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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 9 juillet 2025, n° 23/16680

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Lea Conception (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Guizard, Me Abada, Me Tripaldi, Me Mathevet Bouchet, BLG Avocats

T. com. Lyon, du 10 juill. 2023, n° 2022…

10 juillet 2023

FAITS ET PROCÉDURE

La société Léa Conception, créée le 19 avril 2019, a pour activité la conception, la vente et la pose de mobilier de cuisine à l'enseigne Mobalpa.

Monsieur [M] [D] exerce, à titre d'entrepreneur individuel, une activité d'installation et de poseur de cuisine, depuis 1989.

Entre 2008 et 2019, Monsieur [M] [D] a effectué la pose des cuisines, chez les particuliers, achetées chez l'enseigne Mobalpa, exploitée à [Localité 6] par la société Cuisines Joël [S].

Par acte du 15 mai 2019, la société Cuisine Joël [S] a cédé son fonds de commerce à la société Léa Conception.

Monsieur [M] [D] a continué à poser des cuisines pour le compte du cessionnaire la société Léa Conception, jusqu'en octobre 2020, date à laquelle les parties ont cessé toute relation.

Estimant avoir été victime d'une rupture brutale des relations commerciales, Monsieur [M] [D] a, par acte du 17 mars 2022, assigné la société Léa Conception devant le tribunal de commerce de Lyon, en paiement de dommages-intérêts.

Par jugement du 10 juillet 2023, le tribunal de commerce de Lyon a :

Condamné la société Léa Conception à payer à Monsieur [M] [D] la somme de 21 927 euros à titre de dommages et intérêts,

Ordonné la capitalisation des intérêts,

Débouté la société Léa Conception de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions,

Condamné la société Léa Conception à payer à Monsieur [M] [D] la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamné la société Léa Conception aux entiers dépens de l'instance,

Maintenu l'exécution provisoire de la décision,

Débouté les parties du surplus de leurs demandes.

La société Léa Conception a interjeté appel de ce jugement par déclaration reçue au greffe de la Cour le 12 octobre 2023, intimant M. [M] [D].

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 2 avril 2025, la société Léa Conception demande à la Cour de :

Vu l'article L.442-1 II du Code de commerce,

Vu l'article L.1224-1 du Code du travail,

Vu l'article 1113 du Code civil,

Vu l'article 1216 du même code,

Vu les jurisprudences citées,

Vu les pièces versées aux débats,

Déclarer recevable et bien fondé l'appel interjeté à l'encontre du jugement rendu le 10 juillet 2023 par le tribunal de commerce de Lyon.

Réformer le jugement rendu le 10 juillet 2023 par le tribunal de commerce de Lyon des chefs de la décision lui faisant grief en ce qu'elle a :

Condamné la société Léa Conception à payer à Monsieur [M] [D] la somme de 21 927 euros à titre de dommages et intérêts,

Ordonné la capitalisation des intérêts,

Débouté la société Léa Conception de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions,

Condamné la société Léa Conception à payer à Monsieur [M] [D] la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamné la société Léa Conception aux entiers dépens de l'instance,

Maintenu l'exécution provisoire de la décision,

Statuant à nouveau :

Débouter Monsieur [D] de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions ;

Sur l'appel incident :

- Déclarer que l'appel incident formé par Monsieur [D] n'entraine pas l'effet dévolutif du chef du quantum de l'indemnisation qui n'est pas expressément critiqué ;

- Débouter Monsieur [D] de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions ;

En tout état de cause :

- Condamner Monsieur [D] à lui verser la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et à supposer les entiers dépens de 1ère instance et d'appel, ces derniers distraits au profit de Maître Michel Guizard - Selarl Guizard et Associés, avocat sur son affirmation de droit conformément à l'article 699 du code de procédure civile.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 1er octobre 2024, Monsieur [M] [D] demande à la Cour de :

Vu l'article L442-1, II, du Code de Commerce,

Infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Lyon en date du 10 juillet 2023 en ce qu'il a condamné la Sarl Conception à payer à Monsieur [M] [D] un montant de 21 927,00€ à titre de dommages et intérêts

Condamner la Sarl Léa Conception à payer et porter à Monsieur [M] [D] la somme de 84 382,39 € à titre de dommages et intérêts,

Ordonner la capitalisation des intérêts,

Débouter la Sarl Léa Conception de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions,

Condamner la Sarl Léa Conception à payer et porter à Monsieur [M] [D] la somme de 6 000€ au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamner la Sarl Léa Conception aux entiers dépens de l'instance,

Ordonner que, dans l'hypothèse où, à défaut de règlement spontané des condamnations prononcées par le Jugement à intervenir, l'exécution devra être réalisée par l'intermédiaire d'un Commissaire de Justice, le montant des sommes retenues par le Commissaire, en application de l'article R444-55 du code de commerce et son tableau 3-1 annexé, devra être supporté par le débiteur, en sus de l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'article L111-8 du code des procédures civiles d'exécution ne prévoyant qu'une simple faculté de mettre à la charge du créancier les dites sommes.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 9 avril 2025.

***

La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIVATION

Sur l'effet dévolutif de l'appel incident

Exposé des moyens

La société Léa Conception soutient que l'appel incident formé par Monsieur [R] [D] est dépourvu d'effet dévolutif. À cet effet, elle expose que Monsieur [M] [D] a interjeté un appel incident afin de solliciter l'infirmation du jugement, en ce qu'il a limité l'indemnisation de son préjudice à la somme de 21 927 euros, et demandé la condamnation à payer la somme de 84 382,39 euros par la société Léa Conception. Toutefois, la société Léa Conception fait valoir que, dans ses conclusions, Monsieur [M] [D] n'a fait aucune critique de ce chef de jugement sur le montant de l'indemnisation allouée dans ses écritures et n'a pas expliqué les raisons pour lesquelles il a estimé que les juges du fonds avaient mal jugé. Elle soutient qu'il ne suffit pas de mettre le montant de l'indemnisation en débat dans le dispositif des écritures mais encore faut-il que celui-ci fasse l'objet d'une discussion et d'une motivation dans les écritures. Elle en déduit que les chefs du jugement ne sont pas « expressément critiqués » et que de ce fait la dévolution n'a pas opéré sur la question du quantum de l'indemnisation en application de l'article 562 du code de procédure civile.

En réponse, Monsieur [M] [D] expose que l'effet dévolutif de son appel incident porte sur le montant de l'indemnisation du préjudice qui lui a été accordée, à hauteur de 21 927 euros, par le jugement. Il fait valoir que la société Léa Conception considère, à tort, que ses premières écritures ne comportaient aucune critique du jugement relativement au montant de l'indemnisation accordée. En effet, il a sollicité, dans le dispositif de ses premières conclusions l'infirmation du jugement rendu relatif à l'indemnisation octroyée et a demandé la condamnation au paiement de la somme de 84 382,39 euros au titre de ladite indemnisation. Il soutient que la société Léa Conception opère une confusion entre chefs de jugement critiqués et moyens de fait et de droit.

Réponse de la Cour,

Selon l'article 548 du code de procédure civile l'appel peut être incidemment relevé par l'intimé tant contre l'appelant que contre les autres intimés.

L'article 551 précise que l'appel incident est formé de la même manière que sont les demandes incidentes.

L'article 562 dispose que l'appel défère à la Cour la connaissance des chefs du jugement qu'il critique expressément et de ceux qui en dépendent.

L'article 909 dans sa version applicable à l'instance en cours, prévoit que l'intimé dispose, à peine d'irrecevabilité relevée d'office, d'un délai de trois mois à compter de la notification des conclusions de l'appelant prévues à l'article 908 pour remettre ses conclusions au greffe et former, le cas échéant, appel incident ou appel provoqué.

Enfin l'article 954 alinéa 2 et 3 dans sa version applicable à l'instance en cours précise que :

« Les conclusions comprennent distinctement un exposé des faits et de la procédure, l'énoncé des chefs de jugement critiqués, une discussion des prétentions et des moyens ainsi qu'un dispositif récapitulant les prétentions. Si, dans la discussion, des moyens nouveaux par rapport aux précédentes écritures sont invoqués au soutien des prétentions, ils sont présentés de manière formellement distincte.

La cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n'examine les moyens au soutien de ces prétentions que s'ils sont invoqués dans la discussion. »

Il résulte de ces articles que l'effet dévolutif attaché à un appel incident opère dès lors que sont expressément mentionnés dans le dispositif des conclusions déposées dans les délais de l'article 909 précité les chefs du jugement critiqués.

Les premières conclusions de l'intimé, déposées et notifiées le 3 avril 2025, ainsi que ses dernières conclusions, mentionnent expressément en leur dispositif :

« Infirmer le jugement rendu par le Tribunal de Commerce de LYON en date du 10 juillet 2023 en ce qu'il a condamné la SARL CONCEPTION à payer à Monsieur [M] [D] un montant de 21.927,00€ à titre de dommages et intérêts »

En conséquence, la Cour constate que l'effet dévolutif de l'appel incident formé par [M] [D] s'est opéré concernant le montant de l'indemnisation.

Sur la rupture de la relation commerciale

En vertu de l'article L 442-1 II du code de commerce, « engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels. »

Sur l'existence de relations commerciales établies

Exposé des moyens

A l'appui de son appel principal, la société Léa Conception conteste le caractère établi de la relation commerciale alléguée par Monsieur [M] [D], en faisant valoir qu'il s'agissait d'une année et demie de collaboration (entre mai 2019 à octobre 2020) qui correspondait à des chantiers en cours au moment de la cession du fonds de commerce.

Elle explique qu'elle n'a pas repris la relation commerciale entre la société Joel [T] et Monsieur [N] [E]. Elle n'a été créée, qu'en avril 2019, afin d'acquérir le fonds de commerce exploité par la société Cuisine Joël [T]. Elle précise que cette cession n'a pas eu pour objet les parts sociales de la société Cuisine Joël [T] mais uniquement le fonds de commerce exploité par cette dernière. Elle affirme ainsi qu'elle n'a pas continué la personnalité juridique de la société Cuisine Joël [T] et n'a pas repris ses obligations. Elle relève que l'acte de cession du fonds de commerce n'est pas silencieux sur l'avenir de la relation entre Monsieur [M] [D] et la société Léa Conception dès lors qu'il a été expressément convenu à l'acte de cession que la société Léa Conception ne reprenait pas les contrats de fournitures et de prestations de services souscrits par la société Cuisine Joël [T], ce qui était le cas de la relation liant Monsieur [M] [D] au cédant. Selon la société Léa Conception, elle avait ainsi clairement manifesté sa volonté de ne pas reprendre les contrats en cours. En outre, elle explique que le principe d'exclusion des contrats en matière de cession de fonds de commerce, implique que les contrats conclus par le commerçant ne sont pas compris dans la cession, sauf stipulation expresse contraire. Elle ajoute que le contrat ne s'est pas poursuivi dans les mêmes conditions que celui initialement conclu entre Monsieur [M] [D] et la société Cuisine Joël [T] en ce sens qu'il ne prévoyait ni une exclusivité, ni les mêmes tarifs et conditions. Elle précise qu'elle a recours à d'autres poseurs. Par ailleurs, elle souligne que Monsieur [M] [D] ne précise pas les contours de la relation entretenue avec la société Cuisines Joël [T] pour justifier d'un flux d'affaires suivi, stable et habituel et ne peut donc s'appuyer sur une prétendue continuité des relations antérieures.

S'agissant de la période postérieure à la cession, elle explique que Monsieur [M] [D] a que très peu travaillé pour la société Léa Conception puisqu'il n'a plus effectué de pose à compter du mois d'octobre 2020.

En réplique, Monsieur [M] [D] soutient que la relation commerciale est incontestablement établie depuis 2008 et s'est poursuivie dans les mêmes conditions avant et après la cession du fonds de commerce.

Monsieur [M] [D] expose que, pendant près de 12 ans, il a entretenu une relation commerciale établie avec la société Cuisines Joël [S] puis avec la société Léa Conception. Il soutient que cette relation était régulière, habituelle et continue puisqu'il a été, durant 14 années, le partenaire habituel de l'enseigne Mobalpa. Il précise que cette activité de sous-traitance a représenté la totalité de son chiffre d'affaires. Il explique que la société Léa Conception a eu l'intention de poursuivre la relation commerciale initialement nouée avec la société Cuisine Joël [S] bien que l'acte de cession soit silencieux concernant le devenir de sa relation de sous-traitance avec la société Léa Conception, distincte d'une relation de prestation de service ou de fourniture. Cette poursuite des relations lui a permis de générer un chiffre d'affaires d'un montant de 32 444,50 euros en 2019 puis 37 500 euros pour l'année 2020, soit quasiment 100% de son chiffre d'affaires global. En outre, Monsieur [M] [D] affirme que la clause invoquée par la société Léa Conception, dans le contrat de cession, ne concerne pas son contrat. Par ailleurs, il fait valoir que la société Léa Conception ne peut affirmer qu'elle n'a pas voulu reprendre la relation commerciale et reconnaître ensuite qu'elle a laissé à Monsieur [M] [D] les chantiers. Elle a volontairement pris la décision de laisser Monsieur [M] [D] apparaître sur les plannings durant la période de mai 2019 à octobre 2020 en lui confiant au moins 70 poses de cuisine, soit une moyenne de 4 poses de cuisine par mois, démontrant que cette relation était à temps plein et non pas simplement épisodique.

Réponse de la cour,

Au sens de l'article L. 442-1 du code de commerce, la relation, notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n'implique aucun contrat (en ce sens, Com., 9 mars 2010, n° 09-10.216) et n'est soumise à aucun formalisme quoiqu'une convention ou une succession d'accords poursuivant un objectif commun puisse la caractériser, peut se satisfaire d'un simple courant d'affaires, sa nature commerciale étant entendue plus largement que la commercialité des articles L. 110-1 et suivants du code de commerce comme la fourniture d'un produit ou d'une prestation de service (en ce sens, Com., 23 avril 2003, n° 01-11.664).

Elle est établie dès lors qu'elle présente un caractère suivi, stable et habituel laissant entendre à la victime de la rupture qu'elle pouvait raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.

Cette relation peut se nouer successivement entre plusieurs personnes physiques ou morales dès lors qu'il est établi que, dans l'esprit des partenaires, c'est la relation initiale nouée avec l'un qui s'est poursuivie avec l'autre. La seule circonstance qu'un tiers, ayant repris l'activité ou partie de l'activité d'une personne, par exemple par le biais d'une cession de fonds de commerce, continue une relation commerciale que celle-ci entretenait précédemment ne suffit pas à établir que c'est la même relation commerciale qui s'est poursuivie avec le partenaire concerné. Encore faut-il que des éléments démontrent que la commune intention des parties était de poursuivre la relation antérieure (En ce sens, Com., 10 février 2021, n° 19-15.369). Aussi, le simple fait de poursuivre une relation commerciale dans les mêmes termes est insuffisant, en lui-même, pour caractériser l'intention des parties de reprendre la relation commerciale antérieure (en ce sens Com., 19 octobre 2022, pourvoi n° 21-17.653).

En l'espèce, il résulte des pièces versées aux débats que Monsieur [M] [D] a entretenu une relation commerciale avec la société Cuisines Joël [T], non partie à la cause, depuis 2016, de manière stable et continue, depuis 2008 de manière plus épisodique. Monsieur [R] [D] considère que cette relation a été reprise par la société Léa Conception, cessionnaire du fonds de commerce, ce que conteste la société Léa Conception.

Or, la cession d'un fonds de commerce n'emporte pas, sauf exceptions prévues par la loi ou stipulations expresses contraires, la cession des contrats liés à l'exploitation de ce fonds.

Le partenariat établi par la société [S] avec M. [D] concernant la pose des cuisines n'est pas visé dans l'acte de cession, ni au titre d'un contrat de sous-traitance ni au titre d'un contrat de prestation de service ou de fourniture, étant observé que l'acte stipule que :

« d'une façon générale, de faire [pour le cédant] son affaire personnelle de la résiliation, à ses frais, de tous contrats de fournitures de marchandises ou de prestations de services qui pourraient exister concernant le fonds vendu, le Cessionnaire ne s'obligeant à reprendre que les contrats expressément acceptés par lui dans le cadre des présentes sous réserve de l'accord des cocontractants, »

Par ailleurs, le fait invoqué par Monsieur [M] [D] que la relation commerciale s'est poursuivie dans les mêmes conditions avant et après la cession du fonds de commerce, en ce que la société Léa Conception lui a confié 70 poses de cuisine représentant un chiffre d'affaires de 33 444,50 euros en 2019 et 37 500 euros en 2020, est insuffisant à lui seul pour démontrer l'intention de la société Léa Conception de poursuivre la relation commerciale établie par son cédant avec Monsieur [M] [D].

La société Léa Conception faisant par ailleurs valoir qu'elle a souhaité diversifier ses équipes de poseurs et ne plus attribuer d'exclusivité à Monsieur [M] [D] pour la pose des cuisines Mobalpa.

La relation commerciale entre les parties n'a donc débuté qu'à compter de la cession du fonds de commerce, à savoir courant mai 2019.

Il résulte des pièces du dossier (notamment les pièces [D] n°6 et 9), non sérieusement contredites par la société Léa Conception, que celle-ci a eu recours aux services de Monsieur [R] [D] pour la pose de cuisines jusqu'en octobre 2020. Plusieurs dizaines de poses de cuisines lui ont été confiées pour un total 69,944,50 € de chiffres d'affaires, représentant la quasi-totalité de son chiffre d'affaires. Cette relation présentait un caractère suffisamment stable et habituel permettant à Monsieur [M] [D] de raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial.

Ainsi, Monsieur [R] [D] et la société Léa Conception ont noué une relation commerciale établie du 15 mai 2019 au 5 octobre 2020, soit pendant 18 mois.

Sur l'imputabilité de la rupture

Exposé des moyens

La société Léa Conception soutient qu'elle n'est pas à l'origine de la rupture de la relation commerciale et que Monsieur [M] [D] n'est pas à même de démontrer la partie à l'origine de cette rupture. Elle affirme que le seul argument apporté par Monsieur [M] [D], selon lequel il n'aurait jamais choisi de rompre le courant d'affaires qu'il entretenait au regard de son âge n'est pas pertinent. Elle estime que Monsieur [M] [D] l'a délaissée en raison du fait qu'il a trouvé d'autres cuisinistes partenaires. Elle souligne à ce titre qu'entre le 1er janvier et le 31 mars 2021, Monsieur [M] [D] a réalisé près de 15 000 euros de son chiffre d'affaires avec un ou plusieurs autres fournisseurs. En outre, elle considère que l'attestation du 18 octobre 2022 d'une une ancienne salariée de la société Léa Conception n'est pas pertinente car elle n'avait aucun pouvoir de mandater les poseurs et sa présence n'a été que très épisodique au sein de l'entreprise. À l'inverse, elle affirme que l'attestation qu'elle produit, écrite par une salariée, habilitée à gérer les poses, est objective. Elle soutient qu'elle a tenté de joindre, sans succès, Monsieur [M] [D] jusqu'au mois de décembre 2020, Monsieur [M] [D] ayant « boycotté » ses appels et refusé les chantiers.

En réponse, Monsieur [M] [D] soutient que la société Léa Conception inverse la charge de la preuve en lui reprochant de ne pas prouver que la rupture de la relation serait du fait de la société Léa Conception. Or, Monsieur [M] [D] estime que rapporter la preuve qu'il n'a plus été sollicité par la société Léa Conception est impossible à établir et alors qu'il n'a aucunement eu la volonté de se mettre en difficulté à l'approche de la retraite. Au demeurant, il précise qu'il a dû repartir de zéro et est parvenu à réaliser un chiffre d'affaires en deçà de ce qu'il réalisait avec l'enseigne Mobalpa. Par ailleurs, Monsieur [M] [D] précise qu'aucun argument ne peut être tiré du fait qu'il a noué, après la rupture, une relation commerciale avec un nouveau partenaire et que les arguments concernant les chiffres réalisés postérieurement à octobre 2020 sont vainement avancés. Selon lui, il est évident que la société Léa Conception a brutalement rompu la relation commerciale en le retirant des plannings de poses et en ne faisant plus appel à lui, comme en atteste une ancienne salariée de l'enseigne Mobalpa.

Réponse de la cour

Il est constant que les relations ont cessé entre les parties en octobre 2020, toutefois, les parties sont en désaccords sur l'imputabilité de la rupture

La Cour observe que Monsieur [M] [D] réalisait des poses de cuisine confiées par la société Léa Conception auprès de ses clients et que cette prestation générait la quasi-totalité de son chiffre d'affaires jusqu'à la fin de la relation en octobre 2020. Il produit une attestation d'une ancienne salariée de la société Léa Conception (pièce n°9) témoignant que « durant une réunion il nous a été demandé par la direction de ne plus attribuer de poses [à Monsieur [M] [D]] et de favoriser un nouveau poseur ['] son nom a été purement et simplement retiré du planning des poses ».

La teneur de cette attestation n'est pas incompatible avec les propos d'une autre salariée de la société Léa Conception (attestation Léa Conception pièce n° 6) relatant la volonté de la société Léa Conception d'opérer à une nouvelle organisation et d'intégrer plusieurs sous-traitants pour la pose des cuisines et l'invitation faite à M. [D] « d'élargir son champ de travail, comme c'est le cas pour les autres poseurs, pour se couvrir lui-même dans le cas où MOBALPA ne pourrait pas lui fournier suffisamment de prestations, en fonction des aléas du commerce ».

Or, s'il n'est pas contesté que plus aucun travail n'a été confié à Monsieur [N] [E] à partir du mois d'octobre 2020, force est de constater que les pièces versées aux débats par la société Léa Conception (notamment les pièces n°6, 7 et 8) sont insuffisantes pour démontrer que Monsieur [R] [D] s'est opposé à cette nouvelle organisation et a refusé les commandes de la société Léa Conception.

La rupture de la relation commerciale est dès lors imputable à la société Léa Conception donneuse d'ordre. Cette rupture a eu lieu sans préavis.

Sur l'existence d'une faute

Exposé des moyens

La société Léa Conception relève certains manquements de la part de Monsieur [M] [D]. Elle fait observer que suite à l'enquête de satisfaction menée par un organisme extérieur qui concernait un magasin à [Localité 7] auprès de ses clients, il est apparu que la pose des produits par Monsieur [M] [D] a concerné 100% des motifs d'insatisfaction. De plus, elle rappelle l'expertise relative à un sinistre dont Monsieur [M] [D] indiquait qu'il s'agissait de la seule fois où sa responsabilité a été mise en cause. Cette expertise a concerné le décrochage de meubles qui est intervenu 3 mois après la reprise du fonds de commerce par la société Léa Conception. Or, en acceptant de prendre en charge les désordres liés à ce sinistre, il démontre que sa responsabilité n'était pas exclue.

En réponse, Monsieur [R] [D] soutient qu'aucune faute ne peut lui être reprochée. Selon lui, aucun enseignement ne peut être tiré de cette enquête de satisfaction portant sur un magasin situé à [Localité 7] alors même que le magasin concerné par le litige se situe à [Localité 6]. Il rappelle que le taux de satisfaction de la clientèle oscille entre 8.2 et 8.4 sur 10. De plus, s'agissant de l'expertise versée aux débats, il affirme qu'il s'agit du premier sinistre auquel il a été confronté concernant un décrochage de meubles 4 années après sa pose. Au regard de cette expertise, aucun élément ne permet de déterminer le manquement de M. [D] et ce n'est que dans la mesure où le montant des réparations était faible qu'il a accepté de prendre à sa charge les conséquences.

Réponse de la cour

La rupture, quoique brutale, peut être justifiée si elle est causée par une faute suffisamment grave pour fonder la cessation immédiate des relations commerciales (en ce sens, sur le critère de gravité, Com. 27 mars 2019, n° 17-16.548).

En l'espèce, la société Léa Conception avance plusieurs éléments. Tout d'abord, elle indique que Monsieur [M] [D] a refusé d'installer des cuisines dans les villes de [Localité 8] et [Localité 5], en novembre 2020 en raison de la distance à parcourir. Toutefois, cette seule allégation ne permet aucunement de caractériser un quelconque comportement fautif de la part de Monsieur [M] [D]. Ensuite, la société Léa Conception avance que Monsieur [M] [D] manque de rigueur lors des poses de cuisines. Elle produit notamment une enquête satisfaction client pour étayer cette allégation. Toutefois, si l'enquête de satisfaction, énonce que 100 % des motifs d'insatisfaction client proviennent de la pose des cuisines, rien ne démontre que ce soit imputable à Monsieur [M] [D]. En effet, il est constant que la société Léa Conception a eu recours depuis sa reprise du fonds de commerce, à plusieurs sous-traitants différents. En outre, la période de l'enquête dépasse la relation commerciale entre les parties, puisqu'elle s'étend au moins jusqu'à mai 2021. Enfin, la société Léa Conception fait état de deux poses que Monsieur [N] [D] aurait mal réalisées. D'une part, elle s'appuie sur un mail de réclamation d'un client critiquant la pose de la cuisine par Monsieur [M] [D]. Or, la société Léa Conception ne démontre aucunement que Monsieur [M] [D] s'est occupé de la pose de cette cuisine. Au demeurant, la Cour observe que la pièce 9 produite par la société Léa Conception, est une preuve insuffisante à elle seule, à démontrer les malfaçons prétendument commises par l'entrepreneur ayant posé la cuisine. D'autre part, la société Léa Conception invoque le fait que la responsabilité de Monsieur [R] [D] a été engagée du fait de malfaçons lors d'une pose de cuisine. Or, le simple fait que Monsieur [N] [D] ait accepté de prendre en charge les désordres en cause, via son assurance, ne saurait permettre d'en déduire sa faute. En tout état de cause, la Cour observe que la cuisine a été achetée et posée en 2015, soit 4 ans avant le début de la relation commerciale entre la société Léa Conception et Monsieur [N] [D].

Il ressort de ces éléments que la société Léa Conception échoue à démontrer l'existence d'une faute suffisamment grave permettant de justifier une rupture sans préavis.

En conséquence, la société Léa Conception a engagé sa responsabilité sur le fondement de l'article L.442-1 du code de commerce en rompant brutalement la relation commerciale établie entre les parties.

Sur la durée du préavis

Exposé des moyens

La société Léa Conception soutient qu'en l'absence de relation exclusive avec Monsieur [M] [D], elle pouvait parfaitement faire appel à d'autres prestataires sans avoir à adresser un préavis écrit à [M] [D].

En réponse, Monsieur [M] [D] fait valoir que la société Léa Conception devait respecter un préavis de 18 mois pour une relation commerciale établie de 14 années. Afin d'apprécier la durée du préavis, il fait état de critères de sa dépendance économique totale dans lequel il se trouvait à l'égard de la société Léa Conception (quasiment à 100% de son chiffre d'affaires réalisé auprès de l'enseigne Mobalpa) ou encore son âge. Il ajoute que le chiffre d'affaires réalisé en 2021 est un élément indifférent dans l'appréciation de la durée de préavis qui devait lui être accordée.

Réponse de la cour

Le délai de préavis doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée, de la nature et des spécificités de la relation commerciale établie, du produit ou du service concerné. Le préavis suffisant doit s'apprécier notamment en tenant compte de la durée de la relation commerciale, de l'état de dépendance économique de la victime, de l'importance du volume d'affaires échangé et de la proportion que l'activité de l'auteur de la rupture représentait dans l'activité globale de la victime de la rupture.

Aussi, le délai du préavis suffisant s'apprécie en tenant compte de la durée de la relation commerciale et des autres circonstances au moment de la notification de la rupture.

La Cour constate qu'au moment de la rupture en octobre 2020, Monsieur [M] [D], entrepreneur individuel, réalisait la totalité ou la quasi-totalité de son chiffre d'affaires, selon les mois, avec la société Léa Conception sur la période de la relation commerciale établie entre les parties de 18 mois.

Monsieur [M] [D] ne fait cependant valoir aucun élément concret sur l'état du marché sur lequel il opère et la concurrence locale que s'y livre les différents acteurs économiques, et d'éventuelles difficultés, autre que son âge, pour retrouver un partenaire équivalent au moment de la rupture de la relation commerciale.

De l'ensemble de ces éléments, la Cour retient une durée de préavis nécessaire mais suffisante de trois mois.

Sur le préjudice

Exposé des moyens

La société Léa Conception soutient que Monsieur [M] [D] n'a subi aucun préjudice en lien avec ses agissements. Rappelant que le préjudice est évalué en considération de la marge escomptée durant la période de préavis qui n'a pas été exécutée, elle considère qu'il faut prendre en compte la marge sur coûts variables avec une déduction faite des coûts fixes économisés. Pour évaluer ce préjudice, elle estime que Monsieur [M] [D] devait communiquer le chiffre d'affaires réalisé avec elle sur les trois derniers exercices, le montant de ses charges variables ainsi que les frais fixes économisés du fait de la rupture. À défaut de justifier de ces éléments, elle souligne que la jurisprudence applique un taux de réduction forfaitaire de l'ordre de 50% sur la perte de chiffre d'affaires alléguée. Ainsi, elle considère que Monsieur [M] [D] n'a subi aucun préjudice en lien avec ses agissements. Si la Cour venait à estimer le contraire, elle soutient que Monsieur [M] [D] ne fournit aucun élément permettant de démontrer le quantum du préjudice allégué.

En réponse, Monsieur [M] [D] demande la condamnation de la société Léa Conception à payer la somme de 84 382,29 euros au titre des dommages-intérêts calculés sur un préavis nécessaire de 18 mois. Rappelant ses différentes marges réalisées sur les 4 dernières années, attestées par un expert-comptable, il met en exergue que sa marge moyenne annuelle est de 56 254,93 euros.

Réponse de la cour,

En cas de défaut de préavis, seul est indemnisable le préjudice résultant de la brutalité de la rupture et non de la rupture elle-même. Le préjudice né de l'insuffisance du préavis est évalué en fonction de la durée du préavis jugée nécessaire à la date de la notification de la rupture, sans qu'il y ait lieu de tenir compte de circonstances postérieures à la rupture (Com., 4 octobre 2016, n° 15-14.025 ; 1er juin 2022, n° 20-18,960).

Le préjudice principal résultant du caractère brutal de la rupture s'évalue en considération de la perte de marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis éludé. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, c'est-à-dire la différence entre le chiffre d'affaires hors taxe escompté et les charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture, durant la même période, différence dont pourra encore être déduite, le cas échéant, la part des coûts fixes non supportés du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture, durant la même période (en ce sens Com., 28 juin 2023, pourvoi n° 21-16.940 publié).

Compte tenu de la nature de l'activité de Monsieur [M] [D] exercée à titre individuel, les coûts variables ou fixes économisés du fait de la rupture de la relation commerciale ne sont pas significatifs. Dès lors, la Cour retient la marge commerciale telle qu'attestée par l'expert-comptable de Monsieur [M] [D] sur la durée de la relation commerciale établie entre les parties (pièces n° 2 et 4), soit une marge commerciale moyenne mensuelle de 3 728, 2 euros. La durée du préavis éludé étant de trois mois, le préjudice subi par Monsieur [M] [D] s'élève donc à la somme de 11 184, 6 euros.

En conséquence, le jugement sera infirmé sur le montant de l'indemnisation, et la société Léa Conception sera condamnée à verser à Monsieur [M] [D] la somme de 11 186,6 euros.

III- Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile

Le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné la société Léa Concep tion aux dépens de première instance et à payer à Monsieur [M] [D] la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La société Léa Conception, succombant partiellement en son appel, sera condamnée aux dépens d'appel.

En application de l'article 700 du code de procédure civile, la société Léa Conception sera déboutée de sa demande et condamnée à verser à Monsieur [M] [D] la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Confirme le jugement en ses dispositions soumises à la Cour sauf en ce qu'il a condamné la société Léa Conception à verser à Monsieur [M] [D] la somme de 21 927 euros à titre de dommages-intérêts ;

Statuant de nouveau sur ce chef infirmé et y ajoutant

Condamne la société Léa Conception à verser à Monsieur [M] [D] la somme de 11 184, 6 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de la rupture brutale de la relation commerciale établie ;

Condamne la société Léa Conception aux dépens d'appel ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la société Léa Conception et la condamne à verser à Monsieur [M] [D] la somme de 2500 euros.

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