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Décisions

CA Aix-en-Provence, ch. 3-2, 26 juin 2025, n° 24/07000

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

Infirmation partielle

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Keromes

Conseillers :

Mme Vassail, Mme Miquel

Avocats :

Me Boulan, Me Agnetti, Me Ravaux

T. com. Nice, du 16 déc. 2020

16 décembre 2020

EXPOSE DU LITIGE

La Sarl [7] a été placée, sur assignation de l'Urssaf, en redressement judiciaire par jugement du tribunal de commerce de Nice du 5 novembre 2020 qui a fixé la date de cessation des paiements au 5 novembre 2020, puis en liquidation judiciaire par jugement du 16 décembre 2020. La Selarl [14], représentée par Me [G], a été désignée en qualité de liquidateur judiciaire.

Saisi par assignation du liquidateur judiciaire, le tribunal de commerce Nice a, par jugement réputé contradictoire du 21 mai 2024 (n°2023L01972) :

- retenu les fautes de gestion suivantes à l'encontre de M. [W] [B]':

* non remise d'une comptabilité et non tenue d'une assemblée générale

* absence de souscription d'une assurance de garantie décennale obligatoire pour son activité

* retard dans la déclaration de cessation des paiements

* poursuite d'une activité déficitaire

* absence de collaboration avec les organes de la procédure

-écarté'le grief tiré du transfert d'activité et d'actifs de la Sarl [7] au bénéfice d'une société tierce,

- condamné M. [W] [B] à supporter la totalité de l'insuffisance d'actif, soit 591 239,21 euros,

- condamné M. [W] [B] au paiement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

M.[W] [B] a interjeté appel de cette décision le 31 mai 2024.

Suivant conclusions d'appelant'déposées et signifiées par RPVA le 9 juillet 2024, il demande à la cour de':

- le déclarer recevable et bien fondé en son appel,

- réformer le jugement du 21 mai 2024,

- infirmer la décision du 21 mai 2024 rendue par le tribunal de commerce de Nice en ce qu'elle a déclaré recevables et bien fondées les demandes de la Selarl [14] ès qualités, jugé que M. [W] [B] a commis des fautes de gestion, jugé que ces fautes de gestion ont contribué à l'insuffisance d'actif, condamné M. [W] [B] à payer à la Selarl [14] ès qualités la somme de 591'239,21 euros au titre de l'insuffisance d'actif, ordonné l'exécution provisoire du jugement, condamné M. [W] [B] à payer à la Selarl [14] ès qualités la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, condamné M. [W] [B] aux entiers dépens.

- débouter la Selarl [14] ès qualités de ses demandes,

- juger l'absence de caractérisation de faute de gestion caractérisée,

- juger l'absence de préjudice invoqué par la Selarl [14] ès qualités

- condamner la Selarl [14] ès qualités à payer la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile

- condamner la Selarl [14] ès qualités aux dépens de l'instance, dont distraction au profit de Me Boulan.

Par conclusions d'intimée déposées et notifiées au RPVA le 1er août 2024, la Selarl [14] ès qualités'demande à la cour de':

- constater et au besoin dire et juger que M. [W] [B] a commis en sa qualité de gérant de la Sarl [7] des fautes de gestion plaçant la société en infraction au regard des règles de la procédure collective, du droit des sociétés et traduisant une incompétence en matière de gestion et une passivité critiquable';

- constater et au besoin dire et juger que, ce faisant, il a concouru à la réalisation d'un préjudice égal au montant de l' insuffisance d'actif de 591'239,21 euros';

- constater et au besoin dire et juger que les fautes de gestion ont précisément contribué à ladite insuffisance d'actif, caractérisant en cela le lien de causalité requis';

Par conséquent,

- débouter M. [W] [B] de ses demandes';

- confirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu par le tribunal de commerce de Nice en date du 21 mai 2024';

- condamner M. [W] [B] à payer la Selarl [14] ès qualités la somme de 3'000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile outre aux entiers dépens.

La société [7] a été citée à son dernier domicile connu et un procès-verbal de recherches à été dressé en application de l'article 659 du code de procédure civile,

Aux termes d'un avis déposé le 16 avril 2025, le ministère public déclare s'en rapporter aux motifs développés par le mandataire judiciaire, qu'il fait siens et sollicite en conséquence la confirmation de la décision déférée en ce qu'elle a condamné M. [W] [B] au paiement de la somme de 591'239,21 euros au titre de l'insuffisance d'actif de la procéder collective de la société [7].

L'affaire a fait l'objet d'une fixation à bref délai le 20 juin 2024 pour être examinée à l'audience du 7 mai 2025. La clôture a été prononcée le 24 avril 2025.

Il sera renvoyé, conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs prétentions et moyens respectifs.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Il résulte des dispositions de l'article L.651-2 du code de commerce que peut être condamné à supporter l'insuffisance d'actif d'une personne morale placée en liquidation judiciaire, tout dirigeant de droit ou de fait, responsable d'une ou plusieurs fautes de gestion excédant la simple négligence, commises antérieurement à l'ouverture de la procédure collective et ayant contribué à cette insuffisance d'actif.

L'action doit être engagée dans le délai de trois ans à compter du jugement d'ouverture de la procédure collective en application des dispositions de l'article L.651-2 alinéa 4 du code de commerce .

En application de ce texte pour que l'action initiée par le liquidateur judiciaire puisse prospérer il incombe au liquidateur de démontrer :

- l'insuffisance d'actif, laquelle s'établit à la différence entre le montant du passif admis et le montant de l'actif de la personne morale débitrice,

- une ou plusieurs fautes de gestion, excédant la simple négligence, antérieures à l'ouverture de la procédure collective et imputables au dirigeant jusqu'à la date de cessation de ses fonctions

- le lien de causalité entre la ou les fautes commises et l'insuffisance d'actif.

Il convient de rappeler que le dirigeant peut être déclaré responsable même si la faute de gestion n'est qu'une des causes de l'insuffisance d'actif et qu'il en est de même si la faute n'est à l'origine que de l'une des parties des dettes de la société.

L'insuffisance d'actif s'établit à la différence entre l'actif réalisé et le passif déclaré et admis.

Il n'est pas nécessaire que le passif ait été intégralement vérifié à la date à laquelle le liquidateur judiciaire engage l'action en responsabilité, ni que l'actif ait été intégralement réalisé ; il suffit que l'insuffisance d'actif soit certaine au moment où le juge statue.

Le passif de la procédure de liquidation judiciaire de la société [7], qui n'a pu être vérifié mais n'est pas remis en cause par l'appelant, s'élève à 591'239,21 euros (dont 16'237,29 euros au titre du passif super-privilégié, 255'895,77 euros au titre du passif privilégié et 319'106,15 euros au titre du passif chirographaire.

L'actif n'a pu être établi de manière certaine, en l'absence de coopération de M. [W] [B] avec les organes de la procédure, dont le commissaire priseur d'une part, dont il est résulté l'établissement d'un procès-verbal de carence le 10 novembre 2020, l'appelant n'ayant pas déféré aux convocations du commissaire de justice, et d'autre part, avec le liquidateur judiciaire à qui aucune information n'a été communiquée, ni les rendez-vous fixés, honorés.

Il en résulte une insuffisance d'actif de l'ordre de 591'239,21 euros.

Sur les fautes de gestion, M. [W] [B] fait grief au jugement de s'être contenté de lister la liste des griefs énoncés par le liquidateur judiciaire sans démontrer que le dirigeant en ait retiré un intérêt personnel.

Sur la non tenue de la comptabilité

La tenue d'une comptabilité est une obligation légale en application des articles L.'123-12 à L.'123-28-2 du code de commerce qui s'impose à tout dirigeant d'une société commerciale. Cette comptabilité doit comporter obligatoirement un livre-journal qui reprend tous les mouvements affectant le patrimoine de l'entreprise, enregistrés au jour le jour, opération par opération et selon le plan comptable utilisé par l'entreprise et un grand livre, qui reprend les écritures enregistrées dans le livre-journal en les ventilant selon le plan comptable utilisé par l'entreprise ;

Doivent être établis également des compte annuels au titre de chaque exercice, en l'occurrence un bilan comptable, un compte de résultat et une annexe légale, ce dernier document ayant pour but d'apporter de l'information et d'aider à la compréhension du compte de résultat et du bilan.

Le fait de ne pas tenir correctement une comptabilité de son entreprise constitue une faute de gestion passible, outre les sanctions prévues à l'article 1741 du code général des impôts, d'une sanction au titre des articles L653-5 à L653-8 du code de commerce.

Le liquidateur judiciaire indique n'avoir reçu aucun document comptable'et précise que la société [7] n'a jamais procédé au dépôt de ses comptes annuels auprès du greffe du tribunal de commerce de Nice.

Si M. [W] [B] a justifié des comptes de l'exercice 2015 à 2017 et du dépôt des comptes annuels de l'année 2017, les comptes de 2018 et 2019 n'ont pas été établis et aucune situation intermédiaire n'a été établie pour l'année 2020, alors que l'entreprise rencontrait des difficultés liées à une trésorerie insuffisante. Il n'est, à ce jour et à hauteur d'appel, toujours pas justifié de ce que la société [7] a satisfait à ses obligations comptables pour exercices postérieurs à 2017.

Bien qu'il affirme avoir tenu des assemblées générales annuelles pour l'approbation des comptes, M. [W] [B] n'en apporte pas la justification.

L'absence de tenue de comptabilité constitue une faute de gestion susceptible d'engager sa responsabilité au titre des dispositions de l'article L.651-2 et L.653-1 et suivants du code de commerce, qui ne peut être assimilée à une simple négligence, dans la mesure où elle l'a privé d'un outil de pilotage de la gestion de l'entreprise, lui permettant d'avoir une connaissance précise de sa situation financière et a participé de l'aggravation de l'insuffisance d'actif de la société [7].

Il est reproché à M. [W] [B] la poursuite d'une activité déficitaire de même qu' un retard dans la déclaration de cessation des paiements.

Il ressort à cet égard des déclarations de créances que l'Urssaf détient une créance s'élevant à 91 725,57 euros relative à des cotisations impayées sur la période de septembre 2018 à août 2019 et de janvier 2020 à septembre 2020.

Le [16] a déclaré une créance d'un montant de 78 700 euros, admise à titre définitif à hauteur de 48 381,40 au titre de la TVA et de la [6] du au titre de l'année 2019.

Enfin, l'assureur [10]a déclaré une créance de 388,88 euros relatives à des primes d'un contrat d'assurance multirisques professionnel résilié pour non-paiement des primes dès le 2 février 2020.

Il s'en déduit que la Sarl [7] n'était plus en mesure de payer les charges sociales et donc de faire face à son passif exigible avec son actif disponible dès le dernier trimestre 2018, mais que l'activité s'est poursuivie en 2019 et 2020 et jusqu'à l'ouverture de la procédure collective en novembre 2020, sur assignation de l'Urssaf.

L'importance du passif dénote clairement que l'activité déficitaire de la société [7] remonte au moins au dernier trimestre 2018 et s'est poursuivie en 2019 et 2020, sans qu'aucune démarche n'ait été engagée par M. [W] [B] pour tenter de redresser la situation, caractérisant ainsi la faute de gestion.

Par ailleurs, faute de disposer d'une comptabilité, la non-déclaration de l'état de cessation des paiements au plus tard dans les 45 jours de sa constatation est caractérisée et relève non de la négligence mais de l'omission délibérée. En effet, M. [W] [B] était parfaitement informé des difficultés financières de la société, ne pouvant ignorer le passif social, fiscal et fournisseur qui s'est constitué depuis le dernier trimestre 2018, ni les abandons de chantiers ayant donné lieu à l'engagement de procédures à l'encontre de la société [7] (époux [U]': trop perçu de 112 036,62 euros'; époux [C]': 49 766,98 euros'). A cet égard, M. [O] qui a vendu une grue à la Sarl [7] en septembre 2018 au prix de 15 000 euros n'a jamais été réglé d'aucune somme malgré une ordonnance de référé du 5 octobre 2020,

Ayant été gérant d'une société et d'une entreprise individuelle, toutes deux en procédure collective (la Sarl [15] dont la liquidation judiciaire a été clôturée pour insuffisance d'actif - une entreprise en nom propre'dont la liquidation judiciaire a été clôturée pour insuffisance d'actif), M. [W] [B] ne pouvait ignorer cette obligation déclarative et ne peut utilement invoquer une négligence.

Enfin, contrairement à ce que soutient l'appelant, la démonstration d'un intérêt personnel du dirigeant n'est pas une condition requise pour la mise en cause de sa responsabilité au titre de l'insuffisance d'actif en application des dispositions de l'article L.651-2 du code de commerce.

Ces griefs sont suffisamment caractérisés à l'encontre de M. [W] [B] et sont à l'origine de l'aggravation du passif et par conséquent de l'insuffisance d'actif.

M. [W] [B] conteste le grief tenant au non-respect des règles en matière d'assurance décennale obligatoire, soutient que la société était assurée et produit des attestations d'assurances responsabilité civile professionnelle et décennale des entreprises du bâtiment souscrite auprès de la compagnie [4] pour les périodes suivantes': du 01/06/2018 au 31/12/2018, du 1/06/2017 au 31/08/2017.

Or s'il justifie avoir contracté une assurance responsabilité civile professionnelle et décennale pour la moitié de l'année 2017 et 2018, il n'en est rien pour 2019 et 2020, alors que la société [7] avait encore une activité de gros 'uvre. A cet égard, la compagnie d'assurance [9]' a produit une créance au titre de primes afférentes à un contrat d'assurance multirisques professionnel résilié pour non-paiement des primes dès le 2 février 2020.

Le non respect d'une obligation légale instituée à l'article L.241-1 du code des assurance à la charge des constructeurs d'ouvrages, de souscription d'une assurance responsabilité décennale constitue un manquement grave qui, en l'espèce, a un lien direct avec l'insuffisance d'actif eu égard aux litiges en cours avec des clients de l'entreprise ayant donné lieu à déclarations de créances indemnitaires notamment pour défaut de souscription d'une assurance couvrant la responsabilité civile et décennale (époux [C] notamment).

Sur les griefs tirés de l'absence de collaboration avec les organes de la procédure et de transfert d'activité et des actifs de la société [7] au bénéfice d'une société tierce

Si le premier grief est de nature à justifier le prononcé d'une sanction au titre des dispositions des articles L.653-1 et suivants du code de commerce, l'absence collaboration avec les organes de la procédure, recoupe un certain nombre d'attitudes du dirigeant qui se manifestent postérieurement à l'ouverture de la procédure, ne peuvent engager la responsabilité de celui-ci sur le fondement de l'article L.651-2 du code de commerce.

Dès lors l'attitude de désintérêt manifestée à l'égard de la procédure collective et de non coopération avec les organes de la procédure ne peut utilement prospérer, de même que le grief tiré du transfert d'activité et des actifs de la société [7] au bénéfice d'une société tierce (en l'occurrence, la société [B] [8]) qui apparaît insuffisamment caractérisé en l'état des éléments produit par le liquidateur judiciaire.

Au vu de ce qui précède et en application du principe de proportionnalité, il y a lieu de fixer la participation de M. [W] [B] à l'insuffisance d'actif de la procédure collective à la somme de 500'000 euros. Le jugement entrepris sera en conséquence infirmé sur ce point.

Sur les demandes accessoires

M. [W] [B] succombant, n'est pas fondé en ses demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile et des dépens.

Il sera condamné en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile à verser entre les mains de la Selarl [14] ès qualités de liquidateur judiciaire de la société [7] la somme de 2 000 euros.

Il sera également condamné aux entiers dépens de la procédure d'appel.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par arrêt rendu par défaut, par mise à disposition au greffe,

Confirme le jugement rendu par le tribunal de commerce Nice en date du 21 mai 2024 (n°2023L01972), en ce qu'il a':

- retenu à l'encontre de M. [W] [B]', gérant de la société [7] les fautes de gestion suivantes' de non tenue d'une comptabilité et non tenue d'une assemblée générale en vue de l'approbation des comptes annuels, d'absence de souscription d'une assurance de responsabilité garantie décennale obligatoire pour son activité, de non déclaration de l'état de cessation des paiements dans le délai prescrit par la loi et de poursuite d'une activité déficitaire,

-écarté'le grief tiré du transfert d'activité et d'actifs de la Sarl [7] au bénéfice d'une société tierce,

- retenu la responsabilité de M. [W] [B] sur le fondement des dispositions de l'article L651-2 du code de commerce,

- condamné M. [W] [B] au paiement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens de première instance';

Infirme le jugement en ce qu'il a':

- retenu le grief d'absence de coopération avec les organes de la procédure

- fixé la participation de M. [W] [B] à supporter la totalité de l'insuffisance d'actif de 591 239,21 euros

Statuant à nouveau et y ajoutant,

Fixe la contribution à l'insuffisance d'actif de la procédure collective de la société [7] mise à la charge de M. [W] [B] à la somme de 500'000 euros';

Condamne M. [W] [B] à payer à la Selarl [14] ès qualités de liquidateur judiciaire de la société [7] la somme de 500'000 euros en application des dispositions de l'article L.651-2 du code de commerce';

Condamne M. [W] [B] à payer à la Selarl [14] ès qualités de liquidateur judiciaire de la société [7] la somme de 2'000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile';

Condamne M. [W] [B] aux dépens de la procédure d'appel.

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