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Décisions

CA Montpellier, 3e ch. civ., 26 juin 2025, n° 21/00721

MONTPELLIER

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Axa France IARD (SA)

Défendeur :

Enedis (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Sainati

Conseillers :

M. Carlier, Mme Deville

Avocats :

Me Monelli, Me Berthomieu, Me Balzarini, Me Becuwe, SCP Adonne Avocats, SELARL MBA & Associés

TJ [Localité 10], hors JAF, JEX, JLD, J.…

22 janvier 2021

FAITS ET PROCEDURE

[G] [W] et [T] [W] sont propriétaires d'un mas constitué de deux maisons mitoyennes, assuré au titre d'une assurance multirisques habitation incluant l'incendie auprès de la société d'assurances AXA France Iard.

Dans la nuit du 16 au 17 mars 2017 un incendie a détruit la quasi-totalité de l'une des maisons et endommagé l'autre.

Par ordonnance de référé du 14 septembre 2017 une expertise judiciaire a été ordonnée à la demande de la société AXA.

Par exploit du 22 août 2019 la société d'assurances AXA France iard a assigné devant le tribunal judiciaire de Montpellier la société anonyme Enedis afin qu'elle soit condamnée à lui payer la somme de 272 098,61 € avec intérêts au taux légal à compter de la signification de la décision.

Par jugement du 22 janvier 2021 ce tribunal a :

débouté la société anonyme d'assurances AXA France iard de son action récursoire contre la société anonyme Enedis ;

dit que la société anonyme d'assurances AXA France iard supportera les dépens de l'instance ;

débouté la société anonyme Enedis de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

dit n'y avoir lieu à exécution provisoire de la décision.

La société anonyme AXA France iard a relevé appel de cette décision le 4 février 2021.

Vu les conclusions de l'appelante remises au greffe le 26 avril 2021,

Vu les conclusions de la société Enedis remises au greffe le 23 juillet 2021,

MOTIFS

La société AXA France Iard, appelante, conclut à l'infirmation du jugement en soutenant qu'il existe des circonstances graves, précises et concordantes de nature à établir une relation directe de cause à effet entre la rupture du neutre sur le réseau public et l'incendie survenu dans la nuit du 16 au 17 mars 2017 et par suite, le caractère défectueux de l'électricité distribuée par la société Enedis qui doit donc être déclarée entièrement responsable des conséquences dommageables de cet incendie.

En réponse l'intimée soutient que la société AXA ne démontre ni le défaut du produit, ni l'existence d'un lien de causalité entre ce défaut et le dommage et conclut donc à la confirmation de la décision de première instance.

Aux termes de l'article 1245 du code civil le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime.

L'article 1245-8 du même code dispose que le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage.

Il appartient donc au demandeur en réparation du dommage de prouver le défaut invoqué et le lien de causalité entre les deux.

La jurisprudence constante admet la preuve par tous moyens et notamment par présomptions. Ainsi la preuve du caractère défectueux du produit et de son lien de causalité avec le dommage peut être rapportée par des présomptions ou des indices graves, précis et concordants.

L'expert judiciaire [U] [Y], ingénieur spécialisé en recherche de la cause des sinistres incendie-électricité, a relevé que la desserte en énergie du secteur se faisait par le poste de transformation implanté à une cinquantaine de mètres du lieu du dommage. De ce point de livraison part une ligne aérienne pour alimenter la propriété des époux [W], victimes de l'incendie. L'expert note cependant qu'il est dans l'ignorance de la puissance susceptible d'être développée mais aussi de la protection ampéremétrique mise en 'uvre dans la mesure où la société Enedis n'a pas communiqué, comme elle s'était engagée à le faire, la configuration de son installation (section, longueur, nature des conducteurs, ICC, répartition des phases).

L'expert a cherché à déterminer, conformément à sa mission, les causes du sinistre.

S'agissant de la chaudière à fuel ou du cumulus, il indique qu'ils ne présentent pas de désordres qui autorisent à leur attribuer l'initialisation du processus incident.

Ainsi, il a recherché l'existence d'un aléa en relation avec le fonctionnement des installations électriques maintenues sous tension préalablement à la survenance de l'événement.

Il n'a pas été mis en évidence d'altération niveau des composants et du câblage du lave-linge de l'éclairage.

En revanche, en raison des multiples lésions tant en aval du disjoncteur de branchement que sur la filerie de la cave il déclare qu'il peut être établi un lien entre les origines du désordre et la rupture du neutre potentiellement génératrice d'une élévation maximale de la tension monophasée délivrée par le distributeur public.

Si l'expert judiciaire n'a pas établi avec certitude la cause de l'incendie, il affirme clairement que la rupture du neutre constatée le 17 mars 2017 n'a pas été étrangère au sinistre car la survenance de cet aléa permet d'expliquer pourquoi les installations électriques des époux [W] ont pu, en étant anormalement sollicitées par les surtensions générées sur la distribution, être le siège d'une mise à feu incidente. Il précise que le fait que la rupture du neutre n'ait été identifiée que le 17 mars 2017, lendemain du sinistre, ne signifie pas qu'elle ne s'est pas produite la veille, soit le 16 mars, jour du sinistre. En effet l'expert a recueilli le témoignage d'un voisin aux termes duquel la desserte en énergie était erratique dès le 16 mars au soir puisque peu avant minuit quelques ampoules avaient éclaté et qu'il avait entendu des explosions et constaté l'incendie. Cette absence de tension explique le fait que les pompiers n'ont pas eu à demander à Enedis la coupure du courant.

L'expert affirme que les multiples lésions mises en évidence caractérisent les effets attendus d'une surtension que seule, vraisemblablement, la rupture du neutre avait été à même d'initialiser.

S'agissant de l'installation électrique de l'immeuble, l'expert indique que même si elle n'était pas récente, elles respectaient certaines règles de l'art essentielles. Il précise que la vétusté toute relative des aménagements ne semble pas avoir contribué à l'initialisation de l'embrasement.

L'intimée met en cause notamment la ligne de branchement du cumulus constituée d'un câble multibrins strictement interdit pour alimenter des appareils fixes. Cependant l'expert déclare que même si un câble multibrins est moins résistant à la corrosion, il ne peut être considéré comme ayant été générateur de l'incendie. En effet, ce câble était en capacité de véhiculer sans risque les 8 A nécessaires au fonctionnement du cumulus.

Par ailleurs l'expert n'a pas constaté de desserrages ni un défaut d'entretien de l'installation électrique de l'immeuble.

L'expert affirme clairement qu'il est techniquement impossible que la mise à feu de l'immeuble [W] ait été à l'origine de la rupture du neutre et que les multiples lésions constatées sur les composants et la filerie reflètent l'existence d'une surtension anormale générée par la distribution publique sur les installations du secteur impliqué.

Il est essentiel de relever que l'expert, en de nombreuses reprises au sein de son rapport, a souligné l'importance de l'absence de communication par la société Enedis du schéma renseigné de ses installations (section, longueur, ICC et protections ampéremétriques) et en particulier la répartition de ses phases là où elles avaient été dérivées vers les utilisateurs du secteur. En effet ces données essentielles auraient permis d'établir les dessertes à même de subir une surtension du fait de la rupture du neutre et de valider ou d'invalider l'hypothèse de la surtension, cause de l'incendie.

Or, lors de l'ouverture des opérations d'expertise il a été contradictoirement demandé par l'expert aux parties la communication de tous documents susceptibles d'intéresser l'affaire. L'expert affirme avoir demandé à la société Enedis le schéma renseigné de sa desserte et avoir renouvelé cette sollicitation lors de la rédaction du pré-rapport mais en vain.

En application de l'article 11 du code de procédure civile les parties doivent apporter leur concours aux mesures d'instruction et remettre sans délai à l'expert les pièces nécessaires à l'accomplissement de sa mission quitte pour le juge à tirer toutes conséquences du refus de communiquer ces pièces.

En l'espèce, la société Enedis, malgré les demandes répétées de l'expert judiciaire, s'est abstenue de communiquer le schéma renseigné de ses installations et a donc fait obstruction au bon accomplissement de la mission d'expertise. Elle ne peut soutenir que l'expert n'a pas déterminé avec certitude la cause du sinistre alors même que Monsieur [Y] qualifie d'essentiel le document demandé permettant de valider ou d'invalider l'hypothèse de la surtension. Cette abstention de l'intimée peut faire supposer la volonté de dissimuler des éléments nécessaires à la solution du litige et renforce la nature grave, précise et concordante des présomptions et des indices développés par l'expert judiciaire.

Enfin, la société Enedis qui a fait preuve de carence dans le déroulement des opérations d'expertise ne peut prétendre que la simple conviction technique de l'expert judiciaire est insuffisante. En effet Monsieur [Y] fonde ses conclusions sur une analyse factuelle et technique précise et circonstanciée.

En conséquence, il y a lieu d'infirmer le jugement et de retenir l'existence de circonstances graves, précises et concordantes de nature à établir une relation directe de cause à effet entre la rupture du neutre sur le réseau public et l'incendie survenu dans la nuit du 16 au 17 mars 2017 dans l'immeuble occupé par les époux [W].

La société Enedis sera déclarée entièrement responsable des conséquences dommageables de cet incendie.

S'agissant de l'évaluation des dommages, l'expert judiciaire note que les assistants techniques des intéressés devaient traiter à l'amiable de cette évaluation et des préjudices de toute nature mais qu'il n'a été destinataire d'aucun procès-verbal entérinant un accord entre les parties.

Aucune expertise contradictoire sur les dommages immobiliers et les préjudices subis n'a été réalisée alors que la mission de l'expert comprenait la description et l'évaluation des travaux nécessaires à la reprise des désordres et l'analyse des préjudices.

En l'état, la cour ne dispose pas des éléments suffisants pour déterminer le montant des dommages de nature immobilière et mobilière consécutifs à l'incendie et apprécier la nature et l'importance des préjudices. Il convient donc d'ordonner, avant-dire droit, une mesure d'expertise.

À titre subsidiaire la société Enedis, se fondant sur les conclusions de son expert, évalue les dommages immobiliers à la somme de 158 832,43 euros. La somme de 158 000 euros sera donc allouée à titre provisionnel à la société AXA France à valoir sur l'indemnisation définitive des conséquences du sinistre.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Infirme le jugement en toutes ses dispositions,

Et statuant à nouveau,

Déclare la société Enedis entièrement responsable des conséquences dommageables de nature immobilière, mobilière et immatérielle de l'incendie survenu dans l'immeuble des époux [W] dans la nuit du 16 au 17 mars 2017 ;

Avant dire droit sur l'évaluation des dommages, ordonne une mesure de consultation et commet pour y procéder M. [H] [P] inscrit sur la liste des experts de la cour d'appel de Montpellier ,

Ingénieur INSA

[Adresse 3]

[Localité 6]

Tél : [XXXXXXXX01] - Fax : [XXXXXXXX02]

Port. : 06.20.37.56.93 Mél : [Courriel 9]

avec pour mission de :

1°/ prendre connaissance des conventions intervenues entre les parties et donner tous éléments techniques de nature à permettre a réaliser sa mission ;

2°/ visiter en présence des parties ou celles-ci dûment convoquées, leurs conseils avisés, les lieux ;

3°/ fournir à la cour tous les éléments lui permettant de déterminer la nature et le montant des dommages de nature immobilière et mobilière consécutifs au sinistre survenu dans la nuit du 16 au 17 mars 2017, plus généralement donner à la cour tous les éléments lui permettant de déterminer la nature des préjudices subis par les époux [W] et de procéder à l'évaluation de leur indemnisation ;

Dit que les parties devront transmettre leur dossier complet directement au consultant et au plus tard 15 jours avant la première réunion ;

Dit que la consignation de 2 000 euros à valoir sur la rémuneration du technicien sera versée par la SA AXA France directement entre les mains de ce dernier et ce, dans le mois de la notification du présent arrêt ;

Dit que le consultant devra déposer auprès du greffe de la troisième chambre civile de la cour d'appel de Montpellier, la note de consultation dans un delai de six mois à compter du versement de l'avance sur honoraires et qu`iI en adressera copie à chacune des parties ;

Dit à défaut de consignation dans le délai imparti, la désignation de l'expert- consultant sera caduque ;

Condamne la société Enedis à payer à la société AXA France iard la somme de 158 000 euros à titre provisionnel à valoir sur l'indemnisation définitive des conséquences dommageables du sinistre ;

Condamne la société Enedis à payer à la société AXA France iard la somme de 7 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais engagés tant en première instance qu'en cause d'appel jusqu'à ce jour ;

Condamne la société Enedis aux dépens de première instance et d'appel exposés jusqu'à ce jour en ce compris le coût taxé de l'expertise judiciaire ;

Réserve les dépens ultérieurs.

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