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Cass. crim., 25 juin 2025, n° 24-84.828

COUR DE CASSATION

Autre

Cassation

Cass. crim. n° 24-84.828

24 juin 2025

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. Une enquête, puis une information, ont été diligentées concernant les conditions d'acquisition et l'exploitation commerciale du château de [Localité 15] par différentes sociétés constituées entre des ressortissants ukrainiens.

3. L'acte de vente du château a été régularisé le 30 octobre 2015 au profit de la société [6] et une société de droit luxembourgeois [9] moyennant un prix de 2 900 000 euros, payé par des versements effectués par Mme [N] [Y] depuis un compte ouvert à [Localité 10].

4. L'exploitation commerciale du bien a été confiée à la société [4], dont l'associée unique était l'épouse de M. [S] [E], puis à la société [19], ayant pour associé unique M. [I] [T].

5. Les investigations ont notamment porté sur l'origine des fonds employés pour cet achat et le train de vie des personnes ayant participé à cet investissement.

6. Les sociétés [4], [19] et [6] ont été placées en redressement judiciaire avec comme liquidateur la société [18], devenue la société [2].

7. M. [E], Mme [Y] et la société [9] ont été renvoyés, avec d'autres personnes mises en examen, devant le tribunal correctionnel.

8. Par jugement du 8 décembre 2022, M. [E], Mme [Y] et la société [9] ont été condamnés, le premier pour blanchiment, abus de biens sociaux, détention de faux documents administratifs et usage, infraction à la législation sur les armes et travail dissimulé à cinquante-quatre mois d'emprisonnement dont six mois avec sursis, 100 000 euros d'amende et une confiscation, la deuxième pour blanchiment et recel à deux ans d'emprisonnement avec sursis, cinq ans d'interdiction du territoire français et une confiscation, et la troisième pour blanchiment à 50 000 euros d'amende et une confiscation.

9. Le tribunal a également prononcé sur les intérêts civils.

10. Il a été relevé appel de cette décision.

Examen de la recevabilité du mémoire additionnel de Mme [Y]

11. Le mémoire additionnel produit pour Mme [Y] après le dépôt du rapport du conseiller rapporteur est irrecevable en application de l'article 590 du code de procédure pénale, dès lors que le demandeur ne démontre pas, ni même n'allègue, qu'il se trouvait, avant le dépôt du rapport, dans l'incapacité de saisir la Cour de cassation du moyen développé dans ledit mémoire.

12. Le fait qu'un délai, non expiré au jour du dépôt du rapport, a été accordé au demandeur pour déposer un mémoire en défense, ne fait pas naître pas une telle incapacité.

Examen des moyens

Sur les premier, troisième, sixième et septième moyens, proposés pour M. [E], les premier, deuxième et troisième moyens, proposés pour Mme [Y] et la société [9], et le moyen, proposé pour la société [7]

13. Ils ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.

Sur le deuxième moyen proposé pour M. [E]

Enoncé du moyen

14. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a déclaré M. [E] coupable des faits de blanchiment par concours à une opération de placement, dissimulation ou conversion du produit d'un délit puni d'une peine n'excédant pas cinq ans d'emprisonnement commis entre avril 2015 et novembre 2016, alors :

« 1°/ que ne constitue pas une opération de placement, dissimulation ou conversion du produit d'un délit au sens de l'article 324-1, alinéa 2, du code pénal, de simples dépenses de jouissance ou de consommation ; qu'en confirmant la déclaration de culpabilité « au titre des acquisitions de biens et d'objets à son bénéfice personnel et celui de sa famille » « d'avril 2015 à novembre 2016 », incluant ainsi, au titre d'une opération de placement, dissimulation ou conversion, des achats qui n'étaient pas poursuivis comme tels, et sans caractériser pour chacun d'eux, une opération de placement, dissimulation ou conversion, la cour d'appel a violé l'article 388 du code de procédure pénale et en tout état de cause privé sa décision de base légale au regard de l'article 324-1, alinéa 2, du code pénal ;

2°/ que seul est pénalement punissable celui qui a apporté son concours à une opération de placement, dissimulation ou conversion du produit d'un délit ; qu'en retenant que le placement des sommes utilisées pour les divers achats et leur dissimulation par le biais de multiples comptes rebonds sur lesquels elles ont transité pour en complexifier la traçabilité sont autant d'éléments constitutifs de l'infraction de blanchiment, sans relever aucun acte positif de participation personnelle de M. [E], par ordre de virement ou dépôt, au placement de fonds sur les comptes lettons des sociétés [20], [16], [13], en amont des dépenses effectuées à partir de ces comptes, la cour d'appel a violé les articles 121-1 et 324-1, alinéa 2, du code pénal. »

Réponse de la Cour

15. Pour déclarer le prévenu coupable de blanchiment, l'arrêt attaqué énonce qu'il ressort des investigations que M. [E] a fait financer son train de vie ainsi que ceux de son épouse officielle et de sa compagne, Mme [Y], par des fonds transitant par des sociétés offshore qui disposent de comptes rebonds en Lettonie et en Estonie, dont les sociétés [16] et [13], domiciliées dans des paradis fiscaux et contrôlées par lui-même et ses parents.

16. Les juges observent que les sociétés [13] et [16] ont permis de financer le remboursement de l'avance consentie à Mme [Y] pour l'acquisition du château par de substantiels versements de fonds, au moyen de fausses factures, à la société panaméenne [8] qu'ils qualifient de société écran.

17. Ils constatent qu'en mai et juillet 2016, d'importantes dépenses exposées auprès d'entreprises telles que [1], [12], [14] ou [5] ont été réglées à hauteur de 219 000 euros sur des fonds provenant du compte letton de la société [13].

18. Ils constatent également que le compte letton de la société [16] a financé les frais de séjour à l'hôtel [17] de [Localité 3] d'un montant de 120 000 euros et les dépenses auprès de la société [11] d'un montant de 110 000 euros, concomitamment à l'acquisition du château.

19. Ils indiquent qu'un tampon à l'enseigne de la société [16] a été retrouvé dans les affaires de M. [E].

20. Ils relèvent en outre qu'une somme de plus de 1 000 000 euros, dissimulée sur le compte letton de la société offshore [20], domiciliée au Belize, a été utilisée en 2015 et 2016 pour payer des locations d'immeubles, de voitures, des prestations hôtelières, des bijoux, des vêtements de luxe et des oeuvres d'art, dont douze gravures de [L].

21. Ils précisent que la société [20] était notamment alimentée par les sociétés offshore [16] et [13].

22. Ils retiennent également que M. [E] se gardait de donner sa véritable identité pour régler ces multiples dépenses somptuaires mais utilisait des pseudonymes et envoyait son chauffeur pour faire les réservations et les paiements au moyen de virements effectués à partir du compte letton de la société [20].

23. Ils ajoutent qu'il ressort des déclarations de M. [T] et de l'analyse des éléments retrouvés sur le téléphone portable de M. [E] que ce dernier avait personnellement accès au compte de la société [20].

24. Ils concluent que l'utilisation par le prévenu de fausses identités et le recours à des sociétés offshore domiciliées dans des paradis fiscaux disposant de comptes facilement accessibles en Europe constituent une présomption de dissimulation, tandis que le placement des sommes utilisées pour les achats et leur dissimulation au moyen de multiples comptes rebonds sur lesquels elles ont transité pour en complexifier la traçabilité constituent l'infraction de blanchiment.

25. En se déterminant ainsi, la cour d'appel a justifié sa décision.

26. En effet, il ressort de ses énonciations que les fonds présumés d'origine illicite ont transité sur les comptes rebonds, auxquels M. [E] avait accès pour en faire librement usage, de sociétés domiciliées dans des paradis fiscaux dont il avait le contrôle, et que l'intéressé a eu recours à de fausses identités et prête-noms afin de masquer l'intégration de ces fonds dans le circuit légal par des achats et le financement d'un train de vie luxueux, ce qui caractérise le concours apporté par le prévenu à des opérations de placement et de dissimulation.

27. Dès lors, le moyen, qui est infondé, doit être écarté.

Sur le moyen proposé pour la société [2]

Enoncé du moyen

28. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a rejeté la demande de restitution du château de [Localité 15] et la demande de confiscation de la créance déclarée par la société [9] au passif de la société [6], alors :

« 1°/ que le juge qui envisage de confisquer un bien appartenant à un tiers doit établir que le condamné en a la propriété économique réelle et que le tiers n'est pas de bonne foi, ce qui ne peut être établi que s'il sait ne disposer que d'une propriété juridique apparente ; qu'en rejetant la demande de restitution du 9 château de [Localité 15] dont la SCI [6] est propriétaire, au motif que les sociétés que le liquidateur représente « sont des coquilles vides de même que la société holding luxembourgeoise [9], ces sociétés n'ayant été créées que pour mieux dissimuler le montage frauduleux destiné à réaliser les infractions commises par les condamnés », sans constater que la SCI avait connaissance de ne disposer que d'une propriété juridique apparente, la cour d'appel s'est prononcée par des motifs impropres à justifier sa décision au regard des articles 131-21, 131-39 et 324-7 du code pénal et 593 du code de procédure pénale ;

2°/ que dans ses conclusions d'appel, l'exposante faisait valoir en premier lieu que la confiscation était disproportionnée par rapport au droit de propriété de la SCI [6], de la SARL [19] et de la SARL [4] et par rapport aux droits des créanciers, les sociétés et les créanciers étant de bonne foi et étant reconnus victimes des agissements des prévenus, et démontrait en second lieu que le maintien du château sous main de justice conduisait à une dégradation du château, constitutif du gage des créanciers ; qu'en affirmant, pour rejeter la demande de restitution du Château, qu' « aucune disproportion ne peut être alléguée par les employés et les fournisseurs du château », quand cette disproportion était alléguée par le liquidateur pour la préservation du gage des créanciers, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

29. Pour rejeter la demande de restitution du château de [Localité 15] formée par la société [2] et confirmer la confiscation de ce bien, l'arrêt attaqué énonce que les sociétés [4], [6] et [19] que le liquidateur représente sont des coquilles vides de même que la société holding [9], ces sociétés n'ayant été créées que pour mieux dissimuler le montage frauduleux destiné à réaliser les infractions.

30. Les juges ajoutent qu'aucune disproportion ne peut être alléguée par les employés et les fournisseurs du château, lesquels seront traités comme tous les créanciers dans une procédure de liquidation judiciaire après réalisation des actifs.

31. En prononçant ainsi, par des motifs dont il se déduit que la cour d'appel a constaté que la société [6] savait ne disposer que d'une propriété juridique apparente, de sorte qu'elle ne peut se prévaloir d'une atteinte disproportionnée à son droit de propriété, la cour d'appel a justifié sa décision.

32. Dès lors, le moyen, qui est infondé en sa première branche et inopérant en sa seconde branche, doit être écarté.

Mais sur les quatrième et cinquième moyens proposés pour M. [E]

Enoncé des moyens

33. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a notamment confirmé les dispositions du jugement entrepris concernant les confiscations du château de [Localité 15], du véhicule Rolls-Royce, de l'hôtel restaurant de [Localité 15] et de l'intégralité des objets saisis à l'encontre de M. [E], alors :

« 1°/ que le fondement de la peine complémentaire de confiscation doit nécessairement être précisé, cette peine ne pouvant être ordonnée hors les cas prévus par la loi ; qu'en se bornant à confirmer, « en application de l'article 324-7 du code pénal, spécialement applicable en matière de blanchiment », la confiscation du château de [Localité 15], de l'hôtel restaurant de [Localité 15] et du véhicule Rolls-Royce Silver cloud, sans préciser à quel titre elle ordonnait la confiscation de chacun de ces biens au regard des dispositions multiples de l'article 324-7 susceptibles de conférer un fondement à la peine complémentaire de confiscation, la cour d'appel n'a pas mis la Cour de cassation en mesure d'exercer son contrôle et violé les articles 324-7 et 131 -21 du code pénal ;

2°/ que le jugement de première instance a ordonné la confiscation du château de [Localité 15], de l'hôtel restaurant de [Localité 15] et du véhicule Rolls-Royce Silver Cloud, ordonné la restitution des scellés qu'il énumère à l'exception d'un iphone noir et d'une tablette confisqués à titre de peine complémentaire, et ordonné la confiscation des autres scellés et biens saisis; qu'en confirmant la confiscation « de l'intégralité des objets saisis » à l'encontre de M. [S] [E] sans s'expliquer - à l'exception des documents falsifiés, matériels informatiques et téléphones portables - par motifs présumés adoptés des premiers juges, sur la nature et l'origine des autres biens saisis ni préciser à quel titre elle ordonnait leur confiscation, la cour d'appel n'a pas mis la Cour de cassation en mesure d'exercer son contrôle et violé les articles 324-7 et 131-21 du code pénal. »

34. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a rejeté les autres demandes de restitution, alors : « que le rejet de la demande de restitution des biens qui figurent dans les conclusions aux fins de restitution sous les numéros 20 et 29 à 34, à savoir un outil de réglage de montre, des lunettes de vue et des boutons de manchettes, avec production pour de justificatifs qui ne font l'objet d'aucune analyse, n'est pas motivé, en violation de l'article 593 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

35. Les moyens sont réunis.

Vu les articles 131-21 du code pénal et 593 du code de procédure pénale :

36. ll résulte du premier de ces textes que le juge doit énumérer les objets dont il ordonne la confiscation et indiquer, pour chacun d'eux, s'ils constituent l'instrument, le produit ou l'objet de l'infraction, afin de mettre la Cour de cassation en mesure de s'assurer de la légalité de sa décision, et d'apprécier, le cas échéant, son caractère proportionné.

37. Selon le second, tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.

38. Pour confirmer la confiscation du château de [Localité 15], du véhicule Rolls-Royce, de l'hôtel-restaurant de [Localité 15] et de l'intégralité des objets saisis, à l'exception de ceux qui ont été restitués, l'arrêt attaqué énonce que cette peine complémentaire est parfaitement adaptée et proportionnée à la gravité des infractions commises.

39. Les juges ajoutent qu'en l'absence d'opposition du ministère public, il y a lieu de confirmer la restitution des bijoux saisis au domicile de M. [E] et dont il est établi qu'ils ont une provenance strictement familiale, soit les scellés n° 13/6, 17/6, 24/6, 25/6, 26/6, 28/5, 29/6, 30/6, 32/6, 33/6, 34/6, 35/6 et 37/6 ainsi que les biens dont les numéros de scellés ne sont pas précisés mais qui figurent dans les conclusions aux fins de restitution sous les numéros 13 à 18.

40. En prononçant ainsi, sans préciser la nature et l'origine de la totalité des biens confisqués et non restitués, ni le fondement de la mesure pour chacun d'eux, la cour d'appel n'a pas mis la Cour de cassation en mesure de contrôler la légalité de la décision.

41. La cassation est par conséquent encourue.

Portée et conséquences de la cassation

42. La cassation à intervenir ne concerne que les dispositions relatives aux peines et au rejet des demandes de restitution formées par M. [E]. Les autres dispositions seront donc maintenues.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Nancy, en date du 27 mai 2024, mais en ses seules dispositions relatives aux peines et au rejet des demandes de restitution formées par M. [E], toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;

Et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,

RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Metz, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;

ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Nancy et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;

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