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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 9 juillet 2025, n° 23/18293

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Marquisat (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseiller :

M. Richaud

Conseiller :

Mme Dallery

Avocats :

Me Ingold, Me Brunet - Stoclet, Me Zannou, Me Seguier

T. com. mixte Fort-de-France, du 25 sept…

25 septembre 2023

FAITS ET PROCÉDURE

La société Marquisat de [Localité 5] (ci-après dénommée « Marquisat »), dont la création émane d'un projet commun élaboré entre M. [S] et M. [J], a été immatriculée le 10 juillet 2006 et a commencé son exploitation le 1er juillet 2006. Elle exerce une activité de production, de négoce et commercialise des rhums blancs et des rhums vieux. Elle a pour associé et dirigeant actuel M. [S].

La société Distillerie [J], créée par M. [J] et immatriculée le 7 mars 2005, a commencé son exploitation le 1er février 2005. Elle a pour activité la production de boissons alcooliques distillées.

La société Marquisat et la société Distillerie [J] ont, depuis juillet 2006 et sans établir de contrat écrit, entretenu une relation commerciale par laquelle la société Distillerie [J] a approvisionné la société Marquisat en distillat, rhum dit de coulage issu de « canne bleu », afin que celle-ci procède à l'affinage et la mise en vieillissement du rhum qu'elle commercialise sous la marque « Karukera ».

Par courriel du 30 aout 2019, la société Distillerie [J] a informé la société Marquisat, à qui elle avait fourni une quantité de 309,20 HAP (Hectolitre d'Alcool Pur) de distillat « ne pas être en mesure de pouvoir livrer plus de rhum cette année ».

En réponse, la société Marquisat a par courriel du 5 septembre 2019 souligné que la quantité livrée était insuffisante.

Par courriel du 2 mai 2020, la société Distillerie de [J] a annoncé à la société Marquisat, après lui avoir fourni une quantité de 269,08 HAP de distillat, qu'elle ne pourrait, compte tenu des circonstances exceptionnelles liées à la Covid-19, lui fournir des quantités supplémentaires de rhum pour l'année 2020.

Par lettre du 3 juin 2020, notifiée le 8 juin 2020, la société Marquisat a adressé une mise en demeure à la société Distillerie [J] d'avoir à confirmer, sous 48 heures, sa décision de ne plus l'approvisionner en rhum pour le restant de l'année 2020.

Par lettre du 12 juin 2020, notifiée le 18 juin 2020, la société Distillerie [J] lui a répondu ne pas être liée à [Localité 3] par aucun d'approvisionnement, fournir ses clients en distillat en respectant par souci d'équité l'ordre d'arrivée des souhaits manifestés, et avoir vendu à la société Marquisat l'équivalent de 19,22% de sa production annuelle de rhum agricole blanc en vrac, soit un chiffre supérieur à celui des années précédentes. Elle a aussi rappelé que la production avait été grandement réduite en raison de l'arrêt de l'activité pendant la période de confinement.

Par lettre du 7 juillet 2020 adressée à la société Distillerie [J], la société Marquisat a dit prendre acte de la rupture de la relation commerciale, en évoquant que la livraison de distillat ne saurait représenter une part inférieure à 24,33% de la production annuelle rhum agricole blanc en vrac de la société Distillerie [J].

Par lettre recommandée du 23 juillet 2020, réceptionnée le 29 juillet 2020, la société Distillerie [J] a notifié à la société Marquisat la fin de la relation commerciale à l'expiration d'un préavis de 15 mois commençant à courir à la date de réception de la lettre, soit à échéance du 29 octobre 2021.

C'est dans ces circonstances que, par acte de commissaire de justice du 21 janvier 2022, la société Marquisat a assigné la société Distillerie [J] devant le tribunal de commerce de Fort-de-France pour obtenir réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies.

Par jugement du 25 septembre 2023, le tribunal mixte de commerce de Fort-de-France a :

- Constaté qu'une relation commerciale établie existait depuis 2006 entre la société Distillerie [J] et la société Marquisat de [Localité 4] pour la fourniture de rhum blanc en vrac issu de 'canne bleu',

- Dit que cette relation a perduré jusqu'au courrier de notification de sa rupture, émis par la société Distillerie [J] en date du 23 juillet 2020 et distribué à la société Marquisat de [Localité 4] le 29 juillet 2020, ensuite d'une dernière livraison de rhum blanc intervenue en mai 2020,

- Constaté que le préavis d'une durée de quinze (15) mois octroyé par la société Distillerie [J] à la société Marquisat de [Localité 4] est proportionné à la durée et la qualité de la relation commerciale ayant existé entre ses sociétés, ainsi qu'à la nature et aux contraintes inhérentes à la société cliente,

- Dit que la rupture de la relation commerciale entre ces parties n'a pas été empreinte de brutalité, et en conséquence,

- Débouté la société Marquisat de [Localité 4] de l'ensemble de ses demandes de dommages et intérêts,

- Dit n'y avoir lieu à dommages et intérêts pour action abusive et atteinte à l'image et la réputation de la société Distillerie [J] ni à une quelconque amende sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile,

- Condamné la société Marquisat de [Localité 4] à payer à la société Distillerie [J] la somme de 6 000 euros au titre de l'indemnité pour frais irrépétibles,

- Rejeté toute autre demande, plus ample ou contraire,

- Dit n'y avoir lieu à écarter l'exécution provisoire de droit,

- Laissé les dépens de l'instance à la charge de la société Marquisat de [Localité 4] en ce compris les frais de greffe fixés à un montant de 62,92 euros.

La société Marquisat a interjeté appel de ce jugement par déclaration reçue au greffe de la Cour le 13 novembre 2023.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 10 avril 2025, la société Marquisat demande à la Cour de :

Vu les articles L442-1, II et D442-3 du code de commerce,

Vu les pièces versées aux débats,

Recevoir la SAS Marquisat de [Localité 5] en son appel et en ses demandes, la jugeant bien fondée,

Débouter la SARL Distillerie [J] de son appel incident et de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions, la jugeant infondée ;

Infirmer le jugement rendu par le tribunal mixte de commerce de Fort-de-France le 25 septembre 2023 en ce qu'il a :

- Dit que cette relation a perduré jusqu'au courrier de notification de sa rupture, émis par la SARL Distillerie [J] en date du 23 juillet 2020 et distribué à la SAS Marquisat de [Localité 5] le 29 juillet 2020, ensuite d'une dernière livraison de rhum blanc intervenu en mai 2020,

- Dit le préavis d'une durée de quinze (15) mois octroyé par la SARL Distillerie [J] a la SAS Marquisat de [Localité 5] est proportionné à la durée et la qualité de la relation commerciale ayant existé entre ses sociétés, ainsi qu'à la nature et aux contraintes inhérentes à la société cliente,

- Dit que la rupture de la relation commerciale entre ces parties n'a pas été empreinte de brutalité, et en conséquence,

- Débouté la SAS Marquisat de [Localité 5] de l'ensemble de ses demandes de dommages et intérêts,

- Dit n'y avoir lieu à dommages et intérêts pour action abusive et atteinte à l'image et la réputation de la SARL Distillerie [J],

- Condamné la SAS Marquisat de [Localité 5] à payer à la SARL Distillerie [J] la somme de 6.000 euros au titre de l'indemnité pour frais irrépétibles,

- Rejeté toute autre demande, plus ample ou contraire (mais seulement s'agissant des demandes de la SAS Marquisat de [Localité 5]),

- Dit n'y avoir lieu à écarter l'exécution provisoire de droit,

Confirmer le jugement rendu par le tribunal mixte de commerce de Fort-de-France 25 septembre 2023 en ce qu'il a :

- Constaté qu'une relation commerciale établie existait depuis 2006 entre la SARL Distillerie [J] et la SAS Marquisat de [Localité 5] pour la fourniture de rhum blanc en vrac issu de "canne bleu",

- Dit n'y avoir lieu à dommages et intérêts pour action abusive et atteinte à l'image et la réputation de la SARL Distillerie [J] ni à une quelconque amende sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile,

Et, statuant à nouveau sur les chefs critiqués par la société Marquisat,

- Déclarer la société Marquisat de [Localité 5] recevable et bien fondée en ses demandes formées à l'encontre de la société Distillerie [J],

- Juger que n'ayant pas octroyé de préavis raisonnable à la société Marquisat de [Localité 5], la société Distillerie [J] a rompu brutalement sa relation commerciale avec la société Marquisat, ce à compter du mois d'août 2019,

En conséquence,

Condamner la société Distillerie [J] à verser à la société Marquisat la somme de 2 548 560 euros, sauf à parfaire à titre de dommages et intérêts, en réparation de son préjudice commercial causé par la rupture brutale de leur relation commerciale,

Condamner la société Distillerie [J] à verser à la société Marquisat la somme de 28 021 60 euros, à titre de dommages et intérêts, en réparation de son préjudice commercial subi du fait de l'arrêt brutal de son approvisionnement causant l'arrêt de son produit phare et la création d'un produit de substitution,

Condamner la société Distillerie [J] à verser à la société Marquisat la somme de 100 000 euros, sauf à parfaire, à titre de dommages et intérêts, en réparation de son préjudice moral du fait du caractère déloyal et vexatoire des déclarations publiques faites par la société Distillerie [J] précédemment à l'annonce officielle de la rupture,

Condamner la société Distillerie [J] à verser à la société Marquisat la somme de 108 974 euros, sauf à parfaire, au titre du remboursement des surcoûts qu'elle a été contrainte d'engager afin de rétablir la situation dans laquelle elle aurait dû se trouver en l'absence de rupture brutale de la relation,

Donner acte à la société Marquisat qu'elle se réserve le droit de parfaire ses demandes à l'encontre de la société Distillerie [J] sur la base de tout autre préjudice qu'elle viendrait à subir en cours d'instance,

Débouter la société Distillerie [J] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

Condamner la société [J] à verser à la société Marquisat la somme de 75 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance, en ce inclus les frais de signification de l'assignation,

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 30 janvier 2025, la société Distillerie [J] demande à la Cour de :

Confirmer le jugement entrepris en ce qui celui-ci a :

- Constaté qu'une relation commerciale établie existait depuis 2006 entre la SARL Distillerie [J] et la SAS Marquisat de [Localité 5] pour la fourniture de rhum blanc en vrac issu de 'canne bleu',

- Dit que cette relation a perduré jusqu'au courrier de notification de sa rupture, émis par la SARL Distillerie [J] en date du 23 juillet 2020 et distribué à la SAS Marquisat de [Localité 4] le 29 juillet 2020, ensuite d'une dernière livraison de rhum blanc intervenue en mai 2020,

- Constaté que le préavis d'une durée de quinze (15) mois octroyé par la SARL Distillerie [J] à la SAS Marquisat de [Localité 4] est proportionné à la durée et la qualité de la relation commerciale ayant existé entre ses sociétés ainsi qu'à la nature et aux contraintes inhérentes à la société cliente,

- Dit que la rupture de la relation commerciale entre ces parties n'a pas été empreinte de brutalité, et en conséquence,

- Débouté la SAS Marquisat de [Localité 4] de l'ensemble de ses demandes de dommages et intérêts,

- Condamné la SAS Marquisat de [Localité 4] à payer à la SARL Distillerie [J] la somme de 6 000 euros au titre de l'indemnité pour frais irrépétibles,

- Dit n'y avoir lieu à écarter l'exécution provisoire de droit,

- Laisse les dépens de l'instance à la charge de la SAS Marquisat de [Localité 4], en ce compris les frais de greffe fixés à un montant de 62,92 euros.

u titre de son appel incident, infirme le jugement entre en ce qui celui-ci a :

- Dit n'y avoir lieu à dommages et intérêts pour action abusive et atteinte à l'image et la réputation de la SARL Distillerie [J] ni à une quelconque amende sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile,

Au titre de son appel incident, statut à nouveau sur les chefs de jugement critiqués :

- Condamner la société Marquisat de [Localité 5] sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile à payer à l'Etat une amende civile de 10 000 euros pour action abusive,

- Condamner la société Marquisat de [Localité 5] sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile à payer à la société Distillerie [J] la somme de 100 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice d'image et de réputation subi par la société Distillerie [J].

Y ajoutant, à titre reconventionnel et en tout état de cause :

- Condamner la société Marquisat de [Localité 5] à payer la somme de 10 000 euros à la société Distillerie [J] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de l'instance d'appel,

- Condamner la société Marquisat de [Localité 5] à supporter les entiers dépens au titre de l'instance d'appel.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 14 mai 2025.

La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

***

MOTIVATION

I - Sur la rupture brutale des relations commerciales établies

La rupture de la relation commerciale étant postérieure à l'entrée en vigueur de l'ordonnance 2019-359 du 24 avril 2019, il sera statué au regard de l'article L. 442-1 II du code de commerce, dans sa version en vigueur du 26 avril 2019 au 5 décembre 2020, qui dispose :

'Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels.

En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois.

Les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.'

Moyens des parties,

Au soutien de son appel, la société Marquisat indique avoir entretenu, depuis le mois de juillet 2006, une relation commerciale régulière, exclusive et suivie avec la société Distillerie [J] portant sur la fourniture de distillat. Elle explique, à ce titre, que la société Distillerie [J] a toujours fourni, en moyenne, des quantités de distillat s'élevant à 571,96 HAP (Hectolitre d'Alcool Pur).

Elle affirme ensuite que la société Distillerie [J] a, en indiquant par courriel du 30 août 2019 qu'elle ne lui livrerait qu'une quantité de 309,20 HAP pour l'année en cours, rompu partiellement la relation commerciale en diminuant substantiellement le nombre de produits livrés en l'absence d'un préavis suffisant notifié par écrit, en ce que :

- cette rupture partielle est constituée par le défaut de vente a minima de 450 à 500 HAP, non justifié par des circonstances économiques particulières, la société Distillerie [J] ayant décidé, en 2019, de réduire sa fourniture en distillat de 46% par rapport à la moyenne constante des livraisons sur les années précédentes,

- les explications avancées par la société Distillerie [J], alléguant notamment une baisse de production sont dans l'ensemble insuffisantes pour justifier la diminution drastique de la fourniture de distillat pour l'année 2019,

- la production annuelle de l'année 2019 était largement suffisante pour satisfaire ses besoins de fourniture,

- la société Distillerie [J] a volontairement limité sa production et réduit sa fourniture habituelle en prétextant des difficultés de production alors même qu'elle s'est avérée être supérieure à la moyenne des années antérieures, et ce, en parfaite connaissance de la quantité annuelle de distillat qui lui était nécessaire puisque la société Distillerie [J] et son gérant y étaient tous deux associés.

La société Marquisat affirme, en outre, qu'une rupture totale de la relation commerciale est intervenue par lettre du 23 juillet 2020, réceptionnée le 29 juillet 2020, dès lors que :

- la société Distillerie [J] lui avait annoncé, le 2 mai 2020, qu'elle ne l'approvisionnerait plus en distillat jusqu'à la fin de l'année 2020, après lui avoir livré 269,08 HAP de vrac de rhum, l'argument selon lequel elle n'a pas fait part de ses souhaits pour l'année 2020 étant inopérant puisque la société Distillerie [J] et son gérant avaient connaissance de la quantité annuelle de distillat qui lui était nécessaire, en leur qualité d'associés de la société Marquisat de [Localité 5],

- la société Distillerie [J] n'avait aucune contrainte extérieure lui imposant de réduire de façon brutale sa fourniture de distillat et que de nombreux éléments témoignent de sa volonté de cesser la vente de distillat auprès d'elle,

- la société Distillerie [J] n'a pas exécuté, conformément aux conditions antérieures, le préavis de 15 mois qu'elle prétend lui avoir octroyé, celle-ci n'ayant pas rattrapé son retard d'approvisionnement au titre des campagnes 2019-2020 et s'étant abstenue de fournir la moindre quantité de distillat en 2021.

Elle fait également valoir que le courrier de notification de la rupture et du préavis, intervenu plusieurs mois après la rupture partielle, est nul est non avenu en ce qu'il n'était accompagné d'aucune volonté d'exécuter le préavis.

S'agissant du délai de préavis applicable, la société Marquisat souligne que le délai de préavis de 15 mois notifié est insuffisant et que la société Distillerie [J] aurait dû lui accorder un préavis minimum de 42 mois (12 à 18 mois de délai d'approvisionnement et un délai de 24 mois supplémentaire afin de tenir compte des spécificités du secteur), dans la mesure où :

- elle était en situation de forte dépendance économique,

- elle s'était obligée à une exclusivité d'approvisionnement,

- les possibilités de reconversion sur le marché de la fourniture de distillats issue de canne bleue sont très difficiles,

- et ses produits ont bénéficié d'une forte notoriété.

Compte tenu de ces éléments, la société Marquisat sollicite la condamnation de la société Distillerie [J] à lui payer la somme de 2 548 560 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de la perte de marge subie pendant le délai de préavis minimum de 42 mois qui aurait dû lui être accordé. Pour le calcul de cette somme, elle se réfère à sa marge moyenne sur coûts variables, dégagée durant les trois années précédant la rupture, évaluée à la somme de 802 559 euros par an, soit 66 880 euros par mois.

En outre, la société Marquisat allègue l'existence d'un préjudice résultant de l'arrêt de son produit phare du fait de la rupture brutale d'approvisionnement, l'ayant contrainte à lancer un nouveau produit de substitution et d'investir des sommes. Elle sollicite, par conséquent, la condamnation de la société Distillerie [J] à lui payer la somme de 28 021,60 euros en réparation de ce préjudice. Elle sollicite également le remboursement des surcoûts qu'elle a été contrainte d'engager afin de rétablir la situation dans laquelle elle aurait dû se trouver en l'absence de rupture brutale de la relation, évalués à la somme 10 8974 euros.

Enfin, la société Marquisat sollicite la condamnation de la société Distillerie [J] à payer la somme de 100 000 euros au titre de son préjudice moral et d'image estimant que l'annonce publique de la fin du partenariat, précédant l'annonce officielle de la rupture, présente un caractère vexatoire et déloyal.

En réponse, la société Distillerie [J] ne conteste pas l'existence de relations commerciales établies. Toutefois, elle conteste l'existence d'une obligation d'exclusivité liée à l'approvisionnement en rhum blanc par la société Marquisat, n'ayant jamais souhaité ni exigé être son fournisseur exclusif. S'agissant de la rupture, la société Distillerie [J] affirme ne pas avoir rompu la relation commerciale avant la notification du 23 juillet 2020 et rappelle qu'au regard des circonstances exceptionnelles auxquelles elle a dû faire face, elle n'a pu livrer qu'une quantité de 309,20 HAP de rhum agricole blanc en vrac en 2019 soit 13,03 % de sa production annuelle.

Elle soutient ensuite que la rupture de la relation commerciale, intervenue par lettre du 23 juillet 2020, réceptionnée le 29 juillet 2020, ne revêt pas un caractère brutal, en ce que :

- en raison de circonstances exceptionnelles liées à la pandémie de la Covid 19, la livraison du 4 mai 2020 fut la dernière de l'année 2020 et que 19,22% de sa production annuelle, représentant 269,08 HAP, a été vendue à la société Marquisat, soit un plus grand pourcentage que celui des deux années précédant la rupture,

- elle a accordé et respecté, à compter de la date de notification de la rupture, un préavis écrit de 15 mois,

- l'inexécution du préavis est imputable à la société Marquisat qui, ignorant ses sollicitations écrites, ne lui a plus jamais rien commandé depuis le 2 mai 2020 alors même que la distillerie était disposée à l'approvisionner jusqu'à l'expiration du préavis,

- le chiffre d'affaires et le résultat net de la société Marquisat ont progressé sans pourtant avoir passé la moindre commande depuis mai 2020.

S'agissant du délai de préavis, la société Distillerie [J] affirme que le délai de préavis de 15 mois notifié par lettre du 23 juillet 2020, réceptionnée le 29 juillet 2020, est suffisant. Elle conteste ainsi la durée de préavis sollicitée par la société Marquisat en soulignant que celle-ci, non liée par un accord écrit portant sur un approvisionnement exclusif, n'a été placée dans aucun état de dépendance économique. En outre, elle fait valoir que les opportunités de reconversion existent sur le marché guadeloupéen, huit distilleries produisant du rhum agricole blanc étant présentes sur le territoire.

S'agissant des préjudices allégués par la société Marquisat, la société Distillerie [J] se contente d'indiquer que la société Marquisat de [Localité 5] n'est pas fondée à solliciter la somme de près de 3 millions d' euros à titre de dommages et intérêts.

Réponse de la Cour,

La relation commerciale, pour être établie au sens des dispositions susvisées, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial. L'absence de contrat écrit n'est pas incompatible avec l'existence d'une relation établie.

L'article L. 442-1 II du code de commerce sanctionne non la rupture, mais sa brutalité qui résulte de l'absence de préavis écrit ou de préavis suffisant. Celui-ci, qui s'apprécie au moment de la notification ou de la matérialisation de la rupture, s'entend du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, soit pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement en bénéficiant, sauf circonstances particulières, d'un maintien des conditions antérieures (en ce sens, Com., 10 février 2015, n° 13-26.414), les éléments postérieurs ne pouvant être pris en compte pour déterminer sa durée (en ce sens, Com, 1er juin 2022, n° 20-18960). Les critères pertinents sont notamment l'ancienneté des relations et les usages commerciaux, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, l'éventuelle exclusivité des relations et la spécificité du marché et des produits et services en cause ainsi que tout obstacle économique ou juridique à la reconversion. La rupture peut être totale ou partielle, la relation commerciale devant dans ce dernier cas être modifiée substantiellement (en ce sens, Com. 31 mars 2016, n° 14-11.329 ; Com 20 novembre 2019, n° 18-11.966).

L'état de dépendance économique, pour l'essentiel défini pour les besoins de l'application de l'article L. 420-2 du code de commerce qui n'est pas en débat mais devant être apprécié de manière uniforme en tant que situation de fait servant ici, non de condition préalable mais d'élément d'appréciation d'un rapport de force économique et juridique, s'entend de l'impossibilité, pour une entreprise, de disposer d'une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu'elle a nouées avec une autre entreprise (en ce sens, Com., 12 février 2013, n° 12-13.603). Son existence s'apprécie en tenant compte notamment de la notoriété du partenaire et de ses produits et services, de l'importance de sa part dans le marché considéré et dans le chiffre d'affaires de l'autre partie, ainsi que de l'impossibilité pour ce dernier d'obtenir d'autres acteurs des produits et services équivalents (en ce sens, Com., 12 octobre 1993, n° 91-16988 et 91-17090). La possibilité de disposer d'une solution équivalente s'entend de celle, juridique mais aussi matérielle, pour l'entreprise de développer des relations contractuelles avec d'autres partenaires, de substituer à son donneur d'ordre un ou plusieurs autres donneurs d'ordre lui permettant de faire fonctionner son entreprise dans des conditions techniques et économiques comparables (Com., 23 octobre 2007, n° 06-14.981).

Au regard de la fonction du préavis, la date d'appréciation de la suffisance de sa durée est celle de sa matérialisation concrète dans le tarissement du flux d'affaires ou de la notification de la rupture, qui correspond à l'annonce faite par un cocontractant à l'autre de sa volonté univoque de cesser la relation à une date déterminée, seule information qui peut permettre au partenaire délaissé de se projeter et d'organiser son redéploiement ou sa reconversion en disposant de la visibilité indispensable à toute anticipation.

Au cas présent, les parties ne contestent pas avoir entretenu, à compter de 2006, une relation commerciale établie, marquée par un courant d'affaires suivi, stable et régulier par lequel la société Distillerie [J] approvisionnait la société Marquisat en distillat. Toutefois, les parties ne s'accordent pas, d'une part, sur la date de sa rupture, une rupture partielle de la relation commerciale par courriel du 30 aout 2019 puis totale par lettre du 2 mai 2020 étant alléguée par la société Marquisat, et, d'autre part, sur l'existence d'une obligation d'approvisionnement exclusif mise à la charge de cette dernière.

- Sur la rupture partielle en 2019 alléguée par la société Marquisat

Afin de démontrer l'existence de seuils minimum d'approvisionnement en distillat qui auraient tacitement été convenus entre les parties, la société Marquisat produit la copie du procès-verbal de son assemblée générale du 30 juin 2019 à laquelle ont participé la société Distillerie [J] et son représentant et sur laquelle figure la mention « Notre activité est dépendante d'une fourniture en distillat à minima de 450 à 500 HAP » (pièce n°18 de Marquisat). En outre, la société Marquisat mentionne un « minimum nécessaire » et une « quantité espérée » correspondant à 500 HAP dans son courriel du 5 septembre 2019 en réponse à l'annonce faite le 30 aout 2019 par la société Distillerie [J] de cesser, pour l'année 2019, la fourniture de distillat, compte tenu de ses capacités restreintes de production (pièce n°21 et 22 de Marquisat). Enfin, si la société Marquisat soutient dans le corps de ses écritures que les relations commerciales n'ont jamais porté sur la vente d'un pourcentage de la production annuelle de la société Distillerie [J] (p.19 de ses conclusions), la Cour observe qu'elle revendique, dans sa lettre du 7 juillet 2020 (pièces n°33 de Marquisat n° 6 de Distillerie [J]) avoir droit à l'équivalent de 24,33% de la production annuelle de rhum agricole blanc en vrac de la société Distillerie [J].

L'ensemble de ces éléments traduisent la volonté affirmée de la société Marquisat d'obtenir une certaine quantité de distillat pour son activité.

Cependant, force est de constater que l'appelante échoue à démontrer l'existence d'un accord de volontés portant sur l'instauration de seuils minimum d'approvisionnement en distillat.

La Cour relève que le tribunal a à raison relevé par ailleurs que l'activité de fourniture de la société Distillerie [J] dépendait nécessairement de sa capacité de production saisonnière.

Il s'ensuit que la société Distillerie [J] a pu, sans modification substantielle de la relation commerciale établie, livrer à la société Marquisat l'équivalent de 13,03% de sa production annuelle en 2019 (soit 13,03% de 2371,47 HAP) (pièces n°11 à 17 de Distillerie [J]), alors même qu'elle livrait, en 2018, l'équivalent de 18,42% de sa production annuelle (soit 18,42% de 2875,83 HAP) (pièces n°18 à 22 de Distillerie [J]). Cette diminution de la quantité de distillat sur la période litigieuse apparait inhérente à la relation commerciale, l'activité de fourniture de la société Distillerie [J] étant ncessairement corrélée à sa capacité de production saisonnière.

Il s'en déduit qu'aucune modification substantielle de la relation commerciale établie n'est intervenue, de sorte que la société Distillerie [J] n'a pas rompu partiellement la relation commerciale établie en annonçant, par courriel du 30 aout 2019, qu'elle n'était pas en capacité de fournir des quantités supplémentaires de distillat pour l'année 2019.

Le jugement entrepris sera, en conséquence, confirmé sur ce point.

- Sur la rupture totale en 2020 et l'état de dépendance économique allégués par la société Marquisat

Sur la date de la rupture totale

Il n'est pas contesté par les parties qu'une rupture totale de la relation commerciale a été notifiée par la société Distillerie [J] à la société Marquisat par une lettre du 23 juillet 2020, réceptionnée le 29 juillet 2020 (pièces n°1 de Distillerie [J] et n°36 de Marquisat). La société Marquisat soutient néanmoins que, dès le mois de mai 2020, la société Distillerie [J] l'aurait privée de la quantité annuelle de distillat nécessaire en annonçant, par courriel du 2 mai 2020, que la livraison du 4 mai portant sur environ 12 783 LAP (Litre d'Alcool Pur) serait, compte tenu des circonstances exceptionnelles liées au confinement, la dernière de l'année 2020 (pièces n°3 de Distillerie [J] et n°25 de Marquisat). Il se déduit dans ces circonstances des écritures de la société Marquisat que l'appelante entend situer au 2 mai 2020 la date de la rupture totale de la relation commerciale, étant observé qu'elle indique dans une lettre en réponse du 7 juillet 2020 avoir pris acte de la rupture de la relation commerciale suite au courriel du 2 mai 2020 (pièces n°33 de Marquisat et n°6 de Distillerie [J]).

Il ressort cependant des courriels échangés entre les parties que cette décision s'inscrit dans la lignée de discussions portant sur la fourniture de distillat pour l'année 2020 et que, la société Distillerie [J], ayant connu une baisse de sa capacité de production annuelle à raison des circonstances exceptionnelles liées à la Covid-19, a, à l'instar de l'année précédente, notifié à son partenaire commercial qu'elle n'était pas en capacité de livrer des quantités supplémentaires de distillat (pièces n°3 de Distillerie [J] et n°25 de Marquisat mentionnant « compte tenu des circonstances exceptionnelles liées au confinement, nous n'auront pas la possibilité de produire du rhum en quantité suffisante cette année pour nos propres besoins. (') »), sans manifester une quelconque intention univoque de rompre la relation commerciale existante.

Il s'en déduit que la relation commerciale établie entre les sociétés Marquisat et Distillerie [J] a été rompue par la lettre du 23 juillet 2020, laquelle a, de façon univoque, manifesté la volonté de la société Distillerie [J] de mettre fin à la relation commerciale existante.

Sur le caractère brutal de la rupture

Il résulte de cette lettre de rupture, réceptionnée le 29 juillet 2020 par la société Marquisat, qu'un préavis de 15 mois lui a été notifié par écrit (pièces n°1 de Distillerie [J] et n°36 de Marquisat). A cette date, les parties étaient ainsi liées par une relation commerciale d'une durée de 14 ans, celle-ci ayant débuté en juillet 2006.

La Cour relève qu'il n'est pas justifié par la société Marquisat qu'elle eut été liée par une obligation d'approvisionnement exclusif à l'égard de la société Distillerie [J], ni qu'elle eut été dans l'impossibilité de trouver un autre partenaire commercial afin de disposer d'une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles nouées avec la société Distillerie [J]. Ainsi, la société Marquisat se contente d'invoquer, au soutien de sa prétention, un état de dépendance économique qui n'est, en l'espèce, pas démontré.

En outre, la société Marquisat échoue à démontrer la particulière notoriété du produit faisant l'objet des échanges, à savoir le distillat issu de la « canne bleu », l'appelante se contentant à cet égard de produire un extrait d'un site internet intitulé » Rhum Guadeloupe » (pièce n°44 de Marquisat) sur lequel apparait une mention relative à l'élection du rhum commercialisé sous la marque « Karukera » en tant que meilleur spiritueux artisanal à Berlin et meilleur rhum au concours mondial de Bruxelles.

Les éléments rapportés par la société Marquisat ne permettant pas de justifier qu'une durée de préavis supérieure à celle du préavis notifié eut été nécessaire au redéploiement de son activité, le délai de préavis de 15 mois notifié par écrit à la société Marquisat, conforme à la durée de la relation commerciale établie et à ses caractéristiques propres, apparait suffisant.

Par ailleurs, la société Marquisat ne peut se prévaloir du non-respect du préavis notifié, dès lors qu'elle a cessé toute commande à compter du 2 mai 2020 (pièce n°10 de Distillerie [J]), et qu'elle n'a pas répondu aux sollicitations qui lui ont été adressées par courriel du 19 septembre 2020 (pièce n°25 de Distillerie [J]) puis réitérées par courriel du 6 avril 2021 (pièce n°26 de Distillerie [J]) de M. [J], afin que celle-ci lui transmette ses besoins en matière de distillat pour l'année 2021.

Il s'en déduit que le non-respect du maintien des relations aux conditions antérieures pendant la durée du préavis est exclusivement imputable à la société Marquisat.

La rupture de la relation commerciale établie ne revêt donc pas un caractère brutal.

En conséquence, le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté la société Marquisat de ses demandes indemnitaires afférentes.

II ' Sur les demandes reconventionnelles

Moyens des parties,

La société Distillerie [J] sollicite, à titre reconventionnel, la condamnation de la société Marquisat de [Localité 5] sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile :

- à payer la somme de 100 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice d'image et de réputation subi,

- à payer une amende civile de 10 000 euros pour action abusive en affirmant que l'intégralité des demandes, fins et conclusions sont mal fondées et animées d'une mauvaise foi.

En réponse, la société Marquisat soutient que la demande reconventionnelle formulée par la société Distillerie [J] sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile est infondée. Elle affirme n'avoir pas intenté une action abusive mais une action bien fondée et légitime.

Réponse de la Cour,

La demande indemnitaire de la société Distillerie [J] tendant à obtenir réparation d'un préjudice d'image et de réputation étant formulée sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile, lequel ne porte que sur la réparation du préjudice résultant de l'abus du droit d'agir en justice, le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a dit n'y avoir lieu à dommages et intérêts sur ce fondement.

Le jugement entrepris sera également confirmé en ce qu'il a rejeté la demande reconventionnelle de la société Distillerie [J] pour procédure abusive, dès lors que si la société Marquisat s'est méprise sur l'étendue de ses droits, elle n'a pas fait dégénérer en abus son droit à l'exercice de son action en justice ni en première instance ni en appel.

III - Sur l'article 700 du code de procédure civile

Le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné la société Marquisat aux dépens de première instance et à payer à la société Distillerie [J] la somme de 6 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La société Marquisat qui succombe en son appel sera condamnée aux dépens d'appel.

En application de l'article 700 du code de procédure civile, la société Marquisat sera déboutée de sa demande et condamnée à verser à la société Distillerie [J] la somme de 8 000 euros.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Confirme le jugement en ses dispositions soumises à la Cour ;

Y ajoutant,

Condamne la société Marquisat aux dépens d'appel ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la société Marquisat et la condamne à payer la somme de 8 000 euros à la société Distillerie [J].

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