CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 3 juillet 2025, n° 21/21673
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Réunionnaise du Rhum (SAS), Tereos Océan Indien (SAS), Sucrerie de Bois Rouge (SAS), Sucrerie du Gol (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Barbier
Vice-président :
Mme Maitrepierre
Conseiller :
Mme Fenayrou
Avoué :
Me Teytaud
Avocats :
Me Boccon Gibod, Me Saint Esteben, Me Faivre, Me Calla, Me Boulkeroua
Vu la décision de l'Autorité de la concurrence n° 21-D-25 du 2 novembre 2021 relative à des pratiques mises en 'uvre dans le secteur de l'approvisionnement en mélasse de La Réunion ;
Vu la déclaration de recours contre cette décision, déposée au greffe de la cour d'appel de Paris, le 17 décembre 2021, par la société Réunionnaise du Rhum ;
Vu la déclaration de recours incident contre ladite décision, déposée au greffe, le 10 février 2022, par les sociétés Tereos Océan Indien, Sucrerie de Bois Rouge et Sucrerie du Gol ;
Vu l'exposé des moyens déposé au greffe, le 17 janvier 2022, par la société Réunionnaise du Rhum ;
Vu l'exposé des moyens déposé au greffe, le 17 mars 2022, par les sociétés Tereos Océan Indien, Sucrerie de Bois Rouge et Sucrerie du Gol ;
Vu les mémoires déposés au greffe, les 8 novembre 2022, 17 juillet et 21 décembre 2023, par la société Réunionnaise du Rhum ;
Vu les mémoires déposés au greffe, les 23 mai et 19 septembre 2023 et le 16 février 2024, par les sociétés Tereos Océan Indien, Sucrerie de Bois Rouge et Sucrerie du Gol ;
Vu les observations déposées au greffe, les 28 juin 2022 et 16 novembre 2023, par l'Autorité de la concurrence ;
Vu les observations déposées au greffe, le 24 juin 2022, par le ministre chargé de l'économie ;
Vu l'avis du ministère public du 8 mars 2024, communiqué le même jour aux parties et à l'Autorité de la concurrence ;
Après avoir entendu à l'audience publique du 14 mars 2024, les conseils respectifs des sociétés Réunionnaise du Rhum, Tereos Océan Indien, Sucrerie de Bois Rouge et Sucrerie du Gol, le représentant de l'Autorité de la concurrence, celui du ministre chargé de l'économie, ainsi que le ministère public, les parties ayant été en mesure de répliquer.
SOMMAIRE
FAITS ET PROCÉDURE
§ 2
I. LE SECTEUR ET LES ACTEURS CONCERNÉS
§ 2
A. Le secteur
§ 2
B. Les acteurs
§ 7
1. L'identification et la localisation des acteurs
§ 7
2. L'évolution historique des acteurs (avant la période des pratiques reprochées)
§ 11
3. La situation des acteurs pendant la période des pratiques reprochées
§ 18
4. La commercialisation du rhum traditionnel de La Réunion
§ 19
II. LA PROCÉDURE DEVANT L'AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
§ 23
III. LA DÉCISION DE L'AUTORITÉ
§ 28
IV. LES RECOURS ENTREPRIS
§ 30
MOTIVATION
§ 36
I. SUR LA CARACTÉRISATION D'UNE POSITION DOMINANTE DE TOI ET DES SUCRERIES SUR LE MARCHÉ CONCERNÉ
§ 36
II. SUR LA CARACTÉRISATION D'UN ABUS DE POSITION DOMINANTE DU FAIT D'UNE PRATIQUE DE DISCRIMINATION TARIFAIRE (GRIEF N° 1)
§ 89
III. SUR LA CARACTÉRISATION D'UN ABUS DE POSITION DOMINANTE DU FAIT D'UNE PRATIQUE DE VERROUILLAGE DE LA SORTIE DU CONTRAT D'APPROVISIONNEMENT EN MÉLASSE (GRIEF N° 2)
§ 150
IV. SUR LES SANCTIONS
§ 195
V. SUR LA DEMANDE DE CESSATION DES PRATIQUES ET DE PUBLICATION D'UN COMMUNIQUÉ DE PRESSE
§ 239
VI. SUR LES DEMANDES ACCESSOIRES
§ 244
PAR CES MOTIFS
§ 244
1.La cour d'appel de Paris (ci-après « la Cour ») est saisie d'un recours principal et d'un recours incident contre la décision de l'Autorité de la concurrence n° 21-D-25 du 2 novembre 2021 relative à des pratiques mises en 'uvre dans le secteur de l'approvisionnement en mélasse de La Réunion.
FAITS ET PROCÉDURE
I. LE SECTEUR ET LES ACTEURS CONCERNÉS
A. Le secteur
2.Le secteur concerné est celui de la fabrication du rhum à La Réunion.
3.Deux types de rhum sont fabriqués à La Réunion :
' d'une part, un rhum obtenu exclusivement par fermentation et distillerie du jus de canne à sucre ; ce type de rhum, généralement appelé « agricole », ne représente qu'une infime partie de la production de rhum à La Réunion ; il est surtout produit aux Antilles ;
' d'autre part et surtout, un rhum obtenu exclusivement par fermentation et distillation de la mélasse de canne à sucre. ; ce type de rhum, dit « de sucrerie » représente environ 99,5 % de la production de rhum à La Réunion ;
4.La mélasse de canne à sucre est un coproduit issu du processus de fabrication du sucre, à partir de canne à sucre. Elle est produite dans des usines appelées sucreries.
5.La mélasse produite à La Réunion est principalement utilisée localement, par les distilleries, pour produire essentiellement du rhum et, accessoirement, d'autres alcools et de l'éthanol carburant. Elle constitue leur source exclusive d'approvisionnement (absence d'importation de mélasse depuis 2011). Elle est également utilisée localement, de manière plus réduite, par les éleveurs, pour l'alimentation du bétail. Elle est, en outre, exportée.
6.La production de rhum à partir de mélasse produite localement, issue de canne à sucre cultivée à La Réunion, présente deux avantages :
' d'une part, le rhum ainsi produit bénéficie de l'indication géographique protégée (IGP) « Rhum de La Réunion » et cette indication peut être complétée par l'emploi du terme « traditionnel » (le règlement n° 110/2008 du Parlement européen et du Conseil, du 15 janvier 2008, concernant la définition, la désignation, la présentation, l'étiquetage et la protection des indications géographiques des boissons spiritueuses, applicable pendant la période des pratiques reprochées, précise, en son annexe II, paragraphe 1, sous f), que « le terme 'traditionnel' peut compléter l'une des indications géographiques (') lorsque le rhum est produit par distillation (') après fermentation alcoolique de produits alcooligènes exclusivement originaires du lieu de production considéré »).
' d'autre part, il bénéficie d'un régime fiscal dérogatoire, lorsqu'il est commercialisé sur le marché local (exonération totale des droits d'accise), et, dans une moindre mesure, lorsqu'il est commercialisé en France métropolitaine (réduction d'environ 50 % des droits d'accise, dans la limite d'un contingent fixé annuellement et réparti entre les différentes distilleries locales, par arrêté du ministre de l'agriculture). En outre, le taux de TVA est réduit.
B. Les acteurs
1. L'identification et la localisation des acteurs
7.À La Réunion, il existe deux sucreries, qui produisent, notamment, de la mélasse, et trois distilleries, qui s'y approvisionnent pour produire du rhum.
8.La sucrerie la plus importante (en fonction de son chiffre d'affaires) est la Sucrière de la Réunion (devenue la Sucrerie du Gol) ; elle est située à [Localité 9] au sud-ouest de l'île. L'autre sucrerie est celle de Bois Rouge ; elle est située à [Localité 7], au nord-est de l'île.
9.Quant aux distilleries, la plus importante est la distillerie Rivière du Mât (dite DRM) ; elle est située à [Localité 8], à l'est de l'île. Celle qui vient en deuxième position est la distillerie de Savanna (dite DSAV, ci-après « Savanna ») ; elle est située à [Localité 7] au nord- est de l'île (à côté de la sucrerie de Bois Rouge). En troisième et dernière position se trouve la distillerie Isautier, située à [Localité 9], au sud-ouest de l'île, à côté de la sucrerie du Gol.
10.La carte ci-dessous permet de visualiser la localisation de ces différents acteurs.
2. L'évolution historique des acteurs (avant la période des pratiques reprochées)
11.Les deux sucreries de l'île, qui produisent de la mélasse, sont détenues par une même entreprise : la société Tereos Océan Indien (ci-après « TOI »), filiale du groupe Tereos. Il s'agit d'un groupe coopératif, actif dans la production et la distribution de sucres, d'alcools, d'édulcorants, de glucose et de produits destinés à l'alimentation animale, à partir de betteraves, de céréales et de cannes à sucre. Initialement, avant 2010, soit plusieurs années avant le début de la période des pratiques reprochées (fin 2012), ce groupe détenait seulement des participations communes dans le capital des deux sucreries, avec un autre groupe (le Groupe Quartier Français).
12.La situation des distilleries a beaucoup plus évolué dans le temps. Pour bien comprendre leur situation pendant la période des pratiques reprochées, il est nécessaire de rappeler brièvement leur historique.
13.Avant la période des pratiques reprochées, les deux principales distilleries de l'île (Rivière du Mât et Savanna) ont été temporairement détenues par le groupe Tereos, qui en est devenu le détenteur exclusif. En même temps, Tereos est devenu le détenteur exclusif des deux sucreries. Cette situation provisoire d'intégration verticale (sur le marché de la mélasse destinée à la fabrication de rhum) est née de la prise de contrôle exclusif par Tereos du Groupe Quartier Français, avec lequel il détenait auparavant des participations communes dans le capital des deux sucreries et de l'une des distilleries (Savanna). Cette opération de contrôle exclusif a été autorisée par une décision de l'Autorité de la concurrence, du 28 mai 2010, sous réserve du respect de certains engagements destinés à maintenir une offre concurrentielle sur les marchés de la distribution en gros de sucre à La Réunion (décision n° 10-DCC-51).
14.Un an plus tard, en 2011, toujours avant la période des pratiques reprochées, Tereos a cédé la branche d'activité des spiritueux du Groupe Quartier Français (portée par la société Quartier Français Spiritueux) à la Compagnie financière européenne de prise de participation (COFEPP), le principal groupe de spiritueux en France. Cette nouvelle opération de contrôle exclusif ' uniquement pour la branche d'activité des spiritueux (Tereos gardant sa branche d'activité des sucreries) ' a été autorisée par une autre décision de l'Autorité de la concurrence, du 13 décembre 2011, sous réserve du respect par la COFEPP de certains engagements. Parmi ces engagements, figurait celui de céder à un tiers la totalité du capital de la distillerie Savanna, ainsi que la quasi-totalité du capital d'un groupement d'intérêt économique, le GIE Rhums Réunion (ci-après « le GIE »). Ce GIE a été créé en 1972 par les trois distilleries de La Réunion, afin que celui-ci commercialise l'essentiel de leur production de rhum traditionnel, sur le marché local et métropolitain ainsi qu'à l'exportation, sous la marque « Charrette » dont il est seul titulaire.
15.La cession de la distillerie Savanna et du GIE ' faisant l'objet de l'engagement précité ' a eu lieu fin 2012, au profit de la société Réunionnaise du Rhum (ci-après « RDR »). Cette société a été créée, pour l'occasion, en 2012. Elle est détenue par des sociétés actives dans le secteur de la culture de la canne à sucre ([J] [K]), de la production et distribution de spiritueux (Chatel et Terroir Distillers) et par un fonds d'investissements (Unigrains).
16.À l'occasion de cette cession, le 19 décembre 2012, a été conclu un protocole d'accord, entre Quartier Français spiritueux (ci- après « QFS »), détenue par la COFEPP, la distillerie Rivière du Mât (également détenue par la COFEPP) et la distillerie Savanna (détenue par RDR). Ce protocole d'accord visait à préciser les modalités de gestion commune du contrat d'approvisionnement de mélasse déjà conclu en début d'année, le 3 février 2012, pour dix ans, entre TOI (détenant les sucreries produisant de la mélasse) et une filiale de QFS (qui détenait alors les deux principales distilleries, Rivière du Mât et Savanna).
17.C'est cet ensemble contractuel, concernant l'approvisionnement en mélasse, qui est au c'ur du présent litige. Le début des pratiques reprochées est fixé à la date de conclusion du protocole d'accord, soit le 19 décembre 2012. Leur fin est fixée à la date de la notification des griefs, soit le 29 juillet 2020.
3. La situation des acteurs pendant la période des pratiques reprochées
18.Pendant la période des pratiques reprochées, la situation des acteurs est la suivante :
' les deux sucreries de l'île sont exclusivement détenues par TOI ;
' la distillerie n°1, la plus importante en termes de chiffre d'affaires, Rivière du Mât, est exclusivement détenue par la COFEPP ;
' la distillerie n°2, Savanna, est exclusivement détenue par RDR ;
' la distillerie n° 3, Isautier, est exclusivement détenue par une société holding, détenue par la famille Isautier ;
' le GIE est majoritairement détenu par RDR (à hauteur de 93,2 % du capital) et accessoirement par Isautier (à hauteur des 6,8 % restants).
4. La commercialisation du rhum traditionnel de La Réunion
19.Comme cela a déjà été indiqué, le rhum traditionnel produit à La Réunion, à partir de mélasse produite localement, bénéficie d'un avantage fiscal important lorsqu'il est commercialisé sur l'île (exonération totale des droits d'accise et réduction du taux de TVA). Il en résulte que le rhum traditionnel produit à La Réunion est commercialisé localement à un prix beaucoup moins élevé que ne le serait du rhum importé. Ce rhum produit localement ne se trouve donc pas concurrencé par des rhums produits ailleurs.
20.La commercialisation de ce rhum traditionnel présente la particularité de se faire à deux niveaux, en amont et en aval.
21.En amont, les trois distilleries de La Réunion vendent une partie importante de leur production en vrac, en particulier au GIE, qui procède à leur embouteillage et à leur commercialisation, sous la marque Charrette, principalement sur le marché local et métropolitain et, accessoirement à l'exportation.
22.En aval, chacune des distilleries vend son propre rhum traditionnel à des distributeurs. À ce niveau, la concurrence concerne principalement la marque « Charrette », commercialisée par le GIE Rhums Réunion, et le rhum produit respectivement par Isautier et Rivière du Mât.
II. LA PROCÉDURE DEVANT L'AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
23.Estimant que TOI avait abusé de sa position dominante sur le marché de l'approvisionnement de la mélasse issue de la canne à sucre de La Réunion, en opérant une discrimination tarifaire entre deux distilleries (Savanna et Isautier), au détriment de la première, RDR a saisi l'Autorité de la concurrence (ci-après « l'Autorité ») de ces pratiques, par lettre enregistrée le 5 octobre 2017.
24.Par une décision du 29 juillet 2020, prise en application des articles L. 463-3 et R. 463-12 du code de commerce, la rapporteure générale adjointe a décidé que l'affaire sera examinée par l'Autorité sans établissement d'un rapport.
25.Le 29 juillet 2020, une notification des griefs a été adressée à TOI, ainsi qu'à ses filiales, Sucrière de La Réunion et Sucrerie de Bois Rouge.
26.Aux termes du premier grief, il a été reproché à TOI, en tant qu'auteur et société mère, ainsi qu'à la Sucrière de La Réunion et à la Sucrerie de Bois Rouge, en tant qu'auteurs, d'avoir « abusé de la position dominante qu'elles détiennent sur le marché réunionnais de l'approvisionnement en mélasse destinée à la fabrication de rhum, en appliquant des prix de vente discriminatoires », depuis le 19 décembre 2012, cette pratique, toujours en cours à la date de la notification des griefs, prohibée par l'article L. 420-2 du code de commerce, étant « susceptible d'avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur marché [susvisé] ».
27.Aux termes du second grief, il leur a été reproché, au même titre, d'avoir « abusé de la position dominante qu'elles détiennent sur le marché réunionnais de l'approvisionnement en mélasse destinée à la fabrication de rhum, en verrouillant les possibilités de sortie du contrat d'approvisionnement de mélasse et en jus de canne du 3 février 2012, par la mise en place (') [de deux clauses prévoyant respectivement] une indemnité financière de 5 millions d'euros en cas de sortie du contrat [et] (') une limitation de revente de la mélasse acquise sur le marché réunionnais ». À l'instar du premier grief, le début de la pratique reprochée est fixé au 19 décembre 2012 et serait toujours en cours à la date de la notification des griefs. De même, il est indiqué que cette pratique, prohibée par l'article L. 420-2 du code de commerce, « est susceptible d'avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur marché [susvisé] ».
III. LA DÉCISION DE L'AUTORITÉ
28.Par sa décision n° 21-D-25 du 2 novembre 2021, l'Autorité a retenu :
' d'une part, que la pratique d'abus de position dominante visée par le premier grief n'était pas établie ;
' d'autre part, que celle visée par le second grief était établie (article 1er de la décision).
29.À ce titre, l'Autorité a infligé solidairement, à TOI et les sucreries, une sanction pécuniaire de 750 000 euros (article 2 de la décision).
IV. LES RECOURS ENTREPRIS
30.Par déclaration déposée au greffe le 17 décembre 2021, RDR a formé un recours en annulation ou en réformation contre cette décision (ci-après « la décision attaquée »), en ce qu'elle a retenu que la pratiquée visée par le premier grief n'était pas établie et s'est limitée à retenir comme établie et à sanctionner celle visée par le second grief.
31.Aux termes de ses dernières écritures, RDR demande à la Cour :
' de confirmer la décision attaquée, en ce qu'elle a retenu l'existence d'une position dominante de TOI sur le marché de l'approvisionnement de la mélasse produite à partir de canne à sucre cultivée à La Réunion vendue à destination des distilleries locales et jugé que la pratique d'abus de position dominante visée par le grief n° 2 était établie en statuant comme elle l'a fait aux termes des articles 1et 2 de la décision attaquée ;
' réformer la décision attaquée en ce qu'elle a estimé à tort que le grief n° 1 n'était pas établi et n'a donc prononcé aucune sanction à ce titre ;
Statuant à nouveau :
' Déclarer que TOI, la Sucrière de La Réunion et la Sucrerie de Bois Rouge, ont abusé de leur position dominante sur le marché de l'approvisionnement en mélasse produite à partir de canne à sucre cultivée à La Réunion en pratiquant à l'égard de Savanna, à partir du 1er janvier 2011, pour la mélasse à destination du marché local, un prix, initialement fixé à 380 euros par tonne et revalorisé de façon annuelle, discriminatoire et inéquitable ;
En conséquence :
' Débouter TOI, la Sucrière de La Réunion et la Sucrerie de Bois Rouge, de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions ;
' Les condamner au paiement d'une sanction pécuniaire tenant compte de la gravité des pratiques et du dommage à l'économie ;
' Ordonner la cessation des pratiques condamnées et la publication d'un communiqué dans la presse généraliste réunionnaise ;
' Condamner TOI, la Sucrière de La Réunion et la Sucrerie de Bois Rouge, aux entiers dépens ainsi qu'à la somme de 50 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
32.Par déclaration déposée au greffe le 10 février 2022, TOI, la Sucrerie de Bois Rouge et la Sucrerie du Gol, anciennement dénommée Sucrière de La Réunion (ci-après « les sucreries ») ont formé un recours incident en annulation partielle ou en réformation de la décision attaquée, en ce qu'après avoir considéré à tort que TOI était en position dominante sur le marché de l'approvisionnement de la mélasse produite à partir de canne à sucre cultivée à la Réunion vendue à des distilleries locales, elle a statué comme elle a fait au titre du second grief.
33.Aux termes de leurs dernières écritures, ces requérantes demandent à la Cour :
À titre principal, d'annuler la décision attaquée en ce qu'elle a retenu que celles-ci étaient en position dominante sur le marché de l'approvisionnement de la mélasse produite à partir de canne à sucre cultivée à la Réunion vendue à des distilleries locales ;
À titre subsidiaire :
' de confirmer la décision en ce qu'elle a rejeté le grief n° 1 ;
' de la réformer, en ce qu'elle n'était pas fondée à retenir, dans le cadre du grief n° 2, que la clause d'interdiction de revente serait abusive ;
' en tout état de cause, de réduire de manière substantielle le montant de la sanction pécuniaire prononcée à l'article 2 de la décision ;
En tout état de cause :
' de rejeter l'ensemble des prétentions de RDR ayant demandé de :
* confirmer la décision attaquée en ce qu'elle a retenu l'existence d'une position dominante des requérantes et jugé que la pratique d'abus de position dominante visée par le grief n° 2 était établie selon les termes des articles 1 et 2 de ladite décision ;
* réformer la décision en ce qu'elle a considéré que le grief n° 1 n'était pas établi ;
* juger que les requérantes auraient abusé de leur position dominante en pratiquant un prix discriminatoire et inéquitable ;
* les condamner au prononcé d'une sanction pécuniaire et ordonner la cessation des pratiques ainsi que la publication d'un communiqué dans la presse générale réunionnaise ;
' de juger en conséquence que les intérêts échus produiront eux-mêmes des intérêts dans les conditions de l'article 1343-2 du code civil ;
' de condamner l'Autorité aux entiers dépens.
34.Dans leurs observations respectives, l'Autorité et le ministre chargé de l'économie invitent la Cour à rejeter les deux recours.
35.Le ministère public est du même avis.
MOTIVATION
I. SUR LA CARACTÉRISATION D'UNE POSITION DOMINANTE DE TOI ET DES SUCRERIES SUR LE MARCHÉ CONCERNÉ
36.Aux paragraphes 142 à 174 de la décision attaquée, après avoir défini le marché pertinent comme étant celui de la mélasse produite à partir de canne à sucre cultivée à La Réunion à destination des distilleries locales, puis rappelé la définition de la position dominante par la jurisprudence européenne, l'Autorité a examiné la position de TOI et des sucreries sur ce marché.
37.Elle a constaté, en premier lieu, que, depuis l'acquisition du Groupe Quartier Français en 2010, TOI se trouve en position de monopole sur le marché réunionnais de l'approvisionnement en mélasse de La Réunion destinée aux distilleries dans la mesure où il contrôle les deux sucreries de l'île (la Sucrerie de Bois Rouge et la Sucrière de La Réunion) et que celles-ci achètent la quasi-totalité des récoltes de canne à sucre cultivée localement. Elle en a déduit que TOI est le seul fournisseur du marché de la mélasse produite à partir de canne à sucre cultivée à La Réunion et qu'il détient ainsi 100 % du marché de la mélasse réunionnaise vendue aux distilleries.
38.Elle a relevé, en deuxième lieu, que cette position de monopole était peu contestable car la construction d'une nouvelle sucrerie sur l'île était peu probable, dans la mesure où, comme l'a indiqué TOI, la production sucrière est une activité structurellement déficitaire à La Réunion.
39.Elle a rappelé, en troisième lieu, que les distilleries réunionnaises, qui achètent de la mélasse à TOI, ne disposent d'aucune source alternative pour leur approvisionnement en mélasse, en vue de la production de rhum traditionnel, dit de sucrerie, sous l'appellation « Rhum de La Réunion », cette production, la plus rentable pour les distilleries, nécessitant de recourir à de la mélasse issue de canne à sucre cultivée à La Réunion.
40.Elle a précisé, en quatrième lieu, en réponse aux arguments avancés par TOI, notamment, que les distilleries ne disposaient pas d'une puissance d'achat compensatrice suffisante pour remettre en cause sa position dominante.
41.L'existence d'une position dominante sur ce marché est contestée par TOI et les sucreries.
42.Celles-ci se prévalent, en premier lieu, de la décision de l'Autorité n° 10-DCC-51 du 28 mai 2010, concernant la prise de contrôle exclusif de Tereos sur le Groupe Quartier Français, dont elles déduisent la démonstration de l'absence de pouvoir de marché des sucreries à La Réunion, tant à l'égard des planteurs (en amont) que, par analogie, à l'égard des distilleries (en aval).
43.Elles soutiennent, en deuxième lieu, que, selon la jurisprudence européenne, le constat d'une part de marché de grande ampleur ou d'une situation de monopole ne suffit pas à caractériser l'existence d'une position dominante, dès lors qu'il est nécessaire de démontrer l'existence d'un réel pouvoir de marché de l'opérateur, lui permettant d'agir indépendamment de ses clients, en fonction de leur taille, de leur importance commerciale pour ledit opérateur ou, éventuellement, de leur capacité à changer rapidement de fournisseur. À cet égard, elles font valoir qu'il ressort, notamment, de la jurisprudence européenne la plus récente (CJUE, 19 avril 2018, MEO, C-525/16), que la puissance d'achat compensatrice des clients, de nature à remettre en cause la position dominante d'un fournisseur, peut être caractérisée quand bien même lesdits clients ne disposeraient pas de solutions alternatives d'approvisionnement, ce critère pouvant être utilisé mais n'étant pas déterminant pour apprécier l'existence d'une puissance d'achat compensatrice.
44.Elles en déduisent, en troisième lieu, qu'en l'espèce, les distilleries disposent, conjointement, du fait du protocole d'accord liant Savanna et Rivière du Mât (du 19 décembre 2012), présenté comme étant un accord d'achat groupé, d'une puissance d'achat compensatrice, en raison de leur taille et de leur importance à l'égard des sucreries. À cet égard, elles indiquent que ces distilleries représentent ensemble jusqu'à 90 % des achats de mélasse auprès de TOI, ce qui serait de nature à caractériser une situation de « monopole bilatéral », les distilleries et les sucreries, cocontractantes, se trouvant mutuellement en situation de monopole et, partant, d'interdépendance, ce qui exclurait l'existence d'une quelconque position dominante. Elles soutiennent que cette puissance d'achat compensatrice des distilleries est renforcée par leur position sur le marché aval de la commercialisation du rhum à La Réunion, notamment à travers le GIE et la marque leader « Charrette ».
45.En quatrième lieu, en tout état de cause, elles estiment ne pas disposer d'un pouvoir de marché suffisant pour adopter des comportements indépendants à l'égard des distilleries.
46.Elles se prévalent en ce sens, tout d'abord, des stipulations du contrat de fourniture de mélasse (du 3 février 2012) prévoyant qu'à défaut d'accord des parties sur le prix, ce dernier sera fixé par un tiers, à savoir un expert. Les distilleries pourraient ainsi empêcher toute tentative des sucreries d'augmenter leur prix ou du moins de les fixer unilatéralement. Il en résulterait une puissance d'achat compensatrice, peu important que le recours à l'arbitrage ne soit pas prévu par la loi, comme dans l'affaire MEO, précitée, mais par voie contractuelle. À cet égard, elles contestent avoir, dès l'origine, fixé les prix de la mélasse à un niveau supra-concurrentiel et imposé ceux-ci à RDR.
47.En outre, elles font valoir que les distilleries constituent un débouché incontournable pour les sucreries, faute d'alternative viable (faibles volumes de vente aux éleveurs pour répondre à leurs besoins et manque à gagner important en cas d'exportation compte tenu du coût du stockage, du fret maritime et des conditions défavorables de négociations sur le marché mondial), tandis que les distilleries, d'une part, peuvent théoriquement se passer de mélasse réunionnaise pour la majorité de leur volume de production (punchs, rhums légers etc.), mais n'ont pas intérêt à se fournir sur le marché mondial en raison du prix largement supérieur à celui très avantageux dont elles bénéficient sur le marché local et, d'autre part, produisent et commercialisent du rhum agricole, y compris sous la marque « Charrette » et l'appellation « Rhum de La Réunion », et peuvent développer cette production, comme en témoigne la récente stratégie de diversification engagée par Isautier, en s'approvisionnant directement auprès des planteurs de canne à sucre.
48.En cinquième lieu, elles estiment que leur prétendue position dominante n'est pas crédible au regard des situations financières respectives des sucreries et des distilleries : les premières souffrant d'un déficit structurel de compétitivité reconnu par les pouvoirs publics et n'étant en équilibre que grâce aux aides publiques destinées à soutenir l'emploi et la paix sociale dans l'île, tandis que les secondes, en particulier Savanna, grâce à la marque « Charrette », connaissent une forte rentabilité du fait, notamment, des privilèges fiscaux dont elles bénéficient pour la commercialisation du rhum au niveau local ou à destination du contingent métropolitain. Elles considèrent que cette différence de situation est incompatible avec l'existence d'un prétendu pouvoir de marché des sucreries, dont elle tirerait profit, à l'égard des distilleries.
49.Dans ses observations, l'Autorité, après avoir rappelé la définition de la position dominante et les indices susceptibles de la caractériser selon la jurisprudence européenne, indique, en premier lieu, que les éléments de sa décision de concentration de 2010 (Tereos/Groupe Quartier Français), invoqués par TOI et les sucreries, portent uniquement sur la puissance d'achat des sucreries à l'égard des planteurs, et non sur le pouvoir de marché de TOI à l'égard des distilleries, situées en aval, de sorte qu'il ne saurait être déduit de cette décision l'absence de position dominante en l'espèce.
50.Elle rappelle, en deuxième lieu, que le droit de l'Union n'est pas applicable en l'espèce et considère qu'en tout état de cause, la décision attaquée n'a pas méconnu la jurisprudence européenne, invoquée par les requérantes, et a exactement retenu, à l'issue d'une analyse détaillée, que les distilleries ne disposaient pas d'une puissance d'achat compensatrice suffisante pour priver TOI et les sucreries de leur position dominante sur le marché de la mélasse de La Réunion. À cet égard, elle précise que l'absence d'alternative crédible d'approvisionnement a été jugée comme une condition « très pertinente » pour évaluer la puissance d'achat compensatrice (TUE, 23 février 2006, Cementbouw Handel/Commission, T-282/02, points 231 et 232).
51.En troisième lieu, en réponse à l'argument relatif à la capacité des distilleries à empêcher la hausse des prix, elle rappelle que la circonstance que TOI, en vertu de contrat du 3 février 2012, ne pouvait pas augmenter unilatéralement ses prix n'exclut pas que celle-ci bénéficiait d'une position dominante, qu'elle en a bénéficié au moment de la signature du contrat et que les prix avaient déjà été fixés à un niveau supra-concurrentiel. Elle ajoute que la circonstance que le grief n°1 n'a pas été retenu comme fondé ne signifie pas que TOI ne bénéficiait pas d'une position dominante.
52.En quatrième lieu, en réponse à l'argument selon lequel les distilleries constitueraient un débouché incontournable pour les sucreries, elle rappelle que la mélasse étant un coproduit du sucre, les volumes de mélasse produits par TOI, résultant nécessairement de la production de sucre, sont indépendants des débouchés propres à la mélasse. Elle rappelle également que, si les distilleries, prises dans leur ensemble, représentent, certaines années, jusqu'à 90 % des ventes de mélasse, il n'en demeure pas moins que TOI constitue leur unique offreur. Elle rappelle encore, premièrement, que la production de mélasse de TOI excède la demande des distilleries, deuxièmement, que celui-ci dispose de débouchés alternatifs (vente aux éleveurs et exportation pour le surplus) et, troisièmement, qu'aucun élément du dossier ne permet de conclure que ces débouchés, certes moins avantageux que les ventes aux distilleries, ne seraient pas rentables et qu'il ne serait pas possible d'investir dans des capacités de stockage supplémentaires. Elle rappelle, enfin, que le scénario d'un arrêt brutal des commandes des distilleries n'est pas crédible : d'une part, il en résulterait la perte du bénéfice de la fiscalité dérogatoire et de l'appellation « Rhum de La Réunion », associé à l'utilisation de mélasse locale pour la production de rhum traditionnel et, d'autre part, le contrat du 3 février 2012 reflète, au contraire, la préoccupation des distilleries de bénéficier d'une garantie d'approvisionnement en mélasse locale sur le long terme.
53.En cinquième lieu, en réponse à l'argument relatif à la rentabilité dégradée des sucreries par rapport aux distilleries, elle indique que, selon la jurisprudence européenne, la confrontation d'une entreprise à des difficultés financières n'est pas incompatible avec la caractérisation de sa position dominante (arrêts de la Cour de justice, du 9 novembre 1983, Michelin/Commission, 322/81, point 59 et du Tribunal, du 7 octobre 1999, Irish Sugar/Commission, T-228/97, points 102 à 104). Elle rappelle, en outre, que la production de mélasse, en tant que coproduit du sucre, ne constitue qu'une faible part de l'activité totale des sucreries, de sorte que l'existence de pertes sur l'ensemble de leur activité ne serait pas de nature à démontrer que TOI ne serait pas en position dominante sur le marché de l'approvisionnement de la mélasse réunionnaise à destination des distilleries. Quant à la forte rentabilité de la distillerie Savanna, elle précise qu'elle s'opère essentiellement en aval, au stade de la revente du GIE Rhums Réunion.
54.En sixième lieu, en réponse à l'argument relatif à la prétendue existence d'approvisionnements alternatifs en mélasse, elle rappelle que le recours aux importations n'est pas crédible (perte du bénéfice de la fiscalité dérogatoire associée à la production de rhum traditionnel de La Réunion, sous l'appellation « Rhum de La Réunion » ; prix de la mélasse sur le marché mondial supérieur à celui pratiqué sur le marché local). Elle rappelle qu'il en va de même pour la production du rhum agricole, à la place du rhum traditionnel (faible demande en faveur du rhum agricole, en particulier sur le marché local ; coûts de production plus élevés ; perte du bénéficie de la fiscalité dérogatoire, réservée au rhum traditionnel).
55.L'Autorité en conclut que la position dominante de TOI et des sucreries est établie.
56.Le ministre chargé de l'économie partage cette analyse.
57.RDR développe un argumentaire comparable. Sur la prétendue puissance d'achat compensatrice des distilleries, elle fait plus particulièrement valoir les éléments suivants.
58.En premier lieu, elle considère que le protocole d'accord du 19 décembre 2012, précité, ne constituait pas un accord d'achat groupé ni au sens des lignes directrices de la Commission européenne, de 2011, sur l'applicabilité de l'article 101 TFUE aux accords de coopération horizontale, ni au sens de la doctrine, qui le définit comme un accord par lequel plusieurs entreprises regroupent leurs processus d'approvisionnement en produits ou services en amont, avec pour objectif de générer des gains d'efficience (réduction des coûts d'achat, des frais de transaction, de transport, de stockage, en vue de réaliser une économie d'échelle). À cet égard, elle précise que le protocole d'accord n'avait pas pour objectif de regrouper un quelconque processus d'approvisionnement dès lors que Savanna et DRM s'approvisionnent auprès de sucreries différentes, situées de part et d'autre de l'île, ce qui exclut toute synergie en termes d'approvisionnement : Savanna s'approvisionne auprès de la sucrerie voisine située au nord-est (Bois Rouge), tandis que DRM s'approvisionne majoritairement auprès d'une sucrerie située au sud-ouest (Gol). Elle précise également qu'aucun volume d'achat groupé en volume de mélasse n'est mis en oeuvre entre Savanna et DRM.
59.En deuxième lieu, elle explique que les prix de la mélasse ont été fixés par TOI, dans le contrat de fourniture du 3 février 2012, avec l'accord de la COFEPP, l'intervention d'un tiers expert, à un niveau supra-concurrentiel (augmentation de 420 % du prix de la mélasse visant à produire du rhum traditionnel destiné au marché local, par rapport au prix unique, fixé antérieurement, quelle que soit la destination du rhum, par des contrats bilatéraux) et que la COFEPP avait trouvé un intérêt à accepter cette augmentation de prix ' sans en informer en temps utile Savanna ' dans la mesure où DRM avait pu absorber cette augmentation de prix grâce à un contrat d'approvisionnement, signé le même jour que le protocole d'accord, aux termes duquel le GIE était tenu d'acheter des volumes de rhum en vrac à DRM à un prix très avantageux, étant précisé que ce contrat n'a été modifié par un avenant du 22 décembre 2015 qu'en ce qui concerne les volumes, à l'exclusion du prix. Elle relève, en outre, que la désignation d'un tiers-expert, en cas de désaccord des parties, n'est prévue contractuellement que dans les cas très spécifiques de « modification des contingents et de la fiscalité associée », qui sont étrangers aux distilleries.
60.En troisième lieu, elle conteste l'allégation selon laquelle les distilleries constitueraient un débouché incontournable pour TOI : la mélasse est un coproduit du sucre ; la recette annuelle de la mélasse représente seulement 5 % du chiffre d'affaires des sucreries ; il leur est loisible de réorienter leurs volumes de mélasse (éleveurs, exportations compte tenu de son cours élevé sur le marché mondial, production de bioéthanol).
61.En quatrième lieu, elle estime que, d'après les éléments dont elle dispose, l'activité de TOI est loin d'être structurellement déficitaire, mais au contraire bénéficiaire, les difficultés financières dont elle se prévaut étant ponctuelles (de 2018 à 2020).
62.Le ministère public invite la Cour à rejeter le recours.
Sur ce, la Cour :
63.Selon une jurisprudence européenne constante, une entreprise se trouve en position dominante lorsqu'elle détient une puissance économique lui donnant le pouvoir de faire obstacle au maintien d'une concurrence effective sur le marché en cause en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants, dans une mesure appréciable, vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et, finalement, des consommateurs (voir, notamment, arrêts de la Cour de justice du 14 février 1978, United Brands e. a. /Commission, 27/76, point 65, du 13 février 1979, [X]-[N]/Commission, 85/76, [X]-La Roche/Commission, point 38, et du 6 décembre 2012, AstraZeneca/Commission, C-457/10 P, point 175, et arrêt du Tribunal, du 7 octobre 1999, Irish Suger/Commission, T-228/97, point 70).
64.L'existence d'une position dominante résulte en général de la réunion de divers facteurs, qui, pris isolément, ne seraient pas nécessairement déterminants (arrêts précités, United Brands, point 72, Irish Suger, point 70, [X]-[N]/Commission, point 39, et AstraZeneca, point 175 ; arrêts du Tribunal, du 12 décembre 2000, Aéroports de Paris/Commission, T-128/98, point 147, et du 17 décembre 2003, British Airways/Commission, T-219/99, point 189).
65.Toutefois, parmi ces facteurs, la détention, dans la durée, de parts de marché extrêmement importantes, de 50 % ou plus, constituent, par elles-mêmes, sauf circonstances exceptionnelles, la preuve de l'existence d'une position dominante (arrêts précités, [X]-[N]/Commission, point 41, AstraZeneca, point 176, et arrêt de la Cour de justice du 3 juillet 1991, AKZO/Commission, C-62/86, point 60 ; arrêts du Tribunal du 12 décembre 1991, Hilti/Commission, T-30/89, points 91 et 92, du 6 octobre 1994, Tetra Pak/Commission, T-83/91, point 109, et du 8 octobre 1996, Compagnie maritime belge transports e.a./Commission, point 76).
66.Cette jurisprudence européenne est invoquée par l'ensemble des parties. Bien que le droit de l'Union ne soit pas applicable en l'espèce, la référence à l'article 102 du TFUE et à l'interprétation qu'en donne la Cour de justice est pertinente, pour des raisons de cohérence, aux fins d'interpréter l'article L. 420-2 du code de commerce, dans la mesure où la notion d'abus de position dominante est la même au plan national et au plan de l'Union.
67.Le marché pertinent est défini par l'Autorité (décision attaquée, § 142), ce qui n'est pas contesté, comme étant celui de la mélasse produite à partir de canne à sucre cultivée à La Réunion, à destination des distilleries locales.
68.Comme l'a relevé l'Autorité (décision attaquée, §147), sans être contredite, depuis l'acquisition du Groupe Quartier Français en 2010, TOI se trouve en situation de monopole sur le marché réunionnais de l'approvisionnement en mélasse de La Réunion destinée aux distilleries. Contrôlant, à titre exclusif, les deux sucreries de l'île, cette société est le seul fournisseur de mélasse produite à partir de canne à sucre cultivée à La Réunion. Dès lors, elle détient 100 % des parts dudit marché.
69.La détention, pendant toute la durée des pratiques reprochées, d'un tel niveau de parts de marché, revêt indéniablement une importance particulière.
70.Ce niveau aussi élevé de parts de marché tend, sauf circonstances exceptionnelles, à conférer à l'entreprise en cause une puissance économique lui permettant d'adopter, des comportements indépendants, de manière appréciable, de ses clients et, par là-même, une position dominante.
71.À supposer que la puissance d'achat compensatrice des clients soit susceptible, en tant que circonstance exceptionnelle, de remettre en cause l'existence d'une position dominante, encore faut-il que cette puissance d'achat soit établie et qu'elle soit suffisante. Il convient donc d'examiner si, comme le prétendent TOI et les sucreries, les distilleries disposent d'une telle puissance d'achat, au regard de leur taille ou de leur importance commerciale pour ce fournisseur et, le cas échéant, de leur éventuelle capacité à changer rapidement de fournisseur.
72.Comme l'a relevé à juste titre l'Autorité (décision attaquée, §157 et § 27 à 30), ce qui n'est pas contesté, les trois distilleries de l'île, prises ensemble, comptent, pour certaines années, jusqu'à 90 % des ventes de mélasse de TOI. Plus précisément, entre 2013 et 2019, les distilleries ont représenté, en volume, entre 50 % et 92 % de ses ventes annuelles et, en valeur, entre 68 % et 93 % de celles-ci. Elles revêtent donc une certaine importance commerciale pour TOI.
73.Toutefois, comme l'a également relevé à juste titre l'Autorité (décision attaquée, § 157), ce qui n'est pas davantage contesté, la mélasse étant un coproduit du sucre, les volumes de mélasse produits par les sucreries sont le résultat nécessaire de la production de sucre. Les volumes de production de mélasse ne dépendent donc pas des volumes de ventes destinées aux distilleries.
74.En outre, le pouvoir de négociation des distilleries à l'égard de TOI demeure limité, de manière significative, pour plusieurs raisons, exposées précisément par l'Autorité dans sa décision, par des motifs que la Cour adopte (§ 160 à 162 de la décision): absence de crédibilité, d'une part, des scenarii de refus d'achat de la mélasse produite par TOI et de réorientation de l'activité des distilleries vers la production de rhum agricole (impliquant l'achat de canne à sucre aux planteurs) et, d'autre part, de la menace du recours aux importations de mélasse.
75.À titre surabondant, la Cour indique qu'à supposer qu'il soit possible de produire du rhum traditionnel, au sens du règlement n° 110/2008, précité, à partir de jus de canne à sucre cultivée à La Réunion (à la place de la mélasse produite à partir de canne à sucre cultivée à La Réunion), il n'en demeure pas moins que les distilleries risquent d'être confrontées à d'importantes difficultés (manque d'intérêt des planteurs pour la vente à grande échelle de canne à sucre aux distilleries, plutôt qu'aux sucreries; coûts de production plus élevés ; incertitudes sur le niveau de la demande du marché local).
76.Dans ce contexte, les distilleries se trouvent dans l'incapacité de changer rapidement de fournisseur. En tant que seul offreur de mélasse produite à partir de canne à sucre cultivée à La Réunion, TOI constitue leur partenaire obligé.
77.Ces motifs rendent inopérants l'argument invoqué par TOI, selon lequel le protocole d'accord du 19 décembre 2012 constituerait un accord d'achats groupés, par lequel Savanna et Rivière du Mât auraient renforcé leur pouvoir de négociation vis-à-vis des sucreries. En effet, en l'absence d'alternatives crédibles d'approvisionnement en mélasse produite à La Réunion et de scénario convaincant de réorientation majeure de leur activité vers la production de rhum à partir de jus de canne, ces distilleries n'étaient pas en mesure, en tout état de cause, quelles que soient les stipulations contractuelles applicables pendant la période des pratiques reprochées, de menacer sérieusement TOI d'une quelconque baisse ou rupture de leurs achats en vue de négocier une diminution de tarifs.
78.Il résulte de l'ensemble de ces développements que c'est à juste titre que l'Autorité, dans sa décision (§ 164), a estimé que les distilleries ne disposaient pas d'une puissance d'achat compensatrice suffisante pour priver TOI de sa position dominante sur le marché de la mélasse de La Réunion vendue aux distilleries.
79.À cet égard, il importe de constater que la production de mélasse dépassant les demandes des distilleries de l'île, TOI recourt habituellement à d'autres débouchés (vente aux éleveurs et exportation), comme en attestent les tableaux produits par TOI, figurant aux annexes 115 (cotes VC 1531-1532) et 158 (cote VC 2384), dont est issu le tableau n° 10 inséré dans la décision attaquée (§140).
80.S'il ressort du dossier que ces débouchés sont moins avantageux que ceux des distilleries, il n'en résulte pas néanmoins qu'ils ne seraient pas du tout rentables.
81.En effet, la mélasse étant un co-produit du sucre, le coût de sa production est proche de zéro.
82.En outre, s'agissant de la vente aux éleveurs, TOI ne conteste pas leur rentabilité ; elle prétend seulement que les besoins des éleveurs sont stables et limités, sans évoquer néanmoins la possibilité de recourir provisoirement au stockage de la mélasse.
83.Quant à l'exportation, TOI allègue qu'il ne s'agit pas d'un débouché viable en raison du manque à gagner qui résulterait du coût du stockage, du fret maritime et des conditions défavorables de négociations sur le marché mondial. Elle estime ce manque à gagner à environ 2 millions d'euros par an, en cas d'exportation d'un volume de mélasse équivalent à la consommation de Savanna en 2019. Or, comme cela a déjà été indiqué, le scénario de rupture totale de commandes par une distillerie, telle que Savanna, n'est pas crédible. En outre, force est de constater que, de 2011 à 2019, TOI a régulièrement réalisé des exportations, ce qui ne serait pas concevable, en termes de rationalité économique, si ces exportations n'étaient pas rentables.
84.Au surplus, comme le précise à juste titre RDR, sans être contredite par TOI, les sucreries disposent d'un débouché supplémentaire pour la mélasse, à savoir la production de bioéthanol.
85.L'existence de ces différents débouchés conforte l'analyse selon laquelle, grâce à sa situation de monopole sur le marché réunionnais de l'approvisionnement en mélasse de La Réunion destinée aux distilleries, TOI détient une puissance économique lui permettant d'adopter des comportements indépendants, de manière appréciable, de ses clients « naturels », c'est-à-dire des distilleries.
86.Cette analyse ne saurait être remise en cause par la prétendue situation financière dégradée des sucreries par rapport aux distilleries. En effet, la confrontation d'une entreprise à des difficultés financières n'est pas incompatible avec la caractérisation de sa position dominante (voir, en ce sens, arrêts de la Cour de justice, du 9 novembre 1983, Michelin/Commission, 322/81, point 59 et du Tribunal, du 7 octobre 1999, Irish Sugar/Commission, T-228/97, points 102 à 104). Il en va d'autant plus ainsi qu'en l'espèce, comme l'observe à juste titre l'Autorité dans sa décision (§ 171), la production de mélasse ne constituant qu'une faible part de l'activité des sucreries (5 % de leur chiffre d'affaires), l'existence de pertes, sur l'ensemble de leur activité, ne serait pas de nature à démontrer que TOI ne serait pas en position dominante sur le marché de l'approvisionnement de la mélasse réunionnaise à destination des distilleries.
87.Enfin, c'est en vain que TOI et les sucreries invoquent la décision de l'Autorité n° 10-DCC-51 du 28 mai 2010, concernant la prise de contrôle exclusif de Tereos sur le Groupe Quartier Français, pour en déduire l'absence d'un quelconque pouvoir de marché des sucreries. En effet, si cette décision a écarté l'hypothèse de l'existence d'une puissance d'achat des sucreries à l'égard des planteurs, elle ne s'est pas néanmoins prononcée sur la situation des sucreries à l'égard des distilleries, situées en aval.
88.Il résulte de l'ensemble de ces développements que c'est à juste titre que l'Autorité, dans sa décision (§ 174), a retenu que TOI se trouvait en position dominante sur le marché de l'approvisionnement de la mélasse produite à partir de canne à sucre cultivée à La Réunion, vendue à destination des distilleries locales.
II. SUR LA CARACTÉRISATION D'UN ABUS DE POSITION DOMINANTE DU FAIT D'UNE PRATIQUE DE DISCRIMINATION TARIFAIRE (GRIEF N° 1)
89.Aux paragraphes 178 à 255 de la décision attaquée, après avoir rappelé le cadre juridique applicable aux pratiques discriminatoires commises par une entreprise en position dominante, l'Autorité a examiné, en l'espèce, si TOI avait commis une pratique de discrimination tarifaire entre les distilleries Savanna et Isautier, prohibée par l'article L. 420-2 du code de commerce.
90.En premier lieu, elle a estimé qu'à compter du protocole d'accord du 19 décembre 2012, ces distilleries recevaient de la part de TOI des prestations équivalentes, nonobstant une légère différence de qualité de la mélasse produite respectivement par la sucrerie de Bois Rouge et la Sucrière de La Réunion (devenue sucrerie du Gol) ' entraînant une différence de rendement ' et livrées respectivement à Savanna et Isautier.
91.En deuxième lieu, elle a constaté que le tarif appliqué par TOI à Savanna était plus de quatre fois supérieur à celui appliqué à Isautier, pour la vente de mélasse destinée à produire du rhum traditionnel pour le marché local et en a déduit que, pour des prestations équivalentes, TOI pratiquait vis-à-vis de ces distilleries des tarifs différenciés, discriminatoires à l'égard de Savanna.
92.En troisième lieu, elle a examiné si cette discrimination tarifaire à l'égard de Savanna avait créé un désavantage dans la concurrence à son détriment. Son analyse se décompose en plusieurs étapes.
93.Tout d'abord, elle a constaté que cette discrimination tarifaire avait conduit Savanna à réaliser une moindre marge, c'est-à-dire un manque à gagner qu'elle a évalué à 5, 5 millions d'euros, sur la période 2012-2019, soit 690 000 d'euros par an (en tenant compte d'une différence de rendement résultant de la qualité supérieure de la mélasse fournie à DSAV, par rapport à celle livrée à Isautier).
94.Ensuite, elle a recherché si ce différentiel de marge, résultant de ce différentiel tarifaire, était de nature à affecter la position concurrentielle de Savanna pour la commercialisation du rhum traditionnel à La Réunion.
95.Pour ce faire, elle est partie de l'examen de l'évolution des parts de marché, de 2013 à 2019 :
' d'une part, de Savanna, sur le marché local de la vente de rhum traditionnel, par l'intermédiaire du GIE Rhums Réunion et hors de celui-ci, dont elle a tiré le constat d'une augmentation de la part des ventes de Savanna et en a déduit que cette évolution résultait d'une réduction progressive, par voie contractuelle (avenant du 22 décembre 2015), du volume minimal fourni par la distillerie Rivière du Mât au GIE, et ;
' d'autre part, du GIE, sur le marché local de la commercialisation de rhum réunionnais, tous segments confondus, dont elle a tiré deux constats, à savoir, premièrement, que le rhum Charrette (commercialisé par le GIE) avait perdu 5 points de parts de marché entre 2013 et 2015, tandis que, pendant cette période, Isautier avait au contraire gagné 6 points et, deuxièmement, que leurs parts de marché respectives étaient restées relativement stables par la suite (de 2015 à 2019), celle du rhum Charrette s'élevant à plus de 85 % (depuis 2015).
96.L'Autorité a poursuivi son analyse à la lumière d'un ensemble de circonstances, pour déterminer si la discrimination tarifaire reprochée avait eu pour effet, potentiel ou réel, d'entraîner une distorsion de concurrence. Elle en a déduit :
' premièrement, que la perte de part de marché du GIE entre 2013 et 2015, comme la croissance de celle d'Isautier pendant la même période, étaient limitées et que cette évolution pouvait s'expliquer par d'autres facteurs que la discrimination tarifaire en cause, tels que la reprise en mains par Isautier de la distribution de ses produits ou l'intégration tardive par Savanna, dans ses tarifs de vente, de la taxe d'octroi de mer (à compter de 2013 et non dès 2009);
' deuxièmement, que la part de l'intrant (la mélasse) dans le prix de vente du rhum traditionnel, par le GIE auprès des distributeurs de La Réunion, était de 12 % à 15 % (tandis que la part de l'intrant dans le prix de vente pratiqué par Savanna auprès du GIE s'élevait à environ 25 %) ;
' troisièmement, qu'en dépit de la discrimination tarifaire dont elle faisait l'objet, la marge de Savanna était suffisante pour réduire son prix de cession du rhum traditionnel au GIE (en amont), afin que ce dernier soit en mesure d'aligner son prix du rhum Charrette sur le prix pratiqué par Isautier (en aval), en vue de rester compétitif, tout en continuant à réaliser des marges positives et significatives, ce dont elle a déduit que la dégradation de la part de marché du GIE n'était pas la conséquence nécessaire de la discrimination tarifaire en cause ;
' quatrièmement, qu'au regard du positionnement premium de la marque Charrette, de sa notoriété et de sa part de marché, il est peu vraisemblable que, dans l'hypothèse où Savanna n'aurait pas subi de discrimination tarifaire lors de l'achat de la mélasse, la marge supplémentaire qu'elle en aurait retirée ait été utilisée par le GIE pour chercher à aligner ses prix du rhum Charrette sur ceux d'Isautier, d'autant plus que l'augmentation des ventes qui en découlerait devrait être mise en balance avec la baisse des marges sur les ventes réalisées.
97.L'Autorité en a conclu que « la discrimination tarifaire en cause n'a pas entravé la position concurrentielle de RDR et ne saurait donc être regardée comme ayant causé une distorsion de concurrence entre elle et Isautier » (décision attaquée, § 256). Elle en a tiré la conséquence que, « dans la mesure où il ne ressort pas que [cette] (') discrimination (') crée un désavantage dans la concurrence, il n'est pas nécessaire d'examiner si les pratiques seraient objectivement justifiées » (§ 257). Partant, elle a retenu que la pratique d'abus de position dominante visée par le grief n° 1 n'était pas établie (§ 258).
98.RDR conteste les derniers développements de cette analyse. Elle soutient que la discrimination tarifaire mise en 'uvre par TOI, d'une part, lui a infligé un désavantage dans la concurrence et, d'autre part, est dépourvue de toute justification objective.
99.Sur l'incidence de la discrimination tarifaire, elle considère, en premier lieu, à titre principal, qu'un désavantage dans la concurrence est caractérisé en l'espèce, au regard des critères dégagés par la jurisprudence européenne, tels que l'existence d'un éventuel pouvoir de négociation du prix, les conditions et les modalités d'imposition de celui-ci, ainsi que la durée de sa mise en 'uvre (arrêts de la Cour de justice du 15 mars 2007, British Airways, C-95/04 P, point 145, et du 19 avril 2018, MEO- Serviçios de Comunicações e Multimédi SA contre Autoridade da Concorrência, C-525/16, point 38).
100.À cet égard, elle fait valoir les éléments suivants :
' Savanna n'a jamais détenu à l'égard de TOI un pouvoir de négociation suffisant pour lui permettre de remettre en cause le tarif pratiqué à son égard ;
' TOI n'a nullement été contrainte de fixer puis de maintenir inchangé ce prix ;
' ce prix est appliqué depuis le 1er janvier 2011, soit sur une période très significative.
101.Elle en déduit que les tarifs discriminatoires subis par Savanna sont, en raison de leurs caractéristiques et par leur nature-même, susceptibles d'engendrer un désavantage dans la concurrence.
102.Elle fait valoir, en outre, que la mélasse représente une part très significative des coûts de revient supportés par Savanna pour la production du rhum à destination du marché local : pour 2019, ce qui serait similaire pour les années 2016 et 2018, elle évalue son coût d'achat de la mélasse à destination du marché local à 96,45 % de ses coûts variables de production de rhum à destination dudit marché et à 76,51 % de ses coûts complets. Elle conteste ainsi la méthode d'analyse suivie par l'Autorité : le prix d'achat de la mélasse payé par Savanna devait être rapporté à ses coûts pour la fabrication du rhum à destination du marché local, et non au prix de vente pratiqué par le GIE auprès des distributeurs.
103.Elle indique, au surplus, que le rhum traditionnel destiné au marché local représente une part prépondérante du chiffre d'affaires de Savanna (en valeur, en 2016, 41 % des ventes totales des rhums et alcools).
104.Elle rappelle, enfin, que l'Autorité a constaté que la discrimination tarifaire subie par Savanna avait généré un manque à gagner important (d'environ 5,5 millions d'euros), en raison de l'augmentation des coûts de production en découlant, et précise sur ce point qu'en l'absence de ladite discrimination, le coût de revient d'un litre d'alcool pur (LAP) sur le marché local aurait été inférieur de près de 2,5 fois.
105.Elle en conclut que l'Autorité aurait dû, en application de la jurisprudence européenne précitée, retenir que le désavantage dans la concurrence était caractérisé.
106.En deuxième lieu, à titre surabondant, elle fait valoir que la part de marché du rhum Charrette sur le marché local s'est dégradée sur la période 2013-2019 (chute de 12,99 %), contrairement à celle de la marque Isautier (augmentation de 12,43 %). À cet égard, elle soutient qu'il est pertinent d'analyser, non pas les ventes de Savanna au GIE, mais uniquement celles du GIE sur le marché local (sous la marque Charrette). Sur ce point, elle conteste également la pertinence de l'appréciation de l'Autorité selon laquelle la perte de parts de marchés du GIE en aval était « limitée », cette appréciation revenant à remettre en cause la jurisprudence européenne (absence de seuil de sensibilité ; absence d'exigence de preuve d'un effet anticoncurrentiel concret et d'une détérioration effective et quantifiable de la position concurrentielle des partenaires commerciaux pris individuellement). Elle en déduit que sa position concurrentielle sur le marché réunionnais a bien été affectée.
107.Elle soutient, en outre, que cette dégradation résulte de la différentiation tarifaire subie par Savanna. À cet égard, elle relève que les autres facteurs mentionnés par l'Autorité dans sa décision, comme pouvant expliquer cette dégradation, ne sont évoqués que de manière succincte sans aucune démonstration de leur éventuel impact sur la dégradation de la part de marché de la marque Charrette (reprise en mains par Isautier de la distribution de ses produits ; décalage du calendrier de l'intégration du coût de la taxe d'octroi dans leurs tarifs respectifs de vente).
108.Elle prétend essentiellement que la perte de marge dont elle a souffert du fait de la discrimination tarifaire en cause l'a privée de la possibilité d'investir une somme de 700 000 euros dans la promotion de la marque Charrette, par le biais de réductions de prix notamment. Elle précise que les 700 000 bouteilles de rhum blanc (de 1L à 49°) ' sur lesquelles une réduction de prix d'un euro aurait été appliquée, à titre promotionnel, chaque année, de 2012 à 2019, ce qui aurait abouti à un prix proche de celui pratiqué par Isautier en 2019' représentent la moitié du volume de ventes annuelles du GIE sur le marché local, sachant que les ventes de ce produit représentent en valeur plus de 60 % des ventes du GIE. Elle considère que cet effort promotionnel aurait nécessairement eu un impact substantiel sur la compétitivité de la marque Charrette sur le marché local, compte tenu des spécificités du marché réunionnais, marqué par la forte sensibilité des consommateurs au prix, en raison du faible pouvoir d'achat d'une partie significative d'entre eux, comme l'a expliqué l'Autorité dans son avis n° 19-A-12 du 4 juillet 2019 concernant le fonctionnement de la concurrence entre Outre-Mer. Elle relève que s'il ressort des réponses du PDG d'Isautier à un questionnaire des services d'instruction que le pourcentage des ventes promotionnelles de son rhum (80 %) est proche de celui de la marque Charrette (environ entre 72 et 77 %), il n'indique pas à quel niveau de prix ses promotions sont réalisées, sachant que, grâce à un coût d'intrant beaucoup plus faible, celui-ci vend son rhum en promotion, à des prix qu'elle ne pourrait imiter. Elle déduit de cette analyse que la dégradation de la position du GIE résulte, indirectement mais nécessairement, de la discrimination tarifaire subie par Savanna.
109.En troisième lieu, en réponse aux arguments de TOI se prévalant de certains points de la décision attaquée, elle conteste l'idée selon laquelle le positionnement « premium » de la marque Charrette la pousserait à maintenir un écart de prix avec les produits concurrents, en particulier avec le rhum Isautier, cette idée étant contredite par l'avis précité de l'Autorité, ayant mis en évidence l'importance des promotions sur le marché réunionnais, en particulier pour les produits de grandes marques nationales, tels que le rhum Charrette. Elle dément, en outre, l'idée selon laquelle l'augmentation des ventes qui résulterait de ses actions promotionnelles devrait être mise en balance avec la baisse des marges sur les ventes ainsi réalisées : les promotions auraient précisément été financées par la marge supplémentaire dégagée par la réduction de son prix d'achat de la mélasse. Elle relativise, enfin, la portée de l'affirmation selon laquelle son niveau de marge lui permettait de riposter à la politique tarifaire d'Isautier : à supposer que cela soit avéré, il n'en résulterait pas qu'elle n'aurait pas utilisé cette marge supplémentaire pour animer la concurrence par les prix, compte tenu des spécificités du marché réunionnais.
110.Au surplus, elle considère que les justifications avancées par TOI pour fonder la discrimination tarifaire en cause ne sont pas sérieuses, telles que le maintien de l'équilibre de la filière canne-sucre-rhum à La Réunion, l'existence de différents régimes fiscaux applicables à la commercialisation du rhum en fonction de sa destination.
111.Par ailleurs, elle soutient que les conditions tarifaires pratiquées par TOI à l'égard de Savanna, à partir du 1er janvier 2011, sont objectivement inéquitables, en raison de l'écart avec celles pratiquées antérieurement à son égard et celles dont bénéficient Isautier. Elle précise qu'il s'agit d'un moyen nouveau, fondé à la fois sur l'article 102 du TFUE et l'article L. 420-2 du code de commerce, qui vise à la même fin que celui relatif à la discrimination tarifaire, à savoir établir l'abus de position dominante reproché à TOI, et non d'une prétention nouvelle.
112.Elle indique qu'à supposer que la jurisprudence suivante soit applicable en l'espèce (CA Paris, 2 décembre 2021, RG n° 20/04626, § 173 et 174), ledit moyen nouveau répond aux trois conditions de recevabilité qui y sont posées, à savoir :
' qu'elle n'invoque aucun élément de fait nouveau qui ne soit pas issu de l'enquête et de l'instruction et qui n'ait pas été soumis à la discussion des parties, se contentant de reprendre les éléments contenus dans la décision attaquée ;
' qu'elle reste dans les limites de la qualification de l'abus de position dominante retenue dans la notification des griefs ;
' que les éléments qu'elle soulève ne sont pas de nature à aggraver la situation de TOI, ce moyen restant dans le cadre du grief n° 1 et le plafond de la sanction applicable en cas de procédure simplifiée ayant été déjà atteint au titre du grief n° 2.
113.Dans ses observations, l'Autorité rappelle, pour l'essentiel, l'analyse développée aux § 226 à 256 de sa décision.
114.En premier, sur l'analyse des parts de marché, elle précise que les critiques de RDR ne sont pas pertinentes dans la mesure où les pratiques alléguées sont censées peser sur l'ensemble des volumes écoulés par Savanna sur le marché local. Elle considère, en outre, que l'estimation des parts de marché ne peuvent être affectées par un éventuel différentiel de prix entre marché de gros et marché aval dès lors que seuls les volumes sont pris en compte. Elle relève qu'en tout état de cause, l'évolution des parts de marché alléguée par RDR ne paraît pas fondamentalement différente de celle indiquée dans la décision attaquée (§ 232 à 243).
115.En deuxième lieu, sur l'intrant faisant l'objet de la discrimination tarifaire, elle ne conteste pas que la mélasse constitue l'intrant principal dans la production de rhum traditionnel, mais précise que, dans la mesure où le désavantage dans la concurrence invoqué par RDR se situe sur le marché aval du rhum au détail, c'est logiquement que la décision attaquée (§ 242) relève que le prix d'achat de la mélasse ne représente que 12 à 15 % du prix de vente par le GIE auprès des distributeurs.
116.En troisième lieu, sur les offres promotionnelles, elle relève que RDR n'apporte aucun élément permettant de démontrer que l'intérêt des consommateurs de La Réunion pour les « grandes marques nationales », constaté par l'Autorité dans son avis de 2019 précité, s'appliquerait de la même manière au rhum produit localement. Elle indique qu'en tout état de cause, ce qui est en jeu au § 254 de la décision attaquée, ce n'est pas l'existence de promotions, mais l'écart de prix constant, avant ou après promotion, entre le rhum Isautier et le rhum Charette, en raison de la position « premium » et de la notoriété de ce dernier.
117.En quatrième lieu, elle précise que, si sa décision n° 12-D-24 du 13 décembre 2012 relative à des pratiques mises en 'uvre dans le secteur de la téléphonie mobile à destination de la clientèle résidentielle en France métropolitaine explique que, pour des pratiques d'éviction, un opérateur n'est pas fondé à soutenir que ces pratiques n'ont pas eu d'effet lorsqu'il est établi que c'est au prix d'efforts redoublés que les concurrents visés se sont maintenus sur le marché, c'est en vain que RDR invoque cette décision dès lors qu'elle ne concerne pas, comme en l'espèce, une discrimination de second rang. À cet égard, elle rappelle, notamment, qu'un simple manque à gagner ne crée pas nécessairement un désavantage dans la concurrence.
118.En cinquième lieu, sur le caractère prétendument inéquitable des tarifs de TOI, elle considère que ce prétendu moyen est irrecevable dans la mesure où RDR ne l'a nullement saisie de ce grief dans le cadre de la procédure ayant donné lieu à la décision attaquée, de sorte que ce grief n'a fait l'objet ni d'une instruction, ni d'une décision sur ce point. Elle fait valoir que la procédure devant la Cour reste encadrée par les débats qui se sont tenus devant elle (l'Autorité) et, a fortiori, par les griefs qui ont été formulés à l'encontre de la partie mise en cause et qu'il serait contraire aux exigences du procès équitable que la Cour se prononce sur une qualification juridique qui n'a pas fait l'objet d'une notification de griefs. Elle précise que si elle est saisie in rem, les services n'ont pas instruit le dossier en ce sens, ni notifié de grief sur ce point, le grief n° 1 faisant uniquement référence à l'application de prix de vente discriminatoires. Elle en déduit que RDR n'est pas fondée à soutenir qu'elle ne soulève pas une nouvelle prétention et considère que son moyen est irrecevable.
119.Le ministre chargé de l'économie développe un argumentaire comparable. Sur le caractère prétendument inéquitable des tarifs de TOI, il fait plus particulièrement valoir que les abus de discrimination sont prohibés par le point c) de l'article 102 du TFUE tandis que ceux relatifs à des prix ou conditions de transaction inéquitables sont prohibés par le point a), de sorte que ces deux catégories d'abus relèvent de catégories juridiques distinctes. Il observe que l'existence de conditions tarifaires inéquitables est invoquée pour la première fois par RDR à l'appui de sa demande en réformation de la décision attaquée. Il en déduit que cette prétention nouvelle ne saurait être accueillie.
120.Quant à TOI et les sucreries, elles concluent dans le même sens et font plus particulièrement valoir les éléments suivants.
121.Sur les offres promotionnelles, elles relèvent que l'avis de l'Autorité de 2019, précité, visait les grandes marques nationales importées en outre-mer, c'est-à-dire les marques métropolitaines importées, vendues sensiblement plus cher dans les territoires domiens qu'en métropole, et non la marque Charrette, sachant que le rhum traditionnel vendu localement est proposé à un tarif « imbattable ».
122.En tout état de cause, à supposer que l'existence d'un désavantage dans la concurrence soit retenue, elles soutiennent que Savanna et Isautier ne se trouvent pas dans une situation équivalente dans la mesure où les contrats d'approvisionnement en mélasse de l'une et de l'autre ont été conclus dans des contextes différents, à plus de quinze ans d'intervalle, le plus récent, concernant Savanna s'inscrivant dans un contexte plus large de cession d'actifs.
123.Au surplus, elles estiment que les pratiques visées par le grief n° 1 étaient objectivement justifiées.
124.Sur le caractère prétendument inéquitable des tarifs, elles précisent que la Cour a déjà déclaré irrecevable un moyen nouveau, portant sur une pratique n'ayant pas été dénoncée devant l'Autorité (CA Paris, 1er février 2018, RG n° 16/23909). En outre, elles considèrent que ce moyen nouveau invite à une aggravation de la sanction, par l'imposition d'une sanction non pécuniaire, de publication d'un communiqué de presse dans la presse généraliste réunionnaise.
125.Le ministère public partage l'analyse de l'Autorité et du ministre chargé de l'économie.
Sur ce, la Cour :
126.L'article L. 420-2, alinéa 1, du code de commerce énonce :
« Est prohibée (') l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci. Ces abus peuvent notamment consister en (') conditions de vente discriminatoires ».
127.Ces dispositions sont à rapprocher de celles figurant à l'article 102 du TFUE, aux termes duquel :
« Est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci.
Ces pratiques abusives peuvent notamment consister à :
a) imposer de façon directe ou indirecte des prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction non équitables ;
(')
c) appliquer à l'égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence » (souligné par la Cour).
128.En l'espèce, il est constant que, comme l'a retenu l'Autorité dans sa décision (§ 194 à 198), pendant toute la période visée par le grief n° 1 (depuis le 19 décembre 2019 jusqu'à la date de la notification des griefs, le 29 juillet 2020), Savanna et Isautier ont reçu de TOI des prestations équivalentes, à savoir des approvisionnements en mélasse cultivée à La Réunion, nonobstant la qualité légèrement supérieure de celle fournie à la première, par rapport à celle fournie à la seconde, en raison de leur source d'approvisionnement différent auprès des sucreries.
129.Il est également constant que, comme l'a relevé l'Autorité dans sa décision (§ 200 à 202), qu'en 2019, le tarif appliqué par TOI à Savanna, pour la vente de mélasse destinée à produire du rhum traditionnel pour le marché local, était plus de quatre fois supérieur à celui appliqué à Isautier, quel qu'en soit l'usage. Il ressort du dossier que cet écart de tarif a été mis en 'uvre dès le 1er janvier 2011 (voir les éléments indiqués au § 95 de la décision attaquée).
130.C'est à juste titre que l'Autorité (décision attaquée, § 211) a déduit de ce traitement tarifaire différent, attaché à des prestations équivalentes, que TOI a pratiqué une discrimination tarifaire à l'encontre de Savanna. La circonstance, invoquée par TOI et les sucreries, selon laquelle les contrats d'approvisionnement en mélasse, dont est issu ce traitement tarifaire différent, ont été conclus dans des contextes différents, à plus de quinze ans d'intervalle, est indifférente.
131.Néanmoins, une pratique de discrimination tarifaire ne constituant pas, en soi, un abus de position dominante, tant au sens de l'article 102 du TFUE qu'au sens de l'article L. 420-2 du code de commerce, il importe de rechercher si, comme l'indique la jurisprudence européenne, cette pratique tend à fausser la concurrence en créant un désavantage dans la concurrence au détriment de l'entreprise discriminée (arrêts de la Cour de justice du 15 mars 2007, British Airways/Commission, C-95/04 P, et du 19 avril 2018, MEO, précité).
132.À cet égard, la Cour de justice a précisé que « le comportement commercial de l'entreprise en position dominante ne doit pas fausser la concurrence sur un marché en amont ou en aval, c'est-à-dire la concurrence entre fournisseurs ou entre clients de cette entreprise », ce qui signifie que « les cocontractants de ladite entreprise ne doivent pas être favorisés ou défavorisés sur le terrain de la concurrence qu'ils se livrent entre eux » (arrêts précités, British Airways/Commission, point 143, et MEO, point 24).
133.En outre, il résulte de cette jurisprudence que, pour déterminer si une discrimination de prix pratiquée par une entreprise en position dominante vis-à-vis de ses partenaires commerciaux tend à fausser la concurrence sur le marché aval, c'est-à-dire à entraver la position concurrentielle d'une partie des partenaires commerciaux de cette entreprise par rapport aux autres, il ne suffit pas de constater l'existence d'un désavantage immédiat, affectant des opérateurs qui se sont vu infliger des prix supérieurs par rapport aux tarifs applicables à leurs concurrents pour une prestation équivalente, ce désavantage immédiat ne signifiant pas que la concurrence soit faussée ou susceptible de l'être (arrêts précités, British Airways/Commission, point 144, et MEO, points 25 et 26).
134.En effet, selon la Cour de justice, « c'est seulement si le comportement de l'entreprise en position dominante tend, au vu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, à conduire à une distorsion de concurrence entre ces partenaires commerciaux, que la discrimination desdits partenaires commerciaux, qui se trouvent dans un rapport de concurrence, peut être considérée comme abusive » (arrêt MEO, précité, point 27).
135.La Cour de justice a précisé qu'au titre de cet ensemble de circonstances, il est loisible d'apprécier, notamment, le pouvoir de négociation en ce qui concerne les tarifs, les conditions et les modalités d'imposition de ceux-ci, leur durée et leur montant, ainsi que l'existence éventuelle d'une stratégie visant à évincer du marché en aval l'un de ses partenaires commerciaux au moins aussi efficace que ses concurrents (arrêt MEO, précité, point 31).
136.Elle a également précisé que seule une analyse de l'ensemble des circonstances de l'espèce « permet de conclure que ledit comportement a une influence sur les coûts, sur les bénéfices ou sur un autre intérêt pertinent d'une ou de plusieurs desdits partenaires, de sorte que ce comportement est de nature à affecter ladite position » (arrêt MEO, précité, point 37).
137.Il ressort, enfin, de cette jurisprudence que le standard de preuve d'un désavantage dans la concurrence ne requiert :
' ni « la preuve d'une détérioration effective et quantifiable de la position concurrentielle », car il importe uniquement de « déterminer si une discrimination de prix produit ou est susceptible de produire un désavantage concurrentiel » (arrêt MEO, précité, points 27, 28 et 37) ;
' ni la preuve d'un certain niveau de gravité, dès lors que « la fixation d'un seuil de sensibilité (de minimis) en vue de déterminer une exploitation abusive d'une position dominante ne se justifie pas » (arrêt MEO, précité, point 29).
138.C'est à la lumière de ces développements de jurisprudence qu'il convient d'examiner si, en l'espèce, la discrimination tarifaire pratiquée par TOI a produit ou était susceptible de produire un désavantage dans la concurrence au détriment de Savanna ou de RDR, la seconde détenant la totalité de la première.
139.S'il est vrai que, comme le fait valoir RDR, Savanna ne disposait pas d'un pouvoir de négociation suffisant à l'égard de TOI en ce qui concerne les tarifs et que ces derniers lui ont été appliqués pendant une longue période, à savoir depuis le 1er janvier 2011, il n'en demeure pas moins, à la lumière de la jurisprudence européenne précitée, que ces circonstances ne suffisent pas à caractériser un désavantage dans la concurrence, ni réel, ni potentiel.
140.En effet, il ressort de cette jurisprudence qu'il convient d'examiner l'ensemble des circonstances pertinentes de l'espèce, afin de déterminer si la discrimination tarifaire en cause a produit ou était susceptible de produire un désavantage dans la concurrence
141.À cet égard, c'est à juste titre que l'Autorité, dans sa décision (§ 241), a pris en compte la part de l'intrant (la mélasse) dans le prix de vente du rhum traditionnel auprès des distributeurs de La Réunion, et non, comme le réclame RDR, dans les coûts de production dudit rhum par Savanna. En effet, comme l'a relevé l'Autorité (décision attaquée, § 224), ce qui n'est pas contesté, c'est sur le marché aval de la commercialisation dudit rhum auprès des distributeurs que se joue essentiellement la concurrence entre les distilleries. C'est d'ailleurs sur ce marché, comme l'a rappelé l'Autorité (décision attaquée, § 241), que RDR, en tant que partie saisissante de l'Autorité, et qui détient la quasi-totalité du capital du GIE, a invoqué une distorsion de concurrence à son détriment.
142.Plus précisément, sur ce point, l'Autorité a constaté, dans sa décision (§ 242), ce qui n'est pas contesté, que si le prix d'achat de la mélasse représentait environ 25 % du prix de vente pratiqué par Savanna auprès du GIE, il ne représente que 12 % à 15 % du prix de vente pratiqué par le GIE auprès des distributeurs de La Réunion.
143.En outre, si le rhum traditionnel destiné au marché local représente, comme le prétend RDR, une part importante du chiffre d'affaires de Savanna (41 %) et si le manque à gagner résultant de la discrimination tarifaire en cause a été évalué par l'Autorité à environ 5,5 millions d'euros, soit environ 690 000 euros par an depuis 2012 (décision attaquée, § 228), ce qui n'est pas contesté, il n'en demeure pas moins que, comme l'a relevé l'Autorité (décision attaquée, § 243 à 253), à partir des simulations qui lui avaient été soumises par RDR (pour les années 2016 et 2019), ce qui n'est pas davantage contesté, Savanna réalisait des marges élevées sur le marché local de la vente du rhum traditionnel, qui étaient suffisantes pour lui permettre de réduire le prix de cession de son rhum traditionnel au GIE, afin que ce dernier soit en mesure de diminuer ses propres prix de vente dudit rhum aux distributeurs, afin de rivaliser avec ceux pratiqués par Isautier.
144.C'est donc en vain que RDR soutient que la discrimination tarifaire en cause l'a privée de la possibilité d'investir chaque année (de 2012 à 2019) une somme de 700 000 euros dans la promotion du rhum Charrette, par le biais de réduction de prix notamment.
145.Il en va d'autant plus ainsi que, comme l'a relevé l'Autorité (décision attaquée, § 255), Savanna a indiqué déjà investir 1,9 million d'euros par an en opérations promotionnelles, et que RDR précise, devant la Cour, que le pourcentage des ventes promotionnelles du rhum Charrette dans la grande distribution, entre 2017 et 2019, se situait déjà à un niveau élevé (entre 72 et 77 %), proche de celui concernant le rhum Isautier (80 %). Si les opérations promotionnelles, notamment sur le rhum traditionnel, revêtent une importance particulière pour les consommateurs, compte tenu des spécificités du marché réunionnais, il n'en demeure pas moins que RDR était en mesure, compte tenu du niveau élevé des marges réalisées par Savanna, d'investir dans des opérations promotionnelles supplémentaires, telles que celle dont elle prétend à tort avoir été privée. S'il lui était loisible de le faire et qu'elle ne l'a pas fait, elle ne saurait valablement en attribuer la cause à la discrimination tarifaire dont elle a fait l'objet.
146.Au surplus, comme l'a relevé pertinemment l'Autorité (décision attaquée, § 254 et 255), il n'est pas certain que cet investissement supplémentaire ait été rentable pour RDR, compte tenu de la notoriété de la marque Charrette, de la part de marché déjà élevée du GIE (supérieure à 85 %) et, plus généralement, de la nécessité, pour s'assurer de l'intérêt de réaliser une opération promotionnelle, de mettre en balance la marge supplémentaire sur les ventes (réalisées grâce à une réduction du prix) avec la baisse de marges (sur les ventes qui auraient été réalisées de toutes les façons, même sans réduction du prix).
147.Au vu de l'ensemble de ces circonstances, il n'est pas établi que la discrimination tarifaire en cause a produit ou était susceptible de produire, sur le marché aval de la commercialisation du rhum traditionnel auprès des distributeurs de La Réunion, un désavantage dans la concurrence au détriment de RDR.
148.C'est donc à juste titre que l'Autorité, dans sa décision (§ 258), a retenu, sans qu'il soit besoin d'examiner le bien-fondé des justifications objectives avancées par TOI et les sucreries, que la pratique d'abus de position dominante qui leur est reprochée par le grief n° 1 n'était pas établie.
149.C'est en vain que RDR soutient, pour la première fois devant la Cour, que les conditions tarifaires appliquées par TOI à Savanna sont inéquitables et que cette pratique est contraire tant à l'article L. 420-2 du code de commerce qu'à l'article 102 du TFUE. Ce moyen nouveau, qui va au-delà du périmètre de sa propre saisine de l'Autorité et du grief notifié aux parties en cause, à la fois quant au fondement textuel de l'incrimination d'abus de position dominante et quant aux critères et éléments d'analyse présentés au soutien de sa caractérisation, est irrecevable.
III. SUR LA CARACTÉRISATION D'UN ABUS DE POSITION DOMINANTE DU FAIT D'UNE PRATIQUE DE VERROUILLAGE DE LA SORTIE DU CONTRAT D'APPROVISIONNEMENT EN MÉLASSE (GRIEF N° 2)
150.Aux § 259 à 294 de la décision attaquée, après avoir rappelé les principes applicables en matière d'abus de position dominante et leur mise en 'uvre face à des clauses contractuelles, l'Autorité a examiné si TOI et les sucreries avaient verrouillé les possibilités de sortie du contrat d'approvisionnement en mélasse (du 3 février 2012), au moyen de deux clauses de ce contrat, prévoyant respectivement une indemnité de sortie du contrat et une interdiction de revente de la mélasse sur le marché réunionnais.
151.S'agissant de la clause d'indemnité de sortie du contrat (d'une durée de dix ans et reconductible tacitement pour une durée de cinq ans), l'Autorité l'estime excessive pour les distilleries : applicable même en cas de respect d'une durée relativement longue de préavis (trois ans), son montant de 5 millions représente plusieurs fois la valeur des achats annuels de mélasse réalisés par Savanna et Rivière du Mât, ce qui les empêche de sortir du contrat, lequel revêt ainsi un caractère quasi perpétuel, et restreint fortement leurs possibilités de renégociation des tarifs d'approvisionnement en mélasse.
152.S'agissant de la clause d'interdiction de la revente de la mélasse sur le marché réunionnais, l'Autorité l'estime également excessive pour les distilleries : si cette clause, depuis un avenant du 28 avril 2014, n'interdit plus à Savanna et Rivière du Mât de se revendre entre elles de la mélasse, pour les besoins exclusifs de leur propre distillerie, elle limite néanmoins de façon excessive leurs débouchés potentiels (Isautier, une nouvelle distillerie entrant sur le marché ou d'autres acheteurs, tels que les éleveurs), en particulier en cas de surplus de mélasse résultant de leurs engagements respectifs de volume d'achat, notamment pendant le délai de préavis de trois ans, requis pour dénoncer la reconduction tacite du contrat, sachant que l'une et l'autre étant soumises à des engagements de volume, il n'est pas établi que l'une serait susceptible de reprendre les volumes de l'autre.
153.Estimant que ces clauses sont susceptibles d'avoir des effets restrictifs de concurrence, l'Autorité a retenu que le grief n° 2 était établi.
154.Elle a ensuite écarté les arguments invoqués par TOI pour demander le bénéfice de l'exemption prévue à l'article L. 420-4 du code de commerce : ces arguments visent à expliquer la différentiation des tarifs de la mélasse et de leurs montants, appliqués à Savanna et Rivière du Mât, en fonction de la destination du rhum (marché local, contingenté ou autres usages) ; TOI ne présente aucun argument spécifique qui justifierait les clauses visées par le grief n° 2.
155.TOI et les sucreries ne contestent pas le premier volet du grief n° 2, concernant la clause d'indemnité de sortie du contrat d'approvisionnement en mélasse. En revanche, elles contestent le second volet du grief, relatif à la clause d'interdiction de revente de la mélasse.
156.Sur ce point, à titre liminaire, en réponse aux observations de l'Autorité soulevant le caractère inopérant de ce moyen, elles font valoir que ce moyen a une incidence sur le montant de la sanction financière et sur la validité de la clause litigieuse.
157.Plus précisément, en premier lieu, elles soutiennent que, pour retenir le caractère abusif de ladite clause, l'Autorité s'est fondée sur un effet anticoncurrentiel purement hypothétique, consistant à limiter les débouchés des distilleries Savanna et Rivière du Mât, alors qu'au contraire, cette clause leur est favorable, en ce qu'elle leur permet de se prémunir, entre elles, de toute stratégie de l'une visant à réduire, à l'encontre de l'autre, sa source d'approvisionnement en mélasse. Elles expliquent que cette clause conférant à chacune de ces deux distilleries un droit préférentiel d'achat du surplus de mélasse (une fois que les autres clients locaux habituels des sucreries ont été livrés, en particulier Isautier et les éleveurs), il convenait, a fortiori dans un contexte de diminution de la canne à sucre disponible, de garantir à chacune d'elles que l'autre ne puisse pas, dans un premier temps, lever son option d'achat et demander à pouvoir bénéficier de volumes supplémentaires puis, dans un second temps, ne pas utiliser pleinement ces volumes et les revendre sur le marché, empêchant ainsi l'autre distillerie d'avoir pu bénéficier, pour son activité, de ces quantités supplémentaires, lesquelles sont en principe réservées à ces deux distilleries.
158.En deuxième lieu, elles font valoir que la portée de cette clause d'interdiction a été clarifiée, sans modification substantielle, par l'avenant du 28 avril 2014, en permettant à ces deux distilleries de se revendre entre elles de la mélasse. Elles précisent que cet avenant a été conclu entre TOI et QFS (sous sa nouvelle dénomination « Rhumerie du Verso ») avec l'accord de RDR. Elles font valoir que cette possibilité de revente entre elles, aux mêmes conditions tarifaires que l'achat, leur garantit un débouché réel.
159.En troisième lieu, elles se prévalent des constatations de l'Autorité (décision attaquée, § 342), selon lesquelles les clauses limitant la revente de mélasse ont vraisemblablement eu peu d'impact sur la situation contractuelle ou les revenus des distilleries, ces dernières étant vraisemblablement peu enclines à se revendre de la mélasse entre elles plutôt qu'à utiliser cette mélasse pour produire du rhum traditionnel à destination du marché réunionnais, cette activité étant très rentable. Elles en déduisent, d'une part, que l'Autorité n'était pas fondée, sauf à se contredire, à retenir le caractère abusif de la clause litigieuse et, d'autre part, que la revente de mélasse à Isautier, comme à toute nouvelle distillerie entrant sur le marché, n'est pas une hypothèse réaliste. Il en irait de même pour la revente aux éleveurs, s'agissant d'un débouché résiduel, et à l'exportation, compte tenu, comme la relevé l'Autorité (décision attaquée, § 290), du désavantage compétitif dont souffrent les opérateurs réunionnais sur le marché mondial.
160.En quatrième lieu, à titre subsidiaire, elles considèrent que le risque de surplus de mélasse n'existerait pas dans l'hypothèse où Savanna déciderait de sortir du contrat d'approvisionnement du 3 février 2012, le protocole d'accord du 19 décembre de la même année prévoyant que l'autre partie (Rivière du Mât) pourra reprendre à sa charge l'intégralité des engagements des deux distilleries au titre du premier contrat, ce qui inclut les engagements de volumes d'approvisionnement. Elles précisent que l'obligation d'achat de 12 000 tonnes supplémentaires prévue au contrat et concernant la mélasse destinée à produire des alcools autres que les rhums à fiscalité privilégiée pèse sur les deux distilleries et non pas seulement sur Savanna, qui a d'ailleurs toujours rempli cette obligation. Elles ajoutent que les distilleries ne subissent pas les commandes, mais les planifient en amont, selon leurs stratégies et contraintes respectives, ce qui leur permet d'éviter tout surplus. Elles font valoir qu'il en va d'autant plus ainsi que le volume de canne à sucre récoltée à La Réunion, et donc de mélasse, est en forte chute depuis quelques années.
161.En cinquième lieu, à titre infiniment subsidiaire, elles font valoir que la clause litigieuse ne devrait pas être considérée, comme l'indique à tort l'Autorité, comme une restriction caractérisée, cette notion étant propre au droit des ententes et donc inapplicable en matière d'abus de position dominante.
162.En sixième lieu et dernier lieu, en tout état de cause, elles soutiennent que la clause litigieuse est éligible à l'exemption prévue à l'article L. 420-4 du code de commerce dans la mesure où elle vise, notamment, à s'assurer que les distilleries continueront d'acheter de la mélasse auprès des sucreries et à maintenir ainsi l'équilibre de la filière canne-sucre-rhum.
163.Dans ses observations, l'Autorité considère, à titre liminaire, que les arguments de TOI et des sucreries sont inopérants dans la mesure où ils ne sont pas de nature à remettre en cause ni la conclusion de la décision selon laquelle celles-ci ont enfreint les dispositions de l'article L. 420-2 du code de commerce, ni le montant de la sanction infligée.
164.Elle estime qu'en tout état de cause, ces arguments sont infondés.
165.En premier lieu, elle rappelle que la décision attaquée a constaté que la clause litigieuse limite les débouchés potentiels des distilleries, en leur interdisant de revendre de la mélasse sur le marché local, sauf entre elles. Elle considère qu'une telle interdiction est par nature restrictive de concurrence et pourrait être analysée, en droit des ententes, comme une restriction caractérisée, au sens du règlement d'exemption par catégorie, ce qui est exclu en l'espèce, la pratique reprochée étant celle de l'abus de position dominante, cette notion pouvant néanmoins éclairer l'analyse des effets anticoncurrentiels de la clause litigieuse.
166.En deuxième lieu, elle fait valoir que cette clause permet aux sucreries de se réserver certains débouchés potentiels des distilleries, par exemple, celui des éleveurs, sans que cela soit justifié. Elle précise que cette clause est similaire à celle examinée par la Cour de justice dans l'affaire United Brands, limitant les débouchés des mûrisseurs de bananes, la présente clause limitant quant à elle la capacité des distilleries à développer leur propre pouvoir de négociation vis-à-vis de TOI.
167.En troisième lieu, elle rappelle que la décision attaquée a également pris en compte une hypothèse particulière afin de démontrer les effets anticoncurrentiels de la clause litigieuse, à savoir celle où les distilleries disposeraient d'un surplus de mélasse, la clause litigieuse les contraignant particulièrement dans cette hypothèse, contribuant ainsi à verrouiller les possibilités de sortie du contrat du 3 février 2012, ce qui est particulièrement visé par le grief n° 2.
168.En quatrième lieu, elle écarte l'existence d'une prétendue contradiction de la décision attaquée, le constat du caractère limité du dommage à l'économie ne remettant pas en cause, ni son existence, ni le caractère anticoncurrentiel de la pratique reprochée, nullement hypothétique dans la mesure où la clause litigieuse était de nature à décourager les distilleries à envisager une sortie possible du contrat du 3 février 2012, et partant une renégociation des tarifs contractuellement prévus.
169.En cinquième lieu, elle observe qu'à supposer que les débouchés prohibés par la clause litigieuse soient peu crédibles, cela ne justifie en rien que l'entreprise en position dominante puisse les interdire sans justification, cette interdiction étant restrictive de concurrence. À cet égard, elle rappelle que la question d'un surplus de mélasse est à même de se poser en cas de sortie du contrat et, par là-même, est de nature à dissuader de sortir du contrat. Elle en déduit que la limitation des débouchés est susceptible d'accroître le phénomène de verrouillage des possibilités de sortie du contrat.
170.En sixième et dernier lieu, s'agissant de la crédibilité du surplus de mélasse, elle rappelle que, si le contrat du 3 février 2012 prévoit que Savanna et Rivière du Mât s'engagent à commander chaque année des volumes de mélasse en relation avec leurs besoins anticipés pour la production de rhum traditionnel à destination du marché local et du marché contingenté, elles se sont aussi engagées à commander au moins 12 000 tonnes de mélasse par an pour les autres utilisations et seraient toujours susceptibles d'avoir un surplus de mélasse au cas où elles ne se serviraient pas de l'intégralité de la mélasse initialement acquise.
171.Le ministre chargé de l'économie développe un argumentaire comparable. Il fait plus particulièrement valoir que, si le débouché du surplus de mélasse auprès d'autres distilleries et des éleveurs est limité, cela ne justifie pas qu'il soit par principe proscrit, et qu'au demeurant la clause litigieuse limite l'accès à un débouché avéré, à savoir celui d'Isautier.
172.RDR soutient, en premier lieu, ne pas avoir négocié le contrat du 3 février 2012, auquel elle n'est pas partie, et n'en avoir reçu communication qu'à un stade très avancé des négociations avec la COFEPP, de sorte que la clause litigieuse ne saurait résulter de la volonté des distilleries, et qu'elle n'a jamais eu communication de l'avenant du 28 avril 2014, de sorte qu'elle ne saurait y avoir consenti.
173.En deuxième lieu, elle conteste l'existence d'une quelconque contradiction de la décision attaquée, entre l'appréciation du caractère anticoncurrentiel de la clause litigieuse et l'évaluation du dommage à l'économie.
174.En troisième lieu, elle précise que Savanna et Rivière du Mât pourraient vendre leur surplus de mélasse aux producteurs de bioéthanol, entre autres débouchés, et considère qu'en tout état de cause, à supposer même que ces débouchés seraient peu crédibles, cela ne justifie en rien que l'entreprise dominante les interdise sans justification, étant rappelé que, selon la jurisprudence européenne, pour établir le caractère anticoncurrentiel d'une pratique mise en 'uvre par une entreprise en position dominante, il suffit de démonter un effet anticoncurrentiel potentiel.
175.En quatrième lieu, elle précise qu'au regard du volume maximal de production autorisé par la direction de l'environnement et de l'aménagement du territoire, Rivière du Mât n'a matériellement pas la capacité d'absorber les 20 000 tonnes de l'engagement de volumes de Savanna et de produire la quantité de rhum traditionnel correspondante. Il en résulterait un surplus de mélasse de l'ordre de 11 000 tonnes. Elle relève que ces deux distilleries se sont également engagées à commander au moins 12 000 tonnes de mélasse par an pour les autres utilisations, de sorte qu'un surplus de mélasse n'est pas exclu, d'autant que les distilleries sont toujours susceptibles d'avoir un surplus de mélasse. Elle fait valoir qu'en tout état de cause, le contexte de pénurie de mélasse invoqué par TOI n'est pas de nature à retirer à la clause litigieuse son caractère abusif.
176.En cinquième et dernier lieu, elle relève, comme la décision attaquée, que TOI ne présente aucun argument spécifique de nature à justifier objectivement la clause litigieuse.
177.Le ministère public développe un argumentaire comparable.
Sur ce, la Cour :
178.L'article 4.5 du contrat du 3 février 2012, conclu entre TOI et la société Quartier Français Spiritueux Outre-Mer (QFSOM), une filiale de QFS, détenue par la COFEPP, stipule :
« L'Acquéreur s'engage pendant la durée du contrat à ne pas revendre de mélasse sur le marché réunionnais ».
179.Ce contrat a été conclu pour une période de dix ans, à compter du 1er janvier 2011. Il est stipulé qu'il se renouvelle tacitement tous les cinq ans, sauf dénonciation par l'une des parties, dans un délai de trois ans avant l'échéance de la première période ou de la période en cours et moyennant le versement d'une indemnité forfaitaire de cinq millions d'euros.
180.Ce contrat du 3 février 2012 a fait l'objet de deux avenants, dont l'un, conclu le 28 avril 2014, entre TOI et la société Rhumerie du Verso (ex QFS), a complété les stipulations précitées de l'article 4.5, selon les termes suivants :
« L'Acquéreur s'engage pendant la durée du contrat à ne pas revendre de mélasse sur le marché réunionnais, hormis à (') Rivière du Mât et (') Savanna pour le besoin exclusif de distillation de chacune des distilleries ».
181.À titre liminaire, il importe de préciser que le moyen portant sur le prétendu caractère anticoncurrentiel de cette clause n'est pas inopérant, dès lors qu'il est susceptible d'avoir une incidence sur le montant de la sanction. Il revient donc à la Cour d'examiner s'il est justifié.
182.À cet égard, il convient de rappeler que selon une jurisprudence européenne constante, dont les principes sont transposables pour établir un abus de position dominante, au sens de l'article L. 420-2 du code de commerce, il suffit de démontrer que la pratique en cause est susceptible d'avoir un effet anticoncurrentiel, sans qu'il soit nécessaire de prouver que la pratique en cause a eu un effet concret sur le marché concerné. Ainsi, si l'effet anticoncurrentiel ne doit pas être purement hypothétique, il doit être au moins potentiel (voir, notamment, arrêts de la Cour de justice du 19 avril 2012, Tomra Systems e.a. /Commission, C-549/10 P, point 68, et du 6 octobre 2015, Post Danemark A/S, C-23/14, point 65).
183.En l'espèce, il résulte clairement du libellé de la clause litigieuse qu'elle limite les débouchés potentiels de revente de la mélasse par les distilleries qui y sont soumises. L'avenant apporté à cette clause en 2014 n'enlève rien à ce constat. En effet, la revente sur le marché local demeure interdite, que ce soit à destination des éleveurs, de la distillerie Isautier, d'autres éventuelles nouvelles distilleries qui entreraient sur le marché, ou de producteurs de bioéthanol.
184.Cette clause revient ainsi à réserver aux sucreries l'exclusivité de la vente de la mélasse qu'elles ont produites, sur le marché local, à ces différents acteurs. Par là-même, elle est susceptible de renforcer le verrouillage des possibilités de sortie du contrat d'approvisionnement, qui découle déjà de la clause d'indemnité de sortie de contrat, ce qui n'est pas contesté.
185.La clause d'interdiction de revente revêt potentiellement une acuité particulière lorsque les distilleries Savanna ou Rivière du Mât se trouvent confrontées à un surplus de mélasse, notamment dans l'hypothèse où l'une d'entre elle entendrait dénoncer le contrat et se libérer ainsi de ses engagements de volumes d'approvisionnement en mélasse.
186.À cet égard, il importe de rappeler que, si le contrat du 3 février 2012 prévoit que les distilleries s'engagent à commander chaque année des volumes de mélasse en relation avec leurs besoins anticipés pour la production de rhum traditionnel à destination du marché local et du marché contingenté (article 4. 1), il prévoit aussi qu'elles s'engagent à commander, systématiquement, au moins 12 000 tonnes de mélasse par an pour les autres utilisations (article 4.4).
187.Dans ce contexte, si la revente de mélasse n'est pas interdite entre ces distilleries, pour les besoins exclusifs de leur activité respective de distillation, il n'en demeure pas moins que ce débouché n'est pas nécessairement garanti. Cette possibilité de revente n'est véritablement ouverte que sous réserve, soit que l'autre distillerie, qui est soumise au même engagement de volumes, ne se trouve pas déjà dans la même situation de surplus de mélasse, soit que la production de rhum traditionnel supplémentaire correspondant à la revente de mélasse n'excède pas le volume maximal de production autorisé par la direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement, cet excédent générant lui-même un surplus de mélasse.
188.Les mêmes réserves ont vocation à jouer lorsque l'une des distilleries décide de dénoncer le contrat d'approvisionnement (du 3 février 2012). En effet, si le protocole d'accord du 19 décembre 2012 prévoit (article 3.2) que l'autre distillerie pourra reprendre à sa charge l'intégralité des engagements des deux distilleries au titre du contrat du 3 février 2012, ce qui inclut les engagements de volumes d'approvisionnement, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'une simple possibilité qui n'est véritablement ouverte que sous les mêmes réserves que celles qui sont attachées à la revente de mélasse entre les deux distilleries.
189.Le risque de surplus de mélasse n'est donc pas purement hypothétique.
190.Cette analyse ne saurait être remise en cause par la circonstance, invoquée par TOI et les sucreries, que le volume de canne à sucre récoltée à La Réunion, et donc de production de mélasse, serait en forte chute depuis quelques années. En effet, s'il ressort des articles de presse dont elles se prévalent que cette forte chute a été constatée en 2018, qualifiée de campagne « la pire de l'histoire », ainsi qu'en 2022, soit postérieurement à la date de fin de la période des pratiques reprochées (29 juillet 2020, correspondant à la date de la notification des griefs), il n'est pas établi que la réfaction de la mélasse est structurelle et non pas conjoncturelle ou, du moins, qu'elle était avérée, de manière significative, pendant toute la période des pratiques reprochées (depuis fin 2012).
191.Au surplus, c'est en vain que TOI et les sucreries soutiennent l'existence d'une contradiction de la décision attaquée entre l'appréciation du caractère anticoncurrentiel de la clause litigieuse et l'évaluation du dommage à l'économie. En effet, l'existence d'un effet anticoncurrentiel potentiel ne saurait être démenti par le caractère limité du dommage à l'économie.
192.Par ailleurs, à supposer que les débouchés du surplus de mélasse que constituent les éleveurs, ainsi que le ou les producteurs de bioéthanol, soient limités, celui d'Isautier n'est pas néanmoins négligeable, même s'il ne s'agit que de la troisième distillerie de l'île, en termes de chiffre d'affaires.
193.C'est donc à juste titre que l'Autorité a retenu que la clause d'interdiction de revente était susceptible d'avoir des effets restrictifs de concurrence et enfreignait ainsi l'article L. 420-2 du code de commerce (décision attaquée, § 293 et 294).
194.C'est également à juste titre que l'Autorité a retenu qu'en l'absence d'argumentation spécifique avancée par TOI pour la justifier au regard de l'article L. 420-4 du code de commerce, cette clause n'était pas éligible à l'exemption qui y est prévue (décision attaquée, § 297 et 298). La même conclusion s'impose compte tenu de la similitude des arguments avancés devant la Cour.
IV. SUR LES SANCTIONS
195.Comme cela a déjà été indiqué, dans la décision attaquée, l'Autorité a infligé solidairement, à TOI et les sucreries, une sanction pécuniaire de 750 000 euros, au titre du grief n° 2, pris dans ses deux volets, portant respectivement sur la clause d'indemnité de sortie et sur celle d'interdiction de revente.
196.Pour fixer ce montant, elle s'est appuyée sur son communiqué du 2 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires (ci-après le « communiqué sanctions »).
197.En premier lieu, pour calculer le montant de base de la sanction, elle a retenu la valeur des ventes de mélasse réalisées par les sucreries de TOI auprès des distilleries Savanna et Rivière du Mât en 2019, correspondant au dernier exercice complet de mise en 'uvre des pratiques, puis a estimé que la pratique en cause revêtait une certaine gravité et que le dommage que celle-ci avait causé à l'économie était limité, ce dont elle déduit une proportion de 5 % comme assiette du montant de la sanction. Ladite pratique ayant duré sept ans et sept mois (du 19 décembre 2012 au 29 juillet 2020), elle a retenu un coefficient multiplicateur de 4,29.
198.En deuxième lieu, après avoir écarté l'existence d'une circonstance atténuante invoquée par TOI (le prétendu encouragement de la pratique par les autorités publiques du fait des différents niveaux de taxation de la mélasse) et estimé qu'aucun élément du dossier ne permettait de retenir d'autres éléments d'individualisation de la sanction, elle a constaté que le montant obtenu était supérieur au plafond légal de 750 000 euros qui était alors applicable en cas de procédure dite simplifiée (article L. 464-5 du code de commerce), elle a fixé la sanction à ce montant plafonné.
199.En troisième lieu, elle a rejeté la demande de TOI et des sucreries concernant leur capacité contributive, au motif que les éléments comptables et financiers qui lui ont été soumis n'attestaient pas de difficultés financières particulières de nature à les empêcher de s'acquitter de la sanction infligée.
200.TOI et les sucreries contestent, à plusieurs titres, le montant de la sanction qui leur a été infligée.
201.En premier lieu, sur la gravité des pratiques visées par le grief n° 2, elles font valoir les éléments suivants, qui auraient dû être pris en compte dans la décision attaquée :
' les abus d'exploitation, comme en l'espèce, sont, par nature, d'une gravité moindre que les abus d'éviction ;
' l'absence d'une quelconque stratégie délibérée des sucreries, au titre des caractéristiques objectives de l'infraction, au sens du communiqué sanctions, ainsi que l'absence de surprofit tiré de l'infraction;
' l'existence d'un véritable contre-pouvoir de marché des distilleries, dans le cadre d'un monopole bilatéral.
202.En deuxième lieu, elles soutiennent l'absence de tout dommage à l'économie, qui résulterait des propres constatations de l'Autorité dans sa décision (§ 342).
203.En troisième lieu, sur les ajustements finaux, elles font valoir :
' que l'équilibre financier des sucreries et, partant, la pérennité de leur activité, est supporté par les deniers publics, de sorte que l'existence de subventions, qui n'a pas été prise en compte dans la décision attaquée, aurait dû conduire l'Autorité à réduire très substantiellement le montant de la sanction, à un euro symbolique, voire à l'annuler ;
' que la même conclusion s'imposait au regard de l'absence de capacité contributive des sucreries, dont l'équilibre financier précaire repose sur les subventions reçues.
204.En réponse, l'Autorité observe, en premier lieu, sur la gravité des pratiques, que la décision attaquée a bien pris en compte l'existence d'un abus d'exploitation, en l'absence d'éléments établissant un abus d'éviction, mais qu'elle a aussi pris en compte le fait que cette pratique avait été mise en 'uvre par une entreprise en situation de quasi-monopole. Elle précise, en outre, que la décision attaquée n'a pas pris en compte l'absence de stratégie délibérée, celle-ci n'étant pas attestée. Elle conteste, enfin, l'allégation selon laquelle le pouvoir de négociation des distilleries n'aurait pas été suffisamment pris en compte, ce pouvoir étant limité, même en l'absence de pratiques abusives, les distilleries étant captives des sucreries de TOI.
205.En deuxième lieu, sur le dommage à l'économie, elle relève que son existence, comme son caractère limité, ont fait l'objet d'une analyse détaillée dans la décision attaquée, dont elle rappelle la teneur.
206.En troisième lieu, sur les ajustements finaux, elle a produit devant la Cour, dans une annexe séparée de ses observations, couverte par la protection du secret des affaires, une analyse de la faculté contributive des sociétés du groupe Tereos.
207.Le ministre chargé de l'économie développe un argumentaire comparable. Sur la capacité contributive, il fait plus particulièrement valoir que les éléments invoqués par les requérantes portent uniquement sur la situation financière des sucreries, sans faire état de celle de leur société mère, à savoir TOI, alors que la sanction de 750 000 euros a été infligée solidairement aux sucreries, en tant qu'auteures, mais aussi à TOI, à la fois en tant qu'auteure et société mère. Il en déduit que rien ne permet de préjuger de la répartition de la charge finale de la sanction entre ces trois sociétés.
208.Il en tire la conséquence que l'examen de la capacité contributive doit intégrer les éléments financiers et comptables relatifs à TOI afin de déterminer si le paiement de la sanction représenterait une charge insoutenable pour celle-ci, remettant en cause sa pérennité économique, notamment dans l'hypothèse où elle devrait s'acquitter seule de la sanction.
209.En outre, il constate que la décision attaquée n'aborde pas la question de la perception des aides publiques pour apprécier les difficultés financières alléguées.
210.Il observe néanmoins que ce critère n'est pas, en tant que tel, un facteur susceptible d'atténuer la sanction, dans la mesure où il n'est convoqué que lorsque des difficultés financières sont avérées.
211.Il en tire la conséquence qu'il conviendra de déterminer si la situation financière de TOI, solidairement appelée à s'acquitter du montant de la sanction, apparait conditionnée par l'octroi des aides publiques.
212.En conclusion, il estime que les documents communiqués par la requérante n'attestent pas de difficultés financières particulières de nature à l'empêcher de s'acquitter de la sanction pécuniaire.
213.Le ministère public partage cette analyse.
Sur ce, la Cour :
214.Aux termes de l'article L. 464-2, I, du code de commerce dans sa rédaction applicable aux faits, les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie, à la situation de l'organisme ou de l'entreprise sanctionné ou du groupe auquel l'entreprise appartient et à l'éventuelle réitération de pratiques prohibées par le présent titre. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction.
215.Il est constant que la Cour n'est pas liée par le communiqué sanctions mais qu'il lui appartient, d'une part, de vérifier que la sanction infligée a été déterminée conformément aux exigences légales et, d'autre part, de s'assurer que l'Autorité a respecté les règles qu'elle s'est elle-même fixées dans son communiqué (sauf à ce qu'elle explique les raisons particulières pour lesquelles elle s'en est écartée).
216.En l'espèce, TOI et les sucreries contestent le montant de la sanction qui leur a été infligée (au titre du grief n° 2). Elles se réfèrent expressément au communiqué sanctions, lequel, comme cela a déjà été indiqué, a été appliqué par l'Autorité dans sa décision.
217.C'est à la lumière de ces éléments qu'il revient à la Cour d'examiner si leurs critiques sont fondées.
218.En premier lieu, s'agissant de la gravité de la pratique, il importe de rappeler que, comme le prévoit le troisième alinéa de l'article L. 464-2, I, du code de commerce, les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés.
219.Selon le communiqué sanctions (paragraphes 25 et 26), « [l]'Autorité apprécie la gravité des faits de façon objective et concrète, au vu de l'ensemble des éléments pertinents du cas d'espèce », tenant, notamment, à la nature de l'infraction et des faits retenus pour la caractériser (par exemple, en cas d'abus de position dominante, s'il s'agit d'un abus d'éviction ou d'exploitation), à celle des paramètres de la concurrence concernés (comme le prix, la clientèle ou la production), des activités, des secteurs et des marchés visés, des personnes susceptibles d'être affectées (telles que des consommateurs vulnérables), ainsi qu'aux caractéristiques objectives de l'infraction (eu égard, notamment, à son caractère secret ou non, ou à son degré de sophistication).
220.En l'espèce, force est de constater que l'Autorité a bien pris en compte le fait que la pratique en cause constitue un abus d'exploitation et non un abus d'exclusion puisqu'elle indique, dans sa décision (§ 331),« qu'il convient de considérer que la pratique sanctionnée au titre du grief n° 2 constitue d'abord un abus d'exploitation et que le dossier ne comporte aucun élément permettant d'étayer un éventuel effet d'éviction résultant du verrouillage de l'accès au marché ». C'est à juste titre qu'elle a immédiatement apporté la précision suivante (au même §) : « Toutefois, la pratique en cause revêt malgré tout un degré certain de gravité, et ce d'autant qu'elle a été mise en 'uvre par une entreprise en situation de quasi-monopole ». Cette précision ne remet pas au cause le constat qu'elle a pris en compte la moindre gravité des abus d'exploitation par rapport aux abus d'exclusion. Elle tend seulement, comme l'indique le communiqué sanctions, à apprécier la gravité de la pratique au vu de l'ensemble des éléments pertinents de l'espèce.
221.C'est également à juste titre qu'après avoir retenu, comme cela vient d'être indiqué, que « le dossier ne comporte aucun élément permettant d'étayer un éventuel effet d'éviction résultant du verrouillage de l'accès au marché », l'Autorité n'a pas pris en compte, en tant que caractéristiques objectives de l'infraction, la prétendue absence de stratégie délibérée des sucreries, ainsi que le défaut allégué de surprofit tiré de la pratique en cause, ces éléments ne ressortant pas du dossier.
222.C'est encore à juste titre que l'Autorité, qui, contrairement à ce qui est prétendu, n'a pas constaté dans sa décision l'existence d'un « monopole bilatéral » (§ 157), a relevé que « comme indiqué plus haut dans la section sur la position dominante, les distilleries de La Réunion sont captives des sucreries de TOI pour leur approvisionnement en mélasse produite à partir de canne à sucre de La Réunion » et a déduit de ces seules constatations, et non de celles invoquées à tort par les requérantes concernant l'appréciation du dommage à l'économie, sans se contredire, que « dans ces conditions, leur pouvoir de négociation, même en l'absence de pratiques abusives, apparaît limité » (§ 335). La Cour renvoie sur ce point aux paragraphes 74 à 78 du présent arrêt.
223.Il s'ensuit que l'appréciation de l'Autorité selon laquelle « la pratique sanctionnée revêt un caractère certain de gravité » (§ 336) est justifiée.
224.En deuxième lieu, s'agissant du dommage à l'économie, il importe de rappeler que, comme le prévoit l'article précité du code de commerce, les sanctions pécuniaires sont proportionnées à l'importance du dommage à l'économie.
225.Aux termes du communiqué sanctions, le dommage à l'économie englobe tous les aspects de la perturbation que l'infraction est de nature à causer au fonctionnement concurrentiel des activités, secteurs ou marchés directement ou indirectement concernés, ainsi qu'à l'économie générale (point 27).
226.Le dommage à l'économie ne se présumant pas, l'Autorité en apprécie l'importance de façon objective, au vu de l'ensemble des éléments pertinents du cas d'espèce, sans toutefois être tenue de le chiffrer comme s'il s'agissait d'un préjudice individuel. Les éléments qu'elle prend en considération sont généralement de nature qualitative, mais peuvent également être de nature quantitative lorsque de tels éléments sont disponibles et fiables (point 28).
227.Pour mener cette analyse (point 32), l'Autorité tient notamment compte de l'ampleur de l'infraction (couverture géographique, nombre, importance et parts de marché cumulées des entreprises en cause, etc.), des caractéristiques économiques des activités, des secteurs ou des marchés en cause (barrières à l'entrée, degré de concentration, élasticité-prix de la demande, marge, etc.), des conséquences conjoncturelles de l'infraction (surprix escompté, absence d'une baisse de prix attendue, impact indirect sur des secteurs ou des marchés connexes, en amont ou en aval, etc.), de leurs conséquences structurelles (création de barrières à l'entrée, effets d'éviction, de discipline ou de découragement vis-à-vis des concurrents, baisse de la qualité ou de l'innovation, entrave au progrès technique, impact sur la compétitivité du secteur en cause ou d'autres secteurs etc.), ainsi que de leur incidence plus générale sur l'économie, sur les opérateurs économiques en amont, sur les utilisateurs en aval et sur les consommateurs finals.
228.En l'espèce, contrairement à ce qui allégué, l'Autorité ne s'est pas contentée d'indiquer que le dommage à l'économie était limité, sans démontrer son existence.
229.Au contraire, elle a retenu son existence en se fondant sur une analyse circonstanciée, au regard, notamment (§ 339 à 341 de la décision attaquée) :
' de l'ampleur de la pratique, compte tenu de l'importance, sur le marché de la mélasse à destination des distilleries réunionnaises, y compris sur le seul segment de la vente de mélasse destinée au rhum commercialisé sur le marché local, de la part, en volume ou en valeur, des ventes de mélasse de TOI à Savanna et Rivière du Mât, pendant la période infractionnelle (2012-2019) ;
' des conséquences de la pratique, compte tenu de l'impossibilité pour Savanna et Rivière du Mât de renégocier leurs tarifs d'approvisionnement en mélasse avec les sucreries et de mettre fin au contrat ;
' des caractéristiques économiques de l'activité, compte tenu de l'absence de substitut à la mélasse fournie par les sucreries mises en cause pour la fabrication de rhum traditionnel bénéficiant de l'indication géographique protégée (IGP) « Rhum de La Réunion ».
230.En outre, contrairement à ce qui est prétendu, il ne saurait être déduit des constations ultérieures de l'Autorité (§ 342) l'absence de tout dommage à l'économie, mais seulement son caractère limité.
231.En troisième lieu, s'agissant de la capacité contributive des sociétés en cause, il convient de rappeler que, comme l'indique le communiqué sanctions (§ 65), il appartient à l'entreprise de justifier l'existence de ses difficultés financières en s'appuyant sur des preuves fiables, complètes et objectives, attestant de leur réalité et de leurs conséquences concrètes sur sa capacité contributive. Si la situation de ladite entreprise est appréciée par l'Autorité au jour de sa prise de décision, en cas de recours contre cette décision, la Cour l'apprécie en revanche à la date à laquelle elle statue.
232.Il importe également de rappeler que de faibles résultats, voire des résultats déficitaires, ne suffisent pas à eux seuls pour caractériser une insuffisance de capacité contributive justifiant une réduction du montant de la sanction infligée. C'est la situation économique dans son ensemble qu'il convient d'apprécier pour déterminer la capacité contributive de la société sanctionnée, le cas échéant du groupe auquel elle appartient, par l'analyse des comptes sociaux ou des comptes consolidés, bilans, comptes de résultats et annexes, permettant de déterminer l'existence tant d'un bénéfice avant impôts, que d'actifs mobilisables, ou d'une capacité d'endettement envisageable pour le paiement de la sanction infligée.
233.En l'espèce, les requérantes ne produisent pas d'éléments actualisés de leur situation financière. Elles se fondent uniquement sur les éléments qu'elles avaient communiqués à l'Autorité, par lettre du 15 octobre 2020, à l'appui de leur demande concernant leur capacité contributive.
234.Au surplus, ces éléments, non actualisés, portent uniquement sur la situation des sucreries. Il en va de même des éléments développés devant la Cour concernant l'octroi, aux sucreries, de subventions publiques.
235.Or, pour apprécier la capacité contributive des mises en cause, il convient également de prendre en compte la situation financière de TOI, la sanction ayant été infligée solidairement et TOI ayant été sanctionnée à la fois en sa qualité de société mère des sucreries qu'en tant qu'auteure de la pratique.
236.Il s'ensuit que les requérantes ne justifient pas de l'existence actuelle de difficultés financières particulières, affectant leur capacité contributive et justifiant à ce titre une réduction du montant de la sanction qui leur a été infligée solidairement.
237.La circonstance que les sucreries réunionnaises perçoivent des subventions publiques ne suffit pas à remettre en cause cette analyse.
238.C'est à juste titre que l'Autorité a fixé le montant de la sanction à 750 000 euros.
V. SUR LA DEMANDE DE CESSATION DES PRATIQUES ET DE PUBLICATION D'UN COMMUNIQUÉ DE PRESSE
239.RDR demande à la Cour d'ordonner la cessation des pratiques sanctionnées et la publication d'un communiqué dans la presse généraliste réunionnaise, ce qui est contesté par TOI et les sucreries, dans la mesure où la décision attaquée a déjà fait l'objet de nombreuses publications dans la presse locale et nationale et une nouvelle publication, ordonnée par la Cour, serait disproportionnée.
Sur ce, la Cour :
240.Aux termes de l'article L. 464-2, I, alinéa 1 du code de commerce « [l]'Autorité de la concurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou leur imposer toute mesure corrective de nature structurelle ou comportementale proportionnée à l'infraction commise et nécessaire pour faire cesser effectivement l'infraction ».
241.Son alinéa 5 énonce : « L'Autorité de la concurrence peut ordonner la publication, la diffusion ou l'affichage de sa décision ou d'un extrait de celle-ci selon les modalités qu'elle précise. Elle peut également ordonner l'insertion de la décision ou de l'extrait de celle-ci dans le rapport établi sur les opérations de l'exercice par les gérants, le conseil d'administration ou le directoire de l'entreprise. Les frais sont supportés par la personne intéressée ».
242.Il s'agit là de simples facultés dont l'Autorité n'a pas fait usage en l'espèce.
243.Il n'y a pas davantage lieu pour la Cour d'ordonner les mesures sollicitées. Il reviendra aux parties de tirer les conséquences du présent arrêt, concernant le grief n° 2, dans le cadre de leurs relations contractuelles. Le présent arrêt sera également mis en ligne sur le site Internet de la Cour, comme sur celui de l'Autorité. Sa publication sera donc assurée.
VI. SUR LES DEMANDES ACCESSOIRES
244.L'équité commande de ne pas faire application de l'article 700 du code de procédure civile et que chacune des parties conserve la charge de ses frais irrépétible et de ses dépens.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant publiquement,
DÉCLARE irrecevable le moyen soulevé par la société Réunionnaise du Rhum, pris du caractère inéquitable des conditions tarifaires appliquées par la société Tereos Océan Indien à la société Savanna ;
REJETTE les recours, principal et incident, formés contre la décision de l'Autorité de la concurrence n° 21-D-25 du 2 novembre 2021 relative à des pratiques mises en 'uvre dans le secteur de l'approvisionnement en mélasse de La Réunion ;
REJETTE la demande de cessation de la pratique sanctionnée et de publication d'un communiqué dans la presse généraliste réunionnaise, formé par la société Réunionnaise du Rhum ;
REJETTE les demandes formées au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
DIT que chaque partie conservera la charge de ses propres dépens.