CA Chambéry, 1re ch., 24 juin 2025, n° 24/00022
CHAMBÉRY
Autre
Confirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Hacquard
Conseillers :
Mme Reaidy, M. Sauvage
Avocats :
SELARL Bollonjeon, AARPI Cathely & Associes
Faits et procédure
Par jugement en date du 14 juin 2022, le tribunal de commerce de Chambéry a ouvert une procédure de redressement judiciaire au bénéfice de la SARL [9].
Le redressement judiciaire a été converti en liquidation judiciaire par jugement du 25 juillet 2022.
Par requête en date du 14 septembre 2022, le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Chambéry a saisi le tribunal de commerce d'une demande tendant à voir prononcer à l'encontre de Mme [U] [R], dirigeante de la SARL [9], une interdiction de gérer d'une durée de 10 ans.
Mme [R] a été citée devant le tribunal de commerce par acte extra judiciaire du 15 décembre 2022 auquel étaient joints la requête, le rapport du juge commissaire et l'ordonnance du président du tribunal de commerce.
Par jugement contradictoire du 27 novembre 2023, le tribunal de commerce de Chambéry a :
- prononcé à l'encontre de Mme [U] [R], prise en sa qualité de dirigeante de droit de la SARL [9], l'interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler. directement ou indirectement, toute entreprise commerciale ou artisanale, toute exploitation agricole et toute personne morale ;
- dit que cette interdiction est applicable pour une durée de 5 ans ;
- rappelé à Mme [U] [R] que si elle ne respecte pas l'interdiction ci-dessus elle sera passible des sanctions pénales suivantes: emprisonnement de deux ans et 375.000 euros d'amende au visa de l'article L, 654-l 5 du Code de commerce ;
- ordonné l'exécution provisoire de la décision ;
- dit qu'en application des articles L. 128-1 et suivants et R. 128-1 et suivants du code de commerce, cette sanction fera l'objet d'une inscription au Fichier national des interdits de gérer, dont la tenue est assuree par le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce ;
- rappelé à Mme [U] [R], en application de l'articie R. 653-3 du code de commerce, qu'il lui est possible d'obtenir le relèvement de la sanction prononcée par ce jugement dans les conditions définies aux articles L. 653-11 et R. 653-4 du code de commerce ;
- dit que le greffier devra faire proceder aux publicités du jugement immédiatement nonobstant toute vole de recours. compte tenu de l'exécution provisoire de cette decision ;
- ordonné l'emploi des dépens en frais privilégiés de liquidation judiciaire.
Le tribunal de commerce retenait principalement les motifs suivants :
' Mme [R] s'est volontairement abstenue de coopérer avec les organes de la procédure,
' elle n'a pas tenu de comptabilité alors qu'elle était en mesure de le faire.
Par déclaration au greffe du 4 janvier 2024, Mme [U] [R] a interjeté appel de la décision en en visant l'ensemble des chefs.
Prétentions et moyens des parties
Par dernières écritures en date du 14 mars 2025, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, Mme [R] demande à la cour de :
- infirmer le jugement rendu en date du 27 novembre 2023 par le tribunal de commerce de Chambéry, notamment en ce qu'il a :
- prononcé, au visa des articles L.653-1 1.2°, L.653-5 5°, L.653-5 6°, L.653-7 et L.653-11 du Code de Commerce, à l'encontre de Mme [U] [R], prise en sa qualité de dirigeante de droit de la SARL [9], l'interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement, toute entreprise commerciale ou artisanale, toute exploitation agricole et toute personne morale ;
- dit que cette interdiction est applicable pour une durée de 5 ans ;
- rappelé à Mme [U] [R] que si elle ne respecte pas l'interdiction ci-dessus, elle sera passible des sanctions pénales suivantes : emprisonnement de deux ans et 375.000 Euros d'amende (article L.654-15 du Code de Commerce)
- ordonné l'exécution provisoire de la présente décision ;
- dit qu'en application des articles L.128-1 et suivants et R.128-1 et suivants du Code de Commerce, cette sanction fera l'objet d'une inscription au Fichier national des interdits de gérer, dont la tenue est assurée par le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce ;
- rappelé à Mme [U] [R], en application de l'article R.653-3 du Code de Commerce, qu'il lui est possible d'obtenir le relèvement de la sanction prononcée par ce jugement dans les conditions définies aux articles L.653-11 et R.653-4 du Code de Commerce ;
- dit que le Greffier devra faire procéder aux publicités du présent jugement immédiatement nonobstant toute voie de recours, compte tenu de l'exécution provisoire de cette décision ;
- ordonné l'emploi des dépens en frais privilégiés de liquidation judiciaire.
- débouter le Procureur général de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
- admettre les dépens en frais privilégiés de la procédure collective de la société [9] et autoriser Maître Audrey Bollonjeon, Avocat Associé de la SELURL Bollonjeon, Avocat associé au barreau de CHAMBERY, à les recouvrer pour ceux la concernant en application de l'article 699 du Code de procédure civile.
Au soutien de ses prétentions, elle fait valoir en substance que :
' si elle a effectivement été maintenue en qualité de gérante de droit de la société [9], constituée entre elle et son époux pour l'achat et l'exploitation d'un bien immobilier en vue de sa location, son ex-époux s'était engagé lors de la séparation, à procéder aux modifications utiles au RCS afin que sa démission des fonctions de gérant soit enregistrée, ce qu'il n'a pas fait sans qu'elle prenne cependant le soin de le vérifier, ce qui résulte d'une simple négligence,
' elle n'a pas volontairement refusé de collaborer avec les organes de la procédure ou de tenir une comptabilité ; qu'en effet, l'adresse à laquelle elle a été convoquée n'était plus la sienne depuis des années et elle n'a donc ni été informée de la procédure en cours ni reçu les courriers du mandataire ; que par ailleurs la société ne détenait plus aucun actif et n'exploitait plus aucune activité depuis plus d'une année avant l'ouverture de la procédure et elle n'a elle-même jamais été en relation avec l'expert-comptable, ayant par ailleurs démissionné de ses fonctions de gérante depuis le divorce du couple, de sorte qu'il ne peut lui être fait grief d'avoir volontairement refusé de remettre la comptabilité ;
' le passif n'a pas été vérifié par le liquidateur qui a usé de son droit de ne pas procéder à la vérification compte tenu du travail à accomplir dans un dossier impécunieux ; que cependant le passif déclaré et non vérifié s'élève à 18.217,55 euros et repose essentiellement sur des taxations d'office sans lien avec le chiffre d'affaires, compte tenu d'une simple négligence dont elle a été la première à pâtir ayant acquitté des impôts au delà des sommes réellement dues ;
' elle occupe depuis son divorce des emplois salariés et notamment depuis 2023, à l'Organisation mondiale des douanes dont elle pourrait craindre qu'elle mette fin à la collaboration si la sanction devait être maintenue mais qu'elle n'entend nullement prendre la gestion d'une société, de sorte que la sanction a un effet disproportionné sur sa vie personnelle ;
Mme le procureur général près la cour d'appel, aux termes de ses conclusions en date du 27 août 2024 régulièrement communiquées à l'appelante, demande à la cour de confirmer la décision entreprise en toutes ses dispositions.
Elle fait notamment valoir :
' que l'appelante n'a entrepris aucune démarche pour que sa nouvelle adresse apparaisse au registre du commerce et que son ancienne adresse figure sur l'ensemble des pièces à disposition du parquet et du tribunal de commerce, sur un bulletin de salaire émis postérieurement au déménagement allégué et sur les premières conclusions de son conseil en date du 26 janvier 2023 ; qu'encore les courriers recommandés ont été refusés sans que soit signalé que Mme [R] ne recevait pas de courrier à cette adresse ; qu'ainsi il doit être retenu que Mme [R] s'est volontairement abstenue de coopérer avec les organes de la procédure ;
' qu'aucune comptabilité n'a été tenue depuis 2011 ni aucune démarche entreprise pour tenir compte de la mise en sommeil éventuelle et que ce manquement est avéré nonobstant les conséquences limitées qu'il implique ;
' que la situation personnelle de Mme [R] a été prise en compte par le tribunal de commerce qui a limité à 5 années la durée de l'interdiction prononcée.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, la cour se réfère à leurs conclusions visées par le greffe et développées lors de l'audience ainsi qu'à la décision entreprise.
La procédure a été clôturée par ordonnance en date du 7 avril 2025. L'affaire a été plaidée à l'audience du 5 mai 2025.
Motifs de la décision
Aux termes de l'article L653-5 du code de commerce :
Le tribunal peut prononcer la faillite personnelle de toute personne mentionnée à l'article L. 653-1(en l'espèce la dirigeante de droit) contre laquelle a été relevé l'un des faits ci-après :
1° Avoir exercé une activité commerciale, artisanale ou agricole ou une fonction de direction ou d'administration d'une personne morale contrairement à une interdiction prévue par la loi ;
2° Avoir, dans l'intention d'éviter ou de retarder l'ouverture de la procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, fait des achats en vue d'une revente au-dessous du cours ou employé des moyens ruineux pour se procurer des fonds ;
3° Avoir souscrit, pour le compte d'autrui, sans contrepartie, des engagements jugés trop importants au moment de leur conclusion, eu égard à la situation de l'entreprise ou de la personne morale ;
4° Avoir payé ou fait payer, après cessation des paiements et en connaissance de cause de celle-ci, un créancier au préjudice des autres créanciers ;
5° Avoir, en s'abstenant volontairement de coopérer avec les organes de la procédure, fait obstacle à son bon déroulement ;
6° Avoir fait disparaître des documents comptables, ne pas avoir tenu de comptabilité lorsque les textes applicables en font obligation, ou avoir tenu une comptabilité fictive, manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions applicables ;
7° Avoir déclaré sciemment, au nom d'un créancier, une créance supposée.'.
L'article L 653-8 du même code énonce par ailleurs que 'Dans les cas prévus aux articles L. 653-3 à L. 653-6, le tribunal peut prononcer, à la place de la faillite personnelle, l'interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement, soit toute entreprise commerciale ou artisanale, toute exploitation agricole et toute personne morale, soit une ou plusieurs de celles-ci.'
Il n'est pas contestable et il est au demeurant admis par l'appelante, que quels que soient les engagements de son époux et associé, lors de la séparation du couple, aucune modification des informations connues des services du registre du commerce et des sociétés, n'est intervenue s'agissant du gérant depuis la création de la SARL [9] et que Mme [R] en était bien la gérante depuis sa création et jusqu'à sa liquidation judiciaire. Elle est donc susceptible de faire l'objet d'une décision d'interdiction de gérer.
Le premier juge a retenu, conformément à l'avis du ministère public repris par le parquet général en cause d'appel, les cas 5° et 6°de l'article L653-5 du code de commerce, aucun autre motif de sanction n'étant allégué.
S'agissant de l'abstention volontaire de coopérer avec les organes de la procédure, ayant fait obstacle à son bon déroulement
Mme [R] ne conteste pas ne pas avoir donné suite aux convocations du mandataire judiciaire -puis liquidateur judiciaire- qui lui a adressé ses courriers à l'adresse dont il disposait soit [Adresse 2] à [Localité 8], en juin et août 2022. Le refus de ces courriers tels que mentionnés par la poste belge, ne permet pas de retenir que Mme [R] aurait bien résidé à cette adresse et aurait volontairement refusé la délivrance des courriers, mais peut correspondre ainsi qu'en justifie l'appelante qui produit l'extrait du site internet de la poste belge, à la situation dans laquelle 'l'envoi était destiné à un ancien utilisateur dans le bâtiment'.
Il peut cependant être observé que Mme [R] ne justifie pas de la date à laquelle elle a cessé de résider [Adresse 2] pour habiter [Adresse 4], adresse qui ne figure que sur des documents postérieurs aux courriers du mandataire, de sorte qu'il n'est pas établi que l'adresse à laquelle ont été envoyés les courriers recommandés listés par le tribunal de commerce n'était pas celle de Mme [R] à la date à laquelle ils ont été envoyés.
En tout état de cause, alors que l'appelante n'ignorait pas qu'elle était la dirigeante d'une société, il lui appartenait de s'assurer de l'actualisation des données juridiques concernant cette société, et notamment l'adresse de la dirigeante, sans pouvoir arguer des accords avec son associé et ex-mari, cet accord n'étant démontré au demeurant qu'à compter du 19 octobre 2022, date de l'acte de partage.
Il apparaît par ailleurs que le jugement de liquidation judiciaire en date du 25 juillet 2022 a été signifié à Mme [R] à son adresse [Adresse 11], sans pour autant qu'elle se soit alors manifestée auprès du liquidateur.
Ces éléments permettent de retenir que le défaut de coopération de Mme [R] avec les organes de la procédure est délibéré. Il a nécessairement nuit au bon déroulement de la procédure dès lors que le mandataire, devenu liquidateur, a dû seul dresser une liste de créanciers à inviter à déclarer leur créance et retracer la situation active.
S'agissant de la tenue d'une comptabilité manifestement incomplète
Il n'est pas contesté par l'appelante qu'aucune comptabilité régulière n'a été tenue pour la société [9] dont elle était la dirigeante, à compter de l'exercice 2012.
Là encore, si Mme [R] indique dans ses écritures que l'année 2012 correspond à celle de la séparation, qu'elle a alors démissionné de ses fonctions de dirigeante et que son conjoint devait assurer l'officialisation de cette situation nouvelle, elle ne justifie nullement de ces affirmations, l'acte de partage qu'elle produit, établi le 19 octobre 2022 devant notaire 'libérée de toutes responsabilités dans les sociétés [9] et [6], tant pour le passé que pour le futur, de sorte que M. [N] actera dans les deux mois des présentes, sa démission de la société [6] ce qui n'est plus possible pour [9] compte tenu de sa mise en liquidation, et la garantira en tout état de cause, concernant les deux sociétés, de tout recours et de toute poursuite qu'elle qu'en soit la nature ...' tout en précisant qu'il assume les comptes courants et la dette 'au 31 décembre 2017". Outre que cet acte ne vient pas confirmer que Mme [R] aurait démissionné et que son époux aurait manqué à son obligation de procéder aux formalités légales subséquentes, il apparaît que M. [N] ne dégage son ex-épouse de ses responsabilités qu'à compter du 31 décembre 2017 de sorte que les années 2012 à 2017 relèvent bien de la direction de Mme [R].
L'absence de tenue de comptabilité est donc avérée.
Les conditions du prononcé d'une interdiction de gérer sont réunies ainsi que l'ont retenu les premiers juges. Ce prononcé est soumis à l'appréciation des juges du fond qui peuvent notamment se déterminer au regard des circonstances et des conséquences de leur décision.
Il peut être relevé à cet égard que le passif de la société [9], que le liquidateur n'a pas souhaité vérifier, faisant en cela usage de l'option que lui offre la loi sans que cela puisse être reproché à l'appelante, a été déclaré à hauteur de 18.217,55 euros et pour partie à titre provisionnel, soit un montant qui reste limité et n'a par ailleurs amené la défaillance d'aucune autre entreprise. Il est également établi que Mme [R] n'exerce plus de fonctions de direction d'une quelconque société au moins depuis 2020 mais assure des fonctions salariées.
Compte tenu de ces éléments, le jugement querellé sera confirmé en ce qu'il a prononcé une interdiction de gérer à l'encontre de Mme [U] [R] mais cette interdiction sera ramenée à 2 ans.
Il y a lieu d'admettre les dépens en frais privilégiés de liquidation judiciaire et d'autoriser Maître Audrey Bollonjeon, Avocat Associé de la SELURL [7] à les recouvrer pour ceux la concernant, en application de l'article 699 du Code de procédure civile.
Par ces motifs,
La cour, statuant publiquement, contradictoirement et après en avoir délibéré conformément à la loi, dans les limites de sa saisine,
Confirme le jugement querellé en toutes ses dispositions sauf en ce qu'il a fixé à 5 ans la durée de l'interdiction de gérer,
Statuant à nouveau de ce chef,
Fixe à 2 ans la durée de l'interdiction de gérer prononcée à l'encontre de Mme [U] [R],
Ajoutant,
Ordonne l'emploi des dépens en frais privilégiés de liquidation judiciaire et autorise Maître Audrey Bollonjeon, Avocat, à les recouvrer pour ceux la concernant en application de l'article 699 du Code de procédure civile.
Arrêt Contradictoire rendu publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,
et signé par Nathalie HACQUARD, Présidente et Sylvie LAVAL, Greffier.