CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 9 juillet 2025, n° 23/16348
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Salin (SAS)
Défendeur :
De Fieuzal (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Brun-Lallemand
Conseillers :
Mme Depelley, M. Richaud
Avocats :
Me Grappotte-Benetreau, Me Biais, Me Allerit, Me Hazera, SCP Grappotte Benetreau, SELARL Biais & Associés, SELARL Taze Bernard Allerit
FAITS ET PROCÉDURE
Depuis 1992, la société civile [Adresse 8] [Adresse 12], domaine viticole situé à [Localité 13], confie la distribution de ses vins à la société Salin, maison de négoce familiale assurant la distribution de vins et spiritueux.
La société [Adresse 8] [Adresse 12] produit et commercialise quatre vins, [Localité 6] Fieuzal rouge et blanc et L'Abeille de Fieuzal rouge et blanc. La société Salin achète entre 56% et 88% de la production du vin rouge de l'Abeille de Fieuzal depuis 1992.
Dans le cadre de cette relation commerciale, le propriétaire du [Localité 6], M. [T] [K], a décrit dans un document du 22 décembre 2010 adressé à la société Salin quelle était la "base convenue pour aller de l'avant".
Les deux sociétés mènent annuellement une négociation sur les prix et les quantités de bouteilles de vin mises sur le marché deux ans après la récolte.
En 2021 (soit pour l'achat du millésime 2019 de l'Abeille de Fieuzal rouge), la société [Adresse 8] [Adresse 12] a proposé à la société Salin de lui vendre 180 000 bouteilles à 10,25 euros l'unité, avec une exclusivité pour la France, la Belgique et le Luxembourg, avant d'accepter un prix de vente de 10 euros chacune, avec paiement au dernier semestre 2021.
Par courriel du 17 mars 2021, la société Salin a adressé à la société [Adresse 9] une contre-proposition consistant à acheter 96 000 bouteilles au prix de 8,15 euros chacune, avec une option sur 149 000 bouteilles aux mêmes conditions tarifaires, une exclusivité mondiale pour la totalité et un paiement mensuel étalé.
Par lettre du 31 mars 2021, la société [Localité 6] de Fieuzal a informé la société Salin qu'elle n'acceptait pas les conditions formulées proposition d'achat et qu'elle préférait, en conséquence, en rester là, même si cela la laissait dans une "situation non anticipée extrêmement compliquée à court terme".
Dans les échanges qui ont suivi, chacun a contesté la manière dont l'autre avait mené la négociation, et a imputé à l'autre la rupture de la relation commerciale.
Par lettre du 24 juin 2021, la société Salin a mis en demeure la société [Localité 6] de Fieuzal de lui indemniser le préjudice subi du fait de la rupture de la relation commerciale.
C'est dans ces circonstances que, par acte du 9 juillet 2021, la société Salin a assigné la société [Adresse 9] en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies.
Par jugement du 29 juin 2023, le tribunal judiciaire de Bordeaux a :
- Débouté la SAS Salin de ses demandes formées à l'encontre de la société [Adresse 9],
- Débouté la société [Localité 6] de Fieuzal de sa demande reconventionnelle à l'encontre de la SAS Salin,
- Condamné la SAS Salin à payer à la société [Adresse 9], une somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- Débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires,
- Condamné la SAS Salin aux dépens de l'instance.
La société Salin a interjeté appel de ce jugement par déclaration reçue au greffe de la Cour le 18 octobre 2023.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 19 mars 2024, la société Salin demande à la Cour de :
Réformer la décision rendue par le tribunal judiciaire de Bordeaux le 29 juin 2023 en ce qu'elle a :
- Débouté la SAS Salin de ses demandes formées à l'encontre de la société [Adresse 9],
- Condamné la SAS Salin à payer à la société [Adresse 9] une somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;
- Condamné la SAS Salin aux entiers dépens de l'instance ;
Confirmer la décision pour le surplus, et statuant à nouveau,
- Dire que la société civile [Adresse 9] a brutalement rompu la relation commerciale entretenue avec la société Salin,
- Débouter la société civile [Adresse 9] de toutes ses demandes, fins et conclusions,
- Condamner la société civile [Localité 6] de Fieuzal à payer à la société Salin la somme de 384 964 euros, en réparation du préjudice subi,
- Condamner la société civile [Adresse 9] à payer à la société Salin la somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamner la société civile [Adresse 9] aux entiers dépens dont distraction au profit de la SCP Grappotte Benetreau en application de l'article 699 du code de procédure civile.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 10 janvier 2024, la société [Localité 6] de Fieuzal demande à la Cour de :
A titre principal :
- Confirmer le jugement du tribunal judiciaire de Bordeaux, en ce qu'il a débouté la SAS Salin de ses demandes ;
- L'infirmer en ce qu'il a rejeté la demande reconventionnelle de la société [Adresse 9];
A titre reconventionnel :
- Juger que la société Salin a tenté d'obtenir de la société [Adresse 9] un avantage manifestement disproportionné au regard de la valeur de la contrepartie consentie, en tentant d'imposer un prix d'achat inférieur au prix de revient d'une bouteille de l'Abeille de Fieuzal rouge 2019 et des conditions de paiement, d'exclusivité et des options d'achat inacceptables ;
- Condamner la société Salin à payer une indemnité forfaitaire de 100 000 euros à la société Fieuzal, en réparation de la perte de chance d'avoir pu vendre le millésime 2019 de l'Abeille de Fieuzal rouge à 10,50 euros la bouteille,
A titre subsidiaire :
- Réduire la demande indemnitaire de la société Salin à un euro symbolique ;
En toute hypothèse :
- Condamner la SAS Salin à payer à la société [Localité 6] de Fieuzal la somme de 10 000 euros sur la base de l'article 700 du code de procédure civile.
- Condamner la SAS Salin aux entiers dépens de première instance et d'appel dont distraction au profit de Maître Eric Allerit, membre de la SELARL Taze-Bernard Allerit, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
La clôture de l'instruction a été prononcée par ordonnance du 9 avril 2025.
La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
***
MOTIVATION
I - Sur la rupture des relations commerciales établies
La rupture de la relation commerciale étant postérieure à l'entrée en vigueur de l'ordonnance 2019-359 du 24 avril 2019, il sera fait application de l'article L 442-1 II du code de commerce, lequel dispose :
"Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels.
En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois."
Moyens des parties,
La société Salin fait valoir que le refus opposé par la société [Adresse 8] [Adresse 12] par lettre du 31 mars 2021 à son offre formulée dans le cadre des négociations commerciales annuelles pour la vente du millésime 2019 de l'Abeille de Fieuzal rouge doit être analysé en une rupture brutale des relations commerciales établies. A ce titre, elle soutient que :
- son offre à 8,15 euros HT pour la bouteille d'Abeille de Fieuzal n'est pas disproportionnée en ce qu'elle a appliqué une baisse de 22% en cohérence avec les conditions du marché, son courriel du 17 mars 2021 expliquant notamment les éléments l'ayant conduit à proposer ce prix, parmi lesquels les éléments relatifs au prix de revient du vendeur sont exclus,
- elle aurait été disposée à accepter un prix supérieur dans le cadre de discussions ultérieures si la société [Localité 6] de [Adresse 12] ne lui avait pas adressé une lettre de rupture sans formuler aucune contre-proposition,
- la rupture était anticipée par la société [Adresse 9], laquelle a, au préalable, eu recours aux services d'un nouveau distributeur.
Compte tenu de ces éléments, la société Salin fait valoir qu'un préavis de 18 mois aurait dû lui être accordé, à raison notamment de l'ancienneté de la relation commerciale rompue. Elle sollicite la réparation d'un préjudice financier évalué à la somme de de 384 964 euros selon un calcul prenant en compte sa marge brute moyenne de 256 643 euros multipliée par la durée du préavis éludé soit un an et demi (256 643 x 1.5).
En réponse, la société [Adresse 9] ne conteste pas le caractère établi des relations commerciales nouées dès 1992 avec la société Salin mais affirme que sa lettre du 31 mars 2021 ne peut s'analyser en une rupture brutale des relations commerciales établies, cette dernière devant être imputée à la société Salin. A ce titre, elle affirme que :
- les relations commerciales se sont maintenues au-delà de la lettre de rupture, la société Salin ayant fait ultérieurement l'acquisition de bouteilles du millésime 2020 et 2021 du vin [Localité 6] Fieuzal ainsi que des primeurs du millésime 2022 du [Localité 6] Fieuzal rouge,
- s'agissant du millésime 2019 de l'Abeille de Fieuzal rouge et de l'échec des négociations portant sur sa vente, l'offre proposée par la société Salin présentait des conditions inacceptables pour être inférieure au coût de revient d'une bouteille de 9,78 euros, et, en outre, dissimulait la volonté réelle de la société Salin de ne pas acquérir le millésime, celle-ci étant accompagnée de critiques à propos de la qualité gustative de la gamme,
- l'acceptation d'une telle offre l'aurait contrainte à vendre à perte et aucune nouvelle proposition concrète n'a été formulée par la société Salin,
- partant, la proposition faite par la société Salin constitue une rupture partielle de la relation commerciale établie.
Compte tenu de ces éléments, la société [Adresse 7] [Adresse 10] soutient que l'échec de la négociation annuelle est dû au fait que les parties n'ont pu trouver d'accord à raison des conditions disproportionnées proposées par sa partenaire.
S'agissant du préjudice allégué et de l'évaluation qui en est proposée par la société Salin, la société [Adresse 9] conteste le caractère probant de l'unique attestation de l'expert-comptable utilisée par celle-ci afin de calculer son éventuel préjudice. Elle ajoute que la négociation interrompue n'a porté que sur le millésime 2019 de l'Abeille de Fieuzal rouge, que la proposition d'achat ne portait que sur 96 000 bouteilles à 8,15 euros et que la demande indemnitaire de la société Salin est disproportionnée. La société [Adresse 8] [Adresse 12] demande subsidiairement à la Cour de réduire à l'euro symbolique la demande indemnitaire formulée par la société Salin, un préavis ne pouvant pas concrètement être respecté en l'espèce.
Réponse de la Cour,
La relation, notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n'implique aucun contrat et n'est soumise à aucun formalisme, peut se satisfaire d'un simple courant d'affaires. Elle est établie dès lors qu'elle présente un caractère suivi, stable et habituel laissant entendre à la victime de la rupture qu'elle pouvait raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial (en ce sens, Com., 15 septembre 2009, n° 08-19.200 qui évoque " la régularité, le caractère significatif et la stabilité de la relation commerciale ").
La brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou d'un préavis insuffisant. Le préavis, qui s'apprécie au moment de la notification ou de la matérialisation de la rupture, s'entend du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, soit pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement en bénéficiant, sauf circonstances particulières, d'un maintien des conditions antérieures (en ce sens, Com., 10 février 2015, n° 13-26.414). Au regard de la fonction du préavis, la date d'appréciation de la suffisance de sa durée est celle de sa matérialisation concrète dans le tarissement du flux d'affaires ou de la notification de la rupture, qui correspond à l'annonce faite par un cocontractant à l'autre de sa volonté univoque de cesser la relation à une date déterminée, seule information qui peut permettre au partenaire délaissé de se projeter et d'organiser son redéploiement ou sa reconversion en disposant de la visibilité indispensable à toute anticipation.
La rupture peut être totale ou partielle, la relation commerciale devant dans ce dernier cas être modifiée substantiellement (en ce sens, Com. 31 mars 2016, n° 14-11.329 ; Com 20 novembre 2019, n° 18-11.966, qui précise qu'une modification contractuelle négociable et non imposée n'est pas la marque d'une rupture partielle brutale). Ainsi, la modification désavantageuse des conditions de la relation imposée unilatéralement par une partie à la relation commerciale peut constituer une rupture brutale de la relation si cette modification est substantielle (Com. 13 mars 2004, n°02-14.751).
Au cas présent, il doit être constaté, à titre liminaire, que :
- les parties ne contestent pas avoir entretenu, dès 1992, une relation commerciale établie dont les conditions particulières d'achat et de vente étaient renégociées chaque année. En tout état de cause, l'importance et la régularité du courant d'affaires liant les deux parties (pièces n°11 et 12 de la société Salin) démontrent que la relation entre les sociétés Salin et [Adresse 8] [Adresse 12] a présenté, à compter de cette date et jusqu'à celle de la cessation de la relation commerciale, un caractère suffisamment suivi, stable et habituel, permettant aux parties de légitimement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires ;
- l'échec des négociations commerciales ayant conduit à la cessation des relations commerciales ne concerne que la vente du millésime 2019 de l'Abeille de Fieuzal rouge par la société [Localité 6] de Fieuzal à la société Salin, soit une partie seulement du courant d'affaires global liant les parties, la société [Adresse 9] commercialisant, en outre, le vin [Localité 6] de Fieuzal rouge et blanc ainsi que l'Abeille de Fieuzal blanc. La société Salin a ainsi, postérieurement à la lettre de rupture du 31 mars 2021, fait l'acquisition de bouteilles du millésime 2020 et 2021 du [Localité 6] de Fieuzal (pièces n°3, 4 et 5 de la société [Adresse 9]). En outre, la société Salin ne démontre pas que le flux d'affaires relatif à la vente de ces autres millésimes ait été affecté par l'échec des négociations portant sur la vente du millésime 2019 de l'Abeille de Fieuzal rouge. La rupture de la relation commerciale intervenue par lettre du 31 mars 2021 ne concerne donc que la vente du millésime 2019 de l'Abeille de Fieuzal rouge.
S'agissant, ensuite, de l'imputabilité de cette rupture partielle à la société [Adresse 9], la Cour retient qu'il est constant que les parties se rencontraient chaque année pour négocier, les principaux éléments en discussion étant la quantité de bouteilles achetées par le distributeur ainsi que leur prix à l'unité.
A cet égard, il ressort des pièces produites, et notamment du tableau de vente produit par la société [Localité 6] de Fieuzal qu'il existait une certaine constance en matière de tarif, le prix de vente unité des bouteilles ayant été fixé, après négociation, à 10,50 euros pour le millésime 2015, à 11 euros pour le millésime 2016 et à 10,50 euros pour le millésime 2018 (pièce n°1 de la société [Adresse 9]).
Par suite, la société [Localité 6] de Fieuzal a, dans le cadre des négociations (relatives au millésime 2019) initiées en 2021, proposé à la société Salin un prix de vente unité de 10,25 euros HT (pièce n°8 de la société [Adresse 9]) puis de 10 euros HT (pièce n°1 de la société Salin), en cohérence avec ceux usuellement pratiqués par les parties. Elle a en outre précisé que le volume concerné était de 180 000 bouteilles, pour une mise à disposition pour enlèvement le 30 mars 2022, l'exclusivité étant consentie à la maison Salin pour les marchés français, belge et luxembourgeois et la date de paiement souhaitée étant pour moitié au 15 septembre 2021 et au 15 décembre 2021.
Or, par lettre du 17 mars 2021, la société Salin, a formulé une contre-proposition suivante (pièce n°2 de la société Salin) :
- un achat immédiat de 96 000 bouteilles de l'Abeille de Fieuzal rouge à un prix de vente à la propriété ne pouvant excéder 8,15 euros l'unité, avec paiement étalé tous les mois sur 24 mois à compter de septembre 2021,
- une option à exercer d'ici fin février 2021 sur les 149 000 bouteilles restantes de la production aux mêmes conditions tarifaires, et payables sur 18 mois tous les mois à compter de cette date,
- une exclusivité mondiale de l'Abeille [Localité 14].
Elle a fait précéder cette première et unique offre de plusieurs critiques visant la qualité gustative du millésime l'Abeille de Fieuzal rouge ainsi que de nombreuses références à des éléments extrinsèques à la relation tenant à la conjoncture du marché, soit indépendants de la volonté des parties, qui, selon elle, la déterminait à proposer un prix d'achat inférieur à celui auparavant pratiqué.
Partant, la société [Adresse 9] ne pouvait plus légitimement espérer pouvoir renégocier les principales conditions posées, lesquelles s'avéraient très différentes des années précédentes, qu'il s'agisse du prix d'achat proposé par la société Salin, des volumes, des délais de paiement consentis et du périmètre de l'exclusivité concédée, et ce alors même que la période des négociations était avancée, rendant de plus difficile la possibilité de trouver une solution de remplacement au pied levé.
Il s'ensuit que par l'expression d'une volonté ferme et non équivoque, la société Salin proposait comme seul élément du débat une modification substantielle des conditions de la relation commerciale existante, privant de fait son partenaire de marge de man'uvre en cas de poursuite de la négociation, ce qu'a exprimé le domaine viticole dans un courrier dans son courrier du 21 mars 221 (pièce [Localité 6] de Fieuzal n°4) : " A comprendre ton raisonnement, on comprend que la poursuite de la commercialisation de l'Abeille de Fieuzal rouges par tes réseaux n'a plus aucune raison d'être, sauf peut-être à tes conditions énoncées dans ta proposition (') [Localité 15] que nous le [l']acceptons pas. Nous sommes d'ailleurs convaincus que tu ne la formules que pour nous laisser formellement sans alternative (') Le schéma que tu proposes est sans cohérence puisque d'une part, tu demandes une exclusivité mondiale pour la totalité et, d'autre part, tu ne t'engages que pour 40 % des volumes.(') Ta décision nous place dans une situation non anticipée extrêmement compliquée à court terme financièrement et commercialement, mais le chemin dans lequel tu veux nous entrainer serait bien pire à terme. "
La société Salin ne peut à cet égard se prévaloir avoir sollicité de manière effective la reprise des négociations dans une lettre postérieure du 11 mai 2021 (pièce n°8 de la société Salin, p.3 " je me tiens à ta disposition pour reprendre les négociations ") dans la mesure où, à cette date, elle n'avait toujours pas proposé, par une voie ou une autre, d'amender sa contre-proposition de mars.
Il se déduit de l'ensemble que la société Salin a, par cette lettre, manifesté une volonté ferme et dénuée d'équivoque de modifier substantiellement les conditions de la relation commerciale existante avec la société [Adresse 8] [Adresse 12], exprimant ainsi implicitement, mais nécessairement, sa volonté de rompre, au moins partiellement, les relations antérieures. La responsabilité sa partenaire dans la fin de la distribution par ce négociant de l'Abeille de [Localité 11] rouge se doit, en conséquence, d'être écartée.
Le jugement entrepris sera confirmé pour ces motifs substitués en ce qu'il a rejeté la demande d'indemnisation formulée par la société Salin sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales établies.
II - Sur la tentative d'obtention d'un avantage sans contrepartie
Les négociations litigieuses ayant été menées en 2021, le litige doit être tranché au regard de l'article L. 442-1 I 1° du code de commerce dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2016-359 du 24 avril 2019 qui dispose :
"Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, dans le cadre de la négociation commerciale, de la conclusion ou de l'exécution d'un contrat, par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services d'obtenir ou de tenter d'obtenir de l'autre partie un avantage ne correspondant à aucune contrepartie ou manifestement disproportionné au regard de la valeur de la contrepartie consentie".
Moyens des parties,
Au soutien de sa demande reconventionnelle, la société [Adresse 8] [Adresse 12] affirme que la société Salin a tenté d'obtenir un avantage disproportionné au regard de la valeur de la contrepartie qui lui a été consentie, et se dit bien fondée à solliciter l'indemnisation de la perte de chance de n'avoir pas pu vendre le millésime 2019 de l'Abeille de Fieuzal rouge à un prix qui lui aurait permis de conserver une marge intéressante.
Elle expose que l'échec des négociations menées avec la société Salin l'a contrainte à devoir trouver un acheteur dans les plus brefs délais, sans avoir pu être en mesure de négocier le prix de la bouteille. Elle évalue le montant de cette perte de chance à la somme de 100 000 euros. Elle ajoute que la société Salin est un négociant en vin important qui a une influence certaine sur le réseau de distribution et qui commercialise l'Abeille de Fieuzal rouge depuis longtemps, ce qui la place en position dominante par rapport à la société [Adresse 9].
En réponse, la société Salin soutient que les conditions de son offre d'achat étaient justifiées par des difficultés rencontrées quant à la vente de ce vin, en particulier concernant l'exclusivité non respectée, les prix de la concurrence et l'état du marché. De plus, elle soutient que la contre-proposition qu'elle a formulée est intervenue dans le cadre d'une négociation libre et non contrainte.
Réponse de la Cour,
L'application de l'article L. 442-1 I 1° précité exige seulement que soit constatée l'obtention d'un avantage quelconque (ou sa tentative) ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu, quelle que soit la nature de cet avantage qui peut être tarifaire (en ce sens, Com., 11 janvier 2023, n° 21-11.163). L'appréciation de l'absence de contrepartie ou de sa disproportion manifeste suppose une analyse essentiellement objective et quantitative et s'opère généralement terme à terme sans égard pour l'existence d'une soumission. Dans ce cadre, il incombe à la société [Adresse 9], conformément à l'article 1353 du code civil, de prouver l'obtention (ou sa tentative) par son partenaire commercial d'un avantage quelconque, et à la société Salin d'établir au contraire la réalité et l'effectivité de la contrepartie servie (ou envisagée).
Au cas présent, force est de constater que la société [Adresse 9] ne démontre pas la réunion des conditions d'application de ce texte, lequel n'a pas pour objet de permettre un contrôle judiciaire de la fixation du prix et de la stricte adéquation entre un prix de vente et la valeur du bien qui en est l'objet.
La société [Localité 6] de Fieuzal, alors que la charge de la preuve des faits nécessaires aux succès de ses prétention lui incombe, n'établit pas que la société Salin aurait tenté, en proposant à la société [Adresse 9] un prix d'achat unité de 8,15 euros pour le millésime 2019 l'Abeille de Fieuzal rouge et avec des modalités fortement différentes de ce qui se pratiquait précédemment, d'obtenir un avantage ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu.
Le tribunal a à raison rejeté la demande de la société [Localité 6] de Fieuzal tendant à obtenir l'indemnisation de la perte de chance de commercialiser le millésime 2019 de l'Abeille de Fieuzal rouge, étant relevé, par ailleurs, que cette société justifie avoir pu vendre 220 000 bouteilles de ce vin à un autre distributeur, la société The Wine Merchant, au prix de 10 euros l'unité (pièces n°11 et 12 de la société [Adresse 9]).
En conséquence, le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a rejeté cette demande.
III - Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile
Le jugement sera confirmé en ce qu'il a condamné la société Salin aux dépens de première instance et à payer à la société [Adresse 9] la somme de 1500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
La société Salin qui succombe en son appel sera condamnée aux dépens d'appel.
En application de l'article 700 du code de procédure civile, la société Salin sera déboutée de sa demande et condamnée à verser à la société [Adresse 9] la somme de 5000 euros.
PAR CES MOTIFS
La Cour,
Confirme le jugement en ses dispositions qui lui sont soumises ;
Y ajoutant,
Condamne la société Salin aux dépens d'appel ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la société Salin et la condamne à payer la somme de 5000 euros à la société [Adresse 9].