Cass. 3e civ., 10 juillet 2025, n° 24-10.402
COUR DE CASSATION
Autre
Cassation
PARTIES
Demandeur :
La Fabrique de Bordeaux métropole (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Teiller
Rapporteur :
Mme Rat
Avocat général :
Mme Vassallo
Avocats :
SCP Melka-Prigent-Drusch, SARL Gury & Maitre
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Bordeaux, 16 novembre 2023), par suite de l'expropriation, au profit de la société La Fabrique de Bordeaux métropole (l'expropriante), d'un immeuble appartenant à Mme [W] (l'expropriée), les indemnités de dépossession fixées par un jugement du 13 février 2020, ont été payées par l'expropriante le 7 janvier 2021.
2. L'expropriée s'étant maintenue dans les lieux pendant la procédure d'appel, l'expropriante a saisi le juge de l'expropriation aux fins de voir ordonner son expulsion.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
3. L'expropriante fait grief à l'arrêt de déclarer recevables les conclusions de l'intimée, alors « qu'à peine d'irrecevabilité, relevée d'office, l'intimé dépose ou adresse au greffe de la cour ses conclusions et les documents qu'il entend produire dans un délai de trois mois à compter de la notification des conclusions de l'appelant ; que dans la procédure d'appel avec représentation obligatoire applicable en matière d'expropriation, le délai ouvert à l'intimé pour conclure court à compter de la notification à l'avocat constitué par l'intimé, via le réseau privé virtuel des avocats, des conclusions que l'appelant a remises au greffe ; qu'en retenant, pour déclarer recevable le mémoire déposé le 14 septembre 2023 par Mme [W], que le délai imparti à l'intimé pour conclure ne courait qu'à compter de la notification par le greffe du mémoire de l'appelant et non de la notification des conclusions de l'appelant par RPVA à l'avocat constitué par l'intimé, la cour d'appel a violé les articles R. 311-26 et R. 311-27 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique. »
Réponse de la Cour
Vu les articles R. 311-26 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique et 748-1 du code de procédure civile :
4. Selon le premier de ces textes, à peine d'irrecevabilité, relevée d'office, l'intimé dépose ou adresse au greffe de la cour ses conclusions et les documents qu'il entend produire, et forme le cas échéant appel incident, dans un délai de trois mois à compter de la notification des conclusions de l'appelant. L'intimé à un appel incident ou à un appel provoqué dispose, à peine d'irrecevabilité relevée d'office, d'un délai de trois mois à compter de la notification qui lui en est faite pour conclure. Le greffe notifie à chaque intéressé et au commissaire du gouvernement, dès leur réception, une copie des pièces qui lui sont transmises.
5. Selon le second, les envois, remises et notifications des actes de procédure, des pièces, avis, avertissements ou convocations, des rapports, des procès-verbaux ainsi que des copies et expéditions revêtues de la formule exécutoire des décisions juridictionnelles peuvent être effectués par voie électronique dans les conditions et selon les modalités fixées par le titre XXI du livre I du code de procédure civile, sans préjudice des dispositions spéciales imposant l'usage de ce mode de communication.
6. Aucune disposition du code de l'expropriation n'exclut, devant la cour d'appel, la faculté pour les parties d'effectuer par voie électronique l'envoi, la remise et la notification des actes de procédure, instituée par l'article 748-1 du code de procédure civile, cette faculté étant subordonnée, en application de l'article 748-6 du même code, à l'emploi de procédés techniques garantissant, dans des conditions fixées par arrêté du garde des Sceaux, la fiabilité de l'identification des parties, l'intégrité des documents, ainsi que la confidentialité et la conservation des échanges, et permettant la date certaine des transmissions.
7. D'une part, il était jugé, au vu des dispositions liminaires de l'article 1er de l'arrêté du garde des Sceaux du 5 mai 2010, relatif à la communication électronique dans la procédure sans représentation obligatoire devant les cours d'appel, qu'une telle garantie n'était prévue que pour l'envoi, par un auxiliaire de justice, de la déclaration d'appel, de l'acte de constitution et des pièces qui leur sont associées, à l'exclusion des écritures des parties (3e Civ., 23 septembre 2020, pourvoi n° 19-16.092, publié).
8. D'autre part, il était jugé qu'en procédure d'expropriation, le délai dont dispose l'intimé pour conclure ou former appel incident ne court qu'à compter de la notification des conclusions de l'appelant par le greffe (3e Civ., 19 décembre 2019, pourvoi n° 18-24.794, publié).
9. Cependant, le décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019 a rendu la représentation par avocat obligatoire en matière d'expropriation depuis le 1er janvier 2020.
10. En outre, l'article 2 de l'arrêté du 20 mai 2020 « relatif à la communication par voie électronique en matière civile devant les cours d'appel », qui a abrogé l'arrêté du 5 mai 2010 précité, autorise désormais, par renvoi à l'article 748-1 du code de procédure civile, les envois, remises et notifications par voie électronique entre avocats, ou entre un avocat et la juridiction, dans le cadre d'une procédure avec ou sans représentation obligatoire devant la cour d'appel ou son premier président, des actes de procédure, des pièces, avis, avertissements ou convocations, des rapports, des procès-verbaux ainsi que des copies et expéditions revêtues de la formule exécutoire des décisions juridictionnelles.
11. Il en découle que les notifications et dépôts visés à l'article R. 311-26, qu'il s'agisse de la notification des conclusions ou documents des parties entre elles, au greffe ou par le greffe, peuvent désormais être faits par voie électronique, sans préjudice du maintien de l'usage du support papier par le greffe s'agissant des notifications faites au commissaire du gouvernement ou de celles auxquelles celui-ci procède.
12. Le délai de trois mois dans lequel l'intimé doit conclure ou former un appel incident court à compter de la première notification valable des conclusions de l'appelant faite par le greffe ou l'appelant lui-même, le cas échéant par voie électronique.
13. L'application immédiate de cette règle de procédure dans l'instance en cours aboutirait à priver l'expropriée, qui n'a pu raisonnablement anticiper ce revirement de jurisprudence, d'un procès équitable, au sens de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en lui interdisant de faire valoir ses arguments et pièces.
14. Dès lors, à l'occasion du présent pourvoi, il ne peut être fait application de la nouvelle règle de procédure énoncée aux paragraphes précédents, de sorte que la cassation de l'arrêt n'est pas encourue et que le moyen ne peut être accueilli.
Mais sur le second moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
15. L'expropriante fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande tendant à l'expulsion de l'expropriée, alors « que passé le délai d'un mois à compter du paiement de l'indemnité d'expropriation, il peut être procédé à l'expulsion des occupants des lieux, peu important que ce paiement corresponde à une indemnité fixée en première instance par le juge de l'expropriation et ne présente pas un caractère définitif ; qu'en se fondant, pour débouter la société La Fabrique de Bordeaux métropole de sa demande d'expulsion de Mme [W] et considérer que les conditions légales de l'expulsion de l'exproprié n'étaient pas réunies, sur la circonstance que l'indemnité de dépossession n'avait pas encore été définitivement fixée et que le versement, le 7 janvier 2021, des sommes arrêtées par le premier juge ne pouvait être considéré comme réalisé en exécution d'une décision définitive, la cour, qui a ajouté à la loi une condition, qu'elle ne prévoit pas, tenant au caractère définitif de la décision en exécution de laquelle l'indemnité d'expropriation a été versée à l'exproprié, la cour d'appel a violé les articles L. 231-1, L. 331-3 et R. 231-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 231-1, L. 331-3 et R. 311-25 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique :
16. Aux termes du premier de ces textes, dans le délai d'un mois, soit du paiement de l'indemnité ou, en cas d'obstacle au paiement, de sa consignation, soit de l'acceptation ou de la validation de l'offre d'un local de remplacement, les détenteurs sont tenus de quitter les lieux. Passé ce délai qui ne peut, en aucun cas, être modifié, même par autorité de justice, il peut être procédé à l'expulsion des occupants.
17. Aux termes du troisième, l'appel du jugement fixant les indemnités n'est pas suspensif.
18. Aux termes du deuxième, en cas d'appel du jugement fixant l'indemnité, lorsqu'il existe des indices sérieux laissant présumer qu'en cas d'infirmation l'expropriant ne pourrait recouvrer tout ou partie des sommes qui lui seraient dues en restitution, celui-ci peut être autorisé par le premier président de la cour d'appel à consigner tout ou partie du montant de l'indemnité supérieur à ce que l'expropriant avait proposé. Cette consignation vaut paiement de ce surplus. La prise de possession intervient selon les modalités définies à l'article L. 231-1.
19. Il en résulte que le délai d'un mois à partir duquel l'expropriant peut solliciter la libération du local exproprié court à compter du paiement de l'indemnité fixée par le juge de l'expropriation en première instance ou de la consignation autorisée.
20. Pour rejeter la demande de l'expropriante, l'arrêt relève que la décision de la cour d'appel de Bordeaux du 27 janvier 2022 ayant été cassée et annulée par la Cour de cassation le 8 juin 2023, l'indemnité de dépossession payée à l'expropriée le 7 janvier 2021, telle que fixée par le premier juge, ne peut être considérée comme payée en exécution d'une décision définitive.
21. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Et sur le second moyen, pris en sa quatrième branche
Enoncé du moyen
22. L'expropriante fait le même grief à l'arrêt, alors « que l'occupant auquel une offre de relogement est faite doit faire connaître son acceptation ou son refus dans un délai de deux mois, faute de quoi il est réputé avoir accepté l'offre ; qu'en se fondant, pour débouter la société La Fabrique de Bordeaux métropole de sa demande d'expulsion de Mme [W] et considérer que les conditions légales de l'expulsion de l'exproprié n'étaient pas réunies, sur la circonstance qu'aucune des propositions de relogement adressées en temps utile n'avait été acceptée ou validée par Mme [W], sans rechercher, ainsi qu'elle était invitée à le faire, si Mme [W] ne devait pas être réputée avoir accepté les six offres de relogement auxquelles elle n'avait pas répondu dans le délai de deux mois, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 314-7 du code de l'urbanisme et L. 231-1, L. 331-3 et R. 231-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 423-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique et L. 314-7 du code de l'urbanisme :
23. Aux termes du premier de ces textes, s'il est tenu à une obligation de relogement, l'expropriant en est valablement libéré par l'offre aux intéressés d'un local correspondant à leurs besoins et n'excédant pas les normes relatives aux habitations à loyer modéré.
24. Aux termes du second, toute offre de relogement, définitive ou provisoire, doit être notifiée au moins six mois à l'avance. L'occupant doit faire connaître son acceptation ou son refus dans un délai de deux mois, faute de quoi il est réputé avoir accepté l'offre.
25. Pour rejeter la demande de l'expropriante, l'arrêt retient qu'aucune des six propositions adressées à l'expropriée avant l'audience fixée devant la cour d'appel n'a été acceptée ou validée par celle-ci.
26. En se déterminant ainsi, sans rechercher si l'expropriée avait fait connaître ses refus dans le délai de deux mois, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il déclare recevable le mémoire déposé le 14 septembre 2023 par Mme [W], l'arrêt rendu le 16 novembre 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Bordeaux ;
Remet, sauf sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Toulouse ;
Condamne Mme [W] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé publiquement le dix juillet deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile et signé par M. Boyer, conseiller doyen en ayant délibéré, en remplacement de Mme Teiller, président empêché, le conseiller rapporteur et le greffier conformément aux dispositions des articles 452, 456 et 1021 du code de procédure civile.