CA Versailles, ch. com. 3-2, 1 juillet 2025, n° 24/04121
VERSAILLES
Arrêt
Autre
COUR D'APPEL
DE
VERSAILLES
Code nac : 4ID
Chambre commerciale 3-2
ARRET N°
CONTRADICTOIRE
DU 1er JUILLET 2025
N° RG 24/04121 - N° Portalis DBV3-V-B7I-WTSS
AFFAIRE :
[E] [O] épouse née [T]
C/
[D]
LE PROCUREUR GENERAL
...
Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 24 Mai 2024 par le Tribunal de Commerce de NANTERRE
N° RG : 2023L02678
Expéditions exécutoires
Expéditions
Copies
délivrées le :
à :
Me Asma MZE
Me Franck LAFON
PG
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE PREMIER JUILLET DEUX MILLE VINGT CINQ,
La cour d'appel de Versailles, a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :
APPELANT :
Madame [E] [O] épouse née [T]
Née le [Date naissance 2] 1975 à [Localité 8] (Liban)
[Adresse 3]
[Localité 7]
Représentant : Me Asma MZE de la SELARL LX PARIS-VERSAILLES-REIMS, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 699 - N° du dossier 2474036 -
Plaidant : Me Rachad KOBEISSI, avocat au barreau de PARIS, vestiaire E1460
****************
INTIMES :
LE PROCUREUR GENERAL
POLE ECOFI - COUR D'APPEL DE VERSAILLES
[Adresse 4]
[Localité 5]
Société [11]
Mission conduite par Maître [X] [M] es qualité de mandataire liquidateur de la SAS [13]
Ayant son siège
[Adresse 1]
[Localité 6]
prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège social
Représentant : Me Franck LAFON, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 618 - N° du dossier 20240318
Plaidant : Me Francis PIERREPONT de la SCP SCP PIERREPONT AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : P0527
****************
Composition de la cour :
En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 19 Mai 2025 les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Monsieur Cyril ROTH, Président chargé du rapport et Monsieur Ronan GUERLOT, président.
Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Monsieur Ronan GUERLOT, Président de chambre,
Monsieur Cyril ROTH, Président de chambre,
Madame Gwenael COUGARD, Conseillère,
Greffier, lors des débats : Madame Françoise DUCAMIN,
EXPOSE DU LITIGE
Le 17 mai 2023, le tribunal de commerce de Nanterre a placé en redressement judiciaire la SAS [13], dirigée par Mme [O].
Le 5 juillet 2023, ce tribunal a converti cette procédure collective en liquidation judiciaire et désigné la société [11] en qualité de liquidateur.
Le 19 octobre 2023, le liquidateur a assigné Mme [O] devant ce tribunal en vue de sanctions pécuniaires et personnelles.
Le 24 mai 2024, par jugement contradictoire, ce tribunal a :
- condamné Mme [O] à payer la somme de 386 201,38 euros entre les mains de M. [M], en qualité de liquidateur judiciaire de la société [13], avec capitalisation des intérêts en application des dispositions de l'article 1343-2 du code civil ;
- dit que les fonds correspondants à hauteur de 386 201,38 euros seront déposés à la [9] jusqu'à l'obtention d'une décision définitive ayant l'autorité de la chose jugée ;
- prononcé la faillite personnelle de Mme [O] pour une durée de 15 ans ;
- condamné Mme [O] à payer à M. [M], ès qualités, la somme de 2 500 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- ordonné l'exécution provisoire du présent jugement sur l'ensemble des condamnations prononcées ;
- mis les frais de greffe solidairement à la charge de Mme [O], lesquels seront avancés par la procédure ou, à défaut, par le Trésor public.
Le 28 juin 2024, Mme [O] a interjeté appel de ce jugement en tous ses chefs de disposition.
Par dernières conclusions du 27 septembre 2024, elle demande à la cour de :
- la déclarer recevable et bien fondée en son appel ;
- infirmer le jugement en tous ses chefs de disposition ;
Et statuant à nouveau :
- juger qu'elle n'a commis aucune faute de gestion ayant contribué à l'insuffisance d'actif ;
- juger que la société [11] ne démontre pas l'existence d'un lien de causalité entre la faute qui lui est reprochée et l'insuffisance d'actif ;
En conséquence :
A titre principal,
- rejeter la demande de la société [11] tendant à la condamner à supporter l'insuffisance d'actif ;
- rejeter la demande tendant à prononcer sa faillite personnelle ;
- rejeter la demande tendant à prononcer à son encontre une interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement, toute entreprise commerciale ou toute personne morale ;
A titre subsidiaire,
- réduire la contribution à l'insuffisance d'actifs à de justes proportions ;
- substituer une mesure d'interdiction de gérer dont la durée devra être proportionnée ;
- débouter la société [11], prise en la personne de M. [M], en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société [13], du surplus de ses demandes ;
En tout état de cause,
- condamner la société [11] à lui payer la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner la société [11] aux entiers dépens.
Par dernières conclusions du 20 décembre 2024, la société [11] demande à la cour de :
- confirmer en toutes ses dispositions le jugement dont appel ;
Y ajoutant :
- débouter Mme [O] de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions ;
- condamner Mme [O] à lui payer une somme supplémentaire de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner Mme [O] aux entiers dépens qui pourront être recouvrés par Maître Lafon conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Le 8 avril 2025, le ministère public a émis un avis tendant à ce que la cour déclare l'appel irrecevable comme tardif ; à défaut, à ce qu'elle confirme le jugement entrepris.
La clôture de l'instruction a été prononcée le 3 avril 2025.
Pour plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux conclusions susvisées.
MOTIFS
Sur la recevabilité de l'appel
Le jugement entrepris a été signifié à Mme [O] le 19 juin 2024 à la requête du greffier du tribunal de commerce de Nanterre. L'appel interjeté le 28 juin suivant n'est donc pas tardif au regard des dispositions de l'article R. 661-3 du code de commerce.
Sur la sanction pécuniaire
Pour décider que Mme [O] était en partie responsable de l'insuffisance d'actif, le tribunal de commerce a retenu qu'elle avait détourné des actifs, omis de déclarer la cessation des paiements dans le délai légal, omis de s'acquitter de ses obligations fiscales et sociales, enfin poursuivi une activité déficitaire.
Mme [O] fait valoir que, dépourvue de connaissances en matière comptable, elle avait confié la tenue de comptabilité à un professionnel, qui a seul choisi de laisser débiteur le compte 467 200 ; que rien ne démontre qu'elle ait utilisé le compte " caisse " à des fins personnelles ; que c'est l'expert-comptable qui a choisi de rémunérer son activité dans l'entreprise sous forme de dividendes ; qu'il n'est pas démontré que ses prétendus détournement d'actifs ne procèdent pas d'une négligence.
Elle soutient qu'elle pouvait légitimement penser, au regard du chiffre d'affaires, que l'activité n'était pas irrémédiablement compromise, de sorte qu'elle n'a pas commis de faute en ne déclarant pas la cessation des paiements ou en poursuivant l'exploitation ; qu'au reste, le tribunal de commerce a d'abord placé la société en redressement judiciaire.
Elle avance que toutes les déclarations sociales ont été effectuées dans les délais et que les cotisations ont été payées en partie, de sorte que la seule existence d'une dette sociale ne démontre pas de faute ; qu'il n'est pas établi de lien de causalité entre cette faute prétendue et l'insuffisance d'actif.
Le liquidateur soutient que, comme l'a retenu le tribunal, Mme [O] a fait un usage personnel des biens de la société, ce dont elle est seule responsable ; que ses actes positifs de prélèvements sont exclusifs de négligence ; que la procédure collective a été ouverte sur l'assignation d'un créancier, ce qui montre que Mme [O] a manqué de déclarer la cessation des paiements à temps ; que la société n'a pas acquitté ses dettes envers l'URSSAF et [12] alors même qu'elle avait touché des subventions [10].
Réponse de la cour
Aux termes de l'article L. 651-2 du code de commerce, lorsque la liquidation judiciaire d'une personne morale fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d'actif, décider que le montant de cette insuffisance d'actif sera supporté, en tout ou en partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d'entre eux, ayant contribué à la faute de gestion. En cas de pluralité de dirigeants, le tribunal peut, par décision motivée, les déclarer solidairement responsables. Toutefois, en cas de simple négligence du dirigeant de droit ou de fait dans la gestion de la personne morale, sa responsabilité au titre de l'insuffisance d'actif ne peut être engagée.
Il n'existe pas de définition légale de la faute de gestion prévue à l'article L. 651-2.
Sauf à méconnaître l'objet du litige, les juges ne peuvent retenir de faute de gestion qui n'ait été invoquée par la partie poursuivant une sanction (Com, 28 juin 2017, n°16-11.475).
Le jugement entrepris a retenu une insuffisance d'actif de 386 201,38 euros ; il n'est pas discuté de ce chef.
Mme [O] ne conteste pas que des sommes lui ont, selon la comptabilité qu'elle a elle-même fait établir, été versées à titre de dividendes alors que l'exploitation de l'entreprise qu'elle dirigeait était déficitaire. Au 31 décembre 2022, ce compte était, selon l'affirmation non contestée du liquidateur, d'un montant de près de 95 000 euros.
Mme [O] ne pouvait pas ignorer la nature ces versements, d'un montant significatif ; ils constituent une faute de gestion ayant directement contribué à l'insuffisance d'actif.
Comme l'a exactement relevé le tribunal de commerce, le fait d'avoir laissé le compte caisse débiteur de quelque 77 000 euros fin 2022 constitue une faute de gestion exempte de négligence, compte tenu de l'importance du montant considéré.
De même, le fait d'avoir laissé le compte " chèques à justifier " débiteur de plus de 21 000 euros fin 2022 témoigne d'une gestion inconséquente de la trésorerie de l'entreprise, qui exploitait un point de restauration rapide, et constitue une faute exclusive de négligence.
S'il n'est pas établi que Mme [O] aurait détourné ces sommes à son profit personnel, ces deux fautes significatives dans le pilotage de l'entreprise ont contribué à l'aggravation du passif de l'entreprise.
Le jugement d'ouverture du 17 mai 2023 a fixé la date de la cessation des paiements au 18 novembre 2021 et n'a pas été remis en cause de de chef.
En application de l'article L. 640-4 du code de commerce, la déclaration de cessation des paiements aurait donc dû être effectuée le 2 janvier 2022 au plus tard.
Or la procédure collective n'a été ouverte que sur l'assignation introductive d'instance d'un créancier du 5 avril 2023, plus de 15 mois après cette date.
Par des motifs pertinents, le tribunal de commerce a retenu que dans l'intervalle, le passif de l'entreprise s'était aggravé de quelque 107 000 euros de loyers, 19 000 euros de factures d'énergie et
20 000 euros de cotisations sociales.
De là découle aussi que Mme [O] a sciemment poursuivi l'exploitation d'une activité déficitaire.
Or la situation réelle de l'entreprise était connue de sa dirigeante, quel que soit son chiffre d'affaires ; l'aggravation du passif est ainsi directement liée à l'absence de déclaration de cessation des paiements et à la poursuite de l'activité déficitaire, faute exempte de toute négligence.
Enfin, l'ancienneté d'une dette envers l'URSAFF représentant plus de 70 000 euros au jour du jugement d'ouverture, constituée à partir d'août 2019, constitue une faute de gestion délibérée ayant exposé l'entreprise elle-même à des pénalités de retard.
Cette faute a ainsi nécessairement contribué à l'insuffisance d'actif, mais pas à hauteur de la totalité de la somme représentant la dette de l'entreprise envers l'URSSAF.
Au regard de la gravité des fautes retenues et de leur lien direct avec le passif de l'entreprise, il convient de condamner Mme [O] l'insuffisance d'actif à hauteur d'une somme de 250 000 euros.
Le jugement entrepris sera réformé de ce chef.
Sur la sanction personnelle
Pour condamner Mme [O] à quinze années de faillite personnelle, le tribunal retient qu'elle a disposé des biens de la personne morale comme des siens propres, en violation de l'article L. 653-4, 1°, du code de commerce, et poursuivi abusivement, dans un intérêt personnel, une exploitation déficitaire, en violation de l'article L. 653-4, 4°, de ce code ; que la gravité des faits démontre la nécessité de l'écarter de la direction de toute entreprise.
Mme [O] fait valoir que ces fautes ne sont pas établies ; qu'elle a constitué la société alors qu'elle n'avait aucune expérience professionnelle antérieure ; que son incompétence ne peut constituer une faute de gestion ; qu'elle n'a pas de biens propres.
Le liquidateur reproche à Mme [O] d'avoir fait des biens ou du crédit de la personne morale un usage contraire à l'intérêt de celle-ci, en violation de l'article L. 653-4, 3°, du code de commerce, et d'avoir omis sciemment de demander l'ouverture d'une procédure collective dans le délai de 45 jours de la cessation des paiements, en violation de l'article L. 653-8, dernier alinéa, de ce code.
Réponse de la cour
Selon l'article L. 653-1 du code de commerce, les dispositions des articles L. 653-2 à L. 653-1 sont applicables, en cas de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, aux personnes physiques dirigeants de droit de personnes morales.
L'article L. 653-4 de ce code dispose :
Le tribunal peut prononcer la faillite personnelle de tout dirigeant, de droit ou de fait, d'une personne morale, contre lequel a été relevé l'un des faits ci-après :
1° Avoir disposé des biens de la personne morale comme des siens propres ;
3° Avoir fait des biens ou du crédit de la personne morale un usage contraire à l'intérêt de celle-ci à des fins personnelles ou pour favoriser une autre personne morale ou entreprise dans laquelle il était intéressé directement ou indirectement ;
4° Avoir poursuivi abusivement, dans un intérêt personnel, une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu'à la cessation des paiements de la personne morale.
Le prononcé de sanctions personnelles doit répondre au principe de proportionnalité (Com, 1er déc. 2009, n°008-17.187, publié).
Il est constant que Mme [O] était la dirigeante de droit de la société [13].
Il a été démontré que Mme [O] s'était servi des dividendes à hauteur de quelque 95 000 euros alors que la société ne réalisait pas de bénéfices ; ce fait constitue un comportement répréhensible en application du 1° comme du 3° de l'article L. 653-4 du code de commerce.
Pour cette raison, il doit être retenu encore qu'elle a poursuivi durant plus de 15 mois une activité déficitaire dans son intérêt personnel, en violation du 4° de l'article L. 653-4 précité.
Le tribunal n'a relevé aucun élément relatif à la personnalité et aux antécédents de Mme [O], et aucun n'est produit par le liquidateur ou par le ministère public.
La cour constate que Mme [O] est âgée de près de 50 ans comme née le [Date naissance 2] 1975 ; qu'elle ne produit elle-même aucune pièce se rapportant à sa situation de famille, à son parcours professionnel, à ses biens et revenus.
Au regard de la gravité relative des fautes retenues, de l'absence d'antécédent démontré de Mme [O] et de tout élément d'information relatif à sa situation professionnelle, familiale et patrimoniale, la sanction prononcée par le jugement entrepris, correspondant au maximum de la peine prévue, est manifestement disproportionnée.
Il convient de le réformer et, compte tenu de la gravité des fautes retenues et de l'absence d'information quant à la personnalité de leur auteur, d'infliger à Mme [O] une sanction limitée à trois années de faillite personnelle.
Sur les demandes accessoires
L'équité ne commande pas d'allouer d'indemnité de procédure à l'une des parties.
PAR CES MOTIFS,
la cour, statuant contradictoirement,
Dit l'appel recevable ;
Infirme le jugement entrepris en ce qu'il a condamné Mme [O] à payer au liquidateur, ès qualités, la somme de 386 201,38 euros au titre de l'insuffisance d'actif et a prononcé sa faillite personnelle pour une durée de 15 ans ;
Statuant à nouveau de ces chefs,
Condamne Mme [O] à payer à la société [11], ès qualités, la somme de 250 000 euros au titre de l'insuffisance d'actif ;
Condamne Mme [O] à une faillite personnelle d'une durée de trois ans ;
Condamne Mme [O] aux dépens d'appel ;
Rejette les demandes formulées au titre des frais non compris dans les dépens.
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Monsieur Ronan GUERLOT, Président, et par Madame Françoise DUCAMIN, Greffière, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
LA GREFFIÈRE LE PRÉSIDENT
DE
VERSAILLES
Code nac : 4ID
Chambre commerciale 3-2
ARRET N°
CONTRADICTOIRE
DU 1er JUILLET 2025
N° RG 24/04121 - N° Portalis DBV3-V-B7I-WTSS
AFFAIRE :
[E] [O] épouse née [T]
C/
[D]
LE PROCUREUR GENERAL
...
Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 24 Mai 2024 par le Tribunal de Commerce de NANTERRE
N° RG : 2023L02678
Expéditions exécutoires
Expéditions
Copies
délivrées le :
à :
Me Asma MZE
Me Franck LAFON
PG
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE PREMIER JUILLET DEUX MILLE VINGT CINQ,
La cour d'appel de Versailles, a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :
APPELANT :
Madame [E] [O] épouse née [T]
Née le [Date naissance 2] 1975 à [Localité 8] (Liban)
[Adresse 3]
[Localité 7]
Représentant : Me Asma MZE de la SELARL LX PARIS-VERSAILLES-REIMS, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 699 - N° du dossier 2474036 -
Plaidant : Me Rachad KOBEISSI, avocat au barreau de PARIS, vestiaire E1460
****************
INTIMES :
LE PROCUREUR GENERAL
POLE ECOFI - COUR D'APPEL DE VERSAILLES
[Adresse 4]
[Localité 5]
Société [11]
Mission conduite par Maître [X] [M] es qualité de mandataire liquidateur de la SAS [13]
Ayant son siège
[Adresse 1]
[Localité 6]
prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège social
Représentant : Me Franck LAFON, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 618 - N° du dossier 20240318
Plaidant : Me Francis PIERREPONT de la SCP SCP PIERREPONT AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : P0527
****************
Composition de la cour :
En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 19 Mai 2025 les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Monsieur Cyril ROTH, Président chargé du rapport et Monsieur Ronan GUERLOT, président.
Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Monsieur Ronan GUERLOT, Président de chambre,
Monsieur Cyril ROTH, Président de chambre,
Madame Gwenael COUGARD, Conseillère,
Greffier, lors des débats : Madame Françoise DUCAMIN,
EXPOSE DU LITIGE
Le 17 mai 2023, le tribunal de commerce de Nanterre a placé en redressement judiciaire la SAS [13], dirigée par Mme [O].
Le 5 juillet 2023, ce tribunal a converti cette procédure collective en liquidation judiciaire et désigné la société [11] en qualité de liquidateur.
Le 19 octobre 2023, le liquidateur a assigné Mme [O] devant ce tribunal en vue de sanctions pécuniaires et personnelles.
Le 24 mai 2024, par jugement contradictoire, ce tribunal a :
- condamné Mme [O] à payer la somme de 386 201,38 euros entre les mains de M. [M], en qualité de liquidateur judiciaire de la société [13], avec capitalisation des intérêts en application des dispositions de l'article 1343-2 du code civil ;
- dit que les fonds correspondants à hauteur de 386 201,38 euros seront déposés à la [9] jusqu'à l'obtention d'une décision définitive ayant l'autorité de la chose jugée ;
- prononcé la faillite personnelle de Mme [O] pour une durée de 15 ans ;
- condamné Mme [O] à payer à M. [M], ès qualités, la somme de 2 500 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- ordonné l'exécution provisoire du présent jugement sur l'ensemble des condamnations prononcées ;
- mis les frais de greffe solidairement à la charge de Mme [O], lesquels seront avancés par la procédure ou, à défaut, par le Trésor public.
Le 28 juin 2024, Mme [O] a interjeté appel de ce jugement en tous ses chefs de disposition.
Par dernières conclusions du 27 septembre 2024, elle demande à la cour de :
- la déclarer recevable et bien fondée en son appel ;
- infirmer le jugement en tous ses chefs de disposition ;
Et statuant à nouveau :
- juger qu'elle n'a commis aucune faute de gestion ayant contribué à l'insuffisance d'actif ;
- juger que la société [11] ne démontre pas l'existence d'un lien de causalité entre la faute qui lui est reprochée et l'insuffisance d'actif ;
En conséquence :
A titre principal,
- rejeter la demande de la société [11] tendant à la condamner à supporter l'insuffisance d'actif ;
- rejeter la demande tendant à prononcer sa faillite personnelle ;
- rejeter la demande tendant à prononcer à son encontre une interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement, toute entreprise commerciale ou toute personne morale ;
A titre subsidiaire,
- réduire la contribution à l'insuffisance d'actifs à de justes proportions ;
- substituer une mesure d'interdiction de gérer dont la durée devra être proportionnée ;
- débouter la société [11], prise en la personne de M. [M], en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société [13], du surplus de ses demandes ;
En tout état de cause,
- condamner la société [11] à lui payer la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner la société [11] aux entiers dépens.
Par dernières conclusions du 20 décembre 2024, la société [11] demande à la cour de :
- confirmer en toutes ses dispositions le jugement dont appel ;
Y ajoutant :
- débouter Mme [O] de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions ;
- condamner Mme [O] à lui payer une somme supplémentaire de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner Mme [O] aux entiers dépens qui pourront être recouvrés par Maître Lafon conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Le 8 avril 2025, le ministère public a émis un avis tendant à ce que la cour déclare l'appel irrecevable comme tardif ; à défaut, à ce qu'elle confirme le jugement entrepris.
La clôture de l'instruction a été prononcée le 3 avril 2025.
Pour plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux conclusions susvisées.
MOTIFS
Sur la recevabilité de l'appel
Le jugement entrepris a été signifié à Mme [O] le 19 juin 2024 à la requête du greffier du tribunal de commerce de Nanterre. L'appel interjeté le 28 juin suivant n'est donc pas tardif au regard des dispositions de l'article R. 661-3 du code de commerce.
Sur la sanction pécuniaire
Pour décider que Mme [O] était en partie responsable de l'insuffisance d'actif, le tribunal de commerce a retenu qu'elle avait détourné des actifs, omis de déclarer la cessation des paiements dans le délai légal, omis de s'acquitter de ses obligations fiscales et sociales, enfin poursuivi une activité déficitaire.
Mme [O] fait valoir que, dépourvue de connaissances en matière comptable, elle avait confié la tenue de comptabilité à un professionnel, qui a seul choisi de laisser débiteur le compte 467 200 ; que rien ne démontre qu'elle ait utilisé le compte " caisse " à des fins personnelles ; que c'est l'expert-comptable qui a choisi de rémunérer son activité dans l'entreprise sous forme de dividendes ; qu'il n'est pas démontré que ses prétendus détournement d'actifs ne procèdent pas d'une négligence.
Elle soutient qu'elle pouvait légitimement penser, au regard du chiffre d'affaires, que l'activité n'était pas irrémédiablement compromise, de sorte qu'elle n'a pas commis de faute en ne déclarant pas la cessation des paiements ou en poursuivant l'exploitation ; qu'au reste, le tribunal de commerce a d'abord placé la société en redressement judiciaire.
Elle avance que toutes les déclarations sociales ont été effectuées dans les délais et que les cotisations ont été payées en partie, de sorte que la seule existence d'une dette sociale ne démontre pas de faute ; qu'il n'est pas établi de lien de causalité entre cette faute prétendue et l'insuffisance d'actif.
Le liquidateur soutient que, comme l'a retenu le tribunal, Mme [O] a fait un usage personnel des biens de la société, ce dont elle est seule responsable ; que ses actes positifs de prélèvements sont exclusifs de négligence ; que la procédure collective a été ouverte sur l'assignation d'un créancier, ce qui montre que Mme [O] a manqué de déclarer la cessation des paiements à temps ; que la société n'a pas acquitté ses dettes envers l'URSSAF et [12] alors même qu'elle avait touché des subventions [10].
Réponse de la cour
Aux termes de l'article L. 651-2 du code de commerce, lorsque la liquidation judiciaire d'une personne morale fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d'actif, décider que le montant de cette insuffisance d'actif sera supporté, en tout ou en partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d'entre eux, ayant contribué à la faute de gestion. En cas de pluralité de dirigeants, le tribunal peut, par décision motivée, les déclarer solidairement responsables. Toutefois, en cas de simple négligence du dirigeant de droit ou de fait dans la gestion de la personne morale, sa responsabilité au titre de l'insuffisance d'actif ne peut être engagée.
Il n'existe pas de définition légale de la faute de gestion prévue à l'article L. 651-2.
Sauf à méconnaître l'objet du litige, les juges ne peuvent retenir de faute de gestion qui n'ait été invoquée par la partie poursuivant une sanction (Com, 28 juin 2017, n°16-11.475).
Le jugement entrepris a retenu une insuffisance d'actif de 386 201,38 euros ; il n'est pas discuté de ce chef.
Mme [O] ne conteste pas que des sommes lui ont, selon la comptabilité qu'elle a elle-même fait établir, été versées à titre de dividendes alors que l'exploitation de l'entreprise qu'elle dirigeait était déficitaire. Au 31 décembre 2022, ce compte était, selon l'affirmation non contestée du liquidateur, d'un montant de près de 95 000 euros.
Mme [O] ne pouvait pas ignorer la nature ces versements, d'un montant significatif ; ils constituent une faute de gestion ayant directement contribué à l'insuffisance d'actif.
Comme l'a exactement relevé le tribunal de commerce, le fait d'avoir laissé le compte caisse débiteur de quelque 77 000 euros fin 2022 constitue une faute de gestion exempte de négligence, compte tenu de l'importance du montant considéré.
De même, le fait d'avoir laissé le compte " chèques à justifier " débiteur de plus de 21 000 euros fin 2022 témoigne d'une gestion inconséquente de la trésorerie de l'entreprise, qui exploitait un point de restauration rapide, et constitue une faute exclusive de négligence.
S'il n'est pas établi que Mme [O] aurait détourné ces sommes à son profit personnel, ces deux fautes significatives dans le pilotage de l'entreprise ont contribué à l'aggravation du passif de l'entreprise.
Le jugement d'ouverture du 17 mai 2023 a fixé la date de la cessation des paiements au 18 novembre 2021 et n'a pas été remis en cause de de chef.
En application de l'article L. 640-4 du code de commerce, la déclaration de cessation des paiements aurait donc dû être effectuée le 2 janvier 2022 au plus tard.
Or la procédure collective n'a été ouverte que sur l'assignation introductive d'instance d'un créancier du 5 avril 2023, plus de 15 mois après cette date.
Par des motifs pertinents, le tribunal de commerce a retenu que dans l'intervalle, le passif de l'entreprise s'était aggravé de quelque 107 000 euros de loyers, 19 000 euros de factures d'énergie et
20 000 euros de cotisations sociales.
De là découle aussi que Mme [O] a sciemment poursuivi l'exploitation d'une activité déficitaire.
Or la situation réelle de l'entreprise était connue de sa dirigeante, quel que soit son chiffre d'affaires ; l'aggravation du passif est ainsi directement liée à l'absence de déclaration de cessation des paiements et à la poursuite de l'activité déficitaire, faute exempte de toute négligence.
Enfin, l'ancienneté d'une dette envers l'URSAFF représentant plus de 70 000 euros au jour du jugement d'ouverture, constituée à partir d'août 2019, constitue une faute de gestion délibérée ayant exposé l'entreprise elle-même à des pénalités de retard.
Cette faute a ainsi nécessairement contribué à l'insuffisance d'actif, mais pas à hauteur de la totalité de la somme représentant la dette de l'entreprise envers l'URSSAF.
Au regard de la gravité des fautes retenues et de leur lien direct avec le passif de l'entreprise, il convient de condamner Mme [O] l'insuffisance d'actif à hauteur d'une somme de 250 000 euros.
Le jugement entrepris sera réformé de ce chef.
Sur la sanction personnelle
Pour condamner Mme [O] à quinze années de faillite personnelle, le tribunal retient qu'elle a disposé des biens de la personne morale comme des siens propres, en violation de l'article L. 653-4, 1°, du code de commerce, et poursuivi abusivement, dans un intérêt personnel, une exploitation déficitaire, en violation de l'article L. 653-4, 4°, de ce code ; que la gravité des faits démontre la nécessité de l'écarter de la direction de toute entreprise.
Mme [O] fait valoir que ces fautes ne sont pas établies ; qu'elle a constitué la société alors qu'elle n'avait aucune expérience professionnelle antérieure ; que son incompétence ne peut constituer une faute de gestion ; qu'elle n'a pas de biens propres.
Le liquidateur reproche à Mme [O] d'avoir fait des biens ou du crédit de la personne morale un usage contraire à l'intérêt de celle-ci, en violation de l'article L. 653-4, 3°, du code de commerce, et d'avoir omis sciemment de demander l'ouverture d'une procédure collective dans le délai de 45 jours de la cessation des paiements, en violation de l'article L. 653-8, dernier alinéa, de ce code.
Réponse de la cour
Selon l'article L. 653-1 du code de commerce, les dispositions des articles L. 653-2 à L. 653-1 sont applicables, en cas de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire, aux personnes physiques dirigeants de droit de personnes morales.
L'article L. 653-4 de ce code dispose :
Le tribunal peut prononcer la faillite personnelle de tout dirigeant, de droit ou de fait, d'une personne morale, contre lequel a été relevé l'un des faits ci-après :
1° Avoir disposé des biens de la personne morale comme des siens propres ;
3° Avoir fait des biens ou du crédit de la personne morale un usage contraire à l'intérêt de celle-ci à des fins personnelles ou pour favoriser une autre personne morale ou entreprise dans laquelle il était intéressé directement ou indirectement ;
4° Avoir poursuivi abusivement, dans un intérêt personnel, une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu'à la cessation des paiements de la personne morale.
Le prononcé de sanctions personnelles doit répondre au principe de proportionnalité (Com, 1er déc. 2009, n°008-17.187, publié).
Il est constant que Mme [O] était la dirigeante de droit de la société [13].
Il a été démontré que Mme [O] s'était servi des dividendes à hauteur de quelque 95 000 euros alors que la société ne réalisait pas de bénéfices ; ce fait constitue un comportement répréhensible en application du 1° comme du 3° de l'article L. 653-4 du code de commerce.
Pour cette raison, il doit être retenu encore qu'elle a poursuivi durant plus de 15 mois une activité déficitaire dans son intérêt personnel, en violation du 4° de l'article L. 653-4 précité.
Le tribunal n'a relevé aucun élément relatif à la personnalité et aux antécédents de Mme [O], et aucun n'est produit par le liquidateur ou par le ministère public.
La cour constate que Mme [O] est âgée de près de 50 ans comme née le [Date naissance 2] 1975 ; qu'elle ne produit elle-même aucune pièce se rapportant à sa situation de famille, à son parcours professionnel, à ses biens et revenus.
Au regard de la gravité relative des fautes retenues, de l'absence d'antécédent démontré de Mme [O] et de tout élément d'information relatif à sa situation professionnelle, familiale et patrimoniale, la sanction prononcée par le jugement entrepris, correspondant au maximum de la peine prévue, est manifestement disproportionnée.
Il convient de le réformer et, compte tenu de la gravité des fautes retenues et de l'absence d'information quant à la personnalité de leur auteur, d'infliger à Mme [O] une sanction limitée à trois années de faillite personnelle.
Sur les demandes accessoires
L'équité ne commande pas d'allouer d'indemnité de procédure à l'une des parties.
PAR CES MOTIFS,
la cour, statuant contradictoirement,
Dit l'appel recevable ;
Infirme le jugement entrepris en ce qu'il a condamné Mme [O] à payer au liquidateur, ès qualités, la somme de 386 201,38 euros au titre de l'insuffisance d'actif et a prononcé sa faillite personnelle pour une durée de 15 ans ;
Statuant à nouveau de ces chefs,
Condamne Mme [O] à payer à la société [11], ès qualités, la somme de 250 000 euros au titre de l'insuffisance d'actif ;
Condamne Mme [O] à une faillite personnelle d'une durée de trois ans ;
Condamne Mme [O] aux dépens d'appel ;
Rejette les demandes formulées au titre des frais non compris dans les dépens.
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Monsieur Ronan GUERLOT, Président, et par Madame Françoise DUCAMIN, Greffière, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
LA GREFFIÈRE LE PRÉSIDENT