plus faire l'objet d'une voie de recours ordinaire pour la partie relative à ce constat, prononcée par l'Autorité de la concurrence ou par la juridiction de recours. / () / Lorsqu'une décision définitive de la Commission [européenne], statuant sur les accords, décisions ou pratiques relevant de l'article 101 ou 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, a constaté une pratique anticoncurrentielle prévue à ces articles et imputé cette pratique à une personne physique ou morale mentionnée à l'article L. 481-1, la juridiction nationale saisie d'une action en dommages et intérêts du fait de cette pratique ne peut, conformément au paragraphe 1 de l'article 16 du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité instituant la Communauté économique européenne, devenus articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, prendre une décision qui irait à l'encontre de la décision adoptée par la Commission. "
S'agissant de l'application de l'article L. 481-2 du code de commerce :
7. Il résulte de l'article 12 de l'ordonnance du 9 mars 2017, qui a transposé la directive du 26 novembre 2014, lues à la lumière de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 20 avril 2023, Repsol Comercial de Productos Petrolíferos (C-25/21), que les dispositions de l'article L. 481-2 du code de commerce créées par cette ordonnance, instituant une présomption irréfragable de pratique anticoncurrentielle à l'égard de la personne physique ou morale qui a été reconnue responsable de telles pratiques par l'Autorité de la concurrence et prévoyant que les décisions de la Commission européenne constatant une telle pratique ne peuvent être contredites par la juridiction nationale saisie d'une action en dommages et intérêts du fait de cette pratique, s'appliquent aux actions indemnitaires introduites à compter de leur entrée en vigueur, y compris lorsqu'elles portent sur des pratiques anticoncurrentielles qui ont pris fin avant leur entrée en vigueur, dans la mesure où la décision de l'Autorité de la concurrence ou de la Commission européenne est devenue définitive postérieurement au 26 décembre 2016, date d'expiration du délai de transposition de la directive du 26 novembre 2014.
8. En l'espèce, il résulte de l'instruction que la décision du 19 juillet 2016 de la Commission européenne n'a pas été contestée par les sociétés qu'elle visait, de sorte qu'elle est devenue définitive avant la date du 28 décembre 2016. Par suite, les dispositions de l'article L. 481-2 du code de commerce ne s'appliquent pas à l'action indemnitaire introduite par l'Etat à l'encontre des sociétés MAN SE., MAN Truck et Bus SE et MAN Truck et Bus Deutschland GmbH, Daimler AG, Fiat Chrysler Automobiles N.V., CNH Industrial N.V., IVECO S.p.A, Iveco Magirus AG, AB Volvo (publ.), Volvo Lastvagnar AB, Renault Trucks SAS, Volvo Group Trucks Central Europe GmbH, PACCAR Inc., DAF Trucks Deutschland GmbH et DAF Trucks N.V.. En revanche, la décision précitée du 27 septembre 2017 de la Commission européenne est postérieure à la date du 28 décembre 2016. Par suite, les dispositions de l'article L. 481-2 du code de commerce sont applicables à l'action indemnitaire introduite par le préfet de la Haute-Garonne à l'encontre des sociétés Scania AB, Scania CV AB et Scania Deutschland GmbH. Enfin, et dès lors que ces entités ne sont visées ni par la décision du 19 juillet 2016, ni par la décision du 27 septembre 2017 de la Commission européenne, les dispositions de l'article L. 481-2 ne s'appliquent pas à l'action indemnitaire introduite par l'Etat à l'encontre des sociétés Thomas Constructeurs et Midi-Pyrénées Véhicules Industriels.
S'agissant de l'existence d'une faute :
9. Il résulte de ce qui précède que les sociétés Scania AB, Scania CV AB et Scania Deutschland GmbH sont présumées avoir commis une faute en participant aux pratiques anticoncurrentielles sanctionnées par la décision du 27 septembre 2017 de la Commission européenne. Concernant les autres sociétés mises en cause, il appartient à l'Etat de démontrer qu'elles ont commis des fautes engageant leur responsabilité.
10. Le préfet de la Haute-Garonne soutient que la faute des sociétés MAN SE., MAN Truck et Bus SE et MAN Truck et Bus Deutschland GmbH, Daimler AG, Fiat Chrysler Automobiles N.V., CNH Industrial N.V., IVECO S.p.A, Iveco Magirus AG, AB Volvo (publ.), Volvo Lastvagnar AB, Renault Trucks SAS, Volvo Group Trucks Central Europe, GmbH, PACCAR Inc., DAF Trucks Deutschland GmbH et DAF Trucks N.V. est établie dès lors que, par sa décision du 19 juillet 2016, la Commission européenne a sanctionné leur participation à une pratique anticoncurrentielle portant sur les camions pesant entre six et seize tonnes ou plus de seize tonnes et consistant à conclure des arrangements collusoires sur la fixation des prix et l'augmentation des prix bruts des camions dans l'Espace économique européen.
11. En premier lieu, les sociétés MAN SE., MAN Truck et Bus SE et MAN Truck et Bus Deutschland GmbH ne sauraient utilement faire valoir que ces pratiques seraient demeurées sans effets sur les procédures de passation de marchés publics, ainsi que sur les marchés eux-mêmes et leurs prix, ni même que de tels effets n'auraient pas été constatés par l'Autorité de la concurrence ou la Commission européenne, dès lors que l'infraction au droit de la concurrence qui leur est imputée est établie. En outre, ces sociétés sont responsables des éventuels dommages subis par l'Etat au cours de la période du 17 janvier 1997 au 20 septembre 2010, quand bien même leur participation à la pratique anticoncurrentielle litigieuse aurait cessé après cette dernière date. Par suite, la faute commise par les sociétés MAN SE., devenue Traton SE, MAN Truck et Bus SE et MAN Truck et Bus Deutschland GmbH est établie et l'Etat est fondé à rechercher leur responsabilité à ce titre.
12. En deuxième lieu, les sociétés Daimler AG, Fiat Chrysler Automobiles N.V., CNH Industrial N.V., IVECO S.p.A, Iveco Magirus AG ne sauraient utilement faire valoir que leur participation à la pratique anticoncurrentielle litigieuse n'aurait pas eu pour conséquence de vicier le consentement de l'Etat lorsqu'il a acquis les véhicules en litige, dès lors qu'une infraction au droit de la concurrence peut être établie même sans avoir été constitutive d'un dol. Par ailleurs, la circonstance, à supposer même qu'elle soit établie, que les véhicules de la marque IVECO acquis par la DIR Sud-Ouest n'entrent pas dans le champ matériel de la décision du 19 juillet 2016 de la Commission européenne n'est pas de nature à écarter toute faute du groupe IVECO à l'égard de l'Etat dès lors qu'il est établi qu'il est l'un des auteurs de la pratique anticoncurrentielle qui a affecté les marchés passés par la DIR Sud-Ouest. Il en résulte que l'Etat est fondé à rechercher la responsabilité pour faute de ces sociétés.
13. En troisième lieu, les sociétés AB Volvo (publ.), Volvo Lastvagnar AB, Renault Trucks SAS, Volvo Group Trucks Central Europe ne sauraient utilement faire valoir que les effets des pratiques anticoncurrentielles en cause n'auraient pas été constatés par la Commission européenne, dès lors que ces sociétés ont commis une infraction au droit de la concurrence. Par suite, l'Etat est fondé à rechercher leur responsabilité pour faute.
14. En dernier lieu, la circonstance que les sociétés GmbH, PACCAR Inc., DAF Trucks Deutschland GmbH et DAF Trucks N.V. n'ont pas conclu directement avec la DIR Sud-Ouest et n'auraient donc commis aucun acte viciant le consentement de la DIR Sud-Ouest lorsqu'elle a acquis les véhicules litigieux est sans incidence sur la matérialité de l'infraction au droit de la concurrence dont ces sociétés sont les auteurs. En outre, ces sociétés ne sauraient utilement faire valoir que les pratiques anticoncurrentielles sanctionnées par la décision du 19 juillet 2016 de la Commission européenne n'ont pas fait obstacle à ce que les procédures de passation des marchés publics par la DIR Sud-Ouest se déroulent de manière légale. Par suite, les sociétés GmbH, PACCAR Inc., DAF Trucks Deutschland GmbH et DAF Trucks N.V. ont commis une faute dont elles sont responsables.
15. Il résulte de ce qui précède que l'Etat, représenté par le préfet de la Haute-Garonne, est fondé à rechercher la responsabilité pour faute à son égard des sociétés Scania AB, Scania CV AB et Scania Deutschland GmbH, Traton SE, MAN Truck et Bus SE et MAN Truck et Bus Deutschland GmbH, les sociétés Fiat Chrysler Automobiles N.V., CNH Industrial N.V., IVECO S.p.A, Iveco Magirus AG, les sociétés AB Volvo (Publ.), Volvo Lastvagnar AB, Volvo Trucks France, Volvo Group Trucks France Central Europe GmbH et Renault Trucks Commercial France ainsi que les sociétés PACCAR Inc., DAF Trucks Deutschland GmbH et DAF Trucks N.V..
En ce qui concerne le préjudice allégué :
16. En vertu de l'article L. 481-3 du code de commerce, le préjudice subi par le demandeur du fait de la pratique anticoncurrentielle mentionnée à l'article L. 481-1 comprend notamment la perte résultant du surcoût correspondant à la différence entre le prix du bien ou du service qu'il a effectivement payé et celui qui l'aurait été en l'absence de commission de l'infraction, sous réserve de la répercussion totale ou partielle de ce surcoût qu'il a éventuellement opérée sur son contractant direct ultérieur, la perte de chance et le préjudice moral. Selon les articles L. 481-4 et L. 481-5 de ce code, l'acheteur indirect est réputé n'avoir pas répercuté le surcoût sur ses contractants directs, sauf preuve contraire apportée par l'auteur de la pratique anticoncurrentielle, et est réputé avoir subi, sauf preuve contraire apportée par le défendeur, la répercussion d'un surcoût lorsque, ayant acheté des biens ou utilisé des services concernés par la pratique anticoncurrentielle, le défendeur a commis une pratique anticoncurrentielle mentionnée à l'article L. 481-1 qui a entraîné un surcoût pour son contractant direct. Aux termes de l'article L. 481-7 du code de commerce, issu de l'ordonnance du 9 mars 2017 : " Il est présumé jusqu'à preuve du contraire qu'une entente entre concurrents cause un préjudice. "
17. Il résulte de l'article 12 de l'ordonnance du 9 mars 2017, qui a transposé la directive du 26 novembre 2014, et de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 22 juin 2022, Volvo AB et DAF Trucks NV c. RM (C-267/20), que les dispositions de l'article L. 481-7 du code de commerce instituant une présomption simple de préjudice lorsqu'une entente anticoncurrentielle au sens de l'article L. 481-1 du code de commerce a été établie ne s'appliquent pas aux actions indemnitaires qui portent sur une infraction au droit de la concurrence qui a pris fin avant la date d'expiration du délai de transposition de la directive 2014/104.
18. Par ailleurs, ces dispositions ne s'appliquent pas aux ententes qui n'ont pas été qualifiées de pratiques anticoncurrentielles en application de l'article L. 481-7 du code de commerce et donc au sens de l'article L. 481-1 du même code.
19. En l'espèce, les infractions au droit de la concurrence constatées par la Commission européenne dans ses décisions des 19 juillet 2016 et 27 septembre 2017 ont pris fin le 20 septembre 2010 en ce qui concerne les sociétés MAN SE, MAN Truck et Bus et MAN Truck et Bus Deutschland, et le 18 janvier 2011 en ce qui concerne les autres sociétés mises en cause. Par suite, et en application de ce qui a été dit au point 21, les dispositions de l'article L. 481-7 du code de commerce ne sont pas applicables au présent litige.
20. D'une part, eu égard à ce qui précède, il appartient au préfet de la Haute-Garonne de démontrer que les pratiques concurrentielles commises par les sociétés Scania AB, Scania CV AB et Scania Deutschland GmbH, au sens de l'article L. 481-1 précité, lui ont causé un préjudice direct et certain. D'autre part, dès lors que les fautes commises par les sociétés Traton SE, MAN Truck et Bus SE et MAN Truck et Bus Deutschland GmbH, les sociétés Fiat Chrysler Automobiles N.V., CNH Industrial N.V., IVECO S.p.A, Iveco Magirus AG, les sociétés AB Volvo (Publ.), Volvo Lastvagnar AB, Volvo Trucks France, Volvo Group Trucks France Central Europe GmbH et Renault Trucks Commercial France, les sociétés Mercedes-Benz Group AG et Mercedes-Benz France ainsi que les sociétés PACCAR Inc., DAF Trucks Deutschland GmbH et DAF Trucks N.V. n'ont pas été qualifiées de pratiques anticoncurrentielles au sens de l'article L. 481-1 du code de commerce, les dispositions de l'article L. 481-7 leur sont, en tout état de cause, inapplicables. Il appartient donc au préfet de la Haute-Garonne de démontrer que les infractions au droit de la concurrence commises et qui sont constitutives de fautes lui ont causé un préjudice.
21. En l'espèce, selon le préfet de la Haute-Garonne, la DIR du Sud-Ouest a, au cours de la période du 1er janvier 2007 au 18 janvier 2011, acquis des véhicules utilitaires moyens, de six à seize tonnes, ainsi que des véhicules poids lourds, de plus de seize tonnes. Aussi, afin d'établir la réalité du préjudice subi par l'Etat, le préfet de la Haute-Garonne produit un tableau comportant des références de véhicules, avec la date de mise en service, le libellé du véhicule, la marque, le modèle et le prix d'achat en de chaque véhicule, lequel est toutefois insuffisant pour ce faire. Dès lors, en l'absence d'éléments supplémentaires, le préfet de la Haute-Garonne n'est pas fondé à soutenir que les pratiques anticoncurrentielles commises par les sociétés mises en cause auraient causé un préjudice à l'Etat susceptible d'ouvrir droit au versement d'une indemnité à ce titre.
22. Il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur sa recevabilité, que la requête du préfet de la Haute-Garonne tendant à ce que les sociétés défenderesses soient solidairement condamnées à indemniser l'Etat à raison des pratiques anticoncurrentielles qu'elles ont commises doit être rejetée.
Sur les frais du litige :
23. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées par les sociétés défenderesses au titre de l'article L. 761-1 et de l'article R. 761-1 du code de justice administrative.
DECIDE :
Article 1er : La requête du préfet de la Haute-Garonne est rejetée.
Article 2 : Les conclusions présentées par les sociétés Scania AB, Scania CV AB et Scania Deutschland GmbH, PACCAR Inc., DAF Trucks Deutschland GmbH, DAF Trucks N.V., Traton SE, venant au droit de la société MAN SE, MAN Truck et Bus SE, MAN Truck et Bus Deutschland GmbH, CNH Industrial N.V., Iveco S.p.A, Iveco Magirus AG et Stellantis N.V., les sociétés Renault Trucks SAS, AB Volvo (publ), Volvo Lastvagnar AB et Volvo Groupe Truck Central Europe GmbH au titre de l'article L. 761-1 et de l'article R. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.